Abstracts
Résumé
La reproduction du monde dans le récit de voyage s’est opérée par le langage mais aussi par le canal de l’image. Si dans un premier moment son importance reste limitée, bientôt de nombreux récits donnent à voir les peuples du monde ainsi que les gestes des découvreurs. En effet, à côté des vues de villes, des reproductions de curiosités naturelles et de monuments, la représentation de l’homme occupe une place de plus en plus importante, car elle apporte un supplément d’information et sert à interpréter le texte.
Les expéditions scientifiques du XVIIIe siècle comptent parmi leurs membres des dessinateurs reconnus qui, suivant les instructions rédigées pour ce type de campagnes, sont requis pour effectuer des dessins botaniques et zoologiques mais aussi ethnographiques.
L’escale aux Canaries au commencement du voyage constitue la première occasion pour l’artiste de représenter des étrangers dans leur milieu naturel. Les dessins de Louis Feuillée mais surtout ceux de Nicolas-Martin Petit et Charles-Alexandre Lesueur, qui illustrent le livre de bord de Nicolas Baudin, commandant de l’expédition aux Terres Australes, montrent des images prises sur le vif, saisies au quotidien où l’absence de tout décor rehausse le discours ethnographique du voyageur.
Notre travail porte sur l’analyse des conditions dans lesquelles ont été représentés les habitants des Îles Canaries. Une attention particulière sera portée au regard sur la population de l’Archipel construit à partir de l’observation directe mais aussi d’une idée préétablie de la société insulaire.
Abstract
Depiction of the world in travel writing is achieved by means of both language and image. Although visual elements in travel writing were initially of lesser importance, they later came to figure prominently in numerous texts describing both the world’s peoples and the achievements of their discoverers. In fact, aside from images of towns, of natural curiosities and monuments, the depiction of human beings comes to gain greater and greater prominence as it both supplements the written text and provides a means of interpreting that text.
In the 18th century, scientific expeditions included well-known illustrators who, in keeping with written instructions for these journeys, were to produce botanical, zoological and ethnographic illustrations.
The first port of call in the Canary Islands gave the artist a first opportunity to depict foreign peoples in their natural environment. Examples of this are the drawings of Louis Feuillée and those of Nicolas-Martin Petit and Charles-Alexandre Lesueur. The latter illustrated the ship’s log during Nicolas Boudin’s southern expedition, creating vivid, unframed snapshots of daily life that contribute to the ethnographic discourse of the traveler.
Our study analyses the living conditions of the inhabitants of the Canary Islands as depicted in those illustrations, with a particular focus on the results of direct observation as well as pre-established notions of island society.
Article body
De tout temps, le monde a été représenté dans la littérature viatique au moyen du langage mais aussi par l’intermédiaire de l’image. Si, au début, cette représentation reste plutôt limitée, bientôt de nombreux ouvrages permettront aux lecteurs de « voir » les peuples du monde[1] et non plus seulement les vues de villes, les curiosités de la nature et les monuments. En effet, sans négliger l’aspect esthétique, l’image apporte un supplément d’information et contribue à une meilleure interprétation du texte : « Les illustrateurs ajoutent toujours quelque chose au texte. Ils le traduisent à leur façon, ils le transposent, parfois ils le trahissent[2]. »
Les grands voyages d’exploration du XVIIIe siècle comptent déjà parmi leur équipage des dessinateurs professionnels qui garantissent la fidélité de la représentation, leur métier les induisant à bien observer et à reproduire avec exactitude un animal, une plante ou un paysage[3]. Ainsi, dans la célèbre expédition de Nicolas Baudin aux terres Australes (1800-1804), le dessin est considéré au même titre que la minéralogie, l’astronomie ou la géographie et, bien que trois artistes fassent déjà partie du voyage[4], Baudin lui-même embarque Nicolas-Martin Petit[5] et Charles-Alexandre Lesueur[6] afin qu’ils illustrent son livre de bord personnel[7].
La plupart des circumnavigations passent par les Canaries et font une première relâche à Ténériffe, nécessaire pour le ravitaillement en fruits, en légumes frais, en eau et en vin — réputé parmi les marins car il conserve ses propriétés lors des longues traversées[8]. Cette escale permet non seulement aux naturalistes d’herboriser, de prendre des échantillons, d’effectuer des observations scientifiques ou même de monter au pic du Teide[9], mais en outre les artistes en profitent pour dessiner des étrangers dans leur milieu naturel. Bien que la description des anciens habitants et de l’homme contemporain de l’archipel ait traditionnellement fait partie de la littérature des voyages aux Canaries, les représentations les concernant ne seront introduites dans les récits qu’à partir du siècle des Lumières. C’est ainsi que sur les 20 expéditions françaises y ayant fait escale pendant cette période, et dont nous conservons 43 témoignages écrits venant de différents membres d’équipage, seulement 3 nous ont légué des dessins et des aquarelles représentant ces insulaires[10].
Notre travail portera sur l’analyse de l’iconographie des habitants des îles Canaries dans les récits de voyage du XVIIIe siècle. Tout d’abord, nous essaierons de comprendre la fonction des planches dans le récit, ainsi que le type d’information qu’elles véhiculent. Quel est le regard porté sur la population de l’archipel ? Est-ce un regard construit à partir de l’observation directe ? Ou à partir d’une idée préétablie de la société insulaire du fait des lectures préalables ou des fantaisies nées pendant la traversée ? Puis, nous chercherons à mettre en évidence l’étroite relation qui unit le texte et l’image, car n’oublions pas que cet ensemble iconographique se doit d’être un complément visuel du discours, comme le veut la tradition qui accorde à l’image une véritable valeur didactique.
Notre corpus, constitué d’une dizaine de planches, appartient à trois expéditions différentes : celle de Louis Feuillée, en 1724, et celles de Nicolas Baudin aux Antilles en 1796 et aux terres Australes entre 1800-1804.
En 1724 et à un âge avancé, Louis Feuillée entreprend, après plusieurs campagnes, sa dernière mission officielle : le voyage aux Canaries[11]. L’Académie des sciences a en effet demandé à l’astronome de réaliser plusieurs observations scientifiques dans l’archipel des Canaries qui devaient être complétées par d’autres observations à l’Observatoire de Paris. En outre, le savant devait déterminer la position de l’île de Fer où, par l’ordonnance du 1er juillet 1634, Louis XIII avait établi le méridien d’origine. À cette occasion, Feuillée, « un observateur précis, un calculateur consciencieux, un astronome habile, un botaniste instruit[12] », est accompagné d’un dessinateur dont on ignore l’identité, ce qui ne va pas empêcher l’astronome de faire des dessins de plantes, d’animaux, de vues des villes et une carte des Canaries[13].
