Volume 36, Number 3, Spring 2005 D’un écrivain l’autre : quelques méconnus du XXe siècle et leurs références Guest-edited by François Ouellet
Table of contents (10 articles)
Études
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Méconnus faute de mieux
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Céleste Ugolin (1926) de Georges Ribemont-Dessaignes et l’influence d’Alfred Jarry dans le roman
Patrick Bergeron
pp. 15–41
AbstractFR:
Le passage à la postérité de l’écrivain français Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) est assuré en ce qui concerne ses activités de poète, de polémiste et de dramaturge au sein du groupe Dada ; il l’est moins, en revanche, en ce qui a trait à son oeuvre romanesque, pourtant abondante et diversifiée. Afin d’inviter à une (re)découverte de l’oeuvre de ce romancier hors série, qui sut, sans s’y cantonner, rester fidèle à l’esprit subversif et rageusement libérateur de Dada, cet article se propose d’examiner comment Céleste Ugolin (1926), récit du détachement et de l’agression continus, réemploie avec profit une conception ultramoderne de la littérature, auparavant illustrée dans l’oeuvre dramatique et romanesque d’Alfred Jarry (1874-1907), et centrée sur une logique en deux temps : démolir — reconstruire. Davantage qu’une étude de filiation littéraire, cet article a pour visée de replacer Ribemont-Dessaignes au rang des romanciers marquants du premier demi-siècle, aux côtés d’Aragon, de Cendrars et de Camus.
EN:
Georges Ribemont-Dessaignes’s (1884-1974) literary legacy is well established with regard to his activities as poet, polemicist and playwright working within the Dada movement. His importance as a novelist, however, remains to be acknowledged. In order to contribute to the (re)discovery of this atypical French writer, who managed to remain faithful — but not enslaved — to Dada’s subversive and liberating spirit, the present contribution offers a new reading of Céleste Ugolin (1926), a novel which constantly alternates between indifference and aggressivity, and its affinities with the works by Alfred Jarry (1874-1907). Inspired by Jarry’s ultramodern ideas of literature, Ribemont-Dessaignes implements a binary logic of destruction and reconstruction. More than a study in literary influences, this paper seeks to establish Ribemont-Dessaignes’s place among important early twentieth-century novelists like Aragon, Cendrars and Camus.
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Du roman au « je » au roman social. Lire Proust et Balzac chez Pierre Bost
François Ouellet
pp. 43–60
AbstractFR:
Pierre Bost a publié une vingtaine d’ouvrages, principalement des romans, entre 1923 et 1945. Héritier de la grande tradition française du roman psychologique, Bost a cherché, à sa manière, à renouveler le genre à la lumière de l’exemple de Proust. Cette manière se donne d’abord à lire dans À la porte, le premier récit de Bost, rédigé en 1922. À partir de la fin des années 1920, Bost s’oriente vers un roman moins intimiste, plus social ; roman ambitieux, Le scandale (1931) témoigne de ce que Bost devait non seulement au Balzac des Illusions perdues mais aussi au désarroi de la génération d’après-guerre.
EN:
Between 1923 and 1945, Pierre Bost published some twenty works, most of which are novels. Strongly influenced by the great French tradition of the psychological novel, Bost sought to renew the genre, in his own way, by drawing on Proust’s achievement. This initial orientation can be seen in Bost’s first narrative, À la porte, written in 1922. From the late 1920’s on, Bost’s writing evolves from the intimate to the social. His 1931 novel, Le scandale, which shows the lessons Bost learned from Balzac’s Illusions perdues, expresses the confusion of the post-war generation.
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« L’idée fausse qui m’est nécessaire. » : alexandre Vialatte à l’école de Franz Kafka
Alain Schaffner
pp. 61–78
AbstractFR:
Alexandre Vialatte (1901-1971) a traduit presque toute l’oeuvre de Kafka en français tout en élaborant sa propre oeuvre littéraire. Celle-ci est pourtant loin de se situer dans la dépendance de celle de Kafka. Vialatte a en effet été non seulement le traducteur de Kafka mais aussi un critique avisé proposant plusieurs lectures successives qui sont à l’origine des grandes options de la critique actuelle. Les analogies entre les récits de Kafka et les romans de Vialatte restent souvent très vagues : inquiétante étrangeté, folie du classement, culpabilité sans faute, tandis que les emprunts intertextuels directs sont minces. On peut néanmoins suivre le fil qui conduit de Kafka à Vialatte dans La dame du Job et Le fidèle berger, romans du secret et de la consigne, dans La maison du joueurde flûte, parabole d’inspiration kafkaïenne, et dans Les fruits du Congo, le grand roman de 1951. On perçoit ainsi plus précisément ce que Vialatte appelle « l’idée fausse qui m’est nécessaire » en parlant de sa lecture personnelle de Kafka mise au service de sa propre création romanesque.
