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Qu’est-ce que c’est beau ? Qu’est-ce que c’est laid ? Qu’est-ce que c’est grand, fort, faible ? Qu’est-ce que c’est Carpentier, Renan, Foch ? Connais pas. Qu’est-ce que c’est moi ? Connais pas.

Connais pas, connais pas, connais pas.

G. Ribemont-Dessaignes, « Artichauds », dans Dada, n° 7, Dadaphone, mars 1920.

Ces quelques lignes de Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) ont souvent été citées afin d’illustrer l’esprit de subversion et celui d’intransigeance que le groupe Dada porta à leur paroxysme. Albert Camus, dans L’homme révolté, les avait en tête au moment d’évoquer, à propos de la « poésie révoltée », les antécédents dadaïstes du surréalisme[1]. Mais il ne prit guère le soin d’indiquer le nom de l’auteur du lapidaire « connais pas, connais pas », ce qui laisse soupçonner une tendance à gommer Ribemont-Dessaignes comme créateur individuel au profit de Dada et de ses formules tapageuses, telles « Dada soulève tout », « Dada crache tout » ou « Oui = non », parmi de multiples autres[2]. Il faut bien en convenir : Dada reste redevable à GRD — l’écrivain avait l’habitude de se faire désigner par ses initiales — d’un nombre important de manifestes, d’articles, de poèmes, de drames et même de dessins[3], sans compter les pieds de nez, les massacres symboliques et autres éjections dans « la trappe du Père Ubu[4] », à l’intérieur d’un cercle (GRD fut de toutes les actions publiques de Dada) désireux de contraindre l’assistance à changer d’attitude, de forcer spectateur ou lecteur à quitter sa bonne conscience bourgeoise[5], bref, d’orchestrer des scandales dignes de celui qu’avait provoqué Alfred Jarry lors de la création d’Ubu roi en décembre 1896 au Théâtre de l’Oeuvre[6]. Cette (anti-)littérature, en manifestes et manifestations, se mettait en scène pour tout mettre en pièces, y compris elle-même. L’oeuvre de GRD, loin de se perdre parmi celles de ses compagnons saccageurs, se démarque par la constance et l’efficacité avec lesquelles elle transforme l’agression en principe esthétique et, paradoxalement, créateur.

L’allusion à « la trappe du Père Ubu » n’est pas fortuite. À l’instar de ce précurseur du dadaïsme que fut Jarry, Ribemont-Dessaignes a énoncé une rage de tout détruire, « même les ruines », qui se justifie à la base par l’immense haut-le-coeur né de la Grande Guerre. Le refus catégorique, l’élan destructeur permanent devenaient pour GRD la seule réponse légitime à opposer à l’incapacité humaine de dépasser ce qu’il estimait former le seuil des apparences, le domaine du faux et du faussé (l’art, le langage, la raison, la morale, l’Histoire…), dans l’espoir de libérer un homme nouveau et de restituer la vie à l’état naissant. Car la vie, chez cet écrivain qui voyait dans l’ambiguïté l’un des moteurs de l’esprit moderne et se fit fort d’élever la négation au rang d’affirmation, est la puissance à dégager de la désagrégation systématique de toutes choses : « Vivre dépasse tout, vivre submerge tout[7]. » GRD s’engagea à plein dans la recherche de cette vie qui bat encore lorsque tout a été épuisé, quand tout ce qui peut être tué a été tué. Le mot d’ordre énoncé pour Dada est sans concession : « Détruire un monde pour en mettre un autre à la place, où plus rien n’existe[8]. » La logique sous-jacente se réclame du néant et de sa paradoxale plénitude ; pour l’exprimer, l’écrivain a déployé d’inventives images, notamment, dans Céleste Ugolin, celle des mouches qui font leurs oeufs dans l’oeil d’un rat crevé[9].

Ainsi les lignes du manifeste « Artichauds », citées plus haut, font-elles partie des textes dénotant la place encore timide, mais néanmoins concrète, qui revient de bon droit à Ribemont-Dessaignes dans l’histoire littéraire du XXe siècle français.

Ironiquement, en même temps que des rééditions relativement récentes chez Allia, Ivrea et Jean-Michel Place rendent ses livres plus accessibles au lecteur d’aujourd’hui, GRD demeure méconnu, en dépit d’une activité et d’une oeuvre dont l’abondance peut surprendre. Cette méconnaissance semble surtout s’exercer le plus durement à l’encontre de Ribemont-Dessaignes romancier. Alors que les dadaïstes, pour la plupart d’entre eux, suivis des surréalistes, dépréciaient le genre du roman, sous prétexte qu’il « détruit le sens de “ l’éventuel ”[10] », c’est paradoxalement le volet romanesque de l’oeuvre dessaignienne qui offre le plus net témoignage de sa productivité — et peut-être aussi de sa qualité d’écrivain. Franck Jotterand a dénombré une douzaine de titres entre 1924 et 1947, parmi lesquels Monsieur Jean ou l’amour absolu (notons au passage le clin d’oeil à Jarry), qui valut à son auteur le prix des Deux Magots en 1934[11]. Céleste Ugolin (1926), le texte que nous plaçons au centre de notre étude, peut, selon Albert Ayguesparse, « être tenu pour le premier grand roman de Ribemont-Dessaignes », pour « une manière d’archétype[12] » ; nous y trouvons les principaux thèmes chers à GRD romancier, que nous analyserons plus loin, de même que la logique iconoclaste et provocatrice par laquelle l’inspiration jarryque paraît évidente, surtout dans la façon dont Céleste Ugolin confine à l’absurdement absurde (GRD appréciait les redoublements : témoins, le Chinois appelé Nu-Un et le volcan Volcan dans L’autruche aux yeux clos, ou la ville de New-New et le personnage de M. Mosé Mosé dans Le bar du lendemain), de même qu’à l’absolutisme irrationnel, arbitraire et cruel, suivant l’image du « Guignol-tyran » qu’en proposait Rachilde[13], autant d’aspects culminants dans l’imaginaire ubuesque.

Paru la même année que Moravagine et Le paysan de Paris, Céleste Ugolin est centré sur un héros en situation de perpétuelle évasion :

C’est l’histoire d’un personnage qui tente de se détacher de tout et parvient même à guérir de l’amour, résume GRD. Il parcourt un cycle qui le ramène diaboliquement à la société et le détacherait sentimentalement de la vie si, le matin de son exécution capitale, il ne se révoltait farouchement devant la mort[14].

Voilà donc, quelques années avant L’étranger et Caligula, un tracé désespéré qui réaffecte bien en deçà de tout désespoir le cycle des actes de la vie où les héros dessaigniens tentent, en échouant la plupart du temps, de se positionner, de se trouver une contenance.

Il n’empêche que, trente ans après sa mort, GRD est loin d’avoir retenu la même attention auprès des lecteurs et de la critique que bon nombre de ses amis et proches collaborateurs, fût-ce Tristan Tzara, Philippe Soupault, Robert Desnos, Jacques Prévert ou Raymond Queneau. Son oeuvre est assurément déroutante, Céleste Ugolin en témoigne amplement ; mais elle éclaire le parcours d’un libre penseur qui sut rester fidèle à l’esprit négateur de Dada (qui eut la vie brève : 1916-1922), sans pour autant s’y laisser enfermer (pas davantage que dans la « centrale surréaliste », dont il ne fut qu’à demi membre[15]), parce que, comme l’auteur l’a lui-même expliqué dans Déjà jadis (1958), Dada renvoyait à un contexte de fermentations collectives, et GRD n’était pas le seul à constater la nécessité de pousser la transformation des valeurs jusqu’à leur dissolution complète. Mais aussi, GRD a conçu ce projet de démolition universelle avant même les rassemblements zurichois de 1916 où naquit (nominalement) Dada, pendant sa mobilisation au ministère de la Guerre, une période coïncidant avec la genèse de L’Empereur de Chine, pièce « proto-Dada » et empreinte de l’inspiration jarryque. Il s’agit donc d’un esprit de négation ressortissant à une singulière personnalité d’écrivain.

Nous verrons que la référence à Jarry, appliquée à l’oeuvre entière de GRD et à Céleste Ugolin plus particulièrement, revêt une importance capitale ; elle nous aidera à jeter un nouvel éclairage sur l’oeuvre d’un romancier marginal qui n’a pourtant rien à envier aux Cendrars, Aragon et Soupault. Au fond, l’inventeur de Père et Mère Ubu et de Faustroll a fortement contribué à ouvrir une voie à l’intérieur de laquelle GRD a situé l’essentiel de son activité littéraire. Illustrant l’influence de Jarry dans le roman, Céleste Ugolin présente en outre l’intérêt de contenir une évocation, volontiers satirique, de la vie littéraire parisienne aux premiers temps du surréalisme[16], laquelle pourra aisément être mise à profit dans la perspective que se donne la présente étude.