Ce manuscrit ne comporte qu’une représentation humaine, le « Pêcheur de Ténériffe », un dessin à la plume d’un homme qui porte un panier rempli de poissons, avec à ses côtés un enfant portant lui aussi un panier sur la tête. Le document n’apporte aucune information sur l’identité de l’auteur et l’on ignore si le dessin a été réalisé par l’astronome ou par son assistant.
Pour ce qui est de Nicolas Baudin[14], il s’adresse, en 1796, à Jussieu, directeur du Muséum d’histoire naturelle, pour lui proposer d’aller récupérer une collection qu’il avait laissée en dépôt à la Trinité. Une fois l’offre acceptée, le Muséum fixe les objectifs de l’expédition dans ces termes : outre la récupération de la collection déposée, Baudin devra recueillir des plantes et des animaux à la Trinité, à la Terre Ferme, au Venezuela et à l’embouchure de l’Orénoque. La flûte La Belle-Angélique met à la voile le 9 vendémiaire an V (30 septembre 1796)[15]. Pendant la traversée, un ouragan d’une forte intensité cause des avaries irréparables et oblige le capitaine à relâcher à Ténériffe le 16 brumaire (6 novembre). Pendant cette relâche, qui durera plus de trois mois, Baudin et les naturalistes parcourent l’île, rassemblent des collections d’histoire naturelle, prennent des notes et font des dessins. Le peintre de l’expédition, d’origine espagnole, est Antoine Gonzales, mais Baudin n’apporte aucune information sur la façon dont ces dessins ont été réalisés et signale seulement leur existence. En outre, il est encore aujourd’hui très difficile d’en savoir plus sur ce peintre.
Le journal de bord de Baudin[16] contient, à côté des planches botaniques, une belle vue du port de Lancerotte, une des îles Canaries, et deux planches représentant des femmes habillées du costume local : « Costume des femmes de la campagne venant en ville » et « Costume des femmes de la ville allant ou revenant de l’Église ». Sur la première, on observe une femme qui se couvre presque entièrement le visage à l’aide d’un grand voile, portant un chapeau à larges bords noir sur la tête et un panier à la main d’où apparaissent quelques légumes. Le fond de cette image est une rue déserte avec des maisons blanches à deux étages, suivant la disposition traditionnelle, et aux toits en terrasse. Derrière l’une des fenêtres, on entrevoit une femme qui semble faire de la couture. La seconde image saisit un autre moment de la vie quotidienne des femmes : l’assistance au culte religieux. Au premier plan se trouvent deux femmes vêtues de noir avec leur manto y saya (une longue jupe qui fait aussi office de mante) et un chapelet à la main. L’une d’entre elles est presque totalement cachée par sa jupe, une petite ouverture laissant à peine deviner un oeil ; l’autre a les deux mains et le visage découverts.
La troisième campagne dont il est question dans cet article se situe en 1800, année où Bonaparte accepte la proposition de l’Institut national d’organiser un voyage d’exploration aux terres Australes. La responsabilité est confiée au capitaine Baudin, qui avait lui-même suggéré l’idée de cette nouvelle expédition[17], et aucun moyen ne fut épargné pour assurer son succès. Ainsi, plus de 20 scientifiques furent sélectionnés pour cette mission, la seule grande expédition maritime française ayant pour objectif la reconnaissance systématique de l’Australie et la réalisation d’études minéralogiques, zoologiques, botaniques et de navigation[18].
La corvette Galatée, sous le commandement de Baudin, et la gabare La Menaçante, commandée par Hamelin, furent rebaptisées respectivement, Le Géographe et Le Naturaliste. Elles quittèrent Le Havre, le 19 octobre 1800. Au bout de 14 jours de navigation, ils firent une première escale à Ténériffe, du 5 au 12 novembre, au cours de laquelle les naturalistes eurent l’occasion de parcourir l’île et d’herboriser. Le 15 mars, elles atteignirent l’Île-de-France où débarqua un nombre considérable de marins et de scientifiques, parmi lesquels les dessinateurs officiels Garnier, Milbert et Lebrun. Petit et Lesueur durent donc prendre le relais et ils se chargèrent dès lors des illustrations[19]. À la suite du décès du commandant Baudin à l’Île-de-France le 16 septembre 1803, c’est Milius[20] — qui retrouva par hasard LeGéographe à l’Île-de-France après avoir été déposé pour maladie à port Jackson le 18 mai 1802 — qui fut chargé de ramener le bâtiment en France avec les collections, les livres de bord et les carnets d’observation. Tout comme les extraordinaires résultats scientifiques, les dessins feront l’objet de nombreux éloges[21].
Outre le récit officiel de l’expédition publié entre 1807 et 1816 par Péron[22] et Freycinet[23], on conserve de ce périple plusieurs documents élaborés par divers membres de la campagne[24]. Baudin, pour sa part, écrivit un livre de mer[25] où il notait au jour le jour les événements survenus lors de la traversée, ainsi qu’un journal personnel[26], inachevé, qui complétait l’informations recueillie dans ce livre.
