Pour qui s’interroge sur les relations entre littérature et philosophie au XVIIe siècle, la question de l’espace est assurément décisive. Dans le champ même de la philosophie, l’espace constitue un lieu d’affrontement récurrent et un enjeu polémique majeur : il renvoie à l’un des plus grands changements de paradigmes de la « Révolution scientifique ». Entre « monde clos » et « univers infini », les nouvelles problématisations de l’espace deviennent un enjeu crucial scientifiquement, anthropologiquement, moralement. Un défi à la fois pour les catégories philosophiques dominantes depuis des siècles (ainsi, la bipartition substance-accident) et pour le langage qui dit le monde. Défi où philosophie et littérature peuvent se trouver conjointement impliqués ; et que la dramatisation pascalienne résume dans toutes les mémoires : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » L’imagination de l’espace, telle qu’elle se déploie autour de la nouvelle science, peut, dès lors, aller de pair avec tout un « désenchantement du monde ». Il faudrait plus longuement faire état de la crise diffuse qui, en ces années, affecta les métaphores, analogies, symboles permettant de chanter ou d’enchanter l’ordre cosmique tout en le représentant. De cette marginalisation progressive de la parole poétique, reléguée dans une sphère qui n’est plus fondamentalement heuristique, témoignent tels vers célèbres de John Donne : le discours évoquant l’espace cosmique s’y développe sur le mode de la perte, de l’inadéquation, de l’errance, dramatisant l’écart entre les nouvelles représentations de l’univers et les moyens sensoriels, imaginatifs et discursifs dont le poète mélancoliquement dispose. On insistera au passage sur la présence marquante de l’atomisme dans l’expression de cet éloignement. En sens inverse, et en guise de contrepoint, il importerait d’évoquer les combats de la nouvelle philosophie naturelle à l’encontre des discours à prétention scientifique peuplant l’espace de symboles, d’analogies, de métaphores, et les reléguant du côté de l’imagination poétique : à titre d’exemple, une incursion dans la polémique opposant Gassendi à Fludd serait riche d’enseignements à cet égard. Sans entrer une fois de plus dans les arcanes de cette querelle, il suffira de citer tel texte de La Mothe Le Vayer, extrait du Discours sceptique sur la musique. Frappées par la critique de Gassendi, les analogies de Fludd y rejoignent les « musiques imaginaires » des pythagoriciens, très loin des silences évoqués par Pascal… Pour qui veut ressaisir les déplacements de cette nouvelle conception de l’espace entre science, philosophie et littérature, le corpus néo-épicurien du Grand Siècle présente assurément un intérêt de premier ordre. — Du côté de la philosophie, l’immense entreprise herméneutique et scientifique de Pierre Gassendi a permis de réactualiser la théorie de l’espace issue d’un corpus très ancien (Démocrite, Épicure, Lucrèce) en rapport avec les phénomènes que tentait d’expliquer la nouvelle science, ébranlant le cosmos ancien : télescope galiléen, cartes de la lune, apparition des tâches solaires… À la lecture de cette philosophie alternative, capable de se substituer par son ampleur aux systèmes en crise, articulant une logique, une physique et une éthique, même ceux qui ne furent pas partisans de cet atomisme rénové purent trouver une pensée de l’espace susceptible de servir de cadre ontologique fort à la science nouvelle ; un modèle d’intelligibilité où le très ancien et le très récent (Copernic, Kepler, Galilée, Gassendi…) pussent coexister. De ce point de vue, l’espace constituerait une « Voie royale » pour entrer dans le labyrinthe des Opera omnia de Gassendi et pour comprendre son immense fécondité dans la République des Lettres, de Boyle à Newton, en passant par des lieux aussi insolites que ceux des fictions de Cyrano de Bergerac. Voie royale, aussi, pour s’interroger sur …
Appendices
Références
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