Jarry, GRD, Dada

L’usage des notions d’« ubuesque » et de « pataphysique » dans le langage courant semble autant desservir la connaissance de l’oeuvre de Jarry que le firent celles de « sadisme » et de « masochisme » pour les livres du marquis de Sade et de Leopold von Sacher-Masoch. Cette banalisation a pour effet d’ajouter Jarry au nombre des auteurs réduits à un prétendu système esthétique spécifique — les « isthmes » à propos desquels ironisait Dada —, sans apparemment nécessiter de lecture sérieuse, et partant de là, elle menace de tronquer les données de sa réception, si ce n’est de vouer le texte aux préjugés ou à l’oubli. C’est pourquoi quelques considérations sur la nature de l’influence jarryque nous semblent de mise.

Alfred Jarry ou de l’existence littéraire

Tout récemment, Michel Décaudin[17] rappelait à quel point la réception de Jarry a favorisé les stéréotypes. Déjà les textes d’amis et de premiers biographes ou thuriféraires — qu’il s’agisse de Rachilde, de Paul Chauveau ou d’Apollinaire — tendaient à associer l’homme à son personnage, « cet étrange personnage, écrit la romancière de Hors nature, qui se jouait à lui-même la comédie d’une existence littéraire poussée jusqu’à l’absurde[18] ». Du coup, les mêmes anecdotes touchant les reparties, les gamineries et les extravagances de Jarry se voyaient répétées, de manière à figer l’écrivain dans la peau, par exemple, de « celui qui revolver », pour reprendre l’expression d’André Breton[19]. Une telle évocation, poussée à l’extrême, a pu donner lieu au célèbre portrait de trublion inclus dans les Faux-monnayeurs (1925), Gide ayant compté parmi les opposants de la première heure au type et à la dramaturgie d’Ubu.

Pour l’essentiel, dans les années qui suivirent sa mort (en 1907), Jarry a laissé l’impression d’un personnage d’humoriste jouant à froid de l’insolite, se défiant de la moindre échelle de valeurs, préconisant l’absurde jusqu’à la bêtise et personnifiant l’anticonformisme absolu dans sa pensée et sa vie quotidienne ; vivant amalgame de l’érudit et du sportif (cycliste), habitant fantasque d’une bicoque nommée « le Tripode », il offrait l’image d’un être s’autodétruisant dans l’absinthe et l’éther, appelé à mourir prématurément (à trente-quatre ans), criblé de dettes et incompris parce que radicalement avant-gardiste.

Cette figure d’écrivain mythifié par ses excentricités et son « destin de paroxyste[20] » a son importance dans la réception dadaïste de Jarry. Mais elle risque d’alimenter une injustice : Ubu Roi et par extension le « cycle d’Ubu » ne sont que la partie émergée de l’iceberg, l’oeuvre de Jarry, composée d’autres pièces, de poèmes, de romans, d’essais, s’avérant beaucoup plus étendue. Tout indique que Tzara, Ribemont-Dessaignes et Breton, pour ne citer qu’eux, avaient sinon lu, du moins pris connaissance de la plupart des textes de Jarry. Dans « Alfred Jarry, initiateur et éclaireur » (1951), essai bref sur le jugement « peu faillible » de Jarry en matière de peinture, Breton se montre formel : « on ne saurait admettre plus longtemps que tout ce qu’a exprimé d’autre Jarry soit sacrifié au goût qu’il a marqué — et illustré comme aucun — pour le théâtre de Guignol[21] ». Dans le même ordre d’idées, André Rolland de Renéville, dans l’essai sur le père d’Ubu compris dans L’univers de la parole (1944), explique comment, des Minutes de sable mémorial à L’amour absolu, la pensée de Jarry lui paraît s’être épanouie. Henri Pastoureau, quand parurent au Mercure de France en 1949 des poèmes retrouvés de Jarry, situa ces inédits par rapport aux autres oeuvres dans lesquelles le « maître occulte » avait révélé son « génie poétique[22] ».

En outre, à en croire Décaudin, l’oeuvre de Jarry, indéniablement complexe, serait moins diversifiée qu’il n’apparaît. Décaudin dénonce en fait deux pièges répandus : l’assimilation « Jarry = Ubu », sur le modèle flaubertien (« Madame Bovary, c’est moi »), de même que le découpage de Jarry en de multiples visages pas forcément apparentés entre eux, ce que Breton déplorait déjà à sa manière : « Il serait plus que temps de faire tomber le masque plâtré de “ Kobold ” ou de “ clown ” dont Gide et quelques autres qui ne l’aimaient pas […] ont affublé Alfred Jarry[23]. » Certes, de l’Ubu tyran à l’Ubu vivant dans les chaînes, le parcours a de quoi déconcerter ; Jarry, décrivant l’aspiration au pouvoir qui cède la place à un désir d’esclavage, exprime la conviction (dadaïste avant la lettre) que la liberté peut être tout aussi futile que la tyrannie. Voilà un indice de continuité de la part d’un esprit iconoclaste. Décaudin invoque à ce propos l’unicité de l’auteur et la cohérence de son oeuvre, toutes deux mesurables par une lecture parallèle des textes ; le même principe s’appliquera, pour nous, avec GRD. Mais il peut s’avérer utile de déterminer auparavant ce que veut dire « hériter de Jarry », pas tant au théâtre (cette question ayant été abondamment discutée, des indications sommaires suffiront) que dans le roman – un aspect de la fortune jarryque qui a, assez étrangement d’ailleurs, peu retenu l’attention des spécialistes.

Réception explicite et implicite

Une vaste portion de la réception de Jarry, dans le premier demi-siècle, présente un caractère explicite : c’est la reconnaissance directe par des héritiers littéraires, admirateurs, imitateurs ou continuateurs. Plusieurs sont des artistes plasticiens (peintres, sculpteurs, illustrateurs) : pensons à Ubu Imperator (1923) de Max Ernst, au Portrait d’Ubu (1936) par Dora Maar ou à l’Ubu Roi (1966) de Miró, sans compter les portraits par Escaro, Picasso, Man Ray ou Georges Rouault. Jarry, à qui l’on doit de nombreuses illustrations de son roi fantoche, est l’initiateur de cette vogue iconographique.

L’héritage direct de Jarry est particulièrement évident en ce qui touche le théâtre d’avant-garde. Jarry a remis en cause les fondements mêmes de la dramaturgie régnante au tournant du siècle, comme l’explique Jean-Marc Rodrigues :

À l’encontre des principes naturalistes, Jarry attend du théâtre qu’il favorise l’irruption de l’irrationnel au moyen d’une simplification du décor poussée jusqu’à l’abstraction, « toile pas peinte » ou jeux de lumière. Proposition scénographique que reprendra Albert-Birot dans son « théâtre nunique » (1917). De même, l’acteur s’efface derrière une « voix de rôle » et derrière un masque […]. L’unité profonde d’Ubu c’est de ruiner toute analogie avec le réel en se servant du burlesque. Aussi, la démarche proclamée de Jarry tient-elle toute dans cette réplique d’Ubu enchaîné : « Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ».

En retournant comme un gant toutes les valeurs, en les passant au crible de la bouffonnerie et de la dérision il s’agit d’inconforter ce que Jarry appelle la foule « pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est et où elle en est » (Questions de théâtre)[24].

Des pièces comme L’Empereur de Chine, Le serin muet et Le bourreau du Pérou, réputées exemplaires du théâtre dada, prolongent cet esprit de sape radicale, de « décervelage » général. Pensons au début de la huitième scène du troisième acte de L’Empereur de Chine, très clair à ce propos :

Explosions. Cris. Massacre.
VERDICT
Tuer, tuer.
[…]
Destruction de ce qui est beau et bon et pur.
Car le beau, le bon et le pur sont pourris.
Il n’y a plus rien à faire de toute cette pourriture.
[…]
Raser, raser, raser. Explosion des cervelles.
À nu, à nu[25].

La furie meurtrière du potentat Espher ou du bourreau M. Victor, de même que la ronde des clowns Ironie et Équinoxe (affirmant alternativement le « oui » et le « non »), ne sont que quelques-uns des éléments par où affleure l’inspiration jarryque. (Nous pouvons penser également au fait que GRD semble s’être servi de la Chine[26] et du Pérou dans le même esprit que Jarry avec la Pologne, le « nulle part » d’Ubu Roi, c’est-à-dire à la manière d’un cadre référentiel posé à des fins purement fantaisistes. Le même principe s’applique, dans le roman, avec le Mexique [dont une ville et une province s’appellent « Metempsico »] et le tandem belliqueux Serbie-Bulgarie dans L’autruche aux yeux clos ou le continent américain dans Le bar du lendemain, avec son New York rebaptisé « New-New » et sa « Terre de Bafflin » comme pays des Esquimaux.) Quand Ribemont-Dessaignes entreprit son théâtre pré-dadaïste, vers 1915-1916, Ubu régnait, depuis le début du siècle. L’auteur de Céleste Ugolin s’en souviendra, en 1958, dans Déjà jadis : « Un des hommes dont l’influence s’exerça, visible ou invisible, sur l’état artistique d’une période qu’on peut situer entre 1905 et l’avant-guerre de 1939, mais particulièrement entre 1905 et 1925, fut Alfred Jarry[27]. »

Sous les flonflons de la Belle Époque, explique à ce propos Franck Jotterand, on découvrait la cruauté des hommes qui portaient la fleur du progrès à la boutonnière et des couteaux plein leurs poches. Jarry, sur le plan poétique, avait été « le passage mystérieux de la mystification au mystère ». Ce fut aussi, avant Tzara, la négation de toutes les valeurs. 1914 lui donnait raison[28].

