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Les inuksuit sont aujourd’hui une figure emblématique des Inuit et du Nord, Norman Hallendy allant même jusqu’à les qualifier d’icônes. Ce n’est cependant pas à ce phénomène qu’il s’intéresse, mais bien aux inuksuit dans toute leur complexité, tels qu’il a peu à peu appris à les connaître au cours de plusieurs décennies de recherches (son premier séjour nordique, pour le compte du gouvernement, date de 1956) mues par la curiosité bien plus que par un questionnement formalisé de type scientifique. Fasciné par les paysages arctiques et le savoir des aînés, il construit avec ceux de Kinngait (Cape Dorset) une relation de confiance et de respect grâce à laquelle il entre progressivement dans le mystère des inuksuit.
Le livre est le récit cette quête centrée sur la région de Seekuseelak (péninsule de Foxe) au sud-ouest de Qikiqtaaluk (Terre de Baffin). Quête des lieux où se trouvent des inuksuit, mais aussi quête de la diversité de leurs formes et de leurs sens. Norman Hallendy présente dans le détail toutes les variations possibles, du rocher isolé à l’empilement le plus sophistiqué. Chaque type d’inuksuk est désigné par un nom spécifique, suivant une classification plus attentive à la fonction qu’à la forme. L’importance première de la fonction s’exprime aussi dans le terme générique qui, insiste l’auteur, signifie «ce qui a la capacité d’agir comme un être humain,» (to act in the capacity of a human) et non pas «qui a la forme d’un être humain,» comme le veut la traduction courante et médiatique. On comprend alors pourquoi une simple pierre posée sur le sol sera considérée par les Inuit comme un inuksuk si elle indique, par exemple, une direction à suivre, alors que la forme humaine devenue si populaire n’est pas un inuksuk mais un simple inunnguaq «ce qui ressemble à un être humain» (in the likeness of a human).
Il faut insister ici sur la qualité de la documentation. Les informations concernant ces constructions sont riches et précises, accompagnées de croquis et d’un index détaillant quelque 58 termes attachés aux divers types d’inuksuit, classés en cinq catégories: «types généraux,» «liés aux activités cynégétiques,» «liés aux déplacements et à l’orientation,» «formes ressemblant à des inuksuit,» «formes ressemblant à des inuksuit et objets de vénération.» Les 54 magnifiques photographies qui rythment l’ouvrage, agrémentées de légendes qui complètent à merveille le texte, constituent également une base de données de très grande qualité. L’iconographie est ici bien plus qu’une belle illustration du propos: elle participe pleinement à la construction du sens. La poésie indéniable de ces images est en parfait accord avec le style du texte, qui tient de l’essai littéraire bien plus que de l’étude scientifique.
L’ouvrage est une narration qui conte l’aventure de l’auteur au pays des inuksuit, une aventure rythmée par les conversations avec les aînés et les déplacements à leurs côtés en leur pays, par des moments de révélation où le champ d’intervention de ces formes mystérieuses s’élargit, par des moments d’intenses émotions. La première partie se veut une mise en contexte. Construite autour de récits de conversations avec des aînés inuit, de voyages avec eux en bateau et en traîneau dans le sud-ouest de la Terre de Baffin, de péripéties, et de la présentation des principaux interlocuteurs de l’auteur, elle s’adresse aux lecteurs non familiers des Inuit. Ceux d’Études/Inuit/Studies trouveront peu d’intérêt à cette partie, qui évoque des choses bien connues d’eux, parfois de façon répétitive et sur un ton ici ou là à la limite de la complaisance. Les deux parties suivantes retiendront en revanche leur attention. Norman Hallendy nous fait entrer progressivement dans le monde complexe des inuksuit, révélant d’abord l’ampleur de leur efficacité pratique — «messagers silencieux» — puis l’importance de leur dimension sacrée — «objets de vénération et d’émerveillement» — en prenant soin de nourrir ses propos d’informations et d’exemples bien analysés.
Au-delà des légères réserves émises quand au style, ma seule vraie critique concerne l’écriture des mots en inuktitut. Norman Hallendy explique qu’il a, au cours des années, changé ses modalités de transcription en alphabet latin, passant d’une notation de type phonétique personnelle à l’orthographe standard recommandée par Inuit Tapirisat of Canada (ITC) depuis 1976. Conseillé par des personnes dont il ne dit rien du statut et des arguments (éditeur? Inuit? anthropologues? linguistes?), il a pour cette publication renoncé à normaliser l’ensemble de son corpus et à orthographier tous les termes suivant les règles adoptées par l’ITC. Ce choix dont on ne saisit pas les raisons (maîtrise insuffisante de la langue?) est grandement préjudiciable à la transmission des précieuses connaissances de l’auteur, ainsi qu’à leur intégration dans d’autres travaux sur cette question.
En conclusion, Inuksuit, Silent Messengers of the Arctic est un très bon exemple de production non universitaire ayant une réelle valeur scientifique grâce à la rigueur dont l’auteur a fait preuve dans sa démarche, restituée dans un style qu’il est dans l’ensemble très agréable de lire et qui bénéficie de la grande qualité de la mise en page et des reproductions photographiques. Cela permet de toucher un large public qui peut ainsi bénéficier d’un regard averti sur les Inuit et leurs paysages construits, bien loin des images d’Épinal. Un livre à mettre entre toutes les mains, expertes ou non.