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L’activité littéraire, en tant que fait social mobilisant temps et facultés intellectuelles, a souvent été pensée par le moyen de concepts généralement attribués au travail. Par les oppositions bien connues entre l’inspiration et le travail du style, le génie et le tâcheron, l’élite oisive et le prolétariat, se construit un imaginaire du travail auquel participe une interrogation sur le métier d’écrivain, l’acte d’écriture et les institutions de la vie littéraire. L’intrication de ces deux imaginaires, celui du travail et de l’écriture, se fait sentir jusque dans le recours au réseau lexical associé au labeur pour rendre compte de l’activité littéraire : technique, savoir-faire, outil, matériau, ouvrage, etc. Parallèlement, le labeur a depuis longtemps été objet de représentations au sein de la production littéraire occidentale. Jouant parfois de l’intertexte biblique ou servant un discours idéologique, la thématisation du travail est généralement l’occasion d’une prise de position, voire d’un certain engagement de l’auteur. Par ailleurs, sa représentation offre une rencontre féconde entre « langue littéraire » et « langage ouvrier ».
Ces deux imaginaires — celui du labeur et celui de l’activité de l’écrivain — semblent ainsi se nouer de deux façons : par la thématisation du labeur dans une oeuvre littéraire et par la conception de l’activité de l’écrivain comme métier. Dans l’analyse, il s’avère cependant malaisé de les distinguer : de même que l’écrivain conçoit son activité en relation avec une représentation imaginaire du travail, lorsqu’il représente le labeur, il s’exprime depuis le lieu — imaginaire, lui aussi — où il conçoit exercer son rôle dans la cité. On peut en ce sens appliquer la remarque que Delphine Rumeau fait au sujet de l’oeuvre de Neruda à l’ensemble du corpus étudié par les collaborateurs de ce dossier : « La réflexion […] sur le travail poétique s’accompagne d’une interrogation sur la place du poète dans la cité et ces deux aspects sont à ce point indissociables qu’il est difficile de savoir lequel précède l’autre d’un point de vue chronologique ou logique. » La convergence de ces deux imaginaires prend donc la forme d’un va-et-vient dynamisé par diverses ambitions : élaborer un art poétique, maîtriser la représentation publique de soi, légitimer l’activité d’écrivain ou encore se positionner dans le champ de production culturelle.
Sans restreindre leur perspective à une période, à un genre ou à une littérature particulière, les études rassemblées ici abordent cette problématique du point de vue de la sociocritique des textes et de la sociologie de la littérature. La publication de ce dossier s’inscrit dans le prolongement des réflexions menées lors du colloque international De la pioche à la plume. Travail, littérature et discours social organisé par le Collège de sociocritique de Montréal[1].
Le parcours que nous proposons s’ouvre sur deux études qui mettent en lumière les liens très étroits qui peuvent se tisser entre un métier, le mode de vie et les valeurs qui lui sont associés, et une pratique d’écriture. Isabelle Morlin examine les écrits de deux voyageurs marchands du XVIIe siècle, Tavernier et Chardin, pour montrer que l’apologie du métier qu’ils pratiquent est le lieu d’émergence d’un « esprit nouveau » perceptible autant dans la remise en cause des thèmes littéraires admis par le canon classique que dans la promotion de valeurs qui seront celles de la bourgeoisie et des Lumières. Dans un corpus pourtant à des siècles de celui interrogé par Isabelle Morlin, Catherine Parayre remarque une corrélation similaire : le devenir incertain de la littérature occitane est intimement lié au délaissement des métiers de la terre et de l’artisanat, une adéquation qui se perçoit notamment dans la thématisation — tantôt élogieuse, tantôt critique — de la ruralité chez des auteurs comme Mistral, Delpastre et Boudou.
