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Waldemar Jochelson est un jeune étudiant de Vilna quand il rejoint dans les années 1870 le mouvement révolutionnaire «Volonté du peuple». Il fuit la Russie en 1875 pour échapper à une arrestation, et y revient en 1884, année où il sera arrêté pour complot contre le tsar. Il est alors envoyé en Sibérie, où, avec ses compagnons d’exil Waldemar Bogoras et Lev Shternberg, il s’intéresse aux peuples indigènes, au point qu’il décide de rester en Sibérie à l’issue de sa période d’exil. Lui et ses compagnons sont considérés comme les fondateurs de l’ethnographie russe, et ils participent en 1894-1895 à l’expédition Sibiraiakov dans les provinces yakoutes, puis, en 1900-1902, à l’expédition dans le Pacifique nord financée par Morris K. Jesup, directeur de l’American Museum of Natural History. Dans cette dernière, Jochelson est responsable de la partie sibérienne, et ses travaux concernent les Evens, Koryaks, Yukaghirs et Yakoutes. Le rattachement des îles Aléoutiennes aux États-Unis et l’impossibilité de les rejoindre par bateau depuis le Kamtchatka avaient obligé les membres de l’expédition Jesup à ne pas inclure cette entité géographique dans leur vaste programme. Cette lacune dans l’étude des peuples indigènes du Pacifique nord sera comblée par les travaux menés par Waldemar Jochelson en 1909-1910 dans le cadre de l’expédition Aléoutiennes-Kamtchatka, financée par le banquier moscovite F. P. Riaboushinsky, et patronnée par la Société impériale russe de géographie. Au total, Jochelson aura passé 19 ans parmi les peuples dont il a étudié les coutumes et les moeurs, les cultures matérielles et spirituelles, rassemblant une documentation d’une ampleur peu égalée.
Les deux ouvrages présentés ici exposent les résultats des études archéologiques, ethnographiques, linguistiques et anthropologiques conduites par Waldemar Jochelson dans les îles Aléoutiennes. Il est accompagné dans cette expédition par son épouse Dina Brodsky, qui réalise le travail anthropométrique et est l’auteur d’une grand partie des photographies. Ces livres ont failli ne jamais voir le jour. En effet, la publication du manuscrit, originellement rédigé en russe et achevé en 1916, a d’abord été retardée par la première guerre mondiale. Les bureaux des frères Riaboushinsky à Moscou, où se trouvait le manuscrit, ont ensuite été détruits lors de la révolution russe de 1917. L’auteur a réussi à sauver le manuscrit, les dessins et les cartes, ainsi qu’un jeu de planches. Il réécrira entièrement le texte en anglais alors qu’il séjourne aux États-Unis, où il s’installera définitivement en 1922. Le premier volume, qui traite plus particulièrement des recherches archéologiques, sera publié en 1925. Le second volume, dédié aux résultats ethnographiques de l’expédition, le sera en 1933.
La présente édition est enrichie d’un avant-propos des éditeurs de la série, Herbert D.G. Maschner et Katherine L. Reedy-Maschner. Ils rappellent la genèse de l’expédition Kamtchatka-Aléoutiennes, soulignent les qualités d’anthropologue et d’archéologue de l’auteur, l’étonnante modernité de ses méthodes d’investigation et l’éventail de sa palette de compétences, avant de présenter chacun des chapitres de l’ouvrage.
Dans la préface du premier volume, Jochelson relate les péripéties de la publication, indique le devenir des collections rapportées et remercie les collègues qui ont apporté leur contribution à l’identification des spécimens. Il retrace dans le premier chapitre l’historique de l’expédition, indiquant les noms des membres responsables des autres branches d’investigation, avant de faire un bref rappel de ses précédents travaux ethnographiques en Sibérie. Il discute ensuite le problème de l’origine des groupes eskimo-aléoutes et du peuplement humain du continent américain à la lumière des théories et travaux disponibles à l’époque.
Le chapitre II relate la préparation de l’expédition et du voyage, forcément difficile dans cet archipel de quelque 2000 kilomètres de long, où l’absence de communications régulières entre les îles et les difficultés de navigation transforment le moindre déplacement en quasi défi. Jochelson décrit son itinéraire, davantage lié aux possibilités qui lui sont offertes d’accéder d’un point à un autre que répondant à un choix des lieux où conduire ses recherches. Ces aléas sont encore bien souvent d’actualité, comme peuvent en témoigner tous les chercheurs qui travaillent sur cette région du monde! Les attentes et retards de bateaux, les modifications de destinations, les intempéries n’empêcheront pas Jochelson et son épouse de visiter Unalaska, où ils séjourneront de janvier à juin 1909, Attu, où ils resteront jusqu’à la mi-août, Atka, d’où ils repartiront mi-septembre pour Umnak et où ils demeureront jusqu’à mai 1910, avant de retourner à Unalaska, d’où ils se rendront aux îles Pribilof qu’ils quitteront le 26 juin 1910 pour regagner le Kamtchatka.
