Abstracts
Résumé
Alors que les ethnographes ont de tout temps eu l’attention retenue par l’hiver et l’été arctiques, justifiant par des caractéristiques climatiques «extrêmes» leurs analyses souvent déterministes des modes de vie inuit qu’ils ont décrits, ils ont en revanche peu écrit sur la nuit vécue au quotidien et ses représentations. La nuit inuit reste méconnue. Dans le présent article, notre objectif principal est de proposer quelques éléments de réflexion susceptibles de conduire à une perception renouvelée de cette période du nycthémère. Pour ce faire, nous confrontons des écrits d’Inuit originaires de l’Arctique oriental canadien à ce que nous enseignent les récits ethnographiques classiques et des études ethnologiques plus récentes. Au-delà de la mise en évidence d’une série de paradoxes (ou apparaissant comme tels), nous cherchons à montrer qu’une vision simplificatrice — la longue huit hivernale versus le bref été lumineux — n’a que peu à voir avec le vécu et les représentations inuit. Il s’agit plus généralement de contribuer à faire de la nuit un objet anthropologique.
Abstract
Although early ethnographers paid attention to arctic winters and summers while using "extreme" climatic characteristics of the Arctic in their often deterministic descriptions and analyses of the Inuit way of life, they wrote very little about the night and its representations. Inuit night is not well known. In the present article, our main objective is to suggest elements of reflection susceptible to lead to a renewed perception of the Inuit night. To do so, we will compare narratives of Inuit from the Eastern Canadian Arctic to those collected in classic and more recent ethnographies. Beyond the identification of a series of paradoxes (or which appear as such), we will try to demonstrate that a simplified vision — the long winter night versus the brief bright summer — has little to do with the real life and representations of the Inuit. This paper contributes more generally to making the night an anthropological object.
Article body
Introduction
Les ouvrages ethnographiques sur les Inuit abondent en références sur la nuit hivernale et sur son contraire, le jour (quasi) continu de l’été. Il ressort inversement de ces lectures que l’on ne connaît que fort peu de choses de la nuit vécue au quotidien, tant aux périodes précédant la sédentarisation qu’aujourd’hui. Les récits des 19e et 20e siècles se rapportent en effet essentiellement à la nuit physique — celle qui s’impose naturellement à tous — à travers les descriptions des variations saisonnières de la durée des périodes d’obscurité et de lumière qui existent dans les régions habitées par les Inuit[1]. L’ethnographie s’est largement intéressée à l’alternance hiver-été et à ses forts contrastes en termes, entre autres, de température, de gel et de dégel, de pratiques cynégétiques, d’où de nombreuses études portant sur la variabilité annuelle des modes de vie. Peu est dit en revanche des rythmes quotidiens de l’alternance jour-nuit aux différentes saisons et de leurs implications et conséquences sur les occupations et activités diurnes et nocturnes.
La nuit est pourtant cette période du règne de l’obscurité qui est universellement le moment du cycle circadien que l’homme consacre au sommeil, cet état physiologique essentiel pour la vie et qui se caractérise par une suspension de la vigilance et de la conscience, par des modifications de certains paramètres biologiques et par l’activité onirique. S’il ne dort pas, l’homme resté éveillé pendant la nuit connaît une certaine altération de ses sens, ce qui peut l’amener à vivre des expériences distinctes de celles du jour. On ne dispose cependant que de peu de données sur les nuits «réellement» vécues par les Inuit et moins encore sur les représentations qu’ils en ont en hiver, en été, ainsi qu’aux saisons intermédiaires.
On pourrait alternativement commenter les propos précédents en disant que si l’on connaît assez bien la «nuit arctique,» il n’en est pas de même de la «nuit inuit.» En d’autres termes, la nuit n’a, semble-t-il, jamais été considérée per se comme champ d’étude spécifique, c’est-à-dire comme objet anthropologique[2]. Cela revient à se demander, au-delà des contraintes d’ordre physique et biologique, quels sont les processus culturels en jeu dans l’organisation des activités individuelles et sociales pendant la période d’obscurité, sachant que l’amplitude de cette dernière varie non seulement à l’échelle circadienne, mais également à l’échelle annuelle. On se rend compte ici que la principale difficulté à laquelle la construction de cet objet — assez nouveau pour l’anthropologie — est confrontée réside, dans le cas inuit, dans la compréhension effective que l’on a de la nuit chez ce peuple des hautes latitudes, c’est-à-dire de son extension temporelle[3]. Puisque la période de noirceur se raccourcit fortement voire disparaît totalement selon la latitude pendant plusieurs semaines en juin-juillet, l’obscurité «par disparition du soleil» peut-elle toujours servir de critère exclusif ou premier comme définition de la «nuit»? N’y a-t-il qu’une nuit virtuelle pendant l’été? Et corrélativement, comment assurer les besoins biologiques requis et leurs implications sociales, c’est-à-dire quand, où, comment, combien de temps et avec qui dort-on quand le ciel ne s’obscurcit jamais ou si peu? Quand on ne dort pas, que fait-on de spécifique au cours de cette clarté continue? Inversement, au cours des semaines (quasiment) sans apparition de l’astre solaire au coeur de l’hiver entre décembre et février, est-ce pour autant continuellement «la nuit?» Comment les pratiques du sommeil se sont-elles modifiées par rapport à celles en vigueur au cours de l’été? Quels ont été les changements induits par la sédentarisation sur les «techniques du sommeil» pour reprendre l’expression de Mauss (1936)? L’expérience onirique a-t-elle conservé les fonctions fondamentales que la société inuit lui attribuait, en particulier la communication avec le monde invisible et la prédiction (Laugrand 2001: 83)? Qu’en est-il des activités nocturnes autres que le sommeil? Quelle est la variation des attitudes et des représentations de la nuit selon les générations, les occupations (i.e. avoir un emploi ou non, travailler à horaires fixes ou non, etc)? D’une saison à l’autre, y compris pendant les périodes de transition, les mots expriment-ils toujours les mêmes concepts? À tout moment de l’année, dans un système physique en constante évolution, on peut ainsi se demander comment les Inuit trouvent leur part de nuit. Poser ces questions laisse déjà pressentir que la nuit inuit n’est pas la nôtre, celle répondant aux définitions occidentales classiques[4].