Le livre personnel de Baudin est celui qui comporte le plus grand nombre d’illustrations : sept portraits de femmes. De nos jours, ces illustrations ne figurent plus dans le journal personnel de Baudin mais dans le fonds Lesueur[27] et à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle. La collection Lesueur du Muséum d’histoire naturelle du Havre est constituée d’environ 10 000 documents et elle rassemble des textes imprimés, des manuscrits, des croquis, des dessins et des aquarelles. La partie concernant Ténériffe se trouve dans le dossier 14 et comporte des dessins (n° 14001 à 14035) ainsi que des textes (n° 14040 à 14047). Les planches, dont les descriptions apparaissent pour la plupart dans le carnet 14040 intitulé « Notes sur les divers desseins marqués et désignés sous les numéros suivants » du zoologiste Stanislas Levillain, sont les suivantes :
n° 14001 : « Costumes en usage à Ténérife ; Vues de cette île ; Quatre planches costumes de femmes ; Ténérife Cap Martin-Aqueduc. »
n° 14002 : aquarelle d’une femme avec jupe rouge, châle jaune et chapeau à bords qui porte un panier sur la tête. Dans le carnet 14040, on lit : « n° 4 - La vüe du dessein de ce numéro est une femme de la campagne de l’Isle de Ténérif vuë de côté pour juger l’effet de leurs costumes dans diverses positions. »
n° 14003 : « Femmes de l’île de Ténériff ». Aquarelle représentant trois femmes, deux de face et une de dos. Sur le carnet de Levillain, il est marqué : « n° 3 - A - Ce dessin représente le costume des femmes de l’Isle de Ténérif, celles entièrement en noir est la mise ordinaire des femmes riches lorsqu’elles sont dans un âge avancé. - B - Celui où on les voit en voile blanc et robe noire est l’habillement adopté par les jeunes femmes et petites maîtresses du pays. - C - Enfin la robe rouge ou violette, voile jaune, chapeau et le paquet sur la tête est le costume généralement adopté par les femmes des campagnes qui viennent approvisionner les marchés il n’y a point de distinction de jeunes ou vieilles, toutes ont le même habillement » (carnet 14040).
n° 14004 : aquarelle d’une femme vêtue et voilée de noir. Sur l’image, il est marqué n° 9 et A. Sa description figure dans le carnet 14040 n° 3 A.
n° 14005 : aquarelle représentant une femme de la campagne qui ressemble beaucoup à l’une des femmes de la planche 14003. Sur l’image, il est marqué n° 8.
n° 14006 : « Femme de Ténérife ». Dans un cadre rond, on voit le dessin d’une femme de dos et de face. Au verso, il y a deux têtes : un homme et une femme avec un voile jaune.
n° 14007 : dessin au crayon d’une femme vue de dos et aquarelle d’une femme vue de face. Apparemment, c’est le même dessin. Le dessinateur a choisi une femme d’un âge avancé. Le seul intérêt du dessin est le costume.
La dernière image, « Femme de Ténériffe », se trouve dans le journal de Milius[28]. Cette aquarelle représente une femme de la campagne qui ressemble de très près à celle de la collection Lesueur, n° 14003.
Tout d’abord nous devons souligner que nous ne possédons pas d’information sur l’exécution de ces représentations. Même une lecture attentive des écrits ne nous révèle aucun détail sur les conditions et les circonstances entourant leur réalisation. Comme nous le verrons plus tard, leur lien avec le récit est toutefois indiscutable, encore que le véritable sens de certaines d’entre elles ne peut être perçu qu’à la lecture. C’est le cas, par exemple, des planches du ms. 49 qui ne peuvent être interprétées qu’à la lumière de la relation de Ledru, le botaniste de La Belle Angélique, car le texte du journal de Baudin qu’elles accompagnent ne nous apporte aucun éclaircissement à leur sujet.
En ce qui concerne la fonction des images, nous constatons que, tout comme le discours viatique, elles visent un double objectif : instruire et distraire. À ce propos, certains voyageurs considèrent qu’il est même plus important de rester fidèle à la réalité. Ainsi, Bory de Saint-Vincent, zoologue et botaniste à bord du Naturaliste, déclare :
J’ai toujours pensé qu’un voyageur doit, dans ses dessins, sacrifier l’agréable au vrai, et ne point chercher à embellir la nature sous quelque forme baroque qu’elle se présente. Au lieu de corriger ce qui ne semble pas faire un bon effet, il faut au contraire le faire sentir ; et, si l’on peut parler ainsi, c’est le portrait des pays que les voyageurs doivent s’attacher à rendre fidèlement[29].
En effet, nous remarquons la rigueur dans l’exécution des dessins où les proportions, les détails et les formes sont traités avec beaucoup de soin. Ainsi, par exemple, le choix des couleurs, loin d’être arbitraire, cherche à reproduire avec exactitude l’original.
Les dessinateurs de l’époque privilégient les personnages féminins, car sur les dix images que nous analysons, neuf représentent des femmes. Alors que l’homme est peint en mouvement au retour de son travail et semble ignorer la présence de l’artiste, les femmes, au contraire, sont au repos et s’offrent au regard du dessinateur. D’autre part, la représentation des femmes suit toujours le même modèle : vue de face ou de dos, pieds à 90 degrés, un pied en avant, un bras le long du corps et l’autre légèrement fléchi.
D’ailleurs, sur la plupart des images, le décor est presque inexistant — un peu de végétation et quelques pierres reflètent le dénuement de la population rurale — à l’exception des planches du ms. 49 où la femme est située au coeur des deux espaces qui lui sont traditionnellement attribués : la maison et l’église. Les efforts des dessinateurs pour illustrer le texte se manifestent spécialement dans ce manuscrit, où l’artiste ne s’est pas limité à reproduire des femmes vêtues du costume traditionnel, mais les a situées dans un cadre parfaitement reconnaissable par le lecteur du récit, la maigre végétation, la modeste église ou les maisons illustrant à la perfection les descriptions qu’en font les voyageurs : « Le pavé des rues est peu commode […]. Dans quelques rues écartées, on marche sur des laves brutes extrêmement rudes, et qui rendent impossible l’usage des voitures[30]. »
Le lecteur est immédiatement captivé par ces estampes de la vie quotidienne, par exemple cette femme que l’on entrevoit derrière une fenêtre en train de coudre. Cette image, qui appartient aussi au ms. 49, nous offre deux visions superposées, l’une publique — la femme dans la rue qui se révèle directement au regard de l’étranger et qui laisse l’artiste faire son portrait — ; l’autre, privée, à l’intérieur d’une maison, où l’artiste surprend la femme en train de travailler ; et cela sur deux plans : la paysanne qui vient à la ville — c’est ce que nous dit la légende — et la femme de la ville, tout à son ouvrage. En effet, la fenêtre joue un rôle de premier ordre dans la vie des femmes, car elle représente le lien avec l’extérieur et c’est à travers elle que la femme peut observer sans être vue : « Les fenêtres sont sans vitrages : on les ferme avec des jalousies, que les femmes élèvent fort souvent, lorsque la curiosité ou quelque autre motif les engage à se laisser apercevoir[31]. »
La majorité de ces représentations se centre sur les costumes[32] qui non seulement nous révèlent la classe sociale, le mode de vie ou l’âge de la femme, mais qui ajoutent de plus une indiscutable couleur locale[33]. Ainsi, alors que les paysannes portent des vêtements très colorés et couvrent leur tête d’un voile et d’un chapeau à larges bords, les femmes des classes élevées s’habillent normalement en noir, même si dans le privé, elles suivent souvent la mode française (fig. 1).