On retrouve ici l’argument, que nous avons évoqué plus tôt, des fermentations collectives de Dada ; l’inspiration jarryque s’y insère parfaitement.

De toute évidence, l’oeuvre dessaignienne est parsemée d’allusions directes ou discrètes à l’oeuvre de Jarry, du poème « Chandelle verte » au roman Monsieur Jean ou l’amour absolu, auquel nous faisions référence précédemment. Mais il serait inutilement laborieux de répertorier de telles traces. La réception implicite de Jarry donne lieu à un champ sans doute plus subtil, mais assurément plus fertile : elle s’applique à l’instauration d’un climat propice aux expérimentations textuelles et aux changements touchant les fondements conceptuels. Artaud et Vitrac ont fondé le théâtre Alfred-Jarry (1926) dans cet esprit ; Pierre Albert-Birot a conçu le Manifeste pour un théâtre nunique (1916) et Tzara Coeur à gaz (1921) dans cette veine expérimentale, axée sur la déroutante exploration des ressources du langage. L’oeuvre de Jarry, tous genres compris, se hisserait alors au même haut rang que celles de Lautréamont et de Rimbaud par sa puissance poétique (Tzara insistait sur la portée de la poésie chez Jarry : « C’est elle qui est la base de toute spéculation imaginative, qui donne naissance aux constructions spirituelles dont Jarry a édifié un univers étonnamment nouveau[29] »), si ce n’est par son « langage litigieux […] sans valeur d’échange immédiat », comme le faisait remarquer Breton à propos de l’Haldernablou[30]. Avec, par exemple, la « Course des dix mille milles » (Le surmâle) et la « Bataille de Morsang » (La dragonne), textes prouvant, selon Breton, que « son génie novateur […] n’a jamais été surpassé ni même égalé[31] », Jarry a ouvert la voie à une conception ultramoderne de la littérature :

rien de ce qui a été détruit au temps de Dada par mille forces obscures n’a jamais pu se reconstituer avec la conscience d’une force réelle, écrit Ribemont-Dessaignes. L’esthétique s’arrête à 1900 et fait rire comme un paquet de nouilles pétrifiées[32]

Jarry aura tourné l’une des dernières pages du symbolisme (que les dadaïstes prétendaient renier[33]) et inauguré de nouvelles avenues, orientées vers l’avant (l’action du Surmâle, roman écrit en 1902, se déroule significativement en 1920). Le fréquent rapprochement de Jarry avec Rabelais et Shakespeare traduit sans équivoque l’impression, exprimée par quelques-uns[34], que l’auteur a marqué son époque de son sceau.

Ainsi l’influence jarryque surplombe-t-elle une voie iconoclaste qui traverse le dadaïsme, le futurisme, l’esprit nouveau, le surréalisme, l’esthétique du « Grand Jeu », les théâtres de la cruauté et de l’absurde, jusqu’à l’OuLiPo…

Dans le monde symboliste où il vivait, se demande Tzara, qui aurait pu apprécier ou même comprendre Les minutes de sable mémorial, César-Antéchrist, L’amour absolu, ces oeuvres qui dépassaient leur époque — et de beaucoup ? Il a fallu le Cubisme, Dada et le Surréalisme pour que ces livres magnifiques apparaissent dans l’éclatante lumière de la pensée qu’ils recèlent[35].

Sans la « drôle de guerre », il en eût été tout autrement ; l’influence de Jarry passe par une manie destructrice étayée par un pessimisme maintenu inaltérable au fil des événements du demi-siècle. Ne refait-il pas surface, après la Seconde Guerre mondiale, à l’intérieur de la « Conversation » entre GRD et Queneau rapportée dans Bâtons, chiffres et lettres ? « Nous sommes à une heure où tout est remis en question une fois de plus, observe Ribemont-Dessaignes, mais d’une façon tellement grave et telle, semble-t-il, que le monde entier se ressent de cette crise où le moral et le matériel sont terriblement liés… La vie est absurde, dit-on. Cependant on vit[36]. » Dans L’autruche aux yeux clos, l’auteur s’était ri de la « Der des ders », déguisée sous sa plume en « guerre serbo-bulgare ». Il faisait état, en effet, de l’envenimement d’une situation à couteaux tirés dans les Balkans, où les peuples semblaient atteints de « gangrène », les gouvernements se crachaient à la face par-dessus les frontières, pendant que les rois s’occupaient de fêtes, de chasses et de revues[37] ; cette géopolitique est des plus ubuesques.

En tant qu’héritiers de Jarry, Ribemont-Dessaignes et ses compagnons dadaïstes n’ont pas endossé le rôle de continuateurs en titre (Dada, pourfendeur d’idoles, restait prudent au chapitre de ses admirations), même si L’Empereur de Chine, nous venons de le souligner, suit de très près le modèle ubuesque. Les dadaïstes n’ont en tout cas pas suivi Jarry d’aussi près qu’un Ambroise Vollard (1866-1939), initiant une tendance qui semble se poursuivre de nos jours, chez Robert Florkin, avec son Ubu pape, pièce en cinq actes (Bruxelles, Temps mêlés, 1989), ou Patrick Rambaud, auteur d’Ubu président ou l’imposteur, farce justicière (Paris, F. Bourin, 1990). Collectionneur et marchand d’art réunionnais, éditeur et écrivain, ami de Jarry, Vollard reprit à son compte le personnage du Père Ubu dans La politique coloniale du Père Ubu (Georges Crès et Cie, 1919), Le Père Ubu au pays des Soviets (Stock, 1930) et Réincarnations du Père Ubu (Vollard, 1932). Mais il s’en tenait principalement à une image passe-partout du personnage, et les surréalistes préféreront une saisie plus profonde et plus ambiguë de l’usurpateur du trône polonais (« vu l’envergure de ce regard, écrit Breton, le tout serait de le restituer à sa vraie lumière intérieure[38] ») ; ils en appellent à une image plus conforme à celle qui est suggérée dans la brochure-programme éditée par la revue La Critique pour le théâtre de l’Oeuvre :

Monsieur Ubu est un être ignoble, ce pourquoi il nous ressemble (par en bas) à tous. Il assassine le roi de Pologne (c’est frapper le tyran, l’assassinat semble juste à des gens, qui est un semblant d’acte de justice), puis étant roi il massacre les nobles, puis les fonctionnaires, puis les paysans. Et ainsi, ayant tué tout le monde, il a assurément expurgé quelques coupables, et se manifeste l’homme moral et normal[39]

Une séquence de L’autruche aux yeux clos suit de près cette logique d’autocratie expurgatoire et arbitraire. C’est celle où Estelle de Malabar — avatar dessaignien de la Mère Ubu — fomente une nouvelle révolution mexicaine et où le Dr Venise devient dictateur, avant d’être à son tour chassé du pouvoir par l’armée de Chihuahua y Aragon et de finir ficelé à un urinoir (serait-ce une allusion à la controversée « Fontaine » de Duchamp ?). Indubitablement, le politique est traité de manière clownesque. Le « Maréchal » Venise décrète huit jours de deuil pour l’armée — une armée où tous sont généraux — à cause d’une cargaison gâchée de sacs de bromure de potassium ; sous sa gouverne, des lois sont promulguées et des infractions réprimées qui traduisent une tyrannie du goût proprement ubuesque[40].

Ainsi, pour l’essentiel, les dadaïstes sont des fidèles de Jarry. Au Cabaret Voltaire durant la guerre, Hans Arp lisait des extraits d’Ubu Roi lors des soirées dada. Tzara collectionnait les manuscrits de Jarry, Picasso aussi. Pour ces écrivains et ces artistes, Jarry est un inspirateur ; il occupe à cet effet une place de choix, mais, il faut bien le reconnaître, non exclusive. Il s’ajoute à un groupe de modèles incluant Rimbaud et Lautréamont comme poètes de la révolte ; Bakounine, Stirner et Kropotkine comme théoriciens de l’anarchie nihiliste ; Schopenhauer et Nietzsche comme philosophes de l’absurde ; Sade comme révolutionnaire de l’amour et de la liberté physiques… Jarry, par sa féroce indépendance d’esprit, a inspiré la génération de Dada sur le plan de l’existence littéraire. En toutes circonstances il leur sembla avoir agi par dérision. Il a personnifié l’agression littéraire perpétrée contre tous et contre tout. Son allure sauvage, bientôt imitée par Apollinaire (Rachilde, dépeignant Jarry en « homme des bois », raconte qu’une bonne avait l’habitude de l’appeler « l’Indien »), serait un modèle pour la revue de Picabia, 391, comme le montre l’un des articles de Ribemont-Dessaignes, intitulé « Non — seul plaisir », et qui est une violente offensive contre « l’Art […] grand chiqué des hommes autosuggestionnés » :

Il n’y a pas de remède. Le remède serait une nappe de pétrole enflammée. Civilisés et prétendants à la civilisation, sous la pure consomption. […] Il y a un moyen de remédier à l’absence de remède. C’est de pousser la masse au fanatisme destructif, à la sauvagerie, à l’incompréhension de tout ce qui est « élevé ». Lorsque l’artiste ne pourra plus sortir sans avoir la joue couverte de crachats et l’oeil crevé, ce sera le commencement d’une ère fraîche et heureuse[41]

Le propos est hargneux et fait flèche de tout bois ; rien ni personne n’a à être épargné, pas même le franc-tireur, puisque c’est l’obligatoire démolition qui s’exprime.