Dans le présent article, nous n’aurons d’autre objectif que de mettre en avant certaines des principales interrogations qui émergent de la problématique exposée ci-dessus et de proposer quelques pistes de réflexion, à développer ultérieurement, pouvant conduire les non-Inuit à une perception aussi juste que possible de la nuit vécue par les Inuit, à travers les représentations qu’ils en ont et qu’ils acceptent de partager. Pour ce faire, nous parcourrons plusieurs classiques de l’ethnographie inuit et quelques études récentes, en les confrontant à des écrits inuit provenant de l’Arctique oriental canadien[5]. En quelque sorte, nous planterons le décor de la nuit inuit, avec ses arrière-plans physique, symbolique et mythique.
La nuit arctique
Pour aborder la nuit inuit, il nous semble indispensable de revenir sur la nuit arctique afin d’en cerner les principales caractéristiques et les conséquences sur la vie des hommes telles qu’elles ont été dégagées par de nombreux auteurs. Il serait naturellement hors du propos de ce travail de vouloir citer tous ceux qui, à des degrés divers, ont écrit sur la nuit des régions arctiques ou plus exactement sur l’hiver arctique. Quelques contributions choisies pour leur apport historique à la connaissance ethnographique permettront de donner une idée des informations récurrentes qu’elles transmettent.
Dans son ouvrage de 1888 The Central Eskimo, Boas (1964) consacre plusieurs pages à présenter les différents habitats, vêtements et activités d’hiver et d’été, avec le passage de la maison de neige hivernale (igluvigaq) au demi-igluvigaq ayant un toit de peau au printemps et finalement à la tente estivale (tupiq). Les aménagements intérieurs sont décrits en détail ainsi que divers éléments de vie sociale et religieuse, reprenant en partie les observations et travaux des prédécesseurs Parry, Hall, Ross ou Kumlien. En hiver, il est ainsi indispensable d’utiliser la brève période de jour et de pénombre pour chasser et les chasseurs se préparent avant l’aurore (Boas 1964 [1888]: 153).
Turner (1894) décrit également avec finesse les principales différences entre saisons chez les Inuit de l’Ungava en ce qui concerne l’habitat, la chasse, les activités sociales. Il précise: «Their knowledge of the seasons is also wonderful (Turner 1894: 38).»
La même année, Cook (1894) publie les observations médicales qu’il fit chez les Inuit polaires du nord-ouest du Groenland (Inughuit) au cours de la première expédition de Peary. Il rapporte ainsi :
These people live in a region of constant night for four months, followed by a period of part day and part night, and then four months of constant day. This endless night has a peculiar effect on the secretions and upon the passions. During the whole of this long Arctic night, the secretions are diminished and the passions suppressed, resulting in great muscular debility.
Cook 1894: 284
Cook constate une disparition complète des menstruations et du désir sexuel pendant la nuit arctique. Cette description schématique ne nous apprend cependant rien sur les pratiques nocturnes journalières.
Il est également très intéressant de noter que divers auteurs, dont Rasmussen, Steensby et Jenness, ont associé l’obscurité hivernale au phénomène d’«hystérie arctique» rencontré chez divers groupes inuit vivant au nord du cercle polaire et tout particulièrement chez les Inughuit. Séjournant pour sa part chez les Inuit du Cuivre, Jenness (1928: 52) écrit que:
Hysteria is peculiarly common around the Polar basin; the long winter darkness and the loneliness and silence of the hunter’s life make the Arctic people more susceptible to this disorder than the rest of the human race. So religion and hysteria went closely hand in hand.
Cet auteur ne rapporte cependant aucun cas particulier pour appuyer son propos. Dick (1995), reparcourant de nombreux textes consacrés à ce qui est connu sous le nom de pibloktoq chez les Inughuit, ne confirme pas la relation pibloktoq / nuit arctique. Par la compilation de trente-neuf cas d’«hystérie arctique» identifiés par des observateurs ayant séjourné au moins un an sur le terrain, il montre une prépondérance de cas en été et en automne avec un pic en octobre, période précédant la disparition hivernale du soleil et de renouveau des activités chamaniques (Dick 1995: 13). Au-delà des interprétations classiquement avancées (i.e. de nature environnementale, physiologique, psychanalytique et / ou culturelle), l’auteur replace ce phénomène dans le contexte historique des rencontres entre Inughuit et Euro-Américains et conclut son étude en suggérant que sous la désignation pibloktoq, il faut sans doute voir un ensemble de troubles psychologiques («[…] a multiplicity of behaviours associated with Inuhuit psychological disorders») en partie liés aux stress induits par les premiers contacts entre Autochtones et Occidentaux entre 1890 et 1920 (Dick 1995: 23).
