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Luc et Lise descendaient les rapides en canot. Partis la veille de Montréal, ils avaient dressé leur tente au bord de la rivière Jacques-Cartier, dans la réserve faunique des Laurentides, juste avant le coucher du soleil. C’était le début du mois de juin et les soirées étaient fraîches.
Après un copieux souper à la chandelle, ils étaient allés dormir sans faire l’amour, couchés dos à dos essayant d’oublier la seconde fausse-couche de Lise et la précarité de leur couple qui s’en était suivie. Tous deux désiraient ardemment des enfants depuis quatre ans. Mais Lise allait de rejet en rejet. Elle ne gardait pas l’enfant. Pourtant tous les deux étaient bien en état de procréer. Les tests s’étaient tous avérés positifs. Pourquoi alors cela ne fonctionnait-il pas ?
En pagayant tôt le matin sur la rivière, Lise avait retrouvé son calme et Luc était de bonne humeur. Il n’en finissait pas de s’exclamer devant la beauté sauvage du paysage. Lise l’écoutait sans dire un mot et, de temps à autre, lui souriait. Pourquoi était-elle avec cet homme depuis bientôt sept ans ? Qu’était-elle venue chercher auprès de ce corps musclé, de ce caractère déterminé s’exprimant dans l’action, de cette présence à la fois envahissante et rassurante ? Et lui, qu’avait-il trouvé en elle au point de vouloir lui faire un enfant ?
Lise remuait toutes ces idées dans sa tête lorsque le canot fut soudainement secoué. Luc faillit un instant perdre une pagaie et, en se penchant pour la rattraper, il s’en fallu de peu pour qu’il passe par-dessus bord. Mais il se ressaisit à temps et tous deux redoublèrent de vigilance. Ils étaient entrés dans cette partie de la rivière où, à cette période de l’année, les rapides sont sournois, régnant en rois et maîtres.
Luc était toutefois un excellent pagayeur, ex-champion d’aviron aux Jeux du Québec de 1984 où il s’était mérité une médaille d’or. Il avait du flair pour éviter les embûches. Quant à Lise, peu sportive de nature, elle avait, au contact de cet athlète, développé un réel plaisir pour la vie en plein air et pour les sports d’eau où elle évoluait avec aisance. Ensemble, ils formaient une bonne équipe. Plusieurs fois, au fil des saisons de leur amour, ils avaient descendu cette rivière dans le sens du courant, portés par le profond désir de vaincre tous les obstacles. Et, à chaque fois, ils y étaient parvenus.
Soudain, le canot vint buter contre un rocher à fleur d’eau que Luc n’avait pas vu à temps. L’embarcation tournoya sur elle-même et vint frapper un autre amas de roches avant de se renverser, projetant avec violence les deux co-équipiers dans les rapides. Lise se fracassa la tête sur une grosse roche pointue et Luc coula à pic avant de remonter hors de l’eau. Il aperçut Lise toujours consciente, la tête sanguinolente, emportée par le courant. Il voulut s’élancer à son secours, mais il eut un moment d’hésitation. Pourquoi risquer sa vie pour cette femme incapable de lui donner un enfant ? Lise, rassemblant toutes ses énergies, tenta de lutter contre le courant mais, sombrant peu à peu dans l’inconscience, elle coula au fond de l’eau en maudissant Luc d’avoir libéré en elle une réelle passion pour le canot.
Février 1996
Un moment d’intense vérité ou Vérité crue
Adaptation cinématographique (ou télévisuelle) de ma nouvelle Un moment d’intense vérité (1996).
1. INTÉRIEUR JOUR, ENTRÉE DE L’APPARTEMENT
La porte d’entrée se referme.
2. INTÉRIEUR JOUR, SALON
Travelling lent sur les meubles du salon : au centre de la pièce, une table à café où sont disposés plusieurs livres et objets d’art ; un buffet imposant garni de belles vaisselles, une chaîne stéréo ultra-moderne, de même qu’un système de cinéma-maison HD ; enfin, une table console sur laquelle trônent des médailles de bronze, d’argent et une d’or, remportée au championnat d’aviron des Jeux du Québec de 1984.