Le voile, de couleurs et de dimensions différentes, est l’une des composantes qui attirent le plus l’attention de l’étranger. Il semblerait que la mantille canarienne procède du voile des femmes musulmanes de l’Espagne péninsulaire, avec quelques différences toutefois[34]. En effet, elle n’est pas toujours en dentelle mais elle s’orne également de galons, de festons, de volants, ou de glands et elle est confectionnée avec des étoffes qui vont de la fine laine à la soie, selon le pouvoir d’achat de la femme qui la porte. La mantille peut être de différentes couleurs — le blanc et le noir prédominent toutefois, celui-ci étant plus approprié pour les cérémonies religieuses — et elle est ornée de rubans colorés qui contrastent sur les rebords (fig. 2).
Les dessins illustrent la coutume de sortir dans la rue, le torse et le visage recouverts d’une mantille. Les femmes parées de la sorte sont appelées tapadas, littéralement « recouvertes » en français. Le manto y saya permet de cacher encore plus le visage : il s’agit d’une série de jupes ajustées à la taille, l’une tombant jusqu’aux pieds, l’autre, relevée par derrière et posée sur la tête. De cette façon, la femme se retrouve dissimulée à l’intérieur d’une espèce d’enveloppe noire d’où elle ne peut voir qu’à travers une petite ouverture. L’oeil à découvert est toujours l’oeil gauche, car la mante est tenue par la main droite. La description la plus détaillée nous vient de Bory de Saint-Vincent dans ses Essais[35], mais nombre de voyageurs décrivent également ces vêtements dont ils n’arrivent pas à comprendre l’usage, car ils les considèrent peu commodes et peu esthétiques. En effet, dans le costume féminin, il existe une série d’éléments communs à toutes les couches sociales dont la fonction primordiale est de recouvrir le visage, car dans la mentalité des îles, la femme ne peut être ni vue ni reconnue. La planche « Costume des femmes de la campagne venant en ville » illustre parfaitement cette occultation : la femme y est représentée derrière la jalousie à l’intérieur de la maison et derrière la mantille ou la mante dans la rue, ce qui, en définitive, ne fait que refléter une morale fondée sur les apparences (fig. 3).
À part la mantille, il existe d’autres voiles qu’on met sur les épaules ou sur la tête. Il semblerait qu’on pouvait même les porter tous à la fois. Par ailleurs, des détails comme le panier sur la tête ou le chapelet entre les mains permettent de connaître la condition du personnage. Ce sont ainsi des estampes croquées sur le vif nous offrant une vision du quotidien, comme si nous assistions à une célébration religieuse ou à la réalisation des travaux agricoles. Car la vie de la majorité de la population rurale féminine est totalement consacrée au travail, qu’il soit artisanal ou agricole, d’où la fréquence des images de la femme canarienne transportant une charge sur la tête. Comme le signale Riedlé (fig. 4).
[l]es transports se font sur les mules ou ânes ou sur la tête des hommes et des femmes. Ces gens sont si accoutumés à porter sur leur tête qu’ils portent des charges de bois énormes. J’ai vu des femmes porter des charges, qui ployaient dessous leur charge que je n’aurais pas aussi portée moi-même[36].
L’image veut instruire et cherche à charmer : noblesse des postures, beauté des traits du visage, couleurs vives. Il est indiscutable qu’elle est source de plaisir esthétique, même si celui-ci n’est pas toujours corroboré par l’écriture. Ainsi, ces figures aimables aux traits harmonieux, à la peau blanche, obéissent à des canons préétablis et contredisent les fréquentes allusions au teint basané des visages, dont la cause principale est le travail dans les champs : « les plus jolies passeroient en France pour laides a cause de leur teint rembruni, et du manque absolu de couleur, cependant elles ont l’oeil grand et vif, de belles dents et les cheveux très noirs[37]. » C’est pourquoi les dessins nous donnent une vision incomplète de la réalité insulaire et ne traduisent pas la misère sous-jacente.
Par ailleurs, les dessinateurs reproduisent aussi de l’informations préalablement reçue sur la société insulaire. Le voyageur s’embarque, en effet, avec une idée préconçue de ce qu’il va découvrir et fournit sa propre interprétation d’un schéma préétabli qu’il peut rejeter ou auquel il adhérera pleinement[38]. Parmi les mythes qui ont un rapport étroit avec la population, il faut mentionner la beauté des femmes. En effet, la plupart des visiteurs s’accordent à faire l’éloge des yeux et des cheveux noirs des femmes des îles — « il y a des très belles femmes du côté de Garachico et à Taganana, où l’on voit des femmes qui ne sont pas corrompues ; elles ont très bonne mine et bien fraîches[39] » —, même si certains témoignages affirment le contraire[40]. À ce propos, signalons que la comparaison avec le monde de référence est inévitable et que les allusions à la beauté, à l’élégance et même à l’emploi du temps des femmes françaises sont habituelles[41].
En ce qui concerne la relation entre l’illustration et le texte, le journal de Feuillée et les journaux de Baudin nous offrent un traitement de l’image différent. En effet, le dessin du pêcheur est accompagné d’une longue explication qui dissipe ainsi le moindre doute sur le contenu de l’illustration :
On a représenté ici au naturel un pecheur [sic] revenant de sa pêche, ces hommes ont la tête couverte d’un chapeau retroussé sur les deux côtés à la manière Espagnole, leurs cheveux sont courts, leur regard farouche, leur pourpoint descend jusqu’à leur ceinture boutonnée d’un bout à l’autre : Les manches de ce pourpoint s’étendent jusqu’au poignet, leurs culottes sont étroites par le bas elles ne descendent qu’a deux doigts au dessous du genouïl, les deux poches qu’elles ont sur le devant sont fendues en long. Ces pêcheurs vont toujours nus pieds, a leur bras gauche ils portent ordinairement un panier ou sont leurs provisions, et a leur main droite leur fourche qui leur sert pour varrer le poisson, au retour de leur pêche ils menent avec eux un petit mome qui porte sur sa tete une corbeille dans laquelle est le poisson qu’ils ont pris[42].