EN:
Alexander Vialatte (1901-1971) translated almost all of Kafka’s works into French, and was also an influential Kafka scholar; his various readings of the opus form the basis for major orientations in current criticism. During the same period, Vialatte was also writing his own works, which are largely independant of those of Kafka. While the analogies between the works of these two authors are often vague — a troubling oddness, an obsession with classification, feelings of guilt without misdeed — and although direct borrowings are scarce, it is nonetheless possible to discover affinities between Vialatte and Kafka in La dame du Job and Le fidèle berger, novels of secrets and rules, in La maison du joueur de flûte, a Kafkaesque parbole, and in Les fruits du Congo, a novel published in 1951. In examining these novels, one may better understand the nature of the enigmatic “ false idea that is crucial to me ” of which Vialatte spoke when discussing how his personal reading of Kafka contributed to his own literary creations.
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Raymond Guérin entre Stendhal et Henri Beyle
Bruno Curatolo
pp. 79–97
AbstractFR:
Albert Camus, après avoir lu Quand vient la fin, félicitait Raymond Guérin d’avoir recouru, comme Stendhal, à ce qu’il nomme la « psychologie du scalpel », et il est vrai que l’auteur de Lamiel avait fourni une épigraphe à ce roman ; mais la fidélité de Guérin à Henri Beyle s’affirmera encore au seuil d’autres ouvrages ou dans sa correspondance. Plusieurs commentateurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, André Rousseaux, Louis Émié ou Joë Bousquet, qui tous établirent un parallèle entre les deux écrivains. Il y va d’abord du voeu de ne s’adresser qu’à « l’heureux petit nombre » — the happy few —, non pas par snobisme mais par exigence esthétique. Il y a ensuite la passion pour l’Italie, au coeur des romans ou des oeuvres intimes. Mais c’est surtout la conception de la nature humaine qui les rapproche et leur fait adopter, à un siècle près, des techniques littéraires très voisines : les Rapports du physique et du moral que Stendhal avait appris de Cabanis se prolongent chez Guérin avec la théorie de la « physiopsychologie », ce qui détermine la conception du personnage et se traduit par la dénonciation de l’hypocrisie telle qu’on la trouvait déjà dans Le Rouge et le Noir ou Lamiel, sur un air de cynisme que Guérin avait voulu se donner en s’identifiant à Diogène. Cette connaissance intime de l’être — véritable dissection de la créature – passe par l’usage du monologue intérieur, à peine naissant chez Stendhal, diaboliquement complexe chez Guérin, leur recherche maniaque de l’authenticité leur faisant également privilégier le fait divers ou « le petit fait vrai » ; ce qui ne les a pas empêchés, pour autant, de proclamer que la première vertu d’un roman était d’être romanesque et de susciter avant tout l’émotion. Il est tout à fait caractéristique que le grand retour de Stendhal sur la scène littéraire française se soit opéré au début des années 1950, à une époque où Guérin atteignait sa pleine puissance de romancier.
EN:
After reading Quand vient la fin, Albert Camus congratulated Raymond Guérin for having used, like Stendhal, what he called the “ psychology of the scalpel ”. Guérin’s affinity with Henry Beyle is visible not only in the epigraph to this novel — which is taken from Lamiel — but also in other works, in his correspondence, in his determination to write for “ the happy few ” and in his passion for Italy. Above all, however, they share a vision of human nature that leads them to adopt a similar approach to writing: the interrelation of the physical and the moral that Stendhal barrowed from Cabanis find an echo in Guérin’s theory of “ physiopsychology ”, a theory that determines his concept of characters and leads to a denunciation of hypocrisy reminiscent of Le rouge et le noir and Lamiel, though with a cynicism that Guérin reinforces by identifying himself with Diogenes. This intimate knowledge of human nature expresses itself through the use of interior monlogue — scarce in Stendhal, diabolically complex in Guérin — and through the obsessive quest for authenticity that drove them both to value the anecdotal or the “ realistic detail ”. At the same time, both proclaimed that the principal quality of a novel is its fictional nature and capacity to provoke emotions. It is not by chance that Stendhal’s return to literary prominence in the early 1950’s corresponds to the period in which Raymond Guérin rose to his greatest achievements.