Au début du 20e siècle, Mauss (1906) proposera de faire le point sur le thème de l’importance des variations saisonnières avec son célèbre article sur la morphologie sociale des sociétés inuit. Dans ce texte fondateur, tout à la fois une remarquable synthèse des connaissances ethnographiques de l’époque[6] et une brillante analyse des causes et conséquences des variations saisonnières du mode d’habitat et des activités des Inuit, on remarque cependant qu’il n’est à aucun moment fait mention de la «nuit.» Seules sont évoquées les saisons, essentiellement l’hiver et l’été, présentées comme des entités opposées en termes de température et d’abondance et concentration différentes du gibier. L’auteur écrit ainsi (Mauss 1906: 450): «On peut dire que la notion de l’hiver et la notion de l’été sont comme deux pôles autour desquels gravite le système d’idées des eskimos.»
Weyer (1932) a lui aussi décrit le cycle des saisons, en rapportant que:
The northernmost tribe experiences four months of continual sunlight during the summer, followed by two months of alternating sunlight and twilight ushering in the darkness of winter. For three and a half months they do not see the sun at all, though during this time the darkness is partly relieved by twilight, when the sun is not far below the horizon. […] Other groups of Eskimos to the south experience the seasonal variation of sunlight to less degree.
Weyer 1932: 16-17
Il apparaît cependant manifeste que l’auteur a sous-estimé l’importance physique de la lune dans le ciel arctique, allant jusqu’à écrire:
One might suppose, hypothetically, that it would make little difference to the Eskimos if there were no moon in the arctic heavens, whereas the light and warmth of the sun are so vital in the Far North that their lack in winter must be very obvious.
Weyer 1932: 388
Saladin d’Anglure (1990), dans sa longue étude consacrée aux cosmographies arctiques et à la cosmologie inuit, a analysé les écrits de Weyer en montrant que ce dernier s’était heurté à une apparente contradiction croyant que:
[…] Les Inuit surévaluaient la lune dans leur religion, au détriment du soleil, dont l’importance physique lui paraissait évidente, alors que son importance symbolique et religieuse lui échappait.
Saladin d’Anglure 1990: 132
Dans sa monographie sur les chasseurs inupiat de la région de Barrow en Alaska, Nelson (1969) est allé au-delà du déterminisme alternance hiver-été / activités différentes. Il explique ainsi fort bien que l’hiver n’est pas synonyme de semaines entières plongées dans une profonde obscurité, mais qu’il y a souvent une luminosité suffisante de plusieurs heures chaque jour résultant d’un air clair, de la réverbération de la neige, même si le soleil reste au-dessous de l’horizon. Surtout, la lune est présente environ deux semaines par mois et l’auteur précise:
When the moon is present and the skies are clear, there is no darkness, because bright moonlight is reflected by the snow. The land glows in twilight all night long. At such time it is possible to read outside at any hour, and people could hunt seals very easily. Throughout the winter this periodic moonlight can be an aid to navigation and travel.
Nelson 1969: 36
Saladin d’Anglure a pour sa part bien établi qu’il existait un dualisme saisonnier tranché caractérisant l’éclairement luni-solaire:
[…] Dans une première période [de six mois], la durée du jour l’emporte sur celle de la nuit et le Soleil domine la Lune […]. Dans une deuxième période, au contraire, la durée de la nuit l’emporte sur celle du jour et la Lune domine le Soleil […].
Saladin d’Anglure 1990: 114
L’auteur poursuit en disant que cette domination alternée est effectivement perçue par les Inuit, prenant pour témoignage un chant recueilli par Rasmussen chez les Inuit du Cuivre[7]. Ce dualisme se retrouve dans la cosmologie, «dans les représentations et les rites affectant les corps célestes, avec une Lune associée au froid, à la nuit et à l’hiver, et un Soleil associé à la chaleur et à l’éclairement ininterrompu de l’été […]» (Saladin d’Anglure 1990: 115).
En ce qui le concerne, Condon (1982, 1983) s’est livré à des études sur l’influence des variations saisonnières des paramètres climatiques et environnementaux sur, entre autres, l’étiologie et la gestion des conflits interpersonnels dans l’Arctique central (Holman). Au-delà d’une présentation minutieuse mais classique des activités par saison, l’auteur s’est efforcé d’intégrer le paramètre «présence ou absence de la nuit» dans ses analyses. Il a pu observer que la lumière estivale avait un effet de désorientation plus grand et sur une proportion plus élevée de la population que l’obscurité hivernale (Condon 1983: 133). Il constate ainsi en été:
Since it is light 24 hours a day, duck hunting and ice-fishing are conducted at all hours of the day and night. It is not uncommon for wage earners to go hunting or fishing after work and stay up all night, a practice which leads to high rates of tardiness and absenteeism in many local jobs […]. By June, most children as well as adults display noticeably altered sleep / activity rhythms.
Condon 1982: 155
Si l’auteur ne dit pas ce qu’il entend par «night» dans le contexte d’un ciel d’où le soleil ne disparaît jamais, il nous permet cependant d’aborder la nuit, non plus seulement d’un point de vue physique ou astronomique, mais humain, pour aller vers la nuit inuit.
Afin de dégager une première série d’éléments faisant partie d’une perspective inuit sur les relations entre les saisons et la nuit, l’obscurité et le jour, nous proposons de nous reporter aux définitions de l’hiver (ukiuq), du printemps (upirngaaq), de l’été (aujaq) et de l’automne (ukiaq)[8]. Nous utiliserons les deux seuls dictionnaires inuit monolingues existant à ce jour, écrits en syllabaire, l’un étant un ouvrage personnel du Nunavimmiuq Taamusi Qumaq[9], l’autre le fruit d’un travail collectif élaboré à Mittimatalik (nord Baffin) sous la direction d’Elisapee Ootoova (Ilisapi Uuttuvak)[10].