Un peu moins détaillées, les notes rédigées par Levillain apportent des renseignements supplémentaires sur l’âge, le milieu et la classe sociale auxquels appartiennent ces femmes, selon qu’elles portent tel ou tel costume[43].
Toutefois, ce n’est pas le cas du ms. 49, car malgré deux images d’une indiscutable valeur[44], le texte ne fait aucune référence à la population de l’île[45]. Baudin se limite à signaler l’existence des dessins sans donner de détails sur leur exécution — rappelons que plus tard, dans son journal de voyage aux terres Australes, Baudin ne fera aucune mention des femmes. Dans ce dernier cas, l’artiste montre des choses dont le texte ne parle pas et il faut s’en remettre à d’autres récits pour pouvoir éclairer et compléter le sens des illustrations.
En définitive, ces premières images de l’habitant des îles que nous ont léguées les voyageurs français du XVIIIe siècle offrent, certes, une vision incomplète et fragmentaire de la société insulaire, mais elles constituent, malgré tout, un précieux témoignage de première main sur une époque et une situation déterminées, sans parler de leur incontestable valeur documentaire pour ceux qui mènent des recherches sur les anciens costumes traditionnels.
Appendices
Note biographique
Cristina González de Uriarte
Cristina González de Uriarte est professeure de langue et de littérature françaises au Département de philologie française de l’Université de La Laguna (Ténériffe, Îles Canaries). Ses recherches portent sur la littérature de voyages et, plus concrètement, les récits des voyageurs du XVIIIe siècle qui ont fait escale au Canaries qui ont fait l’objet de sa thèse de doctorat, Viajeros franceses en Canarias en el siglo xviii (sous presse). Elle a participé à plusieurs projets de recherche, dont Canarias en los libros de viajes franceses et Literatura de viajes y traducción : Canarias en los textos franceses.
Elle a publié, en collaboration, Viajeros franceses a las Islas Canarias (La Laguna, Instituto de Estudios Canarios, 2000), Jean Mascart. Impresiones y observaciones de un viaje a Tenerife (La Laguna, Centro de la Cultura Popular Canaria, 2003) et Gabriel de Belcastel, La Orotava y la magia de su clima (Santa Cruz de Ténériffe, Idea, 2004), ainsi que la traduction du livre d’Edmond Jabès, Un extranjero con, bajo el brazo, un libro de pequeño formato (Barcelone, Galaxia Gutenberg — Círculo de Lectores, 2002).
Notes
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[1]
Ainsi, les ouvrages de Pierre Belon, d’André Thevet ou de Jean de Léry doivent une partie de leur succès à l’iconographie qui enrichit leurs récits. D’autre part, Théodore de Bry, graveur, libraire et éditeur, publie la célèbre collection des Grands et Petits voyages (Francfort 1590-1634) qui rassemble des récits d’expédition en Amérique et comporte 217 illustrations. Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et l’Histoire naturelle de Buffon sont des exemples de publications où l’image est liée à la démarche scientifique.
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[2]
Philippe Ménard, « L’illustration du Devisement du Monde de Marco Polo. Étude d’iconographie comparée », 1986, p. 19.
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[3]
Néanmoins, leur présence sur les bateaux provoqua encore de la méfiance. Ainsi, le naturaliste Georges Cuvier fait allusion à l’inefficacité de telles représentations qui, même si elles sont faites sur place, souffrent des principes théoriques que les dessinateurs ont appris. Il se trouve alors que les naturalistes ne peuvent s’en servir dans leurs recherches ( voir « Note instructive sur les recherches à faire… », dans Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française. Les Mémoires de la Société des observateurs de l’Homme en l’an VIII, 1994, p. 69). En revanche, le zoologue Péron déclare à propos des illustrations : « Cependant, une description, quelque complète qu’elle puisse être, ne sauroit jamais donner une assez juste idée de ces formes singulières, qui n’ont pas de terme précis de comparaison dans des objets antérieurement connus. Des figures correctes peuvent suppléer seules à l’imperfection du discours » (Voyage de Découvertes…, 1807, p. v).
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[4]
Michel Garnier, peintre de genre, Jacques Milbert, peintre de paysage et Louis Lebrun, dessinateur-architecte.
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[5]
Nicolas-Martin Petit (1777-1804) est d’abord engagé comme aide-canonnier sur la corvette Le Géographe. Après la relâche à l’Île de France, il est nommé dessinateur. Pour plus de détails, voir Ernest Théodore Hamy, « L’oeuvre ethnographique de Nicolas-Martin Petit dessinateur à bord du “Géographe”, 1801-1804 », 1891, p. 601-622 ; Jacqueline Bonnemains, « Biographie de Nicolas-Martin Petit, un des artistes de l’expédition aux Terres Australes (1800-1804) du Commandant Nicolas Baudin », 1987, p. 4-16 et « Les artistes du “Voyage de découvertes aux Terres Australes” (1800-1804) : Charles-Alexandre Lesueur et Nicolas-Martin Petit », 1989.
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[6]
Charles-Alexandre Lesueur (1778-1846) se fait enrôler comme aide-canonnier par Nicolas Baudin, qui connaît d’ailleurs ses capacités artistiques. Pendant la campagne, il travaille avec François Péron et, au retour de l’expédition, l’empereur les charge de publier la relation. Péron s’occupe de la partie historique et Lesueur et Petit, de l’atlas de gravures. En 1815, Lesueur fait une nouvelle campagne scientifique aux États-Unis avec le géologue William Maclure. Il y reste pendant quelques années où il continue ses recherches zoologiques et collabore avec le Muséum de Paris dont il est membre correspondant. Il rentre en France en 1837. Ses travaux scientifiques et son oeuvre artistique ont été reconnus de son vivant. Il légua une grande partie de ses collections zoologiques et géologiques au Havre, sa ville natale. Voir Jean-Pierre Robichon, « Charles Alexandre Lesueur et l’Australie », 1991, p. 89-108.
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[7]
D’ailleurs, ces dessinateurs sont logés à part avec le commandant, l’astronome et le géographe. Dans le journal de Baudin, on peut lire à propos de leur travail : « Les dessins coloriés qui se trouvent dans mon journal, exécutés par les citoyens Martin Petit et Lesueur ne laissent rien à désirer pour la régularité et l’exactitude » (ms. 5 JJ 35, p. 138).