Le troisième chapitre traite des fouilles archéologiques, pour lesquelles Jochelson est accompagné, outre son épouse, de A.M. Yachmeneff, le chef aléoute d’Unalaska, de L.I. Sivtzeff, prêtre adjoint de l’église orthodoxe d’Unalaska, et d’un nombre non précisé d’ouvriers. Cette partie est l’une de celles qui révèlent le mieux l’aspect très moderne des travaux de Jochelson, qu’il s’agisse des méthodes de fouille employées (suivi des niveaux naturels, tamisage), de l’évaluation de l’ancienneté des structures fouillées, des choix de localisation des anciens villages, ou encore de la proximité des ressources disponibles. On est surpris de la quantité et qualité des informations fournies: dimensions et profondeur des dépressions fouillées (57 au total, dans 13 villages), description du remplissage, liste des restes fauniques (mammifères, poissons, oiseaux, invertébrés) avec les noms latins et aléoutes, profondeurs auxquelles sont trouvés les vestiges, description de trois grottes contenant des inhumations et de trois autres grottes. Cette abondance de documentation est d’autant plus surprenante que le nombre de jours de fouilles se limite à 47, dont huit sans pluie ou vent.
Le chapitre suivant se rapporte aux restes humains mis au jour dans les sites archéologiques aléoutes et fournit à Jochelson l’occasion d’analyser la relation des anciens Aléoutes avec leurs morts, et de décrire les méthodes de préservation des corps et les pratiques mortuaires. Ici encore, on est frappé de la connaissance que l’auteur possède du sujet, et de son souci permanent de confronter ses observations archéologiques avec les données fournies par ses prédécesseurs. Ses descriptions des grottes visitées à Attu, Atka, Amaknax, ainsi que des squelettes trouvés dans d’autres contextes (habitations ou amas de rejet) sont extrêmement précieuses.
Le matériel mis au jour lors des fouilles est décrit dans le chapitre V. Commençant par les objets lithiques, Jochelson a le souci d’identifier les matières premières utilisées et d’en indiquer l’indice de dureté, les termes aléoutes qui les désignent, leur origine géographique. Les objets recueillis sont classés par type plutôt que par localités et nombre d’entre eux sont dessinés ou photographiés, accompagnés d’un bref commentaire indiquant la matière première, leur fonction, leur provenance, leur désignation en aléoute. Certains procédés de fabrication sont décrits d’après les renseignements fournis par les anciens d’Umnak et nombre de détails ethnographiques sur l’utilisation de ces objets sont apportés. Jochelson note d’ailleurs avec pertinence la vitesse à laquelle le rôle ou la fonction de certains objets se perdent, comme les hameçons en os, par exemple, remplacés par des hameçons en fer, ou encore les labrets. La description de l’industrie osseuse est tout aussi détaillée, encore que l’on relève quelques erreurs d’identification des supports (cf. figure 67f, identifiée comme un petit poinçon fait de «l’os de la jambe d’un macareux» alors qu’il s’agit d’une épine de poisson).
Le chapitre suivant est une revue critique des rares recherches archéologiques menées précédemment dans les îles Aléoutiennes, c’est-à-dire essentiellement les travaux d’Alphonse Pinart dans la caverne d’Aknan, sur lesquels Jochelson s’étend peu, et ceux de Dall, dont Jochelson fait une critique en règle. En particulier, il est en désaccord avec le calcul effectué par Dall du temps nécessaire à la formation des accumulations et sa théorie selon laquelle les premiers occupants des îles Aléoutiennes avaient une culture très fruste qui aurait évolué au cours du temps. Il pense au contraire que les anciens habitants de l’archipel avaient une culture matérielle peu différente de celle des habitants des îles au moment du contact avec les Russes.
Dans le septième et dernier chapitre, Jochelson discute à nouveau la question de l’origine du peuplement des Aléoutiennes. Il réfute les théories proposant une migration via l’ouest et se prononce en faveur d’un peuplement depuis l’Amérique, à une période impossible à dater avec précision mais néanmoins ancienne. Les derniers paragraphes de cet ouvrage reflètent bien l’étonnante personnalité de cet homme préoccupé avant tout de faire progresser la connaissance et conscient de l’aspect inachevé de ses travaux, qui fournit à ses successeurs éventuels des informations sur les sites ou lieux lui semblant les plus dignes d’intérêt pour de futures recherches.
Ce premier volume s’achève par une abondante bibliographie, un glossaire de termes aléoutes, une carte des peuples de Sibérie orientale indiquant les itinéraires suivis par l’auteur au cours de ses expéditions, et un index.
Tout au long du texte, on note le remarquable esprit critique de Jochelson vis-à-vis de données antérieures ou d’affirmations faites par d’autres auteurs, sa pertinence à réviser certaines assertions peu ou mal fondées, sa confrontation permanente entre les sources ethnographiques, les récits et données recueillis par lui ou par d’autres, et la confrontation avec les données archéologiques. On est impressionné également par l’abondance et le large éventail des connaissances de l’auteur sur l’archéologie et l’ethnographie d’autres régions du monde, sur la bibliographie citée tout au long du texte, qu’elle soit en anglais, allemand, français, ou russe.