Le modèle jarryque dans l’écriture dada

La réception dadaïste de Jarry se traduit en outre par des aspects de forme et de contenu, intégrés à l’écriture de Ribemont-Dessaignes et à celle de ses compagnons démolisseurs. Nous allons tenter, dans la partie qui suit, d’en dégager quelques-uns parmi les plus frappants.

1.L’établissement d’une mythologie dérisoire et naïvement subversive, avec en son centre le « type » d’Ubu et ses potentialités destructives, son rôle de « démolisseur impénitent[42] ». Déjà Catulle Mendès, au lendemain de la première chez Lugné-Poe, avait signalé la nouveauté du personnage jarryque, surgi pour demeurer :

Fait de Pulcinella et de Polichinelle, de Punch et de Karagueus, de Mayeux et de M. Joseph Prud’homme, de Robert Macaire et de M. Thiers, du catholique Torquemada et du juif Deutz, d’un agent de la sûreté et de l’anarchiste Vaillant, énorme parodie malpropre de Macbeth, de Napoléon et d’un souteneur devenu roi, il existe désormais, inoubliable. Vous ne vous débarrasserez pas de lui, il vous hantera, vous obligera sans trêve à vous souvenir qu’il fut, qu’il est ; il deviendra une légende populaire des instincts vils, affamés et immondes ; et M. Jarry […] aura créé un masque infâme[43].

Par-delà la geste potachique, la caricature scolaire qui le vit naître au lycée de Rennes, le Père Ubu est, comme l’expliquent Décaudin et Daniel Leuwers, « un être mythique, figure du bourgeois, comme on l’a parfois suggéré, mais bien plus encore de la sottise, de la lâcheté et de la méchanceté humaine[44] ». Sa virtualité destructive influera, à différents degrés, sur Apollinaire, Roussel, Tzara, Ribemont-Dessaignes, Vaché, Crevel, pour ne citer qu’eux. Ces écrivains tentent de reproduire son pouvoir d’annihilation alliant l’inquiétant au comique. « Ubu Roi est la synthèse d’un guignol tragique et ridicule qui se joue chaque jour dans la vie réelle », estimait Tzara[45].

2.La liberté comme attribut essentiel de la poétique et de la biographie jarryques. Tzara décelait une « signification hautement poétique » dans les anecdotes de la vie de Jarry, une vie qui, « dans son comportement extérieur », a été une « immense antiphrase[46] ». L’identification auteur-personnage, en partie cultivée par Jarry, allait jusqu’à l’adoption au quotidien du langage saccadé et officiel ainsi que du comportement hardi et irrévérencieux d’Ubu. Les dadaïstes y discernaient une vision critique de l’existence, une assimilation des hommes à autant de polichinelles, de fantoches, de « palotins ». Une telle perspective aurait des répercussions sur le statut de leurs héros. Ainsi Ribemont-Dessaignes privilégie-t-il les êtres hors norme. Souvent, les personnages secondaires composent une faune hétéroclite. On trouve, dans L’autruche aux yeux clos, le gros Mexicain borgne, tenancier de l’Hôtel de la Cordillère ; Peru-Peru (notons le redoublement), un vieillard indien diseur de bonne aventure, qui vit entouré de serpents borgnes ; la sage-femme aveugle et une voyante appelée « Mme de l’Oeil », que consulte Marie Azote/Titine lorsqu’elle tombe enceinte ; dans Clara des jours, le tandem Sam People (un boxeur nègre) et M. Xénophon (un nain « jaunâtre et ridé », homonyme d’un personnage du Bourreau du Pérou), qui se disputent la paternité de Clara, fille d’une prostituée au nom suggestif d’« Amélie Vorace » ; dans Céleste Ugolin, les maîtresses successives d’André Vésuve : Violette, dite Nenoeil, une prostituée aveugle, et la grosse Sésame, que « Dédé » va voir après s’être lassé de la beauté de la première.

3.L’association de la vulgarité et de l’idéalité. Cette combinaison a pour résultat de les neutraliser toutes deux. Le thème est constant chez Ribemont-Dessaignes, traité parfois sur le simple mode allusif. Ainsi, dans Céleste Ugolin, quand Stella rappelle à son mari qu’un médecin a décelé en lui « une tendance trop affirmative », elle lui fait cette recommandation « zéroïste » : « il faut que tu conçoives ne fût-ce que le zéro[47] ». Dans cette optique, les bas-fonds communiquent avec les sommets ; le bas-ventre permet de rejoindre l’esprit, invalidé par ses seules opérations. Pensons à l’image du « bel incendie spirituel » provoqué par le Maréchal Venise lorsqu’il décide de brûler les bibliothèques et les livres rares ; la « pensée qui grille » répand alors « une odeur de cochon brûlé[48] » (cochon désignant aussi bien l’animal que l’individu « goujat » ou « vicieux »). Bon nombre de commentateurs de Ribemont-Dessaignes, de Jotterand à Gilles Losseroy, ont d’ailleurs estimé que la superposition du bas et du haut est l’un de ses thèmes prépondérants. L’image du « rat Pipi », cette bête fabuleuse qui allie le sacré au scatologique dans L’autruche aux yeux clos, en est un exemple représentatif : les ancêtres ivoiriens de Bill The craignent comme la peste ce « rat qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais[49] ».

4.L’identité des contraires ; le déni pataphysique de l’existence des opposés. Jarry avait créé la ‘Pataphysique comme science théorisant la déconstruction de la réalité et sa reconstruction dans l’absurde. L’identité des contraires résultant de ce chassé-croisé entre le détruire et le construire est l’un des principes fondamentaux de l’art — ou de « l’anti-art » — dadaïste, résolu à pousser plus loin que Jarry l’affirmation de la négation. Un énoncé et son contraire coexistent afin de révéler un état de fait inatteignable, selon Dada, par quelque autre moyen. Il s’agit de postuler non pas une seule logique, mais une infinité de logiques, quitte à ce qu’elles s’invalident réciproquement. Ce principe a tout pour déconcerter : « Je voudrais — je voudrais être Christophe Colomb », se dit Céleste Ugolin, non pas pour découvrir l’Amérique mais, plus prosaïquement, pour « donner ou recevoir la syphilis[50] ». Au début de L’autruche aux yeux clos, Bill The et Nu-Un sont présentés comme les guides de Boy Hermes lors du périple les menant du sud du Texas par-delà la frontière mexicaine, mais le texte précise aussitôt qu’ils ne connaissent en rien les lieux à parcourir. De l’amalgame d’un sens et de son contresens surgit un troisième sens insolite qui, affirmatif et négatif à la fois, n’a pas la tâche de « signifier » intelligiblement, car la (sur)réalité qui s’exprime n’a pas à être ordonnée par la compréhension ou la connaissance ; elle a l’aspect du chaos dont tout, pour Dada, participe.

5.L’humour, parfois orthographié « umour », nécessairement noir, outrageant, délirant. En raison de son côté acide, la visée de l’humour n’est guère de faire rire. Tzara estime que Jarry a, « avec une singulière conscience, extrait l’humour d’une certaine base crapuleuse où se complaisait le comique en lui donnant sa signification poétique » et qu’il a su mettre à profit la surprise et l’insolite[51]. Il s’agit de surcroît d’« un humour machinal, pseudo-scientifique, un humour à base de mathématiques[52] ». René Daumal formule un avis analogue lorsqu’il écrit, en 1929, que

[le] rire pataphysique, c’est la conscience vive d’une dualité absurde et qui crève les yeux ; en ce sens il est la seule expression humaine de l’identité des contraires […] ; ou plutôt il signifie l’élan tête baissée du sujet vers l’objet opposé et en même temps la soumission de cet acte d’amour à une loi inconcevable et durement sentie […][53].