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[8]
En effet, depuis le XVe siècle, nous trouvons de nombreuses notices sur cet archipel dans des textes français, ce qui a fait l’objet de plusieurs études. À ce propos, nous signalons le travail de Berta Pico et Dolores Corbella (dir.), Viajeros franceses a las Islas Canarias, 2000. Cette matière est aussi l’axe des recherches que nous menons — comme c’est le cas de cette contribution — dans le cadre du projet HUM2005-05785 du ministère espagnol de l’Éducation avec la collaboration du FEDER.
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[9]
Le caractère emblématique de ce célèbre volcan a non seulement nourri l’imagination des marins depuis l’Antiquité, puisqu’on pouvait l’apercevoir à une distance considérable, mais il a aussi constitué un objet d’étude permanente pour les historiens et les géologues, devenant ainsi un point de référence indispensable dans la littérature des voyages relative aux Canaries. La première ascension au pic du Teide attestée est effectuée vers 1590 par l’ingénieur crémonais Leonardo Torriani ; le témoignage suivant correspond à l’archevêque Thomas Sprat, qui rend compte de l’entreprise menée à bien par un petit groupe de commerçants britanniques au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, Feuillée entreprend la première ascension de type scientifique du fameux sommet et en 1776, Jean-Charles Borda réalise pour la première fois le calcul exact de son altitude au-dessus du niveau de la mer. Voir, entre autres, Sylvie Provost, « Le cercle de Borda et la carte des îles Canaries », 1996, p. 21-31 et José M. Oliver, Clara Curell et Cristina G. de Uriarte, « La sublimación del volcán : el Teide en la literatura de viajes francesa », à paraître.
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[10]
Voir Alfredo Herrera Piqué, Las Islas Canarias, escala científica en el Atlántico. Viajeros y naturalistas en el siglo XVIII, 1987 et Cristina G. de Uriarte, Literatura de viajes y Canarias. Tenerife en los relatos de viajeros franceses del siglo XVIII, à paraître.
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[11]
Le père Louis Feuillée (1660-1732) poursuivra tout au long de sa vie des recherches qui comprennent, entre autres, des études sur les satellites de Jupiter, sur les éclipses du Soleil et les éclipses lunaires, sur les comètes, les étoiles ou les taches solaires et qui furent publiées par l’Académie des sciences et dans différentes revues européennes. Pour plus de détails sur la vie et l’activité scientifique de Feuillée, on peut consulter, entre autres, les travaux de Cyprien Bernard, Un érudit bas-alpin, Louis Feuillée, père minime, 1904 ; Charles Bourgeois, « Le père Louis Feuillée astronome et botaniste du roi 1660-1732 », 1967, p. 333-357 et Cristina G. de Uriarte et José M. Oliver Frade, « Préparatifs, objectifs et résultats du voyage de Louis Feuillée aux îles Canaries en 1724 », à paraître.
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[12]
M. G. Saint-Yves, « Un voyageur bas-alpin : le père Louis Feuillée (1660-1732) », 1895, p. 302.
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[13]
On trouve le détail de cette expédition dans Voyage aux Isles Canaries ou Journal des observations Physiques, Mathématiques, Botaniques et Historiques faites par ordre de Sa Majesté, par le R.P. Louis Feuillée, religieux, minime, mathématicien et botaniste du Roy, Paris, 1724 (Bibliothèque nationale de France, ms. 22.222). Il s’agit d’une copie effectuée par ordre de La Condamine sur le manuscrit original de l’Académie, actuellement conservée par la Bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle (ms. 38). Il existe aussi un manuscrit autographe, avec de nombreuses variantes, à la Bibliothèque de Marseille (49.030, ms. 1138 du catalogue Albanès). Le Voyage contient, en plus, une « Histoire ancienne et moderne des Isles Canaries » d’une cinquantaine de pages. En vérité, c’est la deuxième fois que Feuillée visite les Canaries, car son premier séjour date du 22 mai au 2 juin 1708 lors d’une campagne dans l’Amérique méridionale. Le récit de ce voyage a pour titre Journal des observations physiques, mathématiques et botaniques, faites par l’ordre du Roy sur les côtes orientales de l’Amérique méridionale, & dans les Indes Occidentales, depuis l’année 1707, jusques en 1712, 1714.
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[14]
Baudin (1754-1803) participe à la guerre d’Indépendance avant d’être engagé par l’empereur d’Autriche pour rapatrier des collections botaniques du Cap, de l’Île-de-France et de l’île Bourbon. À la suite de la déclaration de guerre entre la France et l’Autriche, il demande sa réintégration dans la marine militaire. Il est surtout connu pour avoir commandé deux voyages de découvertes : l’expédition aux Antilles (1796-1798) et le voyage aux terres Australes (1800-1804).
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[15]
L’expédition arrive en France 1 an, 7 mois et 27 jours après son départ. La campagne de la Belle-Angélique fut un véritable succès du point de vue scientifique puisqu’il fallut construire un nouveau bâtiment pour pouvoir héberger les collections du Musée d’histoire naturelle formées par 450 oiseaux, 4 000 papillons et insectes, 200 coquillages, 200 échantillons de bois, une caisse de minéraux, 4 caisses de graines, 8 000 plantes séchées et 207 caisses contenant 800 plantes et arbustes vivants.
-
[16]
Journal du voyage de la flûte La Belle Angélique, armée au Havre et commandée par Baudin, aux îles Sainte-Croix de Ténériffe, de la Trinité, de Saint-Thomas, de Porto-Rico, etc., Paris, Muséum national d’histoire naturelle, ms. 49. On dispose aussi de la relation du naturaliste Ledru, Voyage aux Îles Ténériffe, La Trinité, Saint-Thomas, Sainte-Croix et Porto-Ricco, exécuté par ordre du Gouvernement français, depuis le 30 Septembre 1796 jusqu’au 7 Juin 1798, sous la Direction du Capitaine Baudin, pour faire des Recherches et des Collections relatives à l’Histoire Naturelle ; contenant des Observations sur le Climat, le Sol, la Population, l’Agriculture, les Productions de ces Iles, le Caractère, les Moeurs et le Commerce de leurs Habitants. Par André-Pierre Ledru, l’un des Naturalistes de l’Expédition. Ouvrage accompagné de notes et d’additions, par M. Sonnin, 1810. André-Pierre Ledru (1761-1825) appartient à une famille aisée et fut un des membres du clergé qui jura la Constitution. Il renonça à ses voeux avant de s’enrôler comme botaniste dans l’expédition de Baudin aux Antilles au cours de laquelle il rassembla une extraordinaire collection de plantes, de graines, de minéraux et de coquillages.
