Entre les romantiques et Baudelaire passe une ligne de fracture qui rompt les liens de la poésie avec son récepteur. Parole immédiate et communiante jusque-là, cette poésie ne serait plus celle de Baudelaire, plus enclin à rapprocher le poème du tableau. Baudelaire accuse ainsi une double distance, par rapport au monde, qu’il représente par l’image, et par rapport au lecteur, qui devient l’inconnu passant. La modernité aurait plutôt misé sur la médiation du poème, sur sa capacité à s’abstraire, à adopter une distance critique, à abolir l’auteur, et se tournerait ainsi vers la virtualité propre au médium, qu’il soit couleur, son ou mot, afin, entre autres, de favoriser les échanges et les correspondances diverses. On a pu reconnaître depuis que ce report de la parole au profit du matériau poétique est en lien avec la perte des Dieux, qui lui est concomitante. La parole divine n’étant plus là pour relier les fidèles, la poésie perd le fondement qui lui permettait d’entretenir autour d’elle une communauté de lecteurs. Les voix intérieures, ou l’inspiration, les contemplations et la légende qui permettaient à Hugo encore d’asseoir l’autorité de sa parole, sur la base d’une foi commune, ne sont plus admises par la modernité et leur disparition précarise le discours poétique, jusqu’à l’isoler presque complètement. Bonnefoy est un de ceux qui ont le mieux perçu cette fracture de la poésie moderne. Même s’il assume et valorise cette autonomie conquise par la poésie, au prix de la perte des anciennes croyances, Bonnefoy persiste à concevoir l’espoir d’un échange rétabli en pleine lucidité, malgré tout. Ce retour de la parole serait contemporain de l’oeuvre de Bonnefoy, en réaction au leurre surréaliste, et marquerait ainsi une période moderne, depuis Baudelaire jusqu’à notre époque. Or cette histoire de la parole semble encore imparfaite, car elle ne tient pas compte de certaines formes poétiques propres à la modernité qui, avant Bonnefoy, tendent à conserver dans la turbulence des changements cette qualité d’échange que détient — toujours, malgré tout — le poème. Le verset, par exemple, apparu dès le début du XXe siècle et profitant depuis dans la production poétique d’un élargissement qu’on a encore mal évalué, apparaît comme un procédé exemplaire d’une poésie moderne qui se tiendrait toujours dans un procès d’échange, et qui se donnerait comme parole vive. Le verset conserve intacte la croyance au récepteur, Dieu, individu, ou même élément du monde et de la nature. Il ne nie pas que le message poétique soit maintenant soumis à la médiation, mais au contraire affiche cette importance de la surface de la page en l’intégrant au sens même du texte, en dépassant la limite de la mémoire et en montrant la nécessité pour son inscription d’un support médiatique, stèle, tablette, éventail ou porte. Depuis la « crise de vers » annoncée par Mallarmé en 1886, le vers français a cherché à renouveler ses formes : dispersion sur une tablature ou au sein du calligramme, pleine exploitation des possibilités du vers-librisme, adoption d’un vers plus bref comme en présente le haïku, métissage des formes fixes et des formes libres, etc. Mais toujours parmi ces innovations demeure le sceau du vers, d’une écriture qui continue malgré ses inflexions à découper le blanc et à sculpter la ligne. Outre la prose, qui sert de repoussoir au vers, seul le verset apparaît comme un non-vers ; seul le verset participe pleinement de la poésie, sans pour autant s’énoncer comme un vers. Or quand vient le temps de le définir, on ne peut que s’en remettre à des termes vagues. Ainsi de la longueur, concept bien imparfait pour définir le verset, qui …
Appendices
Références
- Bonnefoy, Yves, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990.
- Doumet, Christian, Faut-il comprendre la poésie ?, Paris, Klincksieck (50 questions), 2004.
- Rodriguez, Antonio, Modernité et paradoxe lyrique, Paris, Jean-Michel Place, (Surfaces), 2006.
- Thélot, Jérôme, La poésie précaire, Paris, Presses universitaires de France (Perspectives littéraires), 1997.