6.La vision de l’amour, prouesse physiologique et anti-sentimentale. C’est la donnée initiale du Surmâle : « L’amour est un acte sans importance puisqu’on peut le faire indéfiniment », affirmait André Marcueil devant ses hôtes du château de Lurance[54]. En dérive un érotisme féroce, qui fera l’objet d’un traitement privilégié chez Ribemont-Dessaignes. Pour l’auteur de Céleste Ugolin, tout acte semble trouver son point de départ dans Éros, et l’humain être mû par son corps, ses pulsions et ses instincts. Les rapports corporels, les sensations et les désirs seraient les véritables modes de participation de l’individu aux choses de la vie. En procèdent une vision délurée de la femme, archétype de la fausse vierge, ou de la prostituée nymphomane, ainsi qu’un schéma récurrent : l’amour transmué en viol, ou l’engrenage infernal rage de posséder l’autre — furie de dépossession, que l’on trouve aussi bien dans le jeu du chat et de la souris auquel se livrent Boy Hermes et Marie Azote que dans la série d’efforts déployés par Céleste Ugolin afin de se guérir de l’obstacle d’amour en cumulant paradoxalement les conquêtes féminines. L’une de ses interrogations insolubles est révélatrice à ce sujet : « Qui donc me délivrera de la danse et de ce bocal d’amour, pourrai-je aussi, moi, ne pas y confire[55] ? »

7.Les thèmes de la cruauté, de l’assaut radical. Les illustrations de ces thèmes, chez Ribemont-Dessaignes, foisonnent. On peut citer parmi elles la scène où Céleste Ugolin écarte les importuns qui forcent Stella à jouer du piano, avant de lui refermer le rabat du clavier sur les doigts, sans crier gare et en lui faisant craquer les os (par rapport au fétichisme du « petit doigt » qu’il aimait sucer, ce geste s’interprète comme un soubresaut d’amour-haine). Derrière la cruauté et l’assaut brutal se profile l’idée d’une obligation de pousser la vie hors de ses limites, faisant naître une facilité à tuer, à se tuer, voire à s’entretuer. Pensons, en plus des exemples de massacre fournis par le théâtre dessaignien, au suicide de Michel, le jeune amant d’Ariane, dans le récit du même nom ; songeons à Daniel Lafleurette, dans Le bar du lendemain, qui décide spontanément d’attenter à ses jours, puis se ravise ; citons Sam People, qui tue M. Xénophon dans Clara des jours, après une rixe au sujet de la paternité de la petite Clara ; ou encore, mentionnons les meurtres perpétrés sans le moindre scrupule apparent par Boy Hermes (d’exaspération, il étrangle l’Indienne muette, qui meurt « vite fait[56] ») et par Ugolin, alias Iggledon, qui tue Violette par « post-méditation » (une fois le crime commis, il invente un motif, au demeurant flou : elle devait mourir parce qu’elle ressemblait trop au portrait qu’il a peint d’elle ; il l’a tuée pour faire quelque chose, pour faire le fou ; ou, simplement, pour s’en évader, comme il s’était évadé de sa femme « prison »). À la toute fin du roman, le meurtre de M. Cinereanu, pour lequel Ugolin sera exécuté, se justifie par la nécessité de la cruauté et de l’assaut violent : il s’agit d’accomplir un « beau crime social », de frapper un homme politique, indifféremment de son orientation de gauche ou de droite, le geste en soi étant obscurément requis, un peu comme pour Lafcadio assassinant Amédée Fleurissoire dans Les caves du Vatican ou Meursault tuant l’Arabe dans L’étranger. « Cet acte, observe Charlotte F. Gerrard, ressemble à un acte gratuit[57]. »

8.La désarticulation du langage. Elle s’illustre notamment par la tendance de Jarry à inventer ou à déformer des mots (« merdre », « cornegidouille », « tuder », « phynance »…), à jouer sur les lieux communs et le sens littéral des mots, à exagérer les ridicules, à alterner les registres (élevé, affecté, vulgaire, argotique, scatologique)… Dans un numéro des Cahiers de l’Association internationale pour l’étude de dada et du surréalisme, Marc Angenot a bien fait voir que cette joyeuse verbosité constitue le fondement premier du projet dada : « Toute la démarche de Dada et du surréalisme s’éclaire dès qu’on essaie de retrouver la réflexion sur le langage qui la sous-tend[58]. » Le délire linguistique vient traduire une irrationalité incontrôlable qui est, pour Dada, l’une des grandes révélations consécutives à l’expérience de la guerre de 1914-1918 (Ionesco, Beckett, Adamov feront de même après 1945). Nous retrouvons l’idée que les efforts humains de communiquer rationnellement se sont révélés honteusement infructueux. Dans le septième manifeste dada, par exemple, Tzara répète le mot « hurle » à deux cents reprises. Dans « Manifeste baccarat », GRD reprend celui d’« aridité » en bouleversant l’ordre des lettres (à la fin, on peut lire « ritédia »). Dans « Au public », une phrase semble relever d’un authentique non-sens : « Ki Ki Ki Ki Ki Ki Ki Ki ». De tels jeux langagiers témoignent du refus de Dada de prendre au sérieux l’art et la littérature, mais aussi de l’idée que la vitalité du public ou du lecteur peut se manifester par une succession de sons apparemment absurdes, mais susceptibles de correspondre aux cris arrachés à un destinataire ramené à un état de spontanéité primitive. Le mot « Mtasipoj », dans L’autruche aux yeux clos, composé au hasard pour se débarrasser d’une femme oppressante (Isabelle, une figure singulière de violeuse), se met à obséder Boy Hermes, puis devient un mot de passe révolutionnaire en remplacement de l’hymne national, avant de se muer en mot fétiche, produisant un effet magique sur l’Indienne muette (il la remplit d’allégresse alors qu’elle reste placide devant les mots du vocabulaire régulier). « Mtasipoj », dont les occurrences sont nombreuses, « a l’air d’avoir un sens, conclut Boy Hermes. Tous les mots ont d’ailleurs un sens. Il suffit de le leur donner[59]. » Plus loin, dans sa cellule, le personnage s’invente mentalement une langue, mot par mot, en commençant par ceux de deux lettres, puis ceux de trois, et ainsi de suite jusqu’à vingt-six ; une telle langue dénuée de sens finira à son avis par en prendre un[60]. Un autre exemple annonce Orwell : le moment où Dr Venise décide d’abolir le langage actuel pour le remplacer par un nouveau langage qui n’aura aucune signification[61]. Cette mainmise langagière, on le voit, s’augmente d’un intérêt pour l’action aléatoire et ouvertement agressive : dans le Manifeste de Monsieur aa l’antiphilosophe — « aa » était l’interjection usuelle de Bosse-de-Nage dans Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien —, Tzara prétend que chaque action est un « tir de revolver cérébral ». Désarticulé, le langage favorise un traitement burlesque de situations tragiques. Aussi ne soyons pas surpris si Céleste Ugolin voit le meurtre de Violette comme une expérience linguistique : il décrit son geste en expliquant qu’il a simplement changé une voyelle — il a tout bonnement privé de vie une jeune femme jusque-là privée de vue[62].

9.La charge provocatrice, à l’encontre du système de valeurs de la classe bourgeoise. Ubu représentait « tout le grotesque qui fût au monde » ; lui-même d’origine bourgeoise, Dada nourrit le désir de choquer, d’injurier, de capturer le grotesque du conditionnement social. Nous avons déjà évoqué le chahut provoqué lors la première d’Ubu roi au théâtre de Lugné-Poe, le 10 décembre 1896 ; les dadaïstes tentèrent de systématiser ce principe, notamment le 5 février 1920, à l’occasion de la première grande manifestation dada au Grand Palais (l’intention avouée était de scandaliser, d’éveiller l’hostilité du public). La manifestation de la Salle Gaveau, en 1921, participe du même projet :

Ribemont-Dessaignes exécuta une danse, se souvient Tzara, le haut de son corps muni d’un immense entonnoir en carton et, innovation mémorable, on jeta sur la scène non seulement des tomates que l’entonnoir put recueillir, mais aussi, pour la première fois au monde, des beefsteak[63]

Dans Céleste Ugolin, l’épisode concernant Égérie, l’idiote longtemps séquestrée par sa mère dans une masure de Saint-Ouen et à laquelle Ugolin va s’attacher par dégoût, illustre clairement cette volonté de déplaire. Égérie est présentée en monstre-fée qui purifie Ugolin en lui offrant l’image la plus abjecte qui soit du sexe féminin ; elle lui est « un sac à dégoûtation ». Le héros, lui rendant visite chez elle comme en un petit musée des horreurs, ou succombant à un accès baudelairien de voyeurisme morbide et charognard quand il épie sa répugnante anatomie, ou encore partageant avec elle des séances de contemplation des passants sur un banc des Champs-Élysées, l’utilise sans vergogne à dessein de s’immuniser contre le désir amoureux (dont il avait rejeté la forme socialement institutionnalisée, le mariage, en abandonnant sur un coup de tête Madame Ugolin).

