Volume 36, Number 1, Summer 2004 Écrivains encombrants Guest-edited by Hans-Jürgen Greif
Table of contents (8 articles)
Études
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Présentation : écrivains encombrants
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Lucien Rebatet : le roman inachevé ?
Yves Reboul
pp. 13–29
AbstractFR:
Bien que d’aussi bons esprits que Paulhan ou Steiner aient tenu Les deux étendards de Lucien Rebatet pour un très grand roman, le livre et son auteur demeurent ostracisés. C’est que Rebatet, esthète et plus grand critique de cinéma de l’avant-guerre, fut aussi un journaliste collaborateur et surtout l’auteur d’un retentissant pamphlet pronazi et antisémite, Les décombres. Or, Les deux étendards, extraordinaire roman d’amour, est aussi un roman d’initiation, où le refus nietzschéen du christianisme débouche sur un véritable mystère du salut qui est un des visages du délire totalitaire moderne.
EN:
Although such intellectuals as Paulhan and Steiner considered Lucien Rebatet’s Les deux étendards to be a great novel, both the author and his works continue to be marginalized. This is because Rebatet, an aesthete and prominent pre-War cinema critic, was also a collaborationist journalist and the author of a vigorously pro-Nazi, antisemitic pamphlet, Les décombres. His work Les deux étendards, which is an extraordinary love story, is also a novel of initiation, in which the Nietzschian rejection of Christianity reveals a genuine mystery of Salvation that participates in the modern totalitarian imagination.
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Difficultés d’une lecture esthétique de Gilles, de Pierre Drieu la Rochelle : décadence, antisémitisme et roman à thèse
Sébastien Côté
pp. 31–44
AbstractFR:
Aux yeux des historiens et de la critique, Gilles ne constitue souvent qu’un vestige des idéologies de droite dans la France de l’entre-deux-guerres. Si Gilles demeure peu analysé sur le plan esthétique, cela tient sans doute à son apparente linéarité, mais surtout à son contenu idéologique : l’argumentation antisémite sous-jacente est plus qu’irritante. Nous verrons comment la judéité de Myriam et de Preuss alimente la thèse rochellienne de la décadence française, conférant au roman des échos pamphlétaires irrecevables. Mais ne sont-ce pas ces tiraillements entre esthétique et politique (cette forte inscription historique donc) qui font de Gilles une oeuvre essentielle à la compréhension de la complexité de l’entre-deux-guerres ?
EN:
Historians and critics often regard Gilles as a mere vestige of right-wing ideologies in interwar France. The lack of aesthetically oriented studies on Gilles is probably due to its apparent linear quality, but even more so to its ideological contents : its underlying antisemitic line of argumentation is clearly disturbing. We will see how Myriam’s and Preuss’ Jewishness fuels Drieu’s thesis of French decadence, giving the novel inadmissible pamphleteering echos. Yet isn’t it this very friction between aesthetics and politics (therefore these signs of erosion) which makes Gilles an essential reading to understand the complexity of the interwar period ?
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Jünger et le Journal de guerre
Roland Bourneuf
pp. 45–57
AbstractFR:
L’auteur d’Orages d’acier a été vu parfois en France comme un chantre pronazi de la guerre, en même temps que son oeuvre n’a cessé d’y être publiée et admirée. Certains de ses aspects peuvent faire naître des doutes quant à une pensée qui a toujours été en mouvement. Plus spécifiquement, qu’en est-il de ses positions face à la guerre ? Comment expliquer des silences alors qu’on attendrait des condamnations explicites ? Quelques pages du Journal de guerre servent ici à un examen plus attentif de la pensée de Jünger ainsi que du rôle du journal dans un temps d’épreuve. Apparaissent des déchirements et une souffrance que le lecteur est porté à ne pas voir chez un écrivain peu enclin aux confidences. Les questions adressées à Jünger, et à tout écrivain, devraient aussi nous revenir : au nom de quoi juger et condamner ?
