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L’intérêt des chercheurs pour les oeuvres d’écrivains méconnus du XXe siècle n’a probablement jamais été aussi vif. Cet intérêt semble avoir pris forme vers la fin des années 1970, avant de devenir un phénomène éditorial dans les années 1980, où plusieurs écrivains méconnus profitaient d’une « revie littéraire ». Cette expression devait servir de titre à la rubrique dirigée par Paul Renard à partir de juin 1987 dans la revue Roman 20-50[1]. Le premier article de la rubrique, rédigé par son responsable, porta sur la réédition des romans d’Emmanuel Bove. On ne pouvait mieux choisir pour témoigner de l’intérêt qu’il y avait à redécouvrir un écrivain : Bove, dont l’oeuvre fut entièrement rééditée (réédition qui a entraîné la publication de nombreux inédits) avec un succès inespéré, allait devenir en quelque sorte le porte-drapeau de la cause des méconnus. Certes, il fallait que cette oeuvre, si puissamment novatrice dans les années 1920 et d’une actualité criante aujourd’hui, soit de qualité exceptionnelle ; aucun autre romancier réhabilité depuis n’a d’ailleurs connu autant de succès que Bove, dont l’oeuvre continue de faire l’objet de manifestations ponctuelles. Mais il n’y a pas que Bove, et nombre d’écrivains méconnus ont depuis été largement commentés. Plusieurs études ont été menées, en particulier depuis la toute fin des années 1990. Citons par exemple la publication des actes du colloque « La revie littéraire » tenu à Lille en 1998, où il s’agissait « de favoriser une réflexion commune sur le phénomène éditorial de la “ revie littéraire ”[2] », les travaux et colloques organisés par le LERTEC (Lecture et réception du texte contemporain) à Lyon 2 autour de Jean Reverzy, Henri Calet, André Dhôtel ou Emmanuel Bove, entre autres, ou encore la rubrique « Écrivains méconnus du XXe siècle » dont je suis responsable dans la revue Nuit blanche, rubrique qui ouvre parfois ses pages à des écrivains dont aucun titre n’est offert sur le marché (tandis que la rubrique de la revue Roman 20-50 traite d’auteurs dont les oeuvres ont été fraîchement rééditées).

Les raisons de cet intérêt sont sans doute multiples et peuvent s’expliquer aisément. Le contexte historique de la Libération et le discours existentialiste expliquent déjà en bonne partie l’oubli dans lequel ont sombré nombre d’oeuvres dont la valeur littéraire était évidente, mais dont le profil politique faisait défaut — ou était idéologiquement inapproprié — au projet social de la IVe République. C’est ainsi que Bruno Curatolo remarquait qu’il y avait une constante dans les oeuvres des écrivains ayant fait l’objet d’une étude sous la rubrique « La revie littéraire » entre 1987 et 2000 : le pessimisme. Ces oeuvres, qui appartiennent très majoritairement à la première moitié du XXe siècle, « brossent, chacune à leur manière, un paysage “ noir ”, cette teinte qui convient si bien à notre fin de siècle et que les romans réédités depuis une dizaine d’années exprimaient avec une force parfois trop brutale pour leur époque[3] ». Dans les années 1950, les nouveaux romanciers allaient volontairement proposer des oeuvres apolitiques qui dérangeaient les critiques attachés aux valeurs humanistes en cours depuis l’entre-deux-guerres. Il est évident que la critique, de façon générale, devait par la suite construire son panorama de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle principalement à partir de ce clivage philosophique et esthétique. Tout le monde sait que le roman du XXe siècle commence tout juste au moment de la Première Guerre mondiale avec Proust et Alain-Fournier, qu’il connaît des développements remarquables dans l’entre-deux-guerres avec Gide, Giono, Malraux, Céline et quelques autres, qu’il fait place ensuite à Sartre et à Camus, puis aux Hussards et aux nouveaux romanciers dans les années 1950-1960, enfin aux innovations formelles de Perec, à la quête identitaire engagée par Le Clézio et Modiano dans les années 1970, à la nouvelle génération des écrivains de Minuit (Echenoz, Toussaint, Rouaud, etc.) et à quelques autres dans les années 1980-1990, qui opèrent triomphalement un retour à « l’histoire d’une aventure » et au récit au « je ». Je caricature évidemment, ce schéma n’explique pas tout ; j’essaie seulement de me placer ici non pas du point de vue des auteurs méconnus, qui pourraient sans doute, tous autant qu’ils sont, témoigner de leur exclusion de la reconnaissance institutionnelle à partir de circonstances qui les concernent personnellement (ce qui est flagrant dans le cas de Bove ou encore de Pierre Bost, dont il sera question dans ce dossier), mais du point de vue de la réception et de la consécration des oeuvres. Ce regard particulier donne tout de même un portrait d’ensemble dont le noir et le blanc sont accentués au détriment des zones grises. Les marges seront toujours assez larges pour recueillir les oeuvres laissées dans l’ombre. À la longue pourtant, et bien que certains noms parviennent peu à peu à s’insérer dans l’histoire littéraire récente (Bove, Gadenne, Calet), elles peuvent faire tache.