10.Le traitement privilégié de l’irrationnel et de l’impulsivité. Pour Breton, dans L’anthologie de l’humour noir, Ubu était « l’incarnation magistrale du soi nietzschéen-freudien qui désigne l’ensemble des puissances inconnues, inconscientes, refoulées dont le moi n’est que l’émanation permise, toute subordonnée à la prudence[64] ». « Moi et moi cela fait au moins deux. Et si je veux cela fait mille[65] ! », écrivait pour sa part GRD, qui resta peu enclin au style psychanalysant de Breton dans son anthologie et s’en tint à une préférence marquée pour les identités multiples au détriment des caractères unis, et pour les maladies aux dépens des cures (il offre une image insolite dans Céleste Ugolin : celle de la guérison à atteindre en tuant le médecin, parce qu’il contient toutes les maladies[66]). Il s’agit d’un thème centripète chez GRD : tout acte, dût-il passer par l’art, les sciences ou toute autre voie, a son point d’origine dans un inconscient foisonnant, irréfragable et violent. Sous la plume dessaignienne, ni intrigues, ni personnages, ni sentiments ne sont développés au sens habituel. Les personnages tendent plutôt à être dénués de psychologisme. Ainsi les « antipoètes » du Sein d’or apprécient-ils Espérance Pommier pour sa « force d’irréflexion[67] ». « Rien n’existe, se dit Céleste Ugolin, c’est-à-dire aucune question d’aucun objet ne se pose[68] », prenant ses distances avec la tradition française du roman d’analyse, à la Constant, Stendhal et autres. Aucun souci de vraisemblance n’anime le romancier, qui choisit une caractérisation non conformiste, illustrée avant lui chez des personnages jarryques tels Sengle, Faustroll, Emmanuel Dieu ou André Marcueil. Celui-ci tout spécialement, athlète briseur de records, est champion dans le changement d’identité ; et GRD va reprendre à son compte ce principe de labilité identitaire : « qui bien se connaît, mal se porte, écrit-il. Plus on se pèse, moins on se connaît. Les vêtements sont moins trompeurs que la nudité[69]. »

11.Enfin, le goût des machines et des découvertes scientifiques. Fondamental en arts visuels, chez Ernst, Duchamp et Picabia notamment, de même que chez les futuristes, ce penchant est lié chez GRD au thème du « pouvoir des connaissances », suivant le titre d’une émission de radio qu’il anima. Dans sa thèse de doctorat (1995), Losseroy est d’ailleurs parti du principe que la quête de la connaissance occupe le coeur de l’imagination romanesque de Ribemont-Dessaignes. Outre dans ses dessins montrant de curieux assemblages, la passion mécaniste de GRD est évidente dans Ariane, tandis que l’auteur promène son héroïne nue dans les rues de Paris, la faisant se joindre à la ronde des Six Jours et affoler les coureurs par sa « machine musculaire mais femelle[70] ». Dans L’autruche aux yeux clos, une découverte du Dr Venise est digne de Faustroll : il a conçu le moyen de faire naître « le génie des génies » par fécondation artificielle en usant d’un mélange intime des semences d’hommes illustres (il cite Mikado et M. Dufayel), se réjouissant à l’avance de rénover ainsi « la race humaine[71] ». Ailleurs, Nu-Un fait figure de pataphysicien lorsqu’il essaie de résoudre « le difficile problème de l’équilibre d’une orange sur la pointe d’un crayon », et avoue continuer ce jeu parce qu’il sait la solution impossible[72].

La dette à Jarry dans l’oeuvre romanesque de Ribemont-Dessaignes

Philippe Soupault, qui partageait le penchant de GRD pour le roman (ce qui explique sa désaffiliation du groupe animé par Breton), ne tarissait pas d’éloges pour Céleste Ugolin. Il notait à son propos dans les Feuilles libres en 1926 :

Voilà sans doute le livre le plus pur de ces vingt dernières années, un des rares livres qui vaillent la peine d’être lus, un des seuls livres vraiment tragiques, un des livres qui excusent la littérature.

C’est à nous sans doute qu’il appartient plus qu’à personne d’autre, c’est pour nous et par hasard qu’il a été écrit[73].

Ce panégyrique peut surprendre si l’on songe que Ribemont-Dessaignes, en dépeignant les poètes interlopes du café le Sein d’or, ne s’est pas privé d’égratigner ses camarades dada passés au surréalisme ; il nous étonnera moins, par contre, si l’on garde présents trois de ses thèmes essentiels, sachant l’importance qu’ils revêtent simultanément chez Breton, Aragon, Cendrars, parmi d’autres tenants, de près ou de loin, du surréalisme : la folie (ou mieux : la santé mentale ambiguë), le grabuge et le meurtre[74].

Le roman n’obéit guère à un principe de progression linéaire ; il déploie plutôt un fourmillement d’images, de thèmes et de situations attestant une dette envers Jarry transportée dans le roman, et qui devrait maintenant s’élucider à la lumière des considérations précédentes.

Liberté, égalité… vanité !

« tout se vaut ». Voilà sans doute la formule qui résume le mieux la conviction du romancier qu’une universelle équivalence ou indifférence régit le monde vivant. Ribemont-Dessaignes la réitère d’un roman à l’autre : « Tout se vaut, écrit-il par exemple dans Smeterling, rien n’a d’importance, tout passe, rien ne revient[75]. » Autrement dit, tout est vrai et tout est faux, tout est réel et tout est imaginaire, tout est beau et tout est laid, tout est amour et tout est haine… Cette égalité primordiale peut donner l’impression d’un tohu-bohu de la vie et de la mort, d’un désordre infini, alors qu’un ordre est pourtant bel et bien présent, malgré son aspect incongru ou caché : c’est celui du chaos, à l’intérieur duquel s’étale la liberté des choses dans toute leur plénitude. Telle est la puissance de submersion qui s’attache à la vie chez GRD ; tout se vaut en regard du cycle vital où les énergies croissent et décroissent, où l’homme oscille entre la virtualité et la dissolution.

Il s’en dégage, pour des êtres indifférents de la trempe de Boy Hermes, de Céleste Ugolin et des frères Lafleurette, l’impossibilité de croire véritablement à quelque chose (art, science, amour, politique, philosophie ou vérité). « Qu’y a-t-il donc ? demande Ugolin. Qu’y a-t-il donc à faire ? Pourquoi ? Rien, rien, rien. Tout est identique. Penser, penser. Quelle blague[76]. » Ces personnages sont aux prises avec un mécanisme de dialectique permanente, de continuelle remise du compteur à zéro. Le narrateur de L’autruche aux yeux clos circonscrit clairement ce phénomène à propos de Boy Hermes :

Ce n’est pas qu’il trouvait la vie belle. Il ne la trouvait pas plus belle que laide. Elle était pour lui insupportable. Ce qu’on appelle la vie lui était quelque chose d’odieux — toute action morale ou physique, toute affirmation. Ne pas savoir, ne pas sentir, n’avoir conscience de rien, le sommeil sans rêve, voilà ce qu’il aimait, c’est-à-dire la mort[77].

Céleste Ugolin, lui aussi radical dans la voie de cet irrésoluble « ne pas… ne rien… », refait ni plus ni moins l’Ecclésiaste :

Agir — ne pas agir — produire — ne pas produire — Vanité de l’intelligence ; vive l’action. Vanité de l’action ; vive le coeur et l’oeil — Vanité ; vive rien. Vanité de rien. Vanité de la vanité — Vive ceci ou cela ? Ni respirer ni mourir — Vanité.  — Ou respirer et mourir, ou dresser des puces. Y a-t-il donc un art des actes, tout de même l’absence d’acte étant un acte[78] ! 

Ce fonctionnement tortueux de la pensée réactive l’une des principales impasses de Dada : tout nier revient à affirmer la négation et, par conséquent, à affirmer quelque chose ; il est impossible d’y échapper, pas plus qu’en voulant se libérer de tout l’on puisse éviter le moment où il faudra se libérer de la liberté également, et ainsi de suite — le casse-tête mental est sans fin. Aussi l’esprit négateur de Dada, du moins tel que l’incarna GRD, reste-t-il ouvert à la faille, comme l’illustre d’ailleurs la conclusion de Céleste Ugolin : le meurtrier à son tour condamné à mort appartient, du fait de sa sentence, au champ de « la nécessité », à la tranquillité, à la douce prison qu’il n’a cessé de rechercher ; puis, juste avant d’être exécuté, il défaille subitement, atteint d’une syncope et se révélant incapable de s’habiller ou de bouger ; bref, sa réaction prend le contre-pied de la sérénité et de la fermeté de pensée affichées les jours précédents et qui, jusqu’au désaveu du public lorsque le meurtrier refusa de revoir sa femme Stella, lui avaient valu de passer pour un « héros du crime », annonçant « le génie du mal » d’Orson Welles.

Peut-être qu’après tout, le mal réside dans la jouissance :

Un acte, quelque chose d’énorme, sans plaisir, sans passion, gamberge Ugolin. Une occasion froide, inutile, sans but, sans chute, et l’enchaînement implacable des conséquences sans fissure où la volonté puisse passer les doigts et les sourires du regard. Oui. Mais quoi[79] ? 