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Gadenne au miroir de Giono
François Lermigeaux
pp. 99–109
AbstractFR:
Le sens de Siloé, le premier roman de Paul Gadenne, a été nettement déformé lors de sa parution en 1941, laissant son auteur perplexe. En étudiant un dossier de notes inédites sur Giono, le présent article montre comment, à ce moment-là, Gadenne construit et modèle sa propre écriture en analysant celle d’un autre écrivain. L’oeuvre de Giono fonctionne comme un miroir où Gadenne répond aux questions soulevées par Siloé. L’influence de l’un sur l’autre explique les choix esthétiques qui font de Gadenne un romancier moderne choisissant de tourner le dos au formalisme.
EN:
When it first appeared in 1941, Paul Gadenne’s novel Siloé was largely misunderstood; its reception left the author perplexed. This article, based on the study of a series of unpublished notes on Giono, seeks to show how Gadenne was shaping his own style during this period through his critical analysis of another writer’s. Giono’s works function as a mirror that allows Gadenne to respond to questions raised by Siloé, and the influence they exerted on him explains the aesthetic orientations that make Gadenne a modern novelist and drive him away from formalism.
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L’inspecteur des ruines d’Elsa Triolet : une réécriture du fantastique hoffmannien
Marie-Thérèse Eychart
pp. 111–124
AbstractFR:
En 1948, Elsa Triolet publie L’inspecteur des ruines, roman dont la partie centrale, « La loge des étrangers », est une reprise intertextuelle déclarée du Don Juan d’Hoffmann. Son héros revit à Bamberg la même aventure que celle qu’a vécue Hoffmann et qu’il rapporte dans son conte. La romancière suit étroitement le texte du « fantastiqueur » qui la fascine pour le subvertir subtilement en modifiant les caractéristiques de l’espace et des personnages. L’Allemagne des « doux romantiques », qui est doublement réduite en poussière, dans ses ruines de guerre et dans son âme, ouvre à un fantastique historique dont la valeur cathartique permettra au héros de survivre.
EN:
In 1948, Elsa Triolet published L’inspecteur des ruines, a novel whose central part, entitled “ La loge des étrangers ”, represents an explicite intertextual reprisal of Hoffmann’s Don Juan. The hero relives Hoffmann’s adventure in Bramberg. Fascinated, the novelist closely follows the tale of her predecessor, but at the same time subtly subverts it by modifying elements of place and traits of characters. Doubly destroyed — in the ruins of war and in its very spirit — the Germany of the Romantics gives way to a historical fantasy whose cathartic properties allow the hero to survive.
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Pierre Herbart et André Gide, écritures d’un soi marginal
Catherine Douzou
pp. 125–136
AbstractFR:
L’oeuvre d’Herbart est marquée par celle de Gide, son intime et son aîné de trente-quatre ans. Des thèmes proches, la nécessité d’une écriture de soi les rapprochent. Si l’autobiographie d’Herbart reste gidienne — elle tient à la fois de la fiction, du mythe et du récit de vie —, elle s’en distingue par une grande sobriété narrative. Cela correspond à une simplification de la posture autobiographique : Herbart privilégie le fait de se raconter, d’évoquer le temps perdu, à celui de s’analyser ou de se justifier. Mais l’oeuvre a souffert de la comparaison avec celle de Gide à qui le public l’a associé. Il reste un auteur inclassable, en marge des modes et des attentes du public.
EN:
The work of Pierre Herbart was influenced by that of Gide, a close friend thirty-four years his elder. Thematic similarities and the necessity of centering their writing on the Self are both aspects that link the two. If Herbart’s autobiographical model largely remains that of Gide — blending as it does fiction, myth and the account of real events — it differs by its profound narrative sobriety. This aesthetic corresponds to a simplification of the autobiographical posture : Herbart privileges the act of telling, of evoking time past, over that of analyzing or justifying oneself. His work has often suffered, however, from the comparison to that of Gide, with which it has come to be associated. Herbart’s work, which often goes against the grain of literary trends and reader’s expectations, defies easy classification.