Volume 37, Number 3, 2006 Les Européens des lumières face aux indigènes : image et textualité Guest-edited by Monique Moser-Verrey and Peggy Davis
Table of contents (10 articles)
Études
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Images pittoresques, texte « romanesque » : la représentation de l’indigène dans le Voyage du chevalier d’Arvieux (Paris, André Cailleau, 1717)
Isabelle Morlin
pp. 15–36
AbstractFR:
En 1717 paraît la relation du voyage fait par le chevalier d’Arvieux en Palestine, à la cour des Bédouins (voyage effectué de 1664 à 1665). Au fil de ce récit, on relève trois illustrations représentant les indigènes côtoyés et décrits par le narrateur. Leur fonction première, traditionnelle dans le genre du récit de voyage, semble documentaire. L’image a aussi dans ce récit une valeur discrètement pittoresque et tend à figer les personnages représentés en « types ». Au-delà, l’image semble parfois avoir une troisième fonction, plus originale. Elle participe à la « dérive romanesque » du récit, fréquente dans les récits de voyage, et c’est par la mise en relation avec le texte qu’elle acquiert cette fonction. Ainsi, rien n’indique dans la légende de la première illustration (« Cavalier arabe ») qu’elle pourrait représenter le chevalier d’Arvieux lui-même ; pourtant, elle est insérée au milieu de la description du déguisement « à l’arabesque » que le voyageur-narrateur adopte au début de son voyage, pour déjouer les périls de la route. L’image dans ce récit a donc un statut ambigu : censée représenter l’autre, elle tend en même temps à représenter le voyageur (narrateur) lui-même, sous les oripeaux de l’indigène ; supposée apporter des précisions documentaires et objectives, elle introduit le thème du déguisement, du masque et de la supercherie et, au-delà, révèle le processus de métamorphose identitaire à l’oeuvre dans le voyage.
EN:
The year 1717 saw the publication of the travelogue kept by the chevalier d’Arvieux in Palestine and at the Bedouins’ court from 1664 to 1665. Throughout this narrative, three illustrations of the local inhabitants emerge that are primarily of documentary value (as is usually the case in such writings). Yet these depictions also tend to typecast the people in a somewhat picturesque fashion. As well, these images serve a third, more original purpose, their close relationship with the words causing the diary to evolve into a novel, a drift not uncommon to travelogues. For instance, nothing in the caption of the first image (“Arab rider”) rules out the possibility that the man is the chevalier d’Arvieux himself. Yet it intersperses the description of the “arabesque” disguise adopted by the author at the beginning of his journey to thwart upcoming dangers. This image is therefore ambiguous, supposedly depicting “another” while illustrating the author in local garb, providing objective documentary clarifications while suggesting hidden meanings of deceit and disguise, and possibly bringing to the fore the apparent morphing of the author’s identity with the characters he describes.
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La représentation de la population des îles Canaries dans les récits de voyage
Cristina G. de Uriarte
pp. 37–56
AbstractFR:
La reproduction du monde dans le récit de voyage s’est opérée par le langage mais aussi par le canal de l’image. Si dans un premier moment son importance reste limitée, bientôt de nombreux récits donnent à voir les peuples du monde ainsi que les gestes des découvreurs. En effet, à côté des vues de villes, des reproductions de curiosités naturelles et de monuments, la représentation de l’homme occupe une place de plus en plus importante, car elle apporte un supplément d’information et sert à interpréter le texte.
Les expéditions scientifiques du XVIIIe siècle comptent parmi leurs membres des dessinateurs reconnus qui, suivant les instructions rédigées pour ce type de campagnes, sont requis pour effectuer des dessins botaniques et zoologiques mais aussi ethnographiques.
L’escale aux Canaries au commencement du voyage constitue la première occasion pour l’artiste de représenter des étrangers dans leur milieu naturel. Les dessins de Louis Feuillée mais surtout ceux de Nicolas-Martin Petit et Charles-Alexandre Lesueur, qui illustrent le livre de bord de Nicolas Baudin, commandant de l’expédition aux Terres Australes, montrent des images prises sur le vif, saisies au quotidien où l’absence de tout décor rehausse le discours ethnographique du voyageur.
