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Cet ouvrage, par son exhaustivité et la finesse de son analyse, constituera, malgré quelques faiblesses, un repère dans les études sur le Nunavik et, d’une certaine manière, dans celles des relations entre le Canada et les Inuit. L’objectif du texte est de mettre en parallèle l’appropriation politique du Nunavik par les Inuit et par le Québec et d’analyser les conflits et les convergences que ce double processus de «régionalisation», selon la formule de l’auteur, engendre. Le texte est écrit avec élégance et l’auteur, bien qu’il propose des analyses complexes et entraîne parfois le lecteur dans des digressions, développe sa thèse de façon convaincante.
Publié en 2009, ce livre ne peut débattre de l’échec du référendum sur la création d'un gouvernement régional du Nunavik. Alors que beaucoup de chercheurs avaient, comme moi, tablé sur son adoption qui apparaissait comme la conséquence naturelle du long processus d’autonomie gouvernementale des Inuit, Canobbio ne s’était pas prononcé sur ce sujet. Néanmoins, son analyse du processus d’acquisition de l’autonomie politique par les Inuit du Nunavik contient tous les éléments qui permettent de l’expliquer. Pour l’auteur, ce processus, qu’il qualifie d’étapiste (p. 300), s’alimente de contradictions et de tensions: tensions internes, d’abord entre les fondateurs du mouvement coopératif et les leaders issus de la négociation de la Convention de la Baie James, puis entre les tenants d’une économie fondée sur la redistribution communautaire et l’approche de Makivik, que Canobbio qualifie de néolibérale. Les conflits qui se sont déroulés à l’intérieur du Canada lui-même (référendums souverainistes, rapatriement de la Constitution, échecs des ententes constitutionnelles) ont constitué, selon lui, autant de séquences d’accélérations ou de réorientations de ce processus (p. 323). Sans oublier les tensions avec d’autres territoires, le Nunatsiavut (Terre-Neuve-et-Labrador) et le Nunavut (notamment pour le contrôle des eaux littorales); tensions avec les autres groupes autochtones ou distanciation d’avec ces derniers, tant au niveau régional avec les Cris, qu’au niveau national avec les Premières Nations. Chacune de ces interrelations plus ou moins conflictuelles a, selon Canobbio, contribué à définir les frontières matérielles du Nunavik, mais aussi ses frontières symboliques puisqu’elles ont permis aux Inuit d’affirmer leur propre vision du monde et de leur avenir.
L’ouvrage de Canobbio articule plusieurs thèses qui se développent plus ou moins sur un continuum historique. J’en retiens cinq. Tout d’abord, celle que je viens de mentionner, l’étapisme tranquille inuit et l’importance des conflits et divergences dans la construction des contours politico-géographiques du Nunavik. La seconde suggère que le succès de la régionalisation du Nunavik repose à la fois sur son ancrage dans le Québec mais aussi sur son inscription dans l’oekoumène politique inuit. Cette inscription, les Inuit la concrétisent par leur participation aux institutions inuit tant nationales que circumpolaires, ainsi que par leur engagement dans la gestion de problématiques communes, telles que le changement climatique ou la protection de l’environnement. Cette intégration, malgré l’inscription dans des frontières provinciales distinctes, que d’ailleurs les Inuit assument (ils n’ont pas demandé à joindre le Nunavut) leur permet d’actualiser leur «appartenance [à] une civilisation cohérente, une sorte de Méditerranée polaire où les cultures régionales inuites et leurs interdépendances définissaient un espace communautaire historique et inaliénable […]» (p. 335).
La troisième thèse veut que, tout comme la création du Nunavut est devenue le «meilleur élément de promotion» du fédéralisme (p. 158) et a permis au Canada de donner une plus grande légitimité à ses prétentions territoriales dans l’Arctique, la création du Nunavik atteste de la capacité de la fédération à se renouveler. En effet, c’est, selon Canobbio, en s’appuyant sur le lien tutélaire et sur le cadre institutionnel fédéral que les Inuit ont fait progresser la régionalisation du Nunavik (p. 223). Cela est néanmoins paradoxal puisqu’Ottawa a sans doute été l’acteur le moins proactif dans ce dossier. Cet attachement au régime fédéral, même s’il s’est avéré positif, est intéressant car Ottawa s’est montré peu enclin à soutenir les Inuit dans leur opposition à l’indépendance du Québec, les laissant porter seuls leurs revendications sur les scènes internationales. Cette tiédeur d’Ottawa s’explique par le fait que la stratégie inuit, anti-indépendantiste, les avait amenés à réclamer leur propre droit à l’autodétermination, au cas où les Québécois choisiraient d’exercer ce même droit. Ottawa ne pouvait souscrire à un tel argument, de peur que cela n’entraîne une contagion à l’ensemble des groupes autochtones du pays.