EN:
The widely-read author of In Stahlgewittern has often been considered in France and in his own country as a herald of war and a forerunner of nazism.We may feel ill at ease or indignant when we read some of his books or statements referring to the former issue. A closer study of his War Diary reveals far deeper layers in his feelings and thinking, namely great suffering and questions about the future of his country and of the world after the war. What individual behavior seems most appropriate to him in the face of mass death and regression of human beings ? And to what extent are we readers entitled to judge and condemn ?
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Elsa Morante : éloge de la désobéissance : la nécessité de savoir et la tâche des poètes
Silvestra Mariniello
pp. 59–75
AbstractFR:
Comment désobéir sans emprunter les voies de la désobéissance déjà prévues par L’Autorité ? L’article propose une lecture de l’oeuvre d’Elsa Morante à la lumière de cette question à laquelle Carlottina dans Le Monde sauvé par les gamins, trouve une réponse originale. La merveilleuse fable de l’étoile jaune semble résumer toute l’activité littéraire d’Elsa Morante : il ne s’agit pas, pour cet auteur, de se situer du côté des avant-gardes, en subvertissant les règles de la tradition, par exemple, (forme de désobéissance prévue par « La Loi »), ni de se situer du côté de la tradition littéraire, d’obéir à son autorité, mais d’inventer une autre désobéissance, qui ne serait ni prévue, ni diamétralement opposée aux lois. La désobéissance de Morante semble récupérer l’expérience vécue des femmes, qui passe par un devenir-femme de la conscience et de la poésie. Un devenir- femme, auquel les femmes doivent accéder pour sortir de leur histoire, pour écrire une autre histoire, faite aussi de corps, de silence, d’expériences vécues au quotidien, l’histoire d’un « je » pluriel, ouvert à l’autre.
EN:
How to disobey without following the canonical ways of disobedience ? This article offers a reading of Elsa Morante’s work in the light of this question to which Carlottina in The World saved by the kids, finds an original answer. The wonderful tale of the yellow star apparently sums up Elsa Morante’s whole literary work : the question is not for her to side with the avant-gardes and to subvert tradition’s rules, for instance, (this form of disobedience being provided for by “The Law”), nor to side with literary tradition, and obey its authority, rather to devise another form of disobedience, neither anticipated, nor diametrically opposite to the Law. Morante’s disobedience seems to retrieve women’s actual experience, and goes through a becoming-woman of consciousness and poetry. A becoming-woman to which women have to accede in order to exit their history, in order to write another history, also made of bodies, silence, actual everyday experiences, the history of a plural “I”, open to the other.
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Ilya Ehrenbourg ou la griserie de l’écriture performative
Hélène Mélat
pp. 77–92
AbstractFR:
Ilya Ehrenbourg a été un exemple parfait de composition artistique avec un régime politique, devenant ainsi l’écrivain soviétique par excellence. Partagé entre deux mondes, entre deux cultures et deux religions, il se choisit une foi, celle dans le socialisme, et un ennemi, le bourgeois, pour contrecarrer cette ambivalence identitaire. Dans sa première phase, c’est la critique du monde occidental qui lui permet de repousser les doutes de sa nature sceptique. Puis, la construction stalinienne des années 1930 lui offre un nouveau type d’écriture : celle de romans de production réalistes socialistes mettant en scène l’utopie d’un nouveau monde en devenir. Mais cette esthétique se révèle vite une impasse. La Seconde Guerre mondiale permet de revitaliser le conflit inhérent au récit avec l’apparition d’un nouvel ennemi bien déterminé : l’Allemand. Ses textes de cette époque, très diffusés et très lus, sont une violente exhortation à tuer l’ennemi, sans état d’âme. C’est encore le rôle de serviteur du régime que prend Ehrenbourg dans la dernière période de sa vie en illustrant littérairement la très relative libéralisation du Dégel.
Ainsi Ehrenbourg aura-t-il choisi d’être lu et d’être utile : resté dans son pays malgré un régime qu’il n’accepte que partiellement mais dont il devient le porte-parole, il fait de l’écriture sa raison de vivre. La littérature-action est une arme pour lutter contre l’ennemi extérieur, mais aussi contre l’ennemi intérieur qui menace un moi fragile.
