Sans doute parce qu’ils n’ont jamais pris le pouvoir, ni ne sont parvenus à concentrer sur eux l’attention nationale, Jacques Doriot et les mouvements fascistes français demeurent, encore aujourd’hui, relativement peu étudiés. Cela étant, soutient Michel Lacroix, il ne faut pas pour autant croire que le fascisme n’avait pas d’assises en France. Au contraire, attisée par la ferveur des pays voisins, cette idéologie se serait constituée par le recyclage et l’assemblage d’idées déjà répandues sous la IIIe République, si bien qu’elle se manifeste dans pratiquement toutes les « strates » du discours social de l’entre-deux-guerres. De plus, avance l’auteur, en France comme ailleurs en Europe, l’idéologie fasciste reposait avant tout sur des principes esthétiques. Il s’agit là d’un élément essentiel à la compréhension de son ouvrage, dont les deux hypothèses de départ sont les suivantes : « l’esthétique, dans le fascisme, est une dimension première et essentielle » et « le fascisme représente la radicalisation d’un vaste pan de la culture européenne du début du XXe siècle ». Une telle célébration du chef implique une valorisation aiguë de l’héroïsme. Or, se demande Lacroix, comment construit-on ce héros ? Si Mussolini s’est fait grâce à l’exploitation de l’image, Drieu s’est chargé de louanger Doriot sur le mode lyrique. En gros, le chef prend le visage du héros si le combat à mener est grandiose et, puisque dans l’esthétique fasciste le chef est toujours placé au-dessus des masses, cela ne peut manquer d’arriver. À ce sujet, Lacroix remarque avec justesse qu’il existe dans le discours fasciste une contradiction majeure entre la condamnation de l’individualisme bourgeois (obstacle au véritable esprit de corps) et la célébration des qualités quasi électives du chef. Bref, les fascistes valorisent l’enracinement de l’individu dans sa nation s’il en résulte une masse humaine uniforme et façonnable. Au-delà de cet idéal abstrait, les fascistes craignent et dénigrent les masses, car leur résistance risquerait d’entacher leur grand oeuvre. Au chef politique correspond, dans la littérature fasciste, le héros de guerre. Aussi le lieu privilégié où l’homme anonyme se distingue de ses semblables est-il souvent le champ de bataille. Fait à noter, plusieurs mouvements fascistes français, notamment ceux qui étaient formés par d’anciens combattants de la Première Guerre (dont Drieu), ont défendu le pacifisme. Néanmoins, il ressort de la glorification de la guerre comme point d’aboutissement héroïque de l’homme plusieurs éléments clés : renoncement à soi, refus du quotidien et de la normalité et désir de vivre une épopée nationale. Ainsi, « avec les fascistes, l’épopée tourne au lyrisme politique ». Pour illustrer le topos de la naissance du héros par l’épiphanie guerrière, Lacroix analyse une nouvelle de Drieu, « La comédie de Charleroi » (1933). Il faut d’abord préciser que l’auteur a raison de la qualifier de « narration dominée par le mépris et la haine ». Cependant, on peut y voir également, voire surtout, la relecture désabusée d’une expérience personnelle du front. Il faut se rappeler que Drieu a grandi sous le signe de Napoléon, glorifié en tant que dernier grand héros militaire français. Aussi peut-on avancer que, pour le jeune homme et ses camarades qui, en août 1914, se lancèrent aveuglément dans la bataille de Charleroi contre un ennemi trop puissant et, ultimement, vers la mort, la sordide réalité de la guerre fut des plus décevantes. De ce point de vue, Lacroix a raison d’écrire qu’il n’y a « [r]ien de glorieux dans tout cela, aucune trace d’héroïsme ». Cela dit, je rappelle que le personnage-narrateur raconte après coup l’atmosphère de la charge : il se trouvait alors au front, au milieu des balles et …