Le second volume, suite du premier comme le rappelle l’auteur dans une brève préface retraçant en quelques lignes l’historique de cette expédition, s’ouvre par un chapitre relatant l’histoire de la découverte des îles Aléoutiennes, largement emprunté aux travaux de compilation d’archives non publiées de L.S. Berg. Ces sources écrites apportent des indications très précieuses sur les toutes premières décennies de contacts entre chasseurs russes et villages aléoutes, et les larges passages traduits du russe par Jochelson constituent de précieuses notes ethnographiques.
Le chapitre II, dédié à une présentation des Aléoutes, reprend là encore une partie des textes rassemblés par Berg, et en particulier les écrits de Steller, naturaliste attaché à l’expédition de Bering qui fut le premier à décrire les hommes rencontrés sur ces îles. Outre le fait que Jochelson traduit en anglais des textes parfois difficilement accessibles, l’intérêt de ce chapitre réside également dans la vision critique de l’auteur, qui compare les différents récits, les confronte avec des documents postérieurs, avec ses connaissances d’autres groupes indigènes de Sibérie orientale ou avec ses observations archéologiques. La seconde partie de ce chapitre concerne davantage l’expédition de Bering et la découverte des îles du Commandeur que les Aléoutes eux-mêmes, comme si Jochelson voulait rendre hommage non seulement à l’exploit de Vitus Bering, mais surtout à l’infatigable naturaliste qu’était Steller et aux descriptions qu’il a laissées de ces îles qu’il fut le premier à explorer.
Les chapitres suivants regroupent des données de différente nature collectées par Jochelson au cours de son voyage. Le lecteur est parfois surpris de l’absence de transition entre les sujets, ou des digressions qui, bien que toujours fort intéressantes, étonnent parfois.
Ainsi, le chapitre consacré aux activités économiques des Aléoutes s’ouvre sur une présentation de l’exploitation des otaries à fourrure, dans laquelle on trouve également de précieux paragraphes sur les transferts de groupes humains de diverses origines effectués par les Russes pour coloniser les îles du Commandeur. Jochelson décrit ensuite l’abattage des otaries à fourrure sur l’île Saint George, dans les Pribilof, la récupération des peaux et les revenus que cela génère, et en profite pour décrire brièvement les conditions de vie des Aléoutes installés dans les Pribilof. La pêche et la chasse aux oiseaux sont ensuite évoquées par une liste d’espèces pour lesquelles Jochelson indique les noms anglais, latins quand il les connaît, et aléoutes, ainsi que les méthodes de capture utilisées. Ce chapitre s’achève sur une description détaillée des kayaks aléoutes.
Une série d’activités que Jochelson regroupe sous le terme de «culturelles» est décrite dans le chapitre IV: travail de tissage des herbes, avec photos d’une remarquable série d’étuis à cigarettes, énumération de différents jeux pratiqués par les Aléoutes, description des figures utilisées dans la décoration des tissages.
Le chapitre V liste les termes aléoutes du système de parenté, dans le détail duquel Jochelson ne rentre pas. Il donne néanmoins certaines indications sur des pratiques de cohabitation matrimoniale apparemment encore en vigueur lors de son séjour.
Le sixième chapitre, consacré à la mythologie des Aléoutes, commence par une description des conditions dans lesquelles Jochelson a recueilli un certain nombre de textes durant son séjour: méthodes d’enregistrement et de transcription, dialectes d’origine. Un seul texte est présenté, racontant la découverte de l’île Saint Paul par les Aléoutes avant la découverte «officielle» par les Russes en 1786. Jochelson termine ce chapitre par une description des différentes amulettes et de leur utilisation.
Les types physiques aléoutes sont présentés dans le chapitre VII, à partir des données anthropométriques recueillies par Mme Brodsky-Jochelson sur les 50 crânes complets issus des fouilles archéologiques de l’expédition et sur 138 personnes vivantes. Une série de photos accompagne ce court chapitre.
L’ouvrage finit abruptement sur une liste de termes relatifs aux saisons, aux mois, aux unités de mesure et aux points cardinaux, et se referme sur le proverbe aléoute disant que «le vent n’est pas une rivière, à un moment ou un autre il s’arrêtera». Le lecteur a le sentiment que la vie de l’auteur s’est arrêtée elle aussi avant que son ouvrage ne soit totalement achevé.
Ces deux ouvrages constituent l’une des sommes les plus importantes de données de première main sur la préhistoire et l’histoire des îles Aléoutiennes. Le regard critique et multidisciplinaire de l’auteur ajoute à la valeur de ses travaux. Aujourd’hui difficiles à trouver à un prix raisonnable, la réédition de ces deux ouvrages ne peut qu’être saluée. Le seul reproche que l’on formulera est la qualité des photos: la réédition dans un format inférieur à l’original a obligé à réduire la taille des clichés, entraînant une légère perte de grain et de netteté.