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Gilles tombait des nues. Un mouvement fasciste en France ? Il n’en avait pas la moindre idée… Manquait-il d’information ? Mais non, c’était une fantasmagori.
Pierre Drieu La Rochelle,Gilles, Paris, Gallimard, 1996, p. 578.
Sans doute parce qu’ils n’ont jamais pris le pouvoir, ni ne sont parvenus à concentrer sur eux l’attention nationale, Jacques Doriot et les mouvements fascistes français demeurent, encore aujourd’hui, relativement peu étudiés. Cela étant, soutient Michel Lacroix, il ne faut pas pour autant croire que le fascisme n’avait pas d’assises en France. Au contraire, attisée par la ferveur des pays voisins, cette idéologie se serait constituée par le recyclage et l’assemblage d’idées déjà répandues sous la IIIe République, si bien qu’elle se manifeste dans pratiquement toutes les « strates » du discours social de l’entre-deux-guerres. De plus, avance l’auteur, en France comme ailleurs en Europe, l’idéologie fasciste reposait avant tout sur des principes esthétiques. Il s’agit là d’un élément essentiel à la compréhension de son ouvrage, dont les deux hypothèses de départ sont les suivantes : « l’esthétique, dans le fascisme, est une dimension première et essentielle[1] » et « le fascisme représente la radicalisation d’un vaste pan de la culture européenne du début du XXe siècle[2] ».
Topos par excellence de la rhétorique fasciste, le culte du chef (ch. 1) reposerait avant tout sur le charisme et le recours au pathos dans les manifestations publiques. En cela, le chef fasciste s’oppose absolument à la raison et à l’ethos (ou au logos). Pourtant, bien que le lien entre charisme et esthétique (performative, par exemple) soit clair, l’auteur souligne que cette piste reste peu explorée dans la recherche sur le fascisme. Pour combler cette lacune, il passe en revue certains topoï du chef fasciste, soit le dictateur en artiste, en poète ou en prophète. Ainsi, tel un sculpteur, le chef a pour mission de façonner les masses, afin d’en tirer son chef-d’oeuvre : une société idéale à son image. On devine qu’en éliminant la laideur selon ses propres critères de beauté, cet art « sociétal » fasciste comporte une large part de violence. Quant au chef poète ou prophète, il exprime la vérité tel un dieu vivant, le sens véritable se trouvant au-delà des paroles, dans l’espace non rationnel de la voix. L’auteur rappelle d’ailleurs que Robert Brasillach et Pierre Drieu La Rochelle ont décrit le chef fasciste en des termes religieux[3].
Une telle célébration du chef implique une valorisation aiguë de l’héroïsme. Or, se demande Lacroix, comment construit-on ce héros ? Si Mussolini s’est fait grâce à l’exploitation de l’image[4], Drieu s’est chargé de louanger Doriot sur le mode lyrique. En gros, le chef prend le visage du héros si le combat à mener est grandiose et, puisque dans l’esthétique fasciste le chef est toujours placé au-dessus des masses, cela ne peut manquer d’arriver. À ce sujet, Lacroix remarque avec justesse qu’il existe dans le discours fasciste une contradiction majeure entre la condamnation de l’individualisme bourgeois (obstacle au véritable esprit de corps) et la célébration des qualités quasi électives du chef. Bref, les fascistes valorisent l’enracinement de l’individu dans sa nation s’il en résulte une masse humaine uniforme et façonnable. Au-delà de cet idéal abstrait, les fascistes craignent et dénigrent les masses, car leur résistance risquerait d’entacher leur grand oeuvre.
Au chef politique correspond, dans la littérature fasciste, le héros de guerre. Aussi le lieu privilégié où l’homme anonyme se distingue de ses semblables est-il souvent le champ de bataille. Fait à noter, plusieurs mouvements fascistes français, notamment ceux qui étaient formés par d’anciens combattants de la Première Guerre (dont Drieu), ont défendu le pacifisme[5]. Néanmoins, il ressort de la glorification de la guerre comme point d’aboutissement héroïque de l’homme plusieurs éléments clés : renoncement à soi, refus du quotidien et de la normalité et désir de vivre une épopée nationale. Ainsi, « avec les fascistes, l’épopée tourne au lyrisme politique[6] ». Pour illustrer le topos de la naissance du héros par l’épiphanie guerrière, Lacroix analyse une nouvelle de Drieu, « La comédie de Charleroi » (1933). Il faut d’abord préciser que l’auteur a raison de la qualifier de « narration dominée par le mépris et la haine[7] ». Cependant, on peut y voir également, voire surtout, la relecture désabusée d’une expérience personnelle du front. Il faut se rappeler que Drieu a grandi sous le signe de Napoléon, glorifié en tant que dernier grand héros militaire français. Aussi peut-on avancer que, pour le jeune homme et ses camarades qui, en août 1914, se lancèrent aveuglément dans la bataille de Charleroi contre un ennemi trop puissant et, ultimement, vers la mort, la sordide réalité de la guerre fut des plus décevantes. De ce point de vue, Lacroix a raison d’écrire qu’il n’y a « [r]ien de glorieux dans tout cela, aucune trace d’héroïsme[8] ».