3. EXTÉRIEUR JOUR, BOULEVARD CHAMPLAIN
Luc et Lise roulent en voiture sur le boulevard Champlain. Derrière eux, on aperçoit le pont de Québec.
4. EXTÉRIEUR JOUR, RÉSERVE FAUNIQUE DES LAURENTIDES
De la voiture en marche, on aperçoit le panneau vert signalétique annonçant le Parc Jacques-Cartier.
5. EXTÉRIEUR JOUR, PARC JACQUES-CARTIER, GUÉRITE
On voit la voiture du couple immobilisée devant la guérite à l’entrée du Parc Jacques-Cartier. Puis, la voiture démarre et franchit la barrière qui se lève.
6. INSERT D’IMAGES D’UN FOeTUS HUMAIN
Un foetus humain, à peine formé, se déplace lentement dans du liquide amniotique. On entend un glouglou.
7. EXTÉRIEUR FIN DU JOUR, CAMPEMENT
On aperçoit le bivouac du couple. Une tente est dressée. Un magnifique canot trône sur le toit de la voiture. Luc et Lise préparent le souper. Ils sont bien équipés : poêle, cafetière expresso, chandeliers, bouteilles de vin, coupes, vaisselle, nappe à carreaux, etc. Une radio à ondes courtes diffuse du jazz. Ils préparent du saumon et des pâtes tout en buvant un verre de Chablis.
LUC — Tu veux une autre coupe de Chablis ? Le deuxième verre sera plus froid.
LISE — Oui, je veux bien.
On les sent un peu distants. Luc prend la bouteille de Chablis dans la glacière et verse le vin dans la coupe que lui tend Lise.
LISE — Merci.
Elle porte la coupe à ses lèvres.
LISE — Y’é pas tellement plus frais.
Luc ne répond pas. Il la regarde, puis tourne les darnes de saumon dans le poêlon. L’atmosphère semble lourde.
8. EXTÉRIEUR NUIT, DEVANT LA TENTE
Luc entre dans la tente et remonte la fermeture éclair.
9. INTÉRIEUR NUIT, TENTE
Lise et Luc, installés dans leur sac de couchage, se préparent à dormir.
LISE — J’éteins la lumière ?
LUC — Attends une minute. La fermeture éclair de mon sac est coincée.
Lise se retourne faisant dos à Luc. Celui-ci réussit à dégager la fermeture éclair ; puis il se penche vers Lise pour l’embrasser. Elle reçoit le baiser de Luc sur sa joue mais ne bouge pas.
LUC — Tu pourrais m’embrasser !
LISE — J’ai pas envie. Je veux dormir… le plus vite possible !
LUC — Même si tu dors, ça changera rien ! On peut recommencer. Aller voir des spécialistes. Essayer la fécondation in vitro !
LISE — Ça marchera pas. Ça fait deux fois que je rate tout. Pourtant, on est supposés être fertiles tous les deux.
LUC — C’est dans ta tête.
LISE — On pourrait adopter. Ça fait quatre ans qu’on essaie !
LUC — Je veux mes propres enfants ! C’est important pour moi. La chair de ma chair… mon patrimoine…
Lise se recroqueville sur elle-même. Tandis que Luc contemple le plafond de la tente, l’air exaspéré. Puis il éteint la lumière.
Fondu au noir.
10. INSERT D’IMAGES D’UN FOeTUS HUMAIN
Un foetus humain glougloute dans du liquide amniotique. (Il semble nager comme un poisson !)
11. EXTÉRIEUR JOUR, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
On aperçoit la majestueuse rivière Jacques-Cartier. Puis Luc et Lise apparaissent pagayant dans leur magnifique canot. À ce moment, le courant est calme.
12. EXTÉRIEUR JOUR, SUR LA RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
LISE (enthousiaste) — C’est magnifique ! Regarde les arbres ! La rivière est haute. Wouah ! C’est fantastique !
LUC (excité) — Attends de voir les rapides ! On va s’amuser ! Wouah ! Badabadabou ! ! !
LISE — Du calme ! Du calme ! Oublie pas, c’est toi le champion des Jeux du Québec de 1984 ! Moi, j’y connais rien ! Je te fais confiance !
LUC — Est-ce que je t’ai déjà déçue ? Est-ce que j’ai été un bon professeur ? Tu peux pas dire le contraire ! Tu peux te débrouiller, plus que tu penses !
LISE (hésitante) — Ouais ! C’est vrai.
Luc et Lise filent doucement dans leur canot emporté par le courant de la rivière.
13. EXTÉRIEUR JOUR, RAPIDES DE LA RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
Luc et Lise affrontent leurs premiers rapides de la journée ! Formant une équipe, ils se donnent des indications, jouant de prudence. Ils sont dynamiques et heureux ! Ils sourient et s’exclament de joie !
LUC (directif) — Allez, un coup à gauche ! Vite, vite à droite ! Attention !
LISE (sur le qui-vive) — Y’a un rocher, oh, non ! OK. On l’a évité ! Fiou ! ! !
LUC (exalté) — Wouah ! C’est super. Tu l’as ! Tu l’as ! à gauche !
LISE (sur le qui-vive) — Attention, on va chavirer !
LUC (rassurant) — Mais non, mais non. Je suis là !
LISE (inquiète) — Redresse le canot ! Redresse le canot !
LUC (sûr de lui) — Voyons ! C’est juste pour s’amuser… pis un peu pour te faire peur !
LISE (faussement fâchée) — C’est ça, amuse-toi à mes dépens !
Puis, le canot et ses occupants franchissent avec succès ces rapides et entrent dans une partie plus calme de la rivière. On les voit pagayer énergiquement mais plus doucement.
14. EXTÉRIEUR JOUR, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
Le soleil est à son zénith. Un petit vent fait frémir les jeunes feuilles printanières des arbres. Un castor nage dans l’eau.
15. EXTÉRIEUR JOUR, RAPIDES DE NIVEAU 5, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
On aperçoit des rapides de forte intensité (niveau 5). Soudain, le canot de Luc et Lise s’engage très rapidement dans une descente endiablée. Ils ont de la difficulté à garder le contrôle du canot. Puis c’est l’accident. Ils sont éjectés de leur « bolide ». Lise se cogne la tête sur un rocher. Le sang en jaillit et elle disparaît sous les flots. Un temps, les deux comparses sont invisibles, puis Luc refait surface. Il a avalé de l’eau. Il tousse et cherche Lise du regard, tout en s’accrochant à un tronc d’arbre retenu dans le courant par deux rochers. Il crie :
LUC (essoufflé et ébahi) — Lise, Lise ?
16. EXTÉRIEUR JOUR, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER, SOUS L’EAU ET SUR L’EAU
Lise dérive sous l’eau. Elle semble inconsciente. Elle n’est qu’un « foetus de paille » ballotté par le courant ! Son corps se cogne à tous les obstacles de la rivière : billots de bois, troncs d’arbres, rochers pointus. Elle saigne. Puis, elle remonte à la surface.
LISE (cri langoureux) — Mes bébés, mes bébés ! J’ai perdu mes deux bébés !
Mais le courant l’emporte.
17. EXTÉRIEUR JOUR, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
Luc aperçoit Lise qui dérive et l’entend. Il essaie de laisser le tronc d’arbre auquel il s’accroche pour tenter de la sauver, mais, devant la manoeuvre impossible, il revient à la rive. Puis s’adressant à lui-même, puis criant à Lise :
LUC (fâché) — Pourquoi je te sauverais ? Pourquoi je risquerais ma vie ? T’es même pas capable de me faire un enfant !
18. EXTÉRIEUR JOUR, RIVIÈRE JACQUES-CARTIER
Lise, avant de disparaître sous l’eau :
LISE (rageuse) — Maudit canot ! Christ de canot !
FIN
IMAGE fixe D’UN FOeTUS HUMAIN
Le générique de fin apparaît sur cette image.
juillet 2008