Deux traits au moins caractérisent l’écrivain méconnu. Globalement, l’oeuvre de l’écrivain méconnu ne reçoit pas l’attention qu’elle mérite en regard de l’intérêt que le milieu universitaire et le public en général accordent à l’oeuvre d’écrivains consacrés, d’une part. D’autre part, affirmer d’une oeuvre qu’elle est méconnue, c’est reconnaître implicitement sa valeur : l’oeuvre méconnue n’a pas seulement été oubliée, elle se propose elle-même comme raison suffisante pour ne pas rester dans l’oubli. Pour une oeuvre méconnue, nombreuses sont celles qui « méritent » d’avoir été oubliées. Bref, être un auteur méconnu, c’est déjà quelque chose, mais ce n’est jamais que faute de mieux. Le méconnu est assis entre deux chaises : entre André Malraux, qui repose au Panthéon, et tel auteur oublié, dont la lecture ne donne pas envie d’y revenir, Eugène Dabit ne vaut pas moins, à sa manière, que le premier, mais se démarque tant bien que mal du second.

L’histoire de la littérature ne saurait évidemment rendre compte de tous les auteurs, de toutes les oeuvres, elle doit être sélective. Certaines oeuvres passent, d’autres restent ; souvent le recul est nécessaire. Il importe surtout que la reconnaissance des oeuvres par l’historien de la littérature se fonde le plus possible sur des repères esthétiques et ne cède pas à des critères idéologiques. Certes, cela tient presque du voeu pieu : l’oeuvre est toujours historiquement contextualisée, le lieu d’où parle l’écrivain ne peut être que politique, au sens large, et, en retour, l’accueil critique qui sera fait à l’oeuvre saura difficilement faire l’économie d’une conscience sociale et d’un certain horizon intellectuel. C’est en partie pour cette raison que j’ai souhaité que ce dossier présente quelques oeuvres méconnues en les situant sinon dans une filiation littéraire, au moins dans un rapport d’écriture à une oeuvre antérieure ou contemporaine. Il est nécessaire de prendre la mesure d’une oeuvre en fonction du projet esthétique qui l’anime et des préoccupations littéraires des pairs dans une époque donnée. C’est là une façon de minimiser les risques de récupération politique et de rester au plus près de l’intérêt du texte littéraire.

Les écrivains méconnus qui font l’objet des études de ce dossier ne sont pas nécessairement plus importants que tous ceux dont il n’est pas question. Tous proposent néanmoins des oeuvres injustement oubliées ou négligées. Chacun des collaborateurs du dossier devait interroger l’oeuvre d’un écrivain français méconnu dans son rapport à un auteur consacré (prédécesseur ou contemporain), dont il se serait inspiré, qui l’aurait influencé, à qui il aurait emprunté certains traits d’écriture, etc. Le rapprochement pouvait reposer aussi bien sur la simple reconnaissance intellectuelle, sur le partage avoué d’une esthétique ou de thèmes que sur la pratique intertextuelle proprement dite, le portrait d’ensemble proposant ainsi quelques balises de filiation à une histoire littéraire des méconnus.

1920-1940

Le sommaire du numéro met d’abord en avant deux romanciers de l’entre-deux-guerres. L’aîné de ce dossier, Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), agitateur dadaïste, a publié de nombreux romans à partir du début des années 1920 jusque dans les années 1940. Comme pour plusieurs de ses compères qui ont frayé avec les surréalistes, la lecture de l’oeuvre d’Alfred Jarry semble avoir influencé durablement Ribemont-Dessaignes. Patrick Bergeron s’attarde à repérer les traces du « modèle jarryque » dans la prose de Ribemont-Dessaignes, en particulier dans le roman Céleste Ugolin (1926), mais aussi au passage dans de nombreux autres textes.