Tout l’intérêt de Ribemont-Dessaignes romancier paraît reposer dans ce « mais quoi ? », qui exprime bien davantage que le simple « à quoi bon ? » des nihilistes. Il induit un système de flottaison dans l’existence, une conception de l’homme « gyroscope » : « Flotter au gré du hasard — non avec abandon de coeur, mais en se détachant mécaniquement, écume étrangère à tout système de gravitation sur soi-même[80]. » On voit alors que les romans dessaigniens représentent bien davantage que ce qu’en a dit Jacqueline Chenieux : assurément, ces romans sont « des fables du désir et de la contradiction goûtés pour eux-mêmes — proches […] de certains textes de Philippe Soupault[81] » ; à quelques réserves près, on peut considérer en effet qu’ils « décrivent le refus de “ la vie ”, de la “ nature ”, le refus de toute affirmation, […] l’arbitraire dans son ambivalence : reportages d’un révolté[82] ». Mais de surcroît, par le truchement de Dada, au sein duquel, estimait Benjamin Fondane, « Ribemont-Dessaignes est un des rares qui fût authentique[83] », ces romans jettent un pont entre Jarry et Camus, par la « pureté » (le mot vient de Soupault) qu’ils instaurent sur la base de la virtualité et de la dissolution. L’entreprise jarryque de démolition du réel et de recollage dans l’absurde culmine dans ce roman de la mise à nu de la volonté délestée du fardeau des actes ; il aurait pu s’appeler : « Monsieur Ugolin ou la liberté absolue[84] ».

Le vestiaire de Céleste

Les premières pages de Céleste Ugolin ont tôt fait de nous plonger in media res : Ugolin, assis nu sur son lit, fait défiler un continuum d’images mentales et sensorielles, puis simule à demi sérieusement la folie devant Mademoiselle Fleur, avant de prétendre se montrer tel qu’il est, avec « les grands ramages de la vertu » sur lui, alors qu’il récitera un confiteor négatif, un « Qui ne suis-je pas ? » : « Je ne suis ni peintre, ni musicien, ni poète, ni artiste, ni mathématicien, ni philosophe, ni serrurier, ni ambassadeur[85]. » C’est la révélation d’un être déclassé et inclassable, voué au rien, ou plutôt à l’éventuel. Car ce personnage personnifie le thème des identités changeantes, en proie à la dispersion : « Ugolin […] se dispersait suivant les fragments dispersés de l’univers[86]. » L’une de ses premières initiatives sera de prendre le large en abandonnant lâchement sa femme derrière lui, à la pension de repos située à proximité du lac de Genève. La succession de rencontres qui l’attendent illustre sa tendance au détachement continu. Mais elle met aussi en lumière le thème dessaignien du « vestiaire de la personnalité » (sous-titre du roman de 1930, Adolescence), suivant lequel chacune de nos identités (tout être peut décider d’en posséder plusieurs, comme le fait Marie Azote dans L’autruche aux yeux clos) est semblable à un vêtement que nous mettons et enlevons comme bon nous semble. Après avoir tué Violette, Ugolin, pour motiver son geste et fabriquer une explication étrange mais précise de son crime, invente le personnage d’Iggledon, portraitiste. Plus tard, il jugera qu’Ugolin et Iggledon ne sont que « deux vieilles défroques[87] », et se métamorphosera, brièvement, en Harold Ray, au sujet duquel nous apprenons, grâce au récit d’un journaliste[88], qu’il s’agit d’un habile escroc venant de mystifier les Milners, une riche famille d’une petite ville anglaise.

Davantage que Ugolin-Iggledon-Ray, Marie Azote a systématisé le principe de labilité identitaire dans L’autruche aux yeux clos. « À chaque tâche doit correspondre un nom qui la guide[89] », pense-t-elle. Ainsi, Marie Azote est cette vendeuse de parfums au milieu du désert mexicain ; elle devient Lily Spirale, dite la Folle, la jeune locataire d’une petite maison au bord de la forêt de Rambouillet, qui imite les bruits (d’oiseaux, du vent, etc.) et se destine au théâtre lyrique. Elle est ensuite relayée par Sonia, une prostituée résolue de détruire à jamais « la possibilité de possession de sa personne par qui que ce soit », et s’imagine vivre dans un état de « virginité indéflorable[90] ». Le texte fait alors allusion à une Mme Plante, qui a laissé en gage un petit miroir dans une boutique du quartier chinois, avant de révéler le nouvel avatar de cette version féminine de Protée : Lucy des Aveux, celle qui « sauvera » Boy Hermes de sa prison de Mélasse, Colombie, et qui donnera naissance à la Princesse Verbale, séductrice des rois ennemis de Serbie et de Bulgarie (elle les dressera l’un contre l’autre, avant de jouer les infirmières sur le champ de bataille de Monastir) ; sous prétexte de voir la mort de plus près, une « mort mélomane », elle fera entendre des airs de flûte aux soldats blessés. L’identité suivante résulte d’un revirement spectaculaire : la voilà devenue Titine, la maîtresse de Boy Hermes, qui s’accommode d’une vie bourgeoise dans un pavillon de Neuilly, une vie passée à « coloniser » son amant à qui elle donnera un fils, avant de devenir Adèle, la maîtresse de Bill The, lectrice d’un traité sur l’eugénique… Manifestement, la jeune femme appartient en plein aux champs de la virtualité et de la dissolution que privilégiait GRD romancier.

Dans le cas d’Ugolin, les bribes d’existences éventuelles qu’il cumule sont des illustrations de la pensée du « tout se vaut » : par exemple, le personnage se découvre incapable de choisir entre Anna Zenana, la femme à la tache de vin, aux « folies monotones » et aux « cérémonies sexuelles aigres-douces », et Espérance Pommier, l’ancienne religieuse, la « vierge sans âge », excitée par l’odeur du péché qu’il répand ; or, toutes deux se valent dans l’expérience qu’il veut tenter (une cure contre l’amour, à l’instar d’un toxicomane qui poursuivrait la désaccoutumance en se droguant à double dose).

Ces destinées éventuelles sont des vêtements à laisser au vestiaire. Nu, c’est-à-dire « pur » au sens où l’entendait Soupault, le personnage est irréductiblement et indifféremment lui-même, comme la belle Ariane dans Paris. Il reflète l’être dans sa vitalité primitive, dépouillé des contenances mensongères dont l’habille de force la civilisation. Le thème de la nudité s’oppose ainsi à ceux du masque et de la possession, fondamentaux pour éclairer le polymorphisme dessaignien. Le corps nu exprime de surcroît une sexualité ambivalente, tantôt contrôlée — quand Robespierre, venant de faire la connaissance d’Ariane, choisit de ne pas se « livrer à quelque obscénité, c’est-à-dire à quelque simulacre satirique des gestes de la volupté[91] »  —, tantôt libérée, à l’occasion des ébats charnels qui jonchent les romans de GRD.

La sexualité est ici le symbole d’une impulsion vitale profonde, le signe d’une source primordiale d’énergie. C’est pourquoi nous la verrons confiner au stupre (dans L’autruche aux yeux clos, l’une des boîtes laissées par Marie Azote exhale « une odeur prodigieuse et sexuelle, celle de deux cents femmes réunies dans une boîte de dragées[92] ») et au libertinage (le donjuanisme par procuration dans Smeterling[93]). À un endroit du texte, Céleste Ugolin éprouve « [u]n immense besoin comme sexuel [qui] lui tendait le cerveau[94] » ; cette irrigation montre nettement que ce « surmâle » revisité par Dada est propulsé par l’énergie séminale.

Symbolisant la vitalité primitive saisissable à sa source, le thème de la sexualité a pour corollaires l’archétype de la prostituée et le thème de la prostitution, omniprésents chez GRD, de la fille de joie Antigone qui souhaite voir une femme du monde nue[95] à la maison close ambulante que Boy Hermes, Bill The et Estelle de Malabar décident d’aménager dans une roulotte pour pallier la répression des moeurs sexuelles mise en place sous le régime du président Chihuahua y Aragon.

Dans un même ordre d’idées, GRD a développé le thème du viol normalisé. Encore une fois, les exemples (souvent insolites) ne manquent pas, surtout dans L’autruche aux yeux clos : pensons au passage où Hermes choisit de se laisser abuser par Isabelle lorsqu’elle le séquestre et le viole, mais regimbe au moment où elle tente de le forcer à dire qu’il est « sa chose », comme s’il était plus grave, chez GRD, de posséder un être que de le violer. Ailleurs, la Princesse Verbale se fait violer par un régiment de soldats ivres ; elle est sauvée in extremis par des bombardements qui pulvérisent ses agresseurs avec l’efficacité des massacres ubuesques ; libre, elle ne paraît pourtant pas porter les séquelles de l’acte de violence dont elle a été victime. De son côté, l’Indienne muette, personnage énigmatique dont nous avons déjà parlé, finit par consentir au viol, à la suite de voyages en Italie et à Stamboul où Boy Hermes lui fait visiter des villes d’art et des lieux de débauche.