Cela dit, je rappelle que le personnage-narrateur raconte après coup l’atmosphère de la charge : il se trouvait alors au front, au milieu des balles et des obus, non pas en train de réfléchir du haut d’un tertre aux implications esthétiques ou à la teneur fasciste de son geste. Entraîné pour former un maillon du corps militaire, le narrateur-soldat s’est aperçu que son individualité persistait au front et qu’il pouvait s’adjoindre les autres pour lancer une charge contre l’ennemi. S’il devait mourir pour la patrie, comme des milliers de soldats durant l’assaut, autant le faire avec panache ! Après tout, il racontait quelques pages plus tôt qu’il était prêt à se suicider… Bien sûr, en tenant compte de l’apport idéologique du discours social intervenu au moment de la mise en forme des faits, on détecte dans cette nouvelle certains éléments de la rhétorique fasciste sur l’héroïsme. Néanmoins, à mon sens, on ne peut pas conclure que tel ou tel passage de « La comédie de Charleroi » esquisse « une épure du discours fasciste sur l’héroïsme et du fascisme en général », si bien que l’analyse proposée reste trop généralisante pour aboutir à des conclusions probantes. Si l’auteur avait raison, alors tout récit mettant en scène un héros militaire qui se distingue de la masse au milieu des combats risquerait de tomber dans la même catégorie, même un film comme Capitaine Conan (Bertrand Tavernier, 1996), ce qui n’irait pas sans anachronismes ni remous. Cela étant dit, ces réserves mineures concernent un point de détail et n’infirment nullement l’argumentation générale de l’auteur.
En tant que concept, la jeunesse (ch. 2) serait née vers la fin du XVIIIe siècle, constituant alors une véritable figure du ferment révolutionnaire. Or, souligne Lacroix, il existait sous la IIIe République une jeunesse bien réelle, nationaliste et active (bien qu’instable), engagée dès 1880 dans les programmes d’éducation physique nouvellement institués à l’école publique. C’est ainsi que le jeune État républicain voulait, après la défaite de 1871, unifier école et armée. Malgré l’échec de la mesure, il n’est pas étonnant de lire quelques années plus tard sous la plume de Brasillach l’exaltation de la jeunesse non conformiste regroupée sous le signe du fascisme. C’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle, partout en Europe, on chante les louanges de la jeunesse, tant du corps que de l’esprit. Par exemple, dans ses écrits, Pierre de Coubertin l’esthétise à outrance en lui associant sport et santé, voyant en l’athlète vigoureux une sculpture vivante et, ultimement, l’idéal olympique. Or, écrit Lacroix, ce type de discours fut aisément recyclé par les fascistes.
Évidemment, la jeunesse n’est pas qu’une figure manipulée par des idéologues d’âge mûr. Au contraire, cette jeunesse devient très active dans l’entre-deux-guerres, notamment au sein des mouvements d’extrême droite. Selon Lacroix, ce phénomène tirerait ses origines de l’émergence du scoutisme et des auberges de jeunesse, tous deux résultant de la volonté d’un retour à la nature et d’un ressentiment antimoderniste. Or, en France, le succès de ces entreprises a entraîné dans son sillage des organisations religieuses (ou spirituelles) inspirées de modèles étrangers, de même que des partis politiques (dont les fascistes, sur les modèles italien et allemand). Comme les éclaireurs contemporains, tous ces mouvements avaient leur uniforme ou leur signe distinctif. Quant au discours fasciste accompagnant l’émergence de ces mouvements de jeunesse en tant que beauté nouvelle et vigoureuse, il s’insère dans une rhétorique convenue, ponctuée d’amplifications abstraites et d’hyperboles. Rien n’est très précis et la jeunesse se trouve encore une fois essentialisée : « En un mot, être jeune, pour un fasciste, c’est correspondre aux clichés sur la jeunesse[9]. » Enfin, si le scoutisme n’était pas en soi un mouvement d’endoctrinement, c’est exactement ce que visaient les jeunesses fascistes, profitant notamment du ressentiment éprouvé par certaines couches de la population contre le désordre établi.
Quant au spectacle politique (ch. 3), s’il existait déjà au début de la iiie République (Fête du 14 juillet, dès 1880), il se déroulait surtout dans l’esprit du banquet. Or, cette manière « bourgeoise » de mettre en scène le pouvoir fut violemment critiquée par les fascistes, car pour eux « [l]e spectacle politique moderne [était] celui du nombre[10] ». Dans l’entre-deux-guerres, écrit Lacroix, le pouvoir délaissant peu à peu la fête nationale, le spectacle politique s’est déplacé du côté des manifestations, comme celles du Front populaire, qui s’apparentaient encore à la « kermesse politique[11] » bien républicaine. Évidemment, cela n’avait rien à voir avec la violence des émeutes du 6 février 1934, ni avec l’uniformité esthétique du spectacle fasciste.