Notre travail porte sur l’analyse des conditions dans lesquelles ont été représentés les habitants des Îles Canaries. Une attention particulière sera portée au regard sur la population de l’Archipel construit à partir de l’observation directe mais aussi d’une idée préétablie de la société insulaire.
EN:
Depiction of the world in travel writing is achieved by means of both language and image. Although visual elements in travel writing were initially of lesser importance, they later came to figure prominently in numerous texts describing both the world’s peoples and the achievements of their discoverers. In fact, aside from images of towns, of natural curiosities and monuments, the depiction of human beings comes to gain greater and greater prominence as it both supplements the written text and provides a means of interpreting that text.
In the 18th century, scientific expeditions included well-known illustrators who, in keeping with written instructions for these journeys, were to produce botanical, zoological and ethnographic illustrations.
The first port of call in the Canary Islands gave the artist a first opportunity to depict foreign peoples in their natural environment. Examples of this are the drawings of Louis Feuillée and those of Nicolas-Martin Petit and Charles-Alexandre Lesueur. The latter illustrated the ship’s log during Nicolas Boudin’s southern expedition, creating vivid, unframed snapshots of daily life that contribute to the ethnographic discourse of the traveler.
Our study analyses the living conditions of the inhabitants of the Canary Islands as depicted in those illustrations, with a particular focus on the results of direct observation as well as pre-established notions of island society.
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Patagons et Polynésiens : premières estampes du Pacifique : un nouveau régime de l’image imprimée
Philippe Despoix and Stéphane Roy
pp. 57–75
AbstractFR:
Symbolisant un nouveau type d’exploration, les relations officielles des voyages autour du monde des années 1770-1780 comprennent un grand nombre de gravures illustrant la rencontre avec les indigènes inconnus des « Mers du Sud ». Le plus souvent gravées d’après les dessins des savants et artistes à bord, les représentations des Patagons, réduits à leur taille réelle par une rhétorique de la mesure, et celles des Polynésiens, magnifiés par le canon néoclassique, montrent de manière exemplaire combien les savoirs anthropologiques, pour être opérants, dépendent des techniques et médias de reproduction.
EN:
Symbolizing a new type of exploration, official accounts of voyages around the world in the 1770s and 1780s include many prints illustrating encounters with indigenous people of the South Seas. Engraved mostly based on drawings made by on-board scientists and artists, depictions of Patagonians (reduced to their actual size by a rhetoric of accuracy) and Polynesians (magnified by a neoclassical canon) illustrate how anthropological knowledge hinges on graphical means and techniques.
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La tragédie de la conquête du Mexique selon Louis d’Ussieux
Monique Moser-Verrey
pp. 77–95
AbstractFR:
Auteur, traducteur, éditeur et publiciste très prolifique juste avant la Révolution, Louis d’Ussieux (1744-1805) a signé à Paris une production variée et largement diffusée à travers l’Europe, mais peu étudiée. Cet article offre un survol des nouvelles illustrées de son Décaméron françois dont l’action se situe à l’extérieur de l’Europe, en Orient ou en Amérique, pour montrer ensuite comment, en homme des Lumières, il transforme dans Thélaïre, nouvelle mexicaine (1775) l’image idyllique des Aztèques, véhiculée au cours des années 1750 dans l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost, en scène tragique. Les gloires coupables de Cortés, des Espagnols et des Européens s’en trouvent ternies.
EN:
Louis d’Ussieux (1744-1805) was a prolific Paris-based author, translator, editor and journalist whose varied pre-Revolution oeuvre is widely distributed throughout Europe, yet remains little studied. This article surveys the illustrated short stories from his Décaméron françois that take place in the Orient or in America, outside Europe. The study of Thélaïre, nouvelle mexicaine (1775) shoes how d’Ussieux transforms the idyllic vision of the Aztecs prevalent in Prévost’s Histoire générale des voyages (1750s) into a tragedy, thereby tarnishing the questionable glory of Cortes, Spain and Europe.