Quatrièmement, mais il s’agit plutôt d’une hypothèse, Canobbio se demande si le modèle de régionalisation du Nunavik qui se dessine ne constituerait pas un exemple à suivre pour le Québec. En effet, le gouvernement provincial, malgré son engagement et une véritable volonté politique, s’est jusqu’à présent montré relativement incapable de donner aux régions les moyens d’exercer l’emprise qu’elles souhaitent avoir sur elles-mêmes. Canobbio note que, paradoxalement, alors que la régionalisation du Nunavik et des territoires cris semble vouloir établir un nouveau «standard» dans le domaine, celle des régions situées immédiatement au Sud est un des grands échecs du Québec en termes de géopolitique.
Finalement, bien qu’il ne s’agisse pas en soi d’une thèse, mais du résultat d’une analyse spécifique, Canobbio présente la régionalisation du Nunavik comme le résultat quasi exclusif d’un processus politique. Il est remarquable qu’il passe presque sous silence le rôle des décisions judiciaires. Il consacre, comme on s’en doute, beaucoup d’espace à la crise de la Baie James, mais sans faire référence, sauf erreur de ma part, à la décision du juge Malouf (son nom n’apparaît même pas dans l’index). Tout semble se passer, pour Canobbio, comme si les débats au sein de l’arène juridique n’avaient joué qu’un rôle secondaire dans la marche vers l’autodétermination des Inuit et des Autochtones en général. Si, de prime abord, cela peut surprendre le lecteur, il est en revanche intéressant de réaliser que finalement une analyse unidimensionnelle peut s’avérer très puissante. Sans vouloir faire ici l’éloge du disciplinarisme, je dirais que la thèse que l’auteur développe, ne serait-ce que parce qu’elle a le mérite de susciter le débat, est à mon avis, au moins aussi intéressante que bien des travaux inter, multi ou transdisciplinaires qui ont davantage la cote aujourd’hui.
La documentation sur laquelle repose l’ouvrage est riche et variée. Bien que je sois relativement au courant des travaux sur les questions autochtones, l’auteur a réussi à me surprendre à plusieurs reprises en «déterrant» des documents d’archives ou en faisant remonter à la surface certains épisodes moins connus des rapports entre les politiques et les Autochtones. Je pense par exemple à un échange qu’il rapporte entre un leader Nisga’a et Pierre Elliott Trudeau qui révèle l’arrogance de l’ancien Premier ministre et son refus, au nom de la realpolitik, de prendre en considération la vision du monde des Autochtones (p. 136). Malheureusement, l’auteur omet souvent de citer ses sources, non seulement lorsqu’il fait des rappels historiques, mais aussi lorsqu’il rapporte textuellement et entre guillemets les propos d’un auteur ou d’un acteur politique. C’est infortuné, car cela enlève une partie de la crédibilité de certaines démonstrations et déroge à l’esprit de la démarche scientifique en ne permettant pas au lecteur qui le souhaiterait de retourner aux sources pour les réinterpréter ou pour les exploiter à son tour.
Je ne sais s’il faut imputer cette erreur à une mauvaise méthodologie de l’auteur ou bien à une pression de l’éditeur qui, comme c’est parfois le cas, aurait voulu limiter les entrées bibliographiques. À cet égard, la bibliographie qui suit l’ouvrage est relativement courte et ne reflète certainement pas l’ensemble de la documentation sur laquelle l’auteur s’est manifestement appuyé. De plus, elle ne correspond pas aux standards de rigueur en vigueur dans les publications académiques. En effet, plusieurs auteurs cités dans le texte n’apparaissent pas en bibliographie, d’autres qui le sont ne sont pas cités dans le corps du texte. Par ailleurs, l’index est incomplet, des termes fréquemment utilisés, tels que Nunavut, n’y apparaissent pas. Il est décevant que l’éditeur n’ait pas veillé à ce que ces erreurs soient corrigées avant la publication.
De même, une section méthodologique aurait été pertinente. Il n’est pas évident, en effet, de distinguer les informations obtenues à partir d’une revue de littérature, d’une analyse de documents de première main ou bien encore issues de témoignages recueillis par l’auteur. À cet égard, celui-ci ne semble pas avoir interrogé la population ou les leaders inuit pour obtenir leur propre vision du processus d’autonomie politique dans lequel ils sont engagés depuis plus de 50 ans, alors qu’il a interrogé et cite les fonctionnaires du gouvernement provincial. Cela s’explique par l’approche adoptée: celle-ci est non seulement disciplinaire, mais propose un regard distancié. En somme, il s’agit d’une analyse qui objective le réel sans chercher à restituer la compréhension que les acteurs eux-mêmes en ont. L’auteur opère cette distanciation de plusieurs manières, notamment en mettant en perspective — ce qui pourra surprendre le lecteur — la situation du Nunavik avec celle de la Nouvelle-Calédonie. Avec cet ouvrage, nous sommes loin des recherches partenariales, voire des projets de co-construction des connaissances qui sont désormais à la mode en Amérique du Nord. Si une telle approche risque de désorienter des lecteurs canadiens, il faut par contre admettre que ce livre, contrairement à certains textes publiés aujourd’hui sur les questions autochtones, a le mérite de présenter une analyse critique et en profondeur qui contribuera à alimenter le débat sur la question de l’autonomie gouvernementale des Autochtones. C’est donc un texte dont je recommande la lecture.