En effet, pour les mouvements fascistes, le spectacle du pouvoir consiste en une chorégraphie qui célèbre le consensus et met en évidence le « nous parfait du parti[12] ». En ce qui concerne l’Allemagne et l’Italie, « [c]’est la mise en scène du désir et de la séduction, le rêve fait chair[13] ». Pourtant, rappelle Lacroix, une synthèse du spectacle fasciste français s’avère impossible, parce qu’on a négligé cet aspect dans l’historiographie. En attendant, il se penche sur la réaction de certains écrivains français aux spectacles fascistes, surtout étrangers. Il remarque d’abord que plusieurs furent impressionnés, même parmi les non-convaincus, alors que d’autres pensèrent que cette voie était attrayante, surtout la notion du chef : « Il fallait une idéologie incarnée et esthétisée[14]. » On a bien tenté, au moyen de défilés plus ou moins militaires et sans grand succès, de reproduire en France le spectacle de la force contemplé en Italie et en Allemagne, afin de mettre en valeur l’importance de l’ordre dans la masse. Le fascisme devait ainsi unir le peuple dans une communion unanime, biffant la diversité des classes. Selon ce principe, ce qui impressionne et subjugue le spectateur par sa grandeur esthétique est un gage de vérité. En conséquence, s’il est réussi sur le plan esthétique, le spectacle politique pousse à l’action, a fortiori si le mouvement de la foule évoque le dressement viril (topos de beauté et de vigueur juvéniles), soit l’émergence spontanée d’un nous.
À mon sens, avec De la beauté comme violence, Lacroix offre à la communauté des chercheurs sur le fascisme, tant en sociologie qu’en histoire des idées et de la littérature, un ouvrage essentiel et sans lourdeur. En effet, tout en donnant une forte impression d’exhaustivité, il ne cause pas le sentiment d’étouffement suscité par un excès d’érudition qui chercherait à subjuguer le lecteur. Aussi ne puis-je que saluer tant la grande lisibilité que l’efficacité de sa prose claire et élégante, de même que sa façon de toujours mettre en contexte de façon appropriée ses riches et nombreuses analyses du discours. Enfin, son approche interdisciplinaire lui permet d’aborder de front un sujet certes maintes fois mentionné par des chercheurs issus de diverses disciplines, mais jamais traité à si grande échelle avec une telle maîtrise. Avec ce livre, on a souvent l’impression d’accéder simultanément à tous les discours sur le fascisme international de l’entre-deux-guerres et, d’après moi, ce seul effet de style mérite d’être salué.
Cela dit, bien que l’auteur annonce ses couleurs dès l’introduction, ceux qui s’intéressent à la littérature seront sans doute déçus du peu d’espace accordé aux oeuvres. Je l’ai soulevé plus tôt, la soumission de tout texte à l’impératif du discours social conduit certes l’auteur à faire des analyses cohérentes avec son propos, mais elles demeurent parfois minces, notamment dans le cas de Drieu. Aussi ne m’a-t-il pas convaincu que le recueil Interrogation (1917) constitue une « préfiguration poétique du “ nous fasciste ”[15] ». Selon moi, il s’agit là d’une projection biographique impliquant l’existence d’une téléologie implacable. Or, on aura beau détecter a posteriori des éléments « fascistoïdes » dans ses poèmes du front (il y en a, le discours fasciste étant du recyclage), si Drieu était tombé à Verdun, jamais l’auteur n’aurait eu l’idée de les y chercher.
Enfin, pour présenter plus de cohérence méthodologique, l’auteur aurait eu avantage à citer en français les textes allemands[16] ou italiens, soit à partir de traductions existantes, soit en traduisant les originaux, plutôt qu’en recourant à des sources anglo-saxonnes de seconde main. Il est en effet étrange, voire agaçant, de lire dans un essai par ailleurs très rigoureux que Hans Stellrecht des Jeunesses hitlériennes aurait dit : « Every youth must march[17] ».
Mais encore une fois, ce sont là des détails qui ne doivent en aucun cas occulter les qualités indéniables de ce livre appelé à devenir un passage obligé dans la recherche sur le fascisme français.
Appendices
Notes
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[1]
Michel Lacroix, De la beauté comme violence : l’esthétique du fascisme français, 1919-1939, 2004, p. 14.
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[2]
Ibid., p. 15.
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[3]
Ibid., p. 68-70.
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[4]
Ibid., p. 70.
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[5]
Ibid., p. 90.
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[6]
Ibid., p. 106.
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[7]
Ibid., p. 121.
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[8]
Id.
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[9]
Ibid., p. 189.
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[10]
Ibid., p. 242.
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[11]
Ibid., p. 249.
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[12]
Ibid., p. 251.
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[13]
Ibid., p. 268.
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[14]
Ibid., p. 274.
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[15]
Ibid., p. 297.
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[16]
Je tiens à corriger en passant une coquille reproduite presque tout au long de l’ouvrage, soit l’orthographe de Klaus Theweleit (non Theleweit), auteur de Männerphantasien, Munich — Zurich, Piper, 2000 [1977-1978].
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[17]
Michel Lacroix, De la beauté comme violence, op. cit., p. 186.