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Sade et l’exotisme africain : images de Noirs
Emmanuelle Sauvage
pp. 97–116
AbstractFR:
La figure exotique de l’Autre a fait l’objet de nombreuses études dans Aline et Valcour, mais a été peu traitée dans les autres récits sadiens. Le présent article porte sur les personnages noirs mis en scène dans les romans pornographiques et dans une des nouvelles de Sade, aussi bien à l’écrit que dans les gravures : quatre d’entre elles comportent des figures de Noirs dans trois romans différents. L’étude des liens entre texte et image permet de mesurer l’écart qui existe entre ces deux modes de représentation des Noirs, mais aussi entre les Noirs et les Blancs. Si cette confrontation révèle des différences, elle montre également de curieux exemples de métissage symbolique.
EN:
While the subject of many studies concerning Aline et Valcour, the exotic figure of the Other is mostly ignored in the other Sadean narratives. This article focuses on the Black characters depicted in both Sade’s texts, including his pornographic novels and one short story, and their illustrations: four engravings in three novels depict Black characters. Studying the links between the literary and the visual identifies the gaps between these two genres as regards the depiction of Black characters, both per se and in comparison with that of White characters. While this comparison does reveal differences, it also raises some curious examples of symbolic mixes.
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La quête de primitivisme ou le doute envers la civilisation : l’illustration visuelle dans Les Incas de Marmontel (1777) et Atala de Chateaubriand (1801)
Peggy Davis
pp. 117–144
AbstractFR:
Les Incas de Marmontel (1777) et Atala de Chateaubriand (1801) ont suscité dès leur parution une abondante imagerie. L’examen thématique d’une sélection d’estampes inspirées de ces deux romans révèle la construction d’un discours primitiviste sur la rencontre de l’Européen avec l’indigène américain. Au plan idéologique, les récits et les images soutiennent la critique de la mission civilisatrice et évangélisatrice, tandis que sur le plan esthétique, ils traduisent la crise du classicisme et son renouvellement thématique. Le corpus graphique inspiré des Incas et d’Atala se répartit en trois catégories d’images : les illustrations de livres, les suites narratives d’estampes et les estampes d’interprétation des tableaux exposés au Salon. Le rapport entre image et textualité, variable selon ces catégories, révèle une autonomie croissante de l’image par rapport au texte.
EN:
As soon as they were published, Marmontel’s Incas (1777) and Chateaubriand’s Atala (1801) gave rise to much imagery. The thematic examination of selected prints inspired from these two novels demonstrates the construct of a discourse tinged by primitivism as relates to European encounters with American natives. On an ideological level, both the narratives and images reinforce the criticism levelled at civilising and evangelising efforts while, on an aesthetical plane they convey the crisis of Classicism and its thematic renewal. The graphic corpus derived from Incas and Atala is three-fold : book illustrations, narrative series of prints, and prints after paintings exhibited at the Salon. While differing from one category to the next, the relationship between the word and the image is revealed as increasingly independent.
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La campagne d’Égypte du général Bonaparte et l’exotisme oriental : portrait de l’indigène chez Anne-Louis Girodet (1767-1824)
Annie Champagne
pp. 145–168
AbstractFR:
L’oeuvre d’Anne-Louis Girodet témoigne d’un intérêt indéniable pour l’exotisme et plus précisément pour l’indigène oriental. L’étude de quelques tableaux et d’un poème montre les particularités du regard que jette le peintre français sur les peuples dits primitifs, à l’époque charnière de la fin des Lumières. Cette analyse est replacée dans le contexte de l’expédition d’Égypte (1798-1801) de Napoléon Bonaparte qui a joué un rôle important dans le développement de ce mouvement qu’est l’orientalisme. On assiste alors à la rencontre entre l’homme civilisé et l’indigène oriental qui deviendra, tour à tour, objet d’étude et de curiosité, fantasme et construction imaginaire.
EN:
The work of Anne-Louis Girodet reveals an undeniable interest in exoticism, especially for Oriental natives. The study of some of his paintings and a poem teaches us how the French artist represented so-called “primitive” peoples at the end of the Enlightenment era. This analysis is recontextualized within Napoleon Bonaparte’s Egyptian expedition (1798-1801), which played a key role in fostering the Orientalist movement. We thus witness the meeting of the civilized man and the oriental native, that interchangeable subject of study, curiosity, fantasy and imaginary construct.