Pierre Bost (1901-1975) est certainement l’auteur le plus méconnu de ce dossier. Outre les études que je lui ai récemment consacrées, il n’existe aucun texte sur cet écrivain pourtant talentueux qui, dans les années 1920-1930, apparaissait, aux yeux des critiques, comme l’un des plus prometteurs de sa génération. Jeune, Bost a été profondément marqué par Proust, avant de s’ouvrir à un roman plus populiste, se trouvant, comme de nombreux écrivains méconnus de l’entre-deux-guerres, à préfigurer le Sartre de La nausée. M’attardant essentiellement à deux de ses romans, À la porte (1926) et Le scandale (1931), j’essaie de cerner l’oeuvre de Bost au regard du modèle d’écriture proustien, d’une part, et de l’ambition balzacienne du portrait d’une génération, d’autre part.

1940-1950

Nombreux sont ceux pour qui le nom d’Alexandre Vialatte (1901-1971) évoque avant tout le traducteur de l’oeuvre de Kafka en français. Les textes de Kafka ont occupé Vialatte durant une trentaine d’années, pendant lesquelles il a aussi consacré des études critiques à ses traductions et aux romans de l’écrivain tchèque. Mais l’homme est aussi un romancier, dont le premier roman, Battling le ténébreux (1928), a paru la même année que sa première traduction de Kafka, La métamorphose. Spécialiste de « Vialatte romancier », Alain Schaffner étudie la relation de Vialatte à Kafka principalement à la lumière de fictions rédigées par le romancier dans les années 1940-1950.

C’est durant la même période que Raymond Guérin (1905-1955) a publié l’essentiel de son oeuvre, dont trois romans de première force réunis sous le titre Ébauche d’une mythologie de la réalité (1946-1953). Spécialiste de l’oeuvre de Guérin, Bruno Curatolo repère les multiples traces de Stendhal dans l’oeuvre du romancier, balisant ses commentaires par le grand ouvrage, à l’époque novateur, de Jean Prévost, La création chez Stendhal (1942), et en amont par les analyses de Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine (1886), qui ont, comme le note Curatolo, largement influencé les études critiques dans la première moitié du XXe siècle.

Presque toute l’oeuvre de Paul Gadenne (1911-1956) a été publiée entre 1941 et 1955. François Lermigeaux se livre à une critique des sources en recourant aux notes inédites rédigées par le romancier sur l’oeuvre de Jean Giono. Lermigeaux montre comment Gadenne, à la suite de la réception de son premier roman, Siloé (1941), a été amené à réfléchir à son propre travail d’écrivain à partir des livres d’un auteur admiré. Écrivant sur Giono, Gadenne parvient surtout à mieux préciser sa propre conception de la littérature.

Elsa Triolet (1896-1970) est plus souvent évoquée par la critique littéraire comme étant la muse d’Aragon que pour son abondante oeuvre romanesque, dont le titre Le premier accroc coûte 200 francs lui valut le prix Goncourt en 1944. Marie-Thérèse Eychart s’intéresse ici à L’inspecteur des ruines (1948), au centre duquel se trouve un chapitre substantiel rédigé à partir du conte de Hoffmann, Don Juan. L’article de Marie-Thérèse Eychart propose une étude intertextuelle du roman.

1950-1960

Pierre Herbart (1904-1974) appartient à la génération des Sartre et Nizan. Il est entré en littérature avec Le rôdeur (1931), solide roman d’un certain populisme existentiel, héritier à la fois de Bubu de Montparnasse (1901) de Charles Louis-Philippe et de Jésus-la-Caille (1914) de Francis Carco, et typique du roman noir de l’entre-deux-guerres. Catherine Douzou a toutefois choisi de s’intéresser à l’entreprise autobiographique d’Herbart, qu’elle compare à celle d’André Gide. Si Herbart a pu écrire À la recherche d’André Gide (1952) au lendemain de la mort de l’auteur de Si le grain ne meurt, les textes autobiographiques L’Âge d’or (1953) et Souvenirs imaginaires (1968) paraissent formellement s’affranchir du modèle gidien.

De Ribemont-Dessaignes à Herbart, voilà sept écrivains français à relire.