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[17]
En effet, dès 1798, Baudin avait projeté un nouveau voyage scientifique dont le but était de rassembler des spécimens de tous les continents, sauf l’Europe. Les navires devaient atteindre le cap Horn ou le détroit de Magellan et parcourir les côtes américaines, depuis le Chili jusqu’au Mexique. Pour des raisons d’ordre économique, l’Académie des sciences réduisit le projet initial à l’exploration des côtes australiennes et de ses alentours suivant un plan mis en place par Baudin lui-même, qui comprenait l’étude de l’histoire naturelle, la création des collections de la flore et de la faune, l’élaboration d’une cartographie australienne et une analyse des relations avec les Indes néerlandaises.
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[18]
Pour plus de détails sur cette expédition, voir, entre autres, Jean Paul Faivre, « Le capitaine Baudin aux “Isles d’Amérique” », 1938, p. 334-356 ; René Bouvier et Édouard Maynial, Une aventure dans les mers australes : l’expédition du commandant Baudin (1800-1803), 1947 ; Jean Paul Faivre, L’expansion française dans le Pacifique, 1800-1842, 1953 ; voir notamment « L’expédition Baudin et les velléités de la politique impériale », p. 73-183 ; Christine Cornell, The Journal of Post Captain Nicolas Baudin, Commander-in-Chief of the Corvettes Géographe and Naturaliste Assigned by Order of the Government to a Voyage of Discovery, 1974 ; Benoît Van Reeth, Nicolas Baudin et le voyage aux terres australes, 1984 ; Frank Horner, The French Reconnaissance. Baudin in Australia 1801-1803, 1987 ; Roger Ageorges, Île de Ré, terres australes : les voyages du capitaine Baudin marin et naturaliste, 1994.
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[19]
Il est à noter que ce sont eux qui réalisèrent les aquarelles sur les Canaries alors qu’à cette étape du voyage, ils n’avaient pas encore été nommés officiellement.
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[20]
Pierre Bernard Milius (1773-1829) embarque très jeune sur les navires de son père, armateur. En 1793, il entre dans la Marine nationale et participe à de nombreuses campagnes scientifiques. En 1815, il est nommé directeur du port de Brest et, de 1818 à 1821, il occupe le poste de commandant et administrateur pour le roi à l’île de Bourbon. Malade, il accepte le poste de gouverneur de la Guyane qu’il doit quitter, car son état de santé ne lui permet pas d’y rester. En France, il occupe différents postes dans la Marine.
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[21]
En mars 1804 se termine une expédition extrêmement difficile et tragique où, dès les premières semaines, les désertions et les maladies furent à l’ordre du jour et où plus de la moitié de ses membres périrent pendant la traversée. Du point de vue scientifique, cette expédition fut longtemps considérée comme une expédition modèle. C’est ce qu’il ressort des 32 cartes des côtes australiennes, des résultats astronomiques, des 206 caisses d’histoire naturelle contenant plus de 23 000 échantillons, des 2 500 nouvelles espèces animales et des 1 500 dessins et aquarelles d’animaux vivants réalisés par Nicolas Petit et Charles Alexandre Lesueur. Les études météorologiques, océanographiques et hydrographiques furent également d’une importance considérable.
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[22]
François Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes exécuté par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sur les corvettes le Géographe, le Naturaliste ; et la goélette le Casuarina, pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, 1807. La rédaction du second volume est interrompue par la mort de Péron, il est terminé par Freycinet et publié en 1816. Péron (1769-1810), membre correspondant de l’Institut et de l’Académie des sciences, publia le résultat de ses recherches dans le Journal de physique et dans les Annales du Muséum d’histoire naturelle.
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[23]
Louis Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes exécuté par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sur les corvettes le Géographe, le Naturaliste ; et la goélette le Casuarina, pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, sous le commandement du capitaine de vaisseau N. Baudin, 1815. En 1817, Freycinet (1779-1842) reçut le commandement d’une nouvelle campagne scientifique. À bord des corvettes L’Uranie et La Physicienne, il mena des recherches sur le magnétisme terrestre, la météorologie et l’histoire naturelle. À son retour, en 1820, et jusqu’à sa mort, il se consacra à la rédaction du Voyage autour du monde, entrepris par ordre du roi (Paris, 1824-1844, 13 vol. et 4 atlas).
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[24]
Le naturaliste Bory de Saint-Vincent (1780-1846) publie une étude sur les Canaries, Essais sur les îles Fortunées et l’Antique Atlantide ou Précis de l’histoire de l’Archipel des Canaries (1803) et le récit de sa traversée, Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique, fait par ordre du Gouvernement, pendant les années neuf et dix de la République (1801 et 1802), avec l’histoire de la traversée du capitaine Baudin jusqu’au Port-Louis de l’île Maurice (1804). Milbert, qui dessine une fontaine de Ténériffe et dresse le plan d’une maison de l’île, rédige Voyage pittoresque à l’île de France, au Cap de Bonne Espérance et à l’île de Ténériffe (1812). Le jardinier Anselme Riedlé ( ?-1801) écrit Journal général du voyage des découvertes dans la mer de linde depuis mon mon départ de paris qui ete le six vendemiaire an 9eme de la republique française une et indivisible. Expedition ordonnée par le gouvernement et le commandement a ete donne au citoyen Beaudin capitaine de veseaux. Il existe également des lettres datées de 1802 et 1803, presque toutes inédites, adressées à Hamelin et à A. L. Jussieu, alors directeur du Musée d’histoire naturelle et qui sont actuellement conservées dans ce musée à Paris. Les documents concernant cette campagne sont conservés aux Archives nationales (5JJ24 —5 JJ 57) et à la Bibliothèque nationale de France.
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[25]
Archives nationales, 5JJ36, 5JJ37, 5JJ38, 5JJ39 et 5JJ40A.
