Présentation[Record]

  • Émilie Brière

L’activité littéraire, en tant que fait social mobilisant temps et facultés intellectuelles, a souvent été pensée par le moyen de concepts généralement attribués au travail. Par les oppositions bien connues entre l’inspiration et le travail du style, le génie et le tâcheron, l’élite oisive et le prolétariat, se construit un imaginaire du travail auquel participe une interrogation sur le métier d’écrivain, l’acte d’écriture et les institutions de la vie littéraire. L’intrication de ces deux imaginaires, celui du travail et de l’écriture, se fait sentir jusque dans le recours au réseau lexical associé au labeur pour rendre compte de l’activité littéraire : technique, savoir-faire, outil, matériau, ouvrage, etc. Parallèlement, le labeur a depuis longtemps été objet de représentations au sein de la production littéraire occidentale. Jouant parfois de l’intertexte biblique ou servant un discours idéologique, la thématisation du travail est généralement l’occasion d’une prise de position, voire d’un certain engagement de l’auteur. Par ailleurs, sa représentation offre une rencontre féconde entre « langue littéraire » et « langage ouvrier ». Ces deux imaginaires — celui du labeur et celui de l’activité de l’écrivain — semblent ainsi se nouer de deux façons : par la thématisation du labeur dans une oeuvre littéraire et par la conception de l’activité de l’écrivain comme métier. Dans l’analyse, il s’avère cependant malaisé de les distinguer : de même que l’écrivain conçoit son activité en relation avec une représentation imaginaire du travail, lorsqu’il représente le labeur, il s’exprime depuis le lieu — imaginaire, lui aussi — où il conçoit exercer son rôle dans la cité. On peut en ce sens appliquer la remarque que Delphine Rumeau fait au sujet de l’oeuvre de Neruda à l’ensemble du corpus étudié par les collaborateurs de ce dossier : « La réflexion […] sur le travail poétique s’accompagne d’une interrogation sur la place du poète dans la cité et ces deux aspects sont à ce point indissociables qu’il est difficile de savoir lequel précède l’autre d’un point de vue chronologique ou logique. » La convergence de ces deux imaginaires prend donc la forme d’un va-et-vient dynamisé par diverses ambitions : élaborer un art poétique, maîtriser la représentation publique de soi, légitimer l’activité d’écrivain ou encore se positionner dans le champ de production culturelle. Sans restreindre leur perspective à une période, à un genre ou à une littérature particulière, les études rassemblées ici abordent cette problématique du point de vue de la sociocritique des textes et de la sociologie de la littérature. La publication de ce dossier s’inscrit dans le prolongement des réflexions menées lors du colloque international De la pioche à la plume. Travail, littérature et discours social organisé par le Collège de sociocritique de Montréal. Le parcours que nous proposons s’ouvre sur deux études qui mettent en lumière les liens très étroits qui peuvent se tisser entre un métier, le mode de vie et les valeurs qui lui sont associés, et une pratique d’écriture. Isabelle Morlin examine les écrits de deux voyageurs marchands du XVIIe siècle, Tavernier et Chardin, pour montrer que l’apologie du métier qu’ils pratiquent est le lieu d’émergence d’un « esprit nouveau » perceptible autant dans la remise en cause des thèmes littéraires admis par le canon classique que dans la promotion de valeurs qui seront celles de la bourgeoisie et des Lumières. Dans un corpus pourtant à des siècles de celui interrogé par Isabelle Morlin, Catherine Parayre remarque une corrélation similaire : le devenir incertain de la littérature occitane est intimement lié au délaissement des métiers de la terre et de l’artisanat, une adéquation qui se perçoit notamment dans la thématisation — tantôt élogieuse, tantôt …

Appendices