Qumaq (1991) donne les définitions suivantes:
• ukiuq: nuna aputilik sikulik itji nuna aputjausimajuq qaqqait nuitajut namutuinnaq ingiqranaqtuq[11] (ibid.: 78). |
l’hiver: la terre est couverte de neige, de glace, il fait froid, la terre est enneigée, les montagnes sont visibles, on peut voyager, aller dans n’importe qu’elle direction. |
• upirngaaq: siku nunalu imauliqtuuk sikuiqpalialiqtuq nunalu auksuni qaqqait alaningit aunngikaaluqtilugit siqiniq uunaliqtuq uumajuit iluunnatik puijiit tingmiat iqaluit sunalimaat aulaliqtut inugalait (ibid.: 75). |
le printemps: la glace et la terre se couvrent d’eau, il y a de moins en moins de glace, ça fond, les montagnes privées d’ensoleillement ne fondent pas, le soleil chauffe et tous les animaux, les phoques, les oiseaux, les poissons, tous se mettent à se déplacer, et les humains aussi. |
• aujaq: silarjuaq piusiqaqtitaungmat ukiuguvaksuni aujauvaksunilu. aujaq sila kiak paqqaapalirami aputaittuusuni nunalimaaq aujarmik taijauvuq sikuqanngituq sila urjajuq annuraaqsimaluananngituq (ibid: 120). |
l’été: le monde a été ainsi fait qu’il y a régulièrement un hiver et un été. L’été, l’air est chaud et l’ensemble du pays est sans neige, c’est appelé l’été, il n’y a pas de glace, l’air est chaud ce qui fait qu’on a pas besoin de trop de vêtements. |
• ukiaq: nuna apusiqpaliajuq imaq sikuvalliajuq quaqpaliajuq taimailirami ukiaq (ibid: 79). |
l’automne: la terre se couvre progressivement de neige, les étendues d’eau se couvrent de glace et gèlent de plus en plus, c’est l’automne lorsque c’est ainsi. |
Dans le dictionnaire de Mittimatalik, les définitions sont les suivantes:
• ukiuq: ukiap upirngaksaallu akunninga ukiunguvuq (Ootoova, dir. 2000: 143). |
l’hiver: c’est la période comprise entre l’automne et le début du printemps. |
• upirngaaq: immaktilisaarninganit sikuirninganut upirngaanguvuq (ibid: 139). |
le printemps: c’est la période qui s’étend du début de la fonte à l’absence totale de glace. |
• aujaq: imaulluni aungniullunilu aujauvuq (ibid: 188). |
l’été: il y a des étendues d’eau et un sol sans neige. |
• ukiaksaaq: aujaullu ukiallu akunninga niglaqpalliaqtillugu ukiaksaanguvuq (ibid: 143). |
le début de l’automne: c’est la période comprise entre l’été et l’automne et où il fait de plus en plus froid. |
• ukiaq: ukiaksaap ukiullu akunninga sikurataarnikuutillugu ukianguvuq (ibid.). |
l’automne: c’est la période entre la fin de l’été et l’hiver, avec l’arrivée du gel. |
Ce qui ressort immédiatement de ces quelques définitions, c’est l’absence totale de référence à l’obscurité ou à la lumière comme paramètres descriptifs des principales saisons. Ce qui était (est) prégnant et récurrent chez les observateurs occidentaux, la longue nuit hivernale et son contraire la lumière continue de l’été, n’apparaît ni dans le discours (écrit) de Taamusi Qumaq ni dans celui du groupe d’aînés de Mittimatalik. Les critères climatiques sont donc les principaux référents: chaleur, froid, gel, dégel, enneigement, fonte des neiges, etc. Les mouvements des êtres vivants interviennent dans une moindre mesure.
On notera par ailleurs avec intérêt que Svend Frederiksen a collecté en 1960 une centaine de termes du lexique sacré auprès d’une ancienne chamane de Qamanittuaq (Baker Lake) dont quatre se rapportent à la désignation des saisons (Saladin d’Anglure et Hansen 1997: 46). Le printemps (upirngaaq), l’été (aujaq), l’automne (ukiaq) et l’hiver (ukiuq) sont désignés respectivement par arnaruqsaujuq, «qui devient femelle,» arnaujuq, «qui est femelle,» angutausajuq, «qui devient mâle» et angutaujuq, «qui est mâle.» La langue sacrée d’Ammassalik recourt à des désignations semblables: angitaane’ pour l’hiver et arnaane’ pour l’été (Victor et Robert-Lamblin 1993: 255). Les deux cas, l’un provenant de l’ouest de la baie d’Hudson et l’autre du Groenland oriental, évoquent ainsi les mêmes associations, celle de la saison froide à l’homme (la lune est un être masculin) et celle de la saison chaude à la femme (le soleil fut la soeur de la lune). Saladin d’Anglure et Hansen (1997: 46, 66) voient dans la différenciation des genres une matrice servant à penser d’autres différenciations, dont celles des saisons. Pour ces auteurs, ce dualisme «est présent autant dans la représentation du corps et de la personne que dans celle du cosmos» (ibid.).
La non-référence à la présence ou absence de la nuit observée dans le mode de nomination des saisons se retrouve également dans la désignation des douze ou treize «mois» de l’année inuit. Les traits pertinents le plus souvent utilisés pour nommer ces périodes[12] sont ceux qui concernent les cycles de la vie animale ou végétale, l’intensité du froid, la position du soleil[13] ou encore les activités humaines. Il a ainsi été rapporté pour le Nunavik (Collignon 1996: 81) sept mois désignés par des références au monde animal (par exemple: tirigluliut, le «temps de la naissance des phoques barbus»), deux au monde végétal (par exemple: paurngaliut, le «temps des airelles»), deux par des caractéristiques climatiques et un par l’évocation du soleil (naliqqaituq, «le soleil a fini de se cacher dans une moufle»). À Igloolik (MacDonald 1998: 196-198), on trouve huit périodes désignées suivant les cycles de la faune (dont akullirut, le «temps où les poils des caribous épaississent» [août-septembre]), deux en fonction des positions du soleil (par exemple: siqinnaarut, le «temps du soleil possible» [janvier-février]), une évoque la vie sociale (tusaqtuut, «la période où les nouvelles s’échangent [celles des campements voisins]» [novembre-décembre]) et il y en a également une désignée par tauvigjuaq[14], «la grande noirceur,» unique référence à l’obscurité et correspondant au coeur de l’hiver polaire (décembre-janvier).