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[26]
Archives nationales, 5JJ35, 5JJ40B, 5JJ40C, 5JJ40D. Le texte complet de Baudin avec ses illustrations a fait l’objet d’une publication récente, Mon voyage aux Terres Australes. Journal personnel du commandant Baudin, 2000.
-
[27]
Nous tenons à remercier le Muséum d’histoire naturelle de la ville du Havre et, en particulier, madame Gabrielle Baglione d’avoir permis la reproduction des illustrations appartenant à la collection Lesueur qui accompagnent cet article.
-
[28]
Le manuscrit du voyage appartient à une collection privée. Le microfilm se trouve à la Bibliothèque nationale d’Australie (Canberra). En France, son récit a été édité par Jacqueline Bonnemains et Pascale Hauguel, Voyage aux Terres Australes, 1987. Les références aux Canaries sont succinctes et le mémoire particulier où il traite de chacune des îles n’apporte rien de nouveau sur cet archipel.
-
[29]
Jean-Baptiste-Geneviève-Marcellin Bory de Saint-Vincent, Voyage dans les quatre principales îles, op. cit., p. 81.
-
[30]
André-Pierre Ledru, Voyage aux Îles Ténériffe, op. cit., p. 56.
-
[31]
Ibid., p. 55-56. Sur les femmes aux Canaries à cette époque, voir Manuel Hernández González, Mujer y vida cotidiana en Canarias en el siglo XVIII, 1998.
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[32]
L’homme et la femme des Canaries vêtus du costume traditionnel vont constituer le motif préféré des voyageurs du XIXe siècle. Le commerçant Alfred Diston, qui résida longtemps à Ténériffe, est l’auteur de Costumes of the Canary Islands et les Miscellanées Canariennes, qui font partie de l’Histoire naturelle des Îles Canaries de P. Barker-Webb et Sabin Berthelot, contiennent 60 planches réalisées par Williams, Berthelot et Diston.
-
[33]
Le philosophe Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) se plaint des nombreuses descriptions des costumes des autochtones qui ignorent des aspects aussi importants que leur caractère symbolique : « Les vêtements des sauvages sont ordinairement très bien décrits par des voyageurs ; c’est là presque toujours leur principale observation, souvent la seule ; mais il faudrait ne pas se borner à remarquer leur costume ; il faudrait savoir quelle répugnance ils auraient à en changer, ou à adopter les nôtres [...]. Il faudrait observer enfin si les costumes varient entre eux à raison de l’âge ou de la prééminence, et s’ils y trouvent un signe d’autorité ou de richesse, quelles idées ils ont de la parure, quelle importance ils y attachent » (« Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages », dans Jean copans et Jean Jamin, Aux origines del’anthropologie française, op. cit., p. 89).
-
[34]
José Antonio Pérez Cruz, La vestimenta tradicional de Gran Canaria, 1996, p. 104.
-
[35]
« Les femmes de Canarie se mettent d’une manière pitoyable et incommode ; presque toutes ont, outre beaucoup de jupes, une sorte de mantelet d’étoffe de laine, ressemblant à une autre jupe, qui attacherait au milieu du corps, et au-dessus des premières, et qui serait renversée, de sorte que l’ouverture se trouverait en haut ; un bord en est appuyé sur la tête, et la lèse couvre le cou, les épaules et le dos ; tout est confondu par cet étrange accoutrement, qui renferme aussi les bras ; on en attrape les côtés par devant, de manière à ne laisser qu’une petite ouverture devant le visage : on le nomme mante » (Jean-Baptiste-Geneviève-Marcellin Bory de Saint-Vincent, Essais sur les îles Fortunées, op. cit., p. 241-242).
-
[36]
Anselme Riedlé, Journal général du voyage, p. 54.
-
[37]
Pierre de Ronsard, Journal, p. 5.
-
[38]
Parmi toutes les fantaisies dont l’archipel a fait l’objet tout au long de son histoire, le mythe des îles Fortunées est sûrement l’un des plus puissants. De nombreux voyageurs considèrent en effet que ces îles sont paradisiaques, mais d’autres le démentent. Pourtant, tous ceux qui débarquent sur ses côtes, sans exception, caressent l’espoir d’y trouver l’espace rêvé : « Dans mes diverses courses j’espérois rencontrer quelques vestiges des Îles Fortunées ; mais rien de ce qui s’offrit à mes regards ne fut capable de m’en retracer le souvenir » (Jacques-Gérard Milbert, Voyage pittoresque, op. cit., p. 20).
-
[39]
Anselme Riedlé, Journal général du voyage, op. cit., p. 54.
-
[40]
L’un des plus frappants est celui de l’aide-jardinier Antoine Sautier, qui déclare dans son journal manuscrit que s’il avait dû se marier et passer le reste de ses jours dans les îles, il n’aurait pas vécu très longtemps (Journal de voyage, p. 8).
-
[41]
Ainsi, certains voyageurs considèrent que les heures que les femmes canariennes passent assises à leur fenêtre constituent une lamentable perte de temps (Bory de Saint-Vincent, Voyage dans les quatre principales îles, op. cit., p. 24).
-
[42]
Louis Feuillée, Voyage aux Isles Canaries, op. cit., p. 36-37.
-
[43]
Pour leur part, la relation du dessinateur Milbert est une extraordinaire source d’information sur le vêtement masculin et féminin (Voyage pittoresque, op. cit., p. 29-31) et les Essais de Bory de Saint-Vincent constituent une lecture indispensable pour bien comprendre les images (Essais sur les îles Fortunées, op. cit., p. 241-242).
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[44]
Elles ont été maintes fois reproduites dans les ouvrages consacrés à la population des îles.
-
[45]
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un journal de bord où les détails de la navigation l’emportent sur n’importe quel autre événement. Il est cependant surprenant que la relation de Ledru, où les références aux îles Canaries remplissent plus de 200 pages, ne fasse aucune allusion aux costumes traditionnels. Par contre, Bory de Saint-Vincent, qui accompagna Baudin dans la première étape de son voyage aux terres Australes, leur consacra une séquence (Essais sur les îles Fortunées, op. cit., p. 241-243).
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- — — —, Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique, fait par ordre du Gouvernement, pendant les années neuf et dix de la République (1801 et 1802), avec l’histoire de la traversée du capitaine Baudin jusqu’au Port-Louis de l’île Maurice, Paris, F. Buisson, 4 vol., 1804.
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