Cher Sébastien Côté, Puisque la section « Débat » de la revue a privilégié, dans les derniers numéros, la forme épistolaire, que j’ai une prédilection pour celle-ci et que votre analyse de mon ouvrage adopte un ton très cordial, je l’emploierai pour répondre aux réserves ou objections que vous avez soulevées. Je le ferai d’ailleurs avec une impression d’écho intérieur, car vos principales remarques reprennent des questions que je m’étais moi-même formulées, tant au cours de la rédaction de ma thèse de doctorat qu’au cours de sa refonte dans le cadre actuel. C’est dire la justesse de votre propos. La première de vos réticences tient à ma lecture de la nouvelle « La comédie de Charleroi », dans le recueil du même nom de Pierre Drieu La Rochelle, que vous estimez trop généralisante parce qu’en définitive, elle conduirait à ranger sous l’étiquette du fascisme « tout récit mettant en scène un héros militaire qui se distingue de la masse au milieu des combats ». Sous le problème plus spécifique de l’analyse de texte, la divergence d’interprétation porte en fait sur la définition même de l’esthétique fasciste. Voilà pourquoi j’estime, comme vous, qu’il importe de s’y pencher. Si, à mon sens, il y a dans ce texte épure du discours fasciste sur l’héroïsme, ce n’est pas seulement parce qu’un homme se dresse sur le champ de bataille et s’impose de ce fait comme chef à la masse des soldats, qu’il pourra ainsi pétrir dans ses mains, mais aussi en vertu de tous les éléments associés à ce passage et de la construction même de la nouvelle. Cette épiphanie guerrière développe une érotisation radicale du « rut héroïque », propose la substitution de la « vieille hiérarchie imbécile » des jours de paix par la hiérarchie « naturelle » et spontanée issue de la charge, esquisse une communauté soudée par l’émotion et entièrement soumise à l’autorité absolue du chef et repose sur une conception de l’histoire cataclysmique ; voilà autant de traits qui précisent la portée idéologique du passage. Qui plus est, la société idéale esquissée dans ce dernier s’oppose point par point, dans la nouvelle, à la société de l’après-guerre, caricaturalement ramenée à la figure d’une Marianne enjuivée, celle de Mme Pragen. Or, ce n’est qu’en vertu de la conjonction de tous ces éléments que l’on peut y voir un texte exemplaire de l’esthétique fasciste. Je me permets d’insister sur ces détails précisément parce que l’on ne peut réduire cette esthétique, ni même le fascisme, à une seule de ses composantes, sous peine de fausser l’analyse. Là réside d’ailleurs une des difficultés majeures des études sur le fascisme : tirant à lui de vastes pans de la culture européenne du XXe siècle, pour les recycler sans vergogne, le fascisme dissémine ses éléments un peu partout. D’où la difficulté de tracer des frontières nettes. Vous formulez aussi une objection à une autre de mes interprétations des textes de Drieu ; là où, retraçant la représentation du groupe de son premier recueil, Interrogation (1917), jusqu’à La suite dans les idées (1927), pour la comparer à l’évocation des foules fascistes qu’il élaborera à partir de 1934, j’avance que toutes deux développent une même exaltation de la troupe de jeunes hommes forts intimement soudée, vous jugez que l’on ne saurait pour autant parler d’une « préfiguration poétique du “ nous ” fasciste ». Ayant construit cette analyse à rebours des thèses qui présentent l’engagement fasciste de Drieu, à partir de 1934, comme un tournant, une « conversion », j’ai voulu montrer la récurrence d’un même topos, appliqué aussi bien aux soldats de 1914-1918 …
Débat
[Sans titre][Record]
- Michel Lacroix
Online publication: Oct. 18, 2005
A document of the journal Études littéraires
Volume 36, Number 3, Spring 2005, p. 144–145
D’un écrivain l’autre : quelques méconnus du XXe siècle et leurs références
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