Il arrive que la thématisation du labeur soit à ce point structurante au sein de l’oeuvre d’un auteur ou dans un texte particulier qu’elle en infléchit sensiblement les procédés de mise en texte. C’est ce que remarque Sylvain David au sujet de Voyage au bout de la nuit. Mettant à profit la notion d’« effet analyseur » (Lourau), il explique comment le personnage de Bardamu, sorte de touriste des métiers, libère la parole des travailleurs qu’il côtoie : à son contact, ces derniers en viennent à dévoiler, dans un parler argotique, la face cachée de la collectivité. S’intéressant aux chansons de Mary Travers dite La Bolduc, Marie-Josée Charest met également au jour les multiples représentations du travailleur et montre en quoi elles s’intègrent à l’horizon contextuel de la « grande dépression » ayant frappé le Québec durant les années 1930 : les figures convoquées par la chansonnière dialoguent, en effet, avec le discours social de l’époque de manière humoristique et dans une langue populaire colorée.
La représentation du travail survient également lorsqu’un écrivain tente de décrire, voire de légitimer son art poétique. Trois articles portent sur cette association symbolique entre la pratique d’un auteur et celle d’un certain type de travailleur. En premier lieu, Baptiste Franceschini se penche sur le prologue du Conte du Graal pour mettre en lumière le dispositif grâce auquel Chrétien de Troyes, en s’imaginant semeur, négocie habilement sa position et construit astucieusement son éthos : la métaphore du texte-semence lui permet d’exhiber simultanément l’humilité du serf occupé aux champs et l’orgueil du travailleur qui revendique pour lui-même le mérite de sa création. À partir de la lecture d’À rebours de Huysmans et de Monsieur de Phocas de Lorrain, Sophie Pelletier explique ensuite comment le rapprochement entre le travail de l’écrivain fin-de-siècle et celui de l’orfèvre conduit à l’élaboration d’une véritable poétique du « texte-bijou » : la parure est matière narrative, le livre est ornement, la langue est matériau à tailler, à façonner. Delphine Rumeau observe, dans l’oeuvre de Pablo Neruda, une conception de l’activité de l’écrivain diamétralement opposée à celle de ces esthètes attachés à l’Art pur et luxueux. En effet, Neruda privilégie les rapprochements métaphoriques avec des métiers ordinaires, néanmoins essentiels — la charpenterie, la boulangerie, la métallurgie — afin de signifier que le poète participe activement à la vie de la cité, qu’il est investi d’une responsabilité collective : fabriquer une poésie transparente, transitive, d’utilité publique.
Ce dossier se clôt sur deux articles qui révèlent comment la conception du travail de l’écrivain peut participer à la stratégie de positionnement d’un auteur dans le champ littéraire et culturel. Michel Lacroix porte son regard sur un objet trop peu souvent étudié, le « jeu » médiatique auquel doit se livrer l’écrivain pour assurer la promotion de son oeuvre. En interrogeant l’entrevue fictive que Céline a imaginée dans les Entretiens avec le professeur Y, Lacroix montre que l’écrivain y déploie une autolégitimation agressive et mégalomaniaque qui prépare la posture adoptée dans les entrevues réelles et ses relations concrètes avec le monde littéraire et médiatique. Pour terminer, David Vrydaghs s’applique à nuancer le lieu commun voulant que les surréalistes condamnent sans ambages toute forme de travail, surtout littéraire. Démentant cette perception par trop monolithique du groupe, il montre que les avis de Breton et Aragon sur le travail varient dans le temps et fluctuent au gré des positions occupées par chacun au sein du groupe, à tel point que la question du travail littéraire devient un enjeu dans le conflit de leadership qui oppose les deux écrivains.
Appendices
Note
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Pour la tenue de ce colloque ainsi que pour la publication de ce dossier, le Collège de sociocritique de Montréal et la revue Études littéraires ont bénéficié du soutien financier de la Faculté des Arts et des Sciences de l’Université de Montréal, de la Faculté des Études supérieures de l’Université de Montréal, du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et des Presses de l’Université de Montréal. Qu’ils soient ici remerciés.