Les exemples fournis par Céleste Ugolin sont tout aussi évocateurs. Ainsi Violette, la prostituée aveugle, est-elle victime de machinations cruelles : escroquée au jeu de l’identité (les habitués du Sein d’or se font passer pour leur ami Vésuve, afin de profiter impunément de ses charmes en la mystifiant), elle se voit contrainte de porter le dessin d’un oeil sur son ventre (il lui tient lieu de fonction visuelle : à défaut de voir, elle « [est] vue », activement) et d’effectuer une danse du ventre ; par la suite, outragée en gestes et en paroles, elle finit violée sur un lavabo insalubre, la grosse Sésame lui crachant sur le ventre, avant que Céleste ne la recueille, en fasse sa maîtresse et la tue au rasoir… C’est du Jarry après la lettre.

L’idée que le viol est doux en comparaison de la possession amoureuse s’éclaire également par le motif de la prison, que Ribemont-Dessaignes exploite dans un esprit proprement dadaïste : le romancier traite en effet d’emprisonnement libérateur, par opposition à la prison sans murs, à l’esclavage naturel issu de la connaissance (fournie par la science, l’art ou l’amour, parmi d’autres icônes du monde bourgeois). Céleste Ugolin, par exemple, a l’habitude de promener « une petite prison provisoire » avec lui, de se maintenir l’esprit fermé par « une muraille obscure[96] ». C’est la donnée initiale du roman, à partir de laquelle GRD campe le héros dans le cycle vertigineux de ses évasions. Céleste subit, parce qu’il est lié maritalement à Stella, le lien au sens captatif. Il est donc tout naturel que la première étape consiste pour lui à subvertir cet état d’union légitime, par une succession de plongées dans l’illégitime et dans la rupture, un aspect repris dans Monsieur Jean ou l’amour absolu (le protagoniste, petit employé de commerce, séduit les femmes afin de jouir du moment où il les quittera pour d’autres). De là résulte le schème de l’impossible libération, de l’infructueuse évasion, qui déclenche un retour d’agression : Ugolin assène un violent coup de poing à Anna Zenana avant de prendre congé d’elle, et plus tard lui déchire les lèvres et en recrache les morceaux, la frappe et la détruit[97]. Il se montrera à peine plus tendre envers Abelle Source, le faux sosie de Stella. Mettant fin à leur liaison, il lui dit : « Tu veux voir mon coeur, petite mémerde en susucre ? Tiens ! », et il lui crache dessus[98], cavalièrement.

S’inscrivant dans une même logique, la liaison de Boy Hermes et d’Estelle de Malabar servait de paravent destiné à masquer la vanité de l’action et de la spéculation, chez un héros las de tout, y compris de la lassitude. Une fois que Boy Hermes est incarcéré pour sa participation à la révolution mexicaine, il éprouve en prison une sensation de soulagement inexprimable, une impression de liberté, de paradis.

Ces images et ces thèmes, ces situations et ces éléments de caractérisation des personnages, traduisent l’arbitraire de l’ordre du monde, représentatif du pessimisme abyssal qui habita Ribemont-Dessaignes. Il s’en dégage une nette exemplification du profit qu’il y avait à retirer en creusant la voie ultramoderne déblayée en littérature par Jarry. Dans des pages à la mesure de sa perspicacité, Annie Le Brun a éloquemment fait ressortir le surcroît d’attention qu’appelle spontanément Jarry :

Il faut bien le regarder ce jeune homme qui n’est que révolte contre la bêtise bien sûr, mais aussi contre l’ordre, contre le sérieux de ce qui se prétend sérieux, et enfin surtout contre « notre inacceptable condition humaine ». Il faut bien le regarder ce jeune homme depuis toujours sûr que les prisons de l’intérieur sont encore plus terribles que celles de l’extérieur, il faut même ne pas le quitter des yeux pour voir comment, sans en avoir l’air, il va faire avec Le Surmâle ce qu’on n’a jamais fait, simplement en considérant l’amour à la lumière de cette irréductible révolte[99].

Et GRD, à l’appui d’une sensibilité oculaire exceptionnelle (il faudrait insister, dans une étude subséquente, sur la valeur et les significations du motif de l’oeil dans son oeuvre), ne l’a guère perdu des yeux.

« Dada a détruit et détruira[100] » (pour conclure)

L’« irréductible révolte » a ses irréductibles partisans. GRD en fut, lui qui voulut se ranger sous la bannière d’« homme révolté » (Camus, qui le citait anonymement, aurait finalement pu lui consacrer un sous-chapitre de son livre). En témoigne, du reste, l’article consacré à « l’Empereur de Chine » (tout comme Jarry, GRD fut familièrement associé à son personnage) dans le « Glossaire » du premier numéro de la revue Bifur, dont il était le rédacteur en chef :

Georges Ribemont-Dessaignes : l’anarchie au sein de la révolution, voilà ce qu’il exige. En attendant, ses livres cherchent le point faible du monde pour y creuser les chemins de la folie, de la poésie et de la mort[101].

Le même descriptif siérait à Jarry, de même qu’à Lautréamont et à Rimbaud, ces autres pionniers de la néantisation dada. Mais la relation au modèle jarryque permet plus spécifiquement d’insister sur le projet de sape généralisée. « Il n’est rien qu’on ne puisse détruire », estimait Ribemont-Dessaignes[102]. Et Céleste Ugolin le prouve quasi irréfutablement. Le roman accorde les pleins pouvoirs à la liberté et à la dérision de s’exercer dans le cadre d’une création ludique où la destruction est un agent fauteur d’ordre. Est-ce bien utile de rappeler les paroles d’Ubu pour nous aviser du fait que Ribemont-Dessaignes, en vue d’orchestrer cette allègre mise à plat du monde avec ses certitudes et ses contradictions, a scrupuleusement ajusté son tir sur celui de Alfred Jarry ? Dans l’exergue d’Ubu enchaîné, le tyran ventru s’écriait : « Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or, je n’y vois d’autre moyen que d’en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés[103]. » Comme peu d’autres auteurs à la même époque, Ribemont-Dessaignes a dépeint la démolition à des fins constructives. Sans doute est-ce en partie pour cette raison que Nino Frank vit en lui le « fils unique de Dada[104] ».

L’originalité de GRD provient assurément de cette filialité, qui est avant tout un indice de fidélité à l’esprit dada, où il est permis de placer tout Ribemont-Dessaignes. L’auteur de Céleste Ugolin, dont la voix, si souvent, ne fit qu’un avec celle de la petite collectivité dadaïste, a bâti une oeuvre sur une esthétique de la démolition qui semble finalement équivaloir à une mode chez ses compagnons. Au cours des brèves années de vie du mouvement dada, GRD fit sien le rôle d’un groupe, cohérent et efficace malgré son aspect anarchiste et nihiliste. Mais Ribemont-Dessaignes est sans doute le seul à avoir persisté dans cette voie. C’est en cela qu’il se distingue : il a élaboré une oeuvre qui est restée dadaïste bien après la « mort » de Dada, au début des années 1920. Cette constance constitue un autre élément de parenté avec Jarry. Du créateur d’Ubu à celui d’Ugolin, l’oeuvre littéraire se donne à lire comme le produit d’un tempérament qui se singularise sitôt qu’il s’énonce.

La problématique du modèle jarryque nous a permis de privilégier quelques idées motrices du projet alliant le démolir au construire. Chemin faisant, de fertiles avenues ont été à peine effleurées, à commencer par la question du lien social, à distinguer du lien conjugal, synonyme d’emprisonnement. Dans Céleste Ugolin, GRD écrit : « Société. Ce n’est pas un vain mot[105]. » L’affirmation détonne dans un contexte voué à la répudiation et au saccage, surtout qu’elle sera suivie d’une précision à l’effet que la société « existe », et que « le plus petit devoir envers la société et le plus niais est plus important et plus urgent que les plus grandes des plus grandes expositions de la pensée[106] ». Sans doute cet avis s’éclaire-t-il avec le portrait, somme toute sympathique, que dresse le romancier de la classe laborieuse.

Et l’écriture, est-elle un vain mot ? On sait que Dada se targuait de ne pas fricoter avec le roman, ni avec la psychologie, et les propos de Boy Hermes semblent extraits d’un manifeste : « Ce n’est pas suffisant de brûler ce qui a été écrit, il faut brûler ce qu’on écrira[107]. » Or le personnage de Céleste Ugolin tient des cahiers, et qui plus est, en usant d’une « calligraphie parfaite », contrainte acquise durant son adolescence et qui lui avait tenu lieu de « première forme de contenance devant autrui ». Par-delà la marotte contradictoire de Dada, telle que l’alimenta Ribemont-Dessaignes, ces concessions faites à la société et à l’écriture laissent la voie grande ouverte à des analyses subséquentes mettant à contribution les préoccupations actuelles des recherches en études littéraires.

Ribemont-Dessaignes s’est éteint en 1974, quelques semaines après avoir participé au tournage d’une émission d’« Apostrophes » qui lui était consacrée ; il concluait en disant : « È finita la commedia ». Combien d’écrivains ne lui envieraient pas cet ultima verba digne du Mehr Licht ! goethéen ?