Les aînés de Mittimatalik donnent de cette dernière période la définition suivante (Ootoova, dir. 2000: 374):
• tauvigjuaq: taqqiq ullukivigjuaqtanga tauvigjuanguvuq taijauqattatuq tisipiri. |
la grande noirceur (la période de noirceur par excellence): c’est le mois où il y a peu de jour (ulluq), on l’appelle souvent décembre. |
Des données collectées en Alaska (Spencer 1976: 475-476) corroborent pleinement les observations précédentes. Il est donc permis de se demander s’il ne serait pas possible de voir dans cette quasi absence de la nuit dans la désignation des saisons et des mois une forme de «maîtrise» de cette obscurité. Là où les Qallunaat (non-Inuit) raisonnent le plus souvent en termes d’opposition et de rupture — l’obscur et froid hiver arctique versus le lumineux été — les Inuit vivent plutôt une succession d’états marqués par les évolutions de l’environnement climatique et biologique et en font ressortir la continuité par l’évocation affirmée des cycles naturels et sociaux. La nuit n’est donc pas en soi à redouter. On relève d’ailleurs chez Spencer (1976: 259) que: «In the main, darkness does not appear to have been disturbing.»
Même Ross (1835: 268) observa ce qui suit chez les Natsilingmiut:
[That] which gave us pleasure [the Sun’s return] had no such effect on the Esquimaux, to whom the night of this region is their day […] since it is far more value to them in hunting the cunning and cautious seals. [They] always return home when the day broke, complaining of the light as their ennemy.
Tout ceci n’enlève rien au fait que dans la plupart des communautés inuit, le retour du soleil était — et est toujours — souhaité et fêté (cf. par exemple Boas 1964 [1888]; Turner 1894; Rasmussen 1929; Saladin d’Anglure 1989, 1990; MacDonald 1998; Dorais 2000).
La nuit inuit
De cette nuit arctique, phénomène physique que nous venons de décrire à grands traits, nous proposons maintenant une évaluation à l’aune de l’expérience humaine en nous intéressant à ce que transmet la tradition orale, véhicule le système symbolique et montre le vécu individuel et social. Cela nous permettra d’envisager trois niveaux de relations de l’homme inuit à la nuit: une nuit mythique ou primordiale, une nuit chamanique et une nuit de l’expérience personnelle — pour reprendre la classification proposée par Michèle Therrien[15].
La nuit mythique
Contrairement à un grand nombre d’entités (comme par exemple la mort, la guerre, le soleil, la lune), la nuit n’a pas été créée. L’histoire mythique inuit nous apprend en effet, notamment à travers les diverses variantes du mythe des deux premiers êtres humains — présentés parfois comme deux hommes dont l’un se transformera en femme, parfois directement comme un homme et une femme, nés de deux petites buttes de terre et immortels, appelés Aakulujjuusi et Uumarnituq[16] — qu’aux temps primordiaux de l’humanité, le monde était plongé dans l’obscurité permanente (Rasmussen 1908: 99-102; 1929: 252-253; 1931: 208-209; Laugrand 1999: 94-96[17]). La version collectée par le Père Daniélo précise de plus que: «Au début, les hommes existant déjà, il n’y avait ni soleil ni lune; pas de glace non plus sur la mer, été perpétuel, mais nuit continuelle aussi» (Laugrand 1999: 94-96).
À cette époque, la seule lumière dont on disposait était celle des lampes dont l’eau ou la neige poudreuse étaient les seuls combustibles, selon, respectivement, les Inuit polaires [récit de Arnaluk] (Rasmussen 1908: 101) et les Natsilingmiut [récits de Naalungiaq et d’Inugpasugjuk] (Rasmussen 1929: 255; 1931: 208-209). On pouvait aussi chez les Iglulingmiut humecter son index de salive et le tenir haut levé afin de le rendre lumineux, permettant ainsi la chasse au lagopède et au lièvre, seules espèces chassées à cette époque [récit de Ivaluarjuk] (Rasmussen 1929: 255). Une pratique proche a également été rapportée par Igjugarjuk [Inuit Caribou] à Rasmussen (1930a: 82). Ce qui caractérise donc cette humanité primordiale, et la terre nuna, c’est l’obscurité taaq.
La lumière du jour apparut ensuite par la volonté de la parole. Selon Ivaluarjuk, c’est du dialogue entre un corbeau et un renard qu’auraient jailli le jour et l’alternance du jour et de la nuit:
Among the earliest living beings were the raven and the fox. One day they met, and fell into talk, as follows: let us keep the dark and be without daylight, said the fox. But the raven answered: maybe the light come and daylight alternate with the dark of the night. The raven kept on shrieking qaurng, qaurng! (Thus the Eskimos interpret the cry of the raven, qaurng, roughly as qauq, which means dawn and light. The raven is thus born calling for night). And at the raven’s cry, light came and day began to alternate with night.
Rasmussen 1929: 255
La version collectée par le Père Daniélo est fort semblable à la précédente:
Un jour, le corbeau, fatigué de toujours buter contre les falaises en rejoignant son nid, se met à dire: «kraurudlorpok, kraumalauli: qu’il y ait de la lumière.» Le renard, qui ne chasse que durant la nuit, lui répond: «unnuartuinar, unnuartuinar: non, rien que la nuit, rien que la nuit.» Alors le corbeau: «kraulerlilu, tarlerlilu, qu’il y ait lumière puis nuit.» Depuis ce temps, la parole du corbeau ayant plus d’efficacité, il commence à y avoir des jours et des nuits.
Laugrand 1999: 95
Boas (1901: 306) rapporte également de l’ouest de la baie d’Hudson un récit très proche. Cependant, dans d’autres versions de la cosmogénèse, les protagonistes de l’apparition de l’alternance jour-nuit ne sont pas les mêmes. Ainsi dans le récit fait par Naalungiaq à Rasmussen (1931: 208-209), le dialogue a lieu entre un renard et un lièvre:
From those times, when everybody lived promiscuously, when sometimes there were people and other times animals, and there were no difference, a talk between a fox and a hare has been remembered: «taaq, taaq, taaq!: darkness, darkness, darkness!», said the fox; it liked the dark when it was going out to steal from the caches of the humans. «Ubluq, ubluq, ubluq!: day, day, day!», said the hare; it wanted the light of day so that it could find a place to feed. And suddently it became as the hare wished it to be; its words were the most powerful. Day came and replaced night, and when night had gone day came again. And light and dark took turns with each other.
Pour sa part, Jenness (1924: 78A) a recueilli chez les Inuit du Cuivre [récit de Ilatsiaq] une version mettant en scène un renard et un ours brun:
In the first times the land was dark. Both the fox and the brown bear were men. They met once out on the ice and the brown bear said: «be dark, be dark (taarliun, taarliun…), then dogs will smell out the seal-holes better.» But the fox said: «be light, be light, be day (qauliun, qauliun, uvlurliun…), then dogs will smell out the seal-holes better.» The fox was the greater magician and the light came. […] Ever since that time the Eskimos have been grateful to the fox for creating the light[18].
Selon les Inuit Caribou, un homme et une femme eurent la conversation suivante:
In times long past, there was only darkness brooding over the earth; there was no light. And a woman said: «Let it be without dawn.» But a man who was fond of hunting said: «let the dawn come. It is good for one who is hunting.» And afterwards it came about as the man had said.
Rasmussen 1930a: 81-82
Chez les Inuit polaires enfin, c’est un dialogue entre deux vieilles femmes qui créa de manière concomitante le jour et la mort:
Then when the men had grown fewer, two old women began one day to talk to each other. «Let us be without the daylight, if at the same time we can be without death!» «Nay! said the other, we will have both light and death.» And as the old woman said those words, it was so — light came and with it death.
Rasmussen 1908: 101
Dans la tradition orale, l’existence de l’obscurité primordiale conditionne l’avènement du jour et de la lumière, de la même manière que le renouvellement de la vie présuppose l’existence antérieure de la mort: c’est en effet la fin de l’immortalité du début de l’humanité qui permet à la circulation des âmes, c’est-à-dire au cycle de la vie, de se mettre en place et de fonctionner (Blaisel 1993: 125-127). Cette nuit des origines nous apparaît finalement comme étant inaugurale au sens où elle représente la première de toutes les expériences premières telles que Therrien (1996: 24-25) les définit:
L’expérience première, considérée par les Inuit sous l’angle de la répétition, n’a de sens qu’insérée dans une dynamique générale qui se caractérise par des échanges cycliques entre la personne, le monde animal, les esprits et les forces de l’univers, échanges dans lesquels les fins se transforment en commencements, les ruptures en soudures, les oppositions en appariements, où chacun contribue à relancer un mouvement qui ne doit pas s’interrompre.
Sans nuit primordiale, expérience inaugurale par excellence, il n’y aurait pas eu jaillissement de la lumière du jour par l’intermédiaire de la parole. Il n’y aurait pas davantage eu d’expérience initiale qui, autrefois, ouvrait à la fonction de chamane (Therrien 1996) dont la nuit était la meilleure alliée.
La nuit chamanique
C’est de nouveau vers l’histoire mythique que nous allons nous tourner afin d’essayer de comprendre l’origine de cette alliance solide qui s’est établie entre le chamane et la nuit, alliance destinée à produire le contraire de l’obscurité, c’est-à-dire la lumière et la clairvoyance chamaniques. Rasmussen (1929: 110-111) rapporte ainsi l’origine du premier chamane selon la tradition d’Igloolik [d’après Ava et Ivalu]:
In the very earliest times, men lived in the dark and had no animals to hunt. […] They knew nothing of all the game we now have, and had no need to be ever on guard against all those perils which arise from the fact that we, hunting animals as we do, live by slaying other souls. Therefore they had no shamans, but they knew sickness and it was fear of sickness and suffering that led to the coming of the first shamans. […] But then it happened that a time of hardship and famine set in around Iglulik. Many died of starvation, and all were greatly perplexed, not knowing what to do. Then one day when a number of people were assembled in a house, a man demanded to be allowed to go behind the skin hangings at the back of the sleeping place, no one knew why. He said he was going to travel down to the Mother of the Sea Beasts. […] He passed behind the hangings. Here he declared that he would exercise an art which should afterwards prove of great value to mankind; but no one must look at him. It was not long, however, before the unbelieving and inquisitive drew aside the hangings, and to their astonishment perceived that he was diving down into the earth; he had already got so far down that only the soles of his feet could be seen. How the man ever hit on this idea no one knows […]. Thus the first shaman arose among us […].
Deux observations peuvent être faites à partir de ce récit: d’une part les événements présidant à l’apparition du premier chamane se déroulent à l’époque où l’obscurité régnait en permanence; de l’autre, l’homme qui allait devenir chamane demande à se rendre derrière le rideau de peaux, à l’arrière de la plate-forme, où l’on peut aisément imaginer qu’il fait très sombre. Ce premier chamane d’Igloolik «émerge» d’une obscurité doublement affirmée. On ne dispose malheureusement pas de récits équivalents provenant d’autres régions. Pour certaines traditions, ce qui nous est parvenu montre que les chamanes sont présents dès le début de l’humanité. La Natsilingmiuq Naalungiaq a raconté à Rasmussen (1931: 209) que les deux hommes primordiaux, dont l’un allait devenir une femme, étaient de puissants chamanes, expliquant de la sorte cette transformation. Aisivak, une vieille femme du nord-ouest du Groenland, fit un récit fort semblable (Rasmussen 1908: 102): «In the beginning, she said, the world was inhabited only by two men, who were both great magicians.» Dans tous les cas, le chamane est donc, dès l’origine, associé à l’obscurité.
Le chamane aura ensuite généralement besoin de la nuit pour le bon déroulement de ses différents types d’interventions, en particulier pour ses voyages vers Taqqiq ou vers Uinigumasuittuq: d’une part, c’est au coeur de l’hiver que les chamanes étaient les plus actifs; d’autre part, au cours de leur séance, toutes les lampes étaient éteintes ce qui plongeait la maison dans le noir plus ou moins complet[19] (cf. par exemple Boas 1964[1888]: 184-185, 190; Boas 1907: 498; Holm 1914: 90-92[20]; Rasmussen 1929: 39, 145-146[21]; Rasmussen 1931: 294[22]; Spencer 1976: 304[23]; Balikci 1963: 384; Robert-Lamblin 1996: 119-120[24] ; Saladin d’Anglure 2001: 133[25]).
En regard de cette obscurité enveloppant le chamane en action, l’attribut principal de ce dernier était qaumaniq, la lumière, la vision, la clairvoyance chamaniques donnant accès à la connaissance profonde des choses et des êtres. Qaumaniq (ou angakkua chez les Iglulingmiut [Rasmussen 1929: 112]) est une lumière mystérieuse que le chamane ressent dans son corps et sa tête et qui lui permet de tout voir dans l’obscurité, littéralement et métaphoriquement. L’apprenti chamane acquiert cette faculté de différentes façons (ibid.). Selon les Iglulingmiut, une possibilité est de rencontrer les ingniriugjat, des êtres extra-humains dont le nom signifie, d’après Rasmussen (1929), «le grand feu» et qui vivent soit sur la côte, soit dans l’intérieur des terres. Les fenêtres des habitations des «côtiers» sont parfois éclairées, alors que les «terriens» possèdent dans leurs maisons des sortes de vessies «lumineuses» remplies de gras[26], ce qui expliquerait leur nom. Il est dit que quelqu’un qui réussirait à obtenir une de ces sources lumineuses deviendrait un grand chamane, à condition qu’il la garde en permanence avec lui pour le restant de sa vie. Elle deviendrait alors la qaumaniq du chamane (Rasmussen 1929: 208-210). Saladin d’Anglure, dir. (2001: 33) indique que qaumaniq apparaissait comme une aura claire et brillante, visible des animaux, des esprits et des chamanes. Il ajoute que:
To acquire a strong qaumaniq, long periods of isolation and abstinence were needed. Some candidates never managed to acquire it. According to Aupilaarjuk [an elder of Natsilik ancestry], the shamans and tuurngait who committed bad actions had a very dark aura, taarniq.
Chez les Inuit du Cuivre, le chamane était également appelé elik, c’est-à-dire «celui qui a des yeux» (Rasmussen 1932: 27). On retrouve, exprimé différemment, ce même concept du chamane considéré comme «celui qui voit.» Rasmussen (ibid.) poursuit ainsi:
The spirits of the air, they said, saw the shamans in the form of shining bodies that attracted and drew them and made them wish to go and live in them and give them their own strength, sight and knowledge. […] Compared with the shining shamans ordinary people are like houses with extinguished lamps: they are dark inside and do not attract the attention of spirits.
Boas (1901: 133) indique pour sa part que lorsqu’une personne devenait chamane, une lumière recouvrait son corps, lui permettant de voir des choses surnaturelles. Il ajoute:
The stronger the light is within him, the deeper and farther away he can see, and the greater his supernatural power. The light makes his whole body feel well. […] The light is always present with him.
Thalbitzer (1930: 95-96) rapporte du Groenland oriental que juste avant la transe du chamane, c’est-à-dire avant que son âme ne disparaisse sous la terre, une grande lumière apparaissait devant son regard intérieur; l’auteur complète son récit en écrivant que:
[…] La lumière de sa vision intérieure est dans la langue caractérisée comme son aube: son âme passe avec son aube à ’l’autre monde’ (asia) en criant aatjiwitjiwitji ho-hooi-ho-hooi.
Cette lumière qui s’empare du chamane, cette aura, cette claivoyance qui lui permet de tout savoir sur tout, ce savoir chamanique est désigné par qaumaniq, terme vraisemblablement relié à qau, lumière, jour. D’autres compositions permettent de mieux saisir les idées associées sous-jacentes: qaumajuq, il fait jour, la lampe éclaire, une chose, un objet transparent, limpide; qaujijuq, il expérimente, il est conscient de quelque chose; qaujimavuq, il sait, il connaît: la phase caractérisée par qauji- précède celle atteinte dans qaujima-. Therrien (1987: 118) avait déjà remarqué qu’un lien existait entre savoir, intelligence, lumière et brillance. Laugrand (1999: 97) rapporte à cet égard que certains aînés utilisent aujourd’hui ce terme de qaumaniq pour désigner l’aura du Christ.
Il faut cependant enregistrer que dans la société inuit contemporaine, tous n’ont pas conservé cette acception religieuse ou spirituelle du terme qaumaniq. Qumaq (1991: 579) la définit ainsi:
• qaumaniq: unnuagutillugu taaqtuutillugu nunalimmariit qaumaningat nuvujatillugu uvvaluunniit sikuup qaumaninga. |
quand il fait nuit, dans l’obscurité par temps nuageux, [c’est] la lumière des grandes communautés; c’est aussi la réfraction (la lumière) de la glace. |
Le collectif d’aînés de Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000: 610) utilise également qaumaniq pour décrire deux situations:
• unnuakkut nuvujalluni taqqiup nalaa qaumauvuq. |
au cours de la nuit, qaumaniq est la lumière dans l’axe de la lune (le rayon lumineux de la lune) qui est diffusée à travers les nuages. |
• kisutuinnaq ikumajuup ujaumakpagu qaumaniungmijuq. |
c’est aussi la partie visible de n’importe qu’elle source lumineuse. |
Ces définitions suggèrent une association entre la notion de qaumaniq et celle de lumière diffuse, réfléchie, plutôt que franche. Cette représentation ne s’est peut-être donc pas autant éloignée de l’ancienne connotation religieuse que ce que l’on pourrait penser a priori: la clairvoyance chamanique, l’aura christique ressortent en effet également plutôt de la catégorie des «lumières diffuses.»
Le chamane est pour sa part désigné par le mot angakkuq en langue profane, en référence à son statut social. En langue sacrée, il est appelé tarrijuq, «celui qui se fait ombre» chez les Iglulingmiut (Rasmussen 1930b: 79), tarriut dans le sud de Baffin (Peck, in Boas 1901: 350), tarijumaq chez les Natsilingmiut (Rasmussen 1931: 313), haalriq chez les Inuit du Cuivre (Rasmussen 1932: 108), tarrrajoq et taqqiman au Groenland occidental et chez les Ammassalimiut, respectivement, d’après Thalbitzer (1930: 76) ou encore taqaajimaaq chez les Ammassalimiut (Victor et Robert-Lamblin 1993: 261). Ces termes appartiennent vraisemblablement au champ sémantique de taaq, l’obscurité, dans lequel on croise d’autres éléments tels que tarniq, la composante immortelle, l’ombre de la personne, taqtu, le rein[27], organe foncé parfois considéré comme l’une des localisations de tarniq et tarraq, le nord, la réflexion d’un miroir, la partie ombragée. Il faut ici remarquer que chez les Ammassalimiut, selon Victor et Robert-Lamblin (1993: 253-263), les radicaux qaama, servant à construire des termes ayant trait à la lumière ou au jour, et taaq, se rapportant à la nuit, à l’obscurité, appartiennent au lexique sacré.
On retrouve ainsi au plan linguistique une affiliation entre l’obscurité et le chamane d’une part, et entre la lumière, créée à l’origine par la parole, et les savoirs tant profanes que religieux, d’une autre, affiliation déjà mise en évidence au niveau des pratiques.
Au cours de la séance chamanique tenue dans l’obscurité, le chamane dirigeait une véritable mise en scène dans laquelle il représentait le monde tel qu’il existait aux temps mythiques de la nuit continue afin de produire, aidé par ses exprits auxiliaires (tuurngait), du savoir grâce à ses facultés de clairvoyance et de vision.
Cette «alliance des contraires,» l’obscurité et la lumière, est magnifiquement illustrée dans un récit récent d’un aîné d’Igloolik, George Kappianaq Agiaq, dont la mère fut une chamane (Kolb et Law 2001: 151 [édition en inuktitut]):
Kisianili anaanannik tusaumajjutiqaqtunga taannalu tusaumagalak&ugu anaanagali tainna imannali inungmuunngittuq angakkuutitaunasuk&uni qaujimalauqtaminik unikkaaqattalaurmingmat. […] 12-miinngaalirutta tamanna unnuaq taaqtualuuvuruuq taimanna avanngangaaq ulluli qaujisaliq&ugu qaumajuq ujakpalliavangnirmat unnuannguliraangat unnukkanniqtiligu inillangaliraangami putusikkanniqpak&uni taimailiungujalirnirmat umiarjuamik takusinniqpuq ilaak qallunaaqsiumik sivulliit pivininganik taanna qaigami nunamii&&uni tamaunga qanigijakuluanut nuqqaq&uni, kisaqtuujaq&uni […].
J’ai seulement entendu dire, ceci a été parfois répété que ma mère n’est pas devenue chamane grâce à l’intervention d’un humain, elle a aussi souvent raconté des choses qu’elle savait. […] Au cours d’une nuit, à minuit, alors qu’il faisait très sombre, dit-on, de là où le jour vient [de l’est] une lumière est apparue de plus en plus claire dans la nuit, elle [ma mère] a vu un grand navire avec des Qallunaat qui est venu alors qu’elle était sur le continent, il s’est arrêté tout près et il a jeté l’ancre […].
Le chamanisme a aujourd’hui disparu des sociétés inuit en tant qu’institution sociale. Il n’en reste pas moins que certaines de leurs représentations restent encore marquées par les pratiques pré-chrétiennes. Laugrand (2001) a ainsi montré la rémanence d’expériences chamaniques dans les rêves de plusieurs aînés originaires de différentes communautés de la terre de Baffin: présence de tuurngait, de lieux fortement connotés (trou dans le sol, porche, fenêtre), évocations de la vision et de la claivoyance (ibid.: 90-93). On pourