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Le titre du présent dossier a de quoi intriguer. Il fait résonner deux forces qui, dans leur nature, paraissent s’opposer, celle de l’harmonie et celle de la discorde. Effet de provocation ou effet de sens, postulat ou prise de position, cette association envisage la violence comme une dynamique fertile dont les rebondissements animent l’écriture et dont les affects – l’éthos et le pathos – passent aisément dans le discours littéraire. La littérature, mue par l’invective, s’emballe jusqu’à atteindre une vitesse qui offre un nouveau point de vue sur la réalité. Ainsi emportée (comme on l’est par un transport et par une humeur), l’écriture véhicule des images dont les contours ne correspondent plus aux attentes de la représentation. Nous entendons par là que la parole recouvre un dynamisme qui fait intervenir une grande intimité. Symboliquement, l’expulsion du dire violent offre une vue sur nos fluides intimes, l’essence de notre intériorité.
Chargées d’histoire, les notions affectives – ainsi pensons-nous les affects et l’humeur des actants de la violence – qui entourent l’invective se réclament d’un désir dont la définition rhétorique repose sur une opposition. Nommé eris par Hésiode, le désir violent prend deux formes : l’une louable qui favorise la compétition, l’autre condamnable qui mène à la guerre. Pour Platon, il s’oppose à l’argumentation : c’est ainsi qu’est distinguée la « contestation […] qui est pratiquée avec art » par les sophistes de l’« espèce “disputeuse” » dépourvue de cette noble qualité. Ce qu’Aristote, condamnant l’éristique qu’il voit comme une « lutte déloyale », retourne contre les sophistes en montrant que ceux qui s’engagent dans une compétition en vue de la simple victoire passent pour des personnes querelleuses et amoureuses de la dispute, tandis que ceux qui agissent de même en vue de cette renommée qui débouche sur des gains pécuniaires passent pour des sophistes.
Respectant cet historique, il apparaît que notre propos prend en charge le désir condamné, l’« espèce disputeuse », la « lutte déloyale », l’eris « méchante » et « funeste ». Dans l’histoire des débats, l’eris guerrière et cruelle implique divers procédés polémiques qui vont de l’injure à la médisance, ce que le terme moderne d’invective permet de circonscrire. Pour les théoriciens modernes, l’invective représente l’objet limite, celui qu’ils se gardent de traiter. De fait, la polémique se définit souvent à rebours de l’invective. Dans un récent ouvrage collectif consacré à l’exploration de la parole polémique, Jacques Brunschwig désigne les deux pôles historiques des débats selon les termes de « réfutation » et d’« invective » : la première est « aussi peu « guerrière » que possible » alors que la seconde « vise d’abord à déconsidérer les personnes, grâce à toute une variété de procédés qui vont de l’injure à la raillerie ». Selon ces définitions, les armes employées par « l’invectiveur » s’avèrent déterminantes : elles sont sournoises, viles et immorales. L’invective se révèle alors un procédé et un langage extrêmes qui ne supportent aucune limitation. Autrement dit, tout est bon pour attaquer l’autre. Et cette possibilité de la parole – ou cette liberté que prend la parole dans une situation belliqueuse – la rend unique.
C’est dire que la violence verbale intervient comme le catalyseur d’une intention – entendue ici comme esthétique – que souhaite investir le sujet créateur pour rejoindre l’instance de réception. On comprend que l’esthétique est pensée comme une inclinaison du discours violent, l’angle d’un projet d’écriture que l’on postule comme variable selon la réalité spécifique de chaque production. Étonnamment, ce postulat a jusqu’ici peu inspiré la critique. On s’est, en effet, trop peu arrêté sur les enjeux en tant que tels de la mise en écrit, sur la « mise en esthétique » de la violence, sinon pour en faire une transposition cathartique ou caricaturale de l’invective actuelle (entendue comme l’état premier de la violence verbale, soit sa forme orale et directe). Non contents de cette voie prise par le discours critique, les collaborateurs de ce dossier se proposent de se pencher à nouveau sur cet objet traumatique qu’est la violence symbolique.
C’est ainsi qu’en premier lieu, dans la perspective d’une étude desdéfinitions, Catherine Rouayrenc montre que ce sont les conditions pragmatiques de l’injure qui permettent le plus aisément d’envisager l’invective comme une forme esthétique. De fait, la nature et l’intention que C. Rouayrenc associe à la définition de l’injure sont postulées comme un haut lieu de créativité. Pour servir sa démonstration, elle analyse le roman Casse-pipe de Louis-Ferdinand Céline en mettant d’abord en avant la luxuriance du vocabulaire injurieux. On comprend que l’univers hiérarchisé du milieu militaire est le prétexte permettant la mise en place d’une rigoureuse rhétorique de l’injure et la promesse d’une domination esthétique de l’auteur pour lequel la rencontre de la lecture est toujours une lutte.
Selon la même cohérence, Marie-Hélène Larochelle pense la rhétorique de la violence de l’anarchiste Émile Pouget selon la métaphore de la chasse à courre, filée jusqu’à devenir une chasse au monstre. Pour cerner la force propre à l’invective littéraire, elle propose de recourir à une nouvelle notion, l’invectif, qu’elle s’applique à définir en regard du performatif. Elle montre ainsi comment l’invective participe d’une nouvelle stratégie d’adresse reconnue par l’anarchiste pour sa possibilité d’intervention. Elle voit également en l’invective un mode de représentation monstrueux, dans le sens où cette proportion dynamise l’écriture. Son étude entend démontrer comment, en renonçant à l’actualité de la performance pamphlétaire, l’anarchiste revendique l’esthétique comme une force.
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« Dire-crachat », « dire-vomi » ou « dire-merde », l’invective s’envisage comme le vecteur d’une perturbation dont la littérature fait un événement, étant donné que cette représentation coordonne les efforts des acteurs et d’un public dont la confrontation prévoit une intimité préoccupante. La violence verbale est en effet postulée comme une rencontre, lésionnelle s’entend, dans la mesure où l’échange comporte en soi un paradoxe puisqu’il repose à la fois sur le désir d’établir une communication et sur son refus. Questionner l’invective c’est, en effet, mettre en débat la communication, c’est-à-dire se demander si la provocation est une forme de vocare, d’appel, ou au contraire le marqueur d’une rupture fondamentale du discours, une pro-vocation. La violence incarne un désir dont la nature est variable et qu’il faut penser comme la trace d’un sentiment ponctuel qu’il conviendra de disséquer. Comment l’écriture concilie-t-elle son désir de communication et le choix de cette parole butoir qui se présente en soi comme une fin ? L’invective compromet-elle la fonction phatique ? Ce sont ces modalités de l’attitude créative qu’il conviendra de penser dans ce dossier selon les rouages que lui offre la violence. Il s’agira de comprendre comment cette nouvelle configuration du désir créateur influence une relation de lecture dont l’éthos et le pathos respectent désormais les modes de la menace.
Étudiant cestrajectoires, Sylvain David s’intéresse au cas particulier du texte violent sans référent. On apprend que le « pamphlet sans objet » de Cioran naît d’une fascination pour l’extrémisme et porte une charge d’ordre métaphysique contre l’existence en général. Il faut comprendre que ce choix énonciatif entend atteindre un certain idéal agonistique en poussant à l’extrême le vecteur de sa production. Et la disproportion génère une tension qui fait vibrer le texte, tremblement d’une présence encombrante. Ici, on tire les ennemis de soi, sorte d’investissement démesuré de la posture narcissique. Le flou de la cible et de la visée oblige le discours critique à adopter la même posture et à courber son regard pour évaluer les possibilités de la violence centripète.
Simon Harel s’interroge, quant à lui, sur la trajectoire et l’efficacité de la parole violente en observant la mise en scène qu’élabore Thomas Bernhard selon les modalités de la surenchère. Dans ce discours, l’invective se présente comme le « fragment de réel » qui dynamise l’ensemble de la fiction, en créant une tension dans la communication. De fait, il s’avère ici que l’invective n’est pas liée à un désir de communication, mais est plutôt le symptôme d’une hypertrophie du moi qui incarne un nouvel éthos. S. Harel montre que l’invective est une protestation et une jouissance que s’accorde le sujet, plaisir, on le comprend, qui ne va pas sans une certaine méchanceté.
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La violence doit également être envisagée comme l’expression, oblique, d’une réalité sociale qu’il est pertinent de questionner en tant que stigmate d’une certaine histoire. L’invective inscrite dans la littérature est la marque d’une présence dont l’actualité virtuelle sollicite une mémoire. Dirigée par une logique de l’urgence dans le contexte « réel », l’invective portée par la littérature renonce à l’actualisation pour se reconnaître plutôt dans les qualités performatives qui sont celles de l’écriture. Le régime de l’esthétique suppose un combat réel et des convictions absolues, mais l’invective prise dans ce contexte profite aussi de l’inscription exceptionnelle que lui offre la littérature. Le souvenir met à l’épreuve la performance pour modifier les enjeux de l’expression. De ce fait, il faut penser que la violence porte en creux une force de représentation du sociolecte, d’une part, du contexte social, d’autre part. Ces données confiées à la sociocritique s’avèrent des repères fondamentaux pour comprendre la nature de la société qui les forme. L’invective participe d’une entreprise systémique qui organise l’émotion selon des articulations rigoureuses qui témoignent du tracé d’un désir ou d’un plaisir de l’expression. La violence verbale mitraille le monde de l’expérience et on comprend cette action à la fois comme un coup porté et comme une photographie frénétique.
Une étude des dimensions de l’événement invective permet à Christine Sautermeister de voir les paroles-invectives de Louis-Ferdinand Céline comme les moteurs de récits dynamiques et perturbants. Toujours porté à dégénérer, le discours célinien voyage du romanesque au pamphlétaire pour provoquer des continuités à la limite du tolérable. Règlement de compte ou satisfaction narcissique, l’invective célinienne participe à la création d’une écriture émotive qui envisage l’argot comme un catalyseur et la grossièreté comme une matière rituelle. L’esthétique de l’invective prend ici des dimensions monstrueuses, étant donné que cette disproportion promet aussi la jouissance.
De son côté, Yan Hamel envisage la potentialité de l’insulte « antiaméricaine » en regard de l’histoire des discours français sur les États-Unis et en particulier selon la représentation qu’en fait Jean-Paul Sartre dans La putain respectueuse. À l’époque, la pièce a été vue comme diffamatoire, ce que Y. Hamel se propose de débattre en examinant tant les composantes idéologiques que structurales de la pièce. Pour Sartre, on ne peut être antiaméricain dans la mesure où les États-Unis ne sont pas un pays totalitaire, grammaire problématique et voie de discours que le critique entend évaluer.
David Vrydaghs propose de problématiser et de tester les limites de ce que la critique s’est jusqu’ici contentée d’avancer comme une évidence, soit l’appartenance du surréalisme à une certaine tradition de la violence scandaleuse. Il montre comment l’ostentatoire est aussi une posture d’énonciation qui offre au discours de l’acteur une portée exceptionnelle. On voit, en effet, que le régime de la théâtralité est investi par le surréalisme comme un lieu d’inspiration et de rencontre. Sur cette scène imaginaire, l’invective apparaît comme un critère de reconnaissance et une clé définitionnelle.
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Les coupes proposées par les collaborateurs de ce dossier offrent des vues différentes, mais complémentaires, sur l’objet invective. Il est prévu que leurs regards se combinent pour cerner – mais non achever – l’expression violente, selon trois approches : l’étude des définitions, l’étude des trajectoires et l’étude des dimensions. Ce faisant, le présent dossier se veut l’occasion d’investir la violence comme un potentiel, aveu d’un parti pris audacieux qui envisage la provocation comme le germe d’un renouveau critique. Sont ici rassemblés des articles qui entendent visiter de nouveaux lieux de réception pour participer à la revitalisation de la pensée esthétique.
Appendices
Références
- Aristote, Les réfutations sophistiques, Paris – Québec, Librairie philosophique J. Vrin – Presses de l’Université Laval (Histoire des doctrines de l’antiquité classique), 1995 (trad. de L.-A. Dorion).
- Brunschwig, Jacques, « Aspects de la polémique philosophique en Grèce antique », dans Gilles Declercq, Michel Murat et Jacqueline Dangel (dir.), La parole polémique, Paris, Librairie Honoré, Champion, 2003.
- Hésiode, Théogonie – Les travaux et les jours – Le bouclier, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1928 (trad. de P. Mazon).
- Platon, Le sophiste, dans Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1950 (trad. de L. Robin avec la collaboration de M. J. Moreau).