EN:
Ilya Ehrenbourg, a perfect example of artistic collaboration with a political regime, has become the Soviet author par excellence. It was in order to counterbalance the ambiguity of his personal identity — torn as he was between two worlds, two cultures, two religions — that he chose a faith, the faith in socialism, and an enemy, the bourgeoisie. In his first period, the critique of the West allows him to exorcize his skepticism. Then, the Stalinist constructs of the 30’s bring with them a new literary model: that of the social realist novel depicting the dawn of a new utopia. While this esthetic project quickly reveals itself to be a dead-end, the Second World War allows Ehrenbourg to revitalize the conflictual nature of narrative by introducing a new, clearly defined enemy: the Germans. His works from this period, which were widely circulated and read, constitute a cold-blooded call to kill the enemy. Ehrenbourg’s support of the Soviet regime is still visible in his literary representation of the minimal liberalization afforded by the Thaw.
Ehrebourg thus chose to address himself to a wide audience and to make himself useful: remaining in his homeland and becoming the spokesman for a political regime that only partially accepted him, he fully devoted himself to his writing. Engaged literature is an arm directed at once against the enemy from without and against the enemy from within oneself, allowing the author to prevent the disintegration of his fragile ego.
Analyses
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Le bal des voleurs de Jean Anouilh : un modèle d’art dramatique au second degré
Yelena Mazour-Matusevich
pp. 95–106
AbstractFR:
Bien que Jean Anouilh soit l’un des héritiers les plus fidèles de la tradition théâtrale du XVIIe siècle, l’idée de divertissement subit chez lui une métamorphose essentielle qui révèle sa philosophie générale. La notion d’oubli, qui aide les gens à supporter la vie en masquant son absurdité finale, devient centrale dans cette philosophie. En conséquence, le théâtre et le rêve ont la même origine : la nécessité psychologique de s’oublier et d’oublier. En analysant ces deux formes de la même activité humaine que Freud nomma Tagtraum, Yelena Mazour-Matusevich cherche à formuler la conception du théâtre d’un des auteurs les plus énigmatiques du XXe siècle.
EN:
Although Jean Anouilh is one of the most faithful followers of the French 17th century theatrical tradition. The idea of entertainment undergoes important modifications in his work that reveal a distinct philosophy. The notion of an oblivion that helps people put up with their lives by masking its final absurdity becomes central in this philosophy. Consequently, theatre and dream have the same origin: the psychological necessity to forget. By analysing these two forms of the same human activity that Freud called “day–dreams”, the article seeks to elucidate the theatrical conception of one of the most enigmatic authors of the 20th century.
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Histoire et fiction dans Stradella de Philippe Beaussant
Gilles Mossière
pp. 107–124
AbstractFR:
Stradella, roman de Philippe Beaussant (1999), pose l’épineuse question des rapports entre histoire et fiction puisqu’il traite d’un musicien italien du XVIIe siècle sur lequel on ne possède pratiquement aucun renseignement. Cet article tentera donc de faire la part de la vérité historique et de la fiction, puis reviendra, de manière théorique, sur le concept d’Histoire dont des réévaluations contemporaines ont fait ressortir l’aspect de narrativisation. Nous inspirant des travaux de Gérard Genette, nous dégagerons alors l’originalité du texte de Beaussant : son jeu autour des notions d’auteur, de narrateur et de personnage ainsi que son utilisation surprenante de tableaux d’époque. Nous situerons enfin Stradella par rapport au genre traditionnel du « roman historique ».
EN:
As Philippe Beaussant’s 1999 Stradella deals with an obscure XVIIth century Italian musician, this novel raises once more the problematic relationship between “ History ” and “ literature ”. Firstly, we will determine the respective roles these notions play in the text. On a more theoretical level, we will turn to contemporary re-evaluations of the concept of “ History ” that emphasize its narrative aspects. Revisiting some of Gérard Genette’s distinctions, we will then show the originality of Beaussant’s novel : its play on the notions of “ author ”, “ narrator ” and “ character ”, and its surprising use of period paintings. Finally, we will examine Stradella’s relationship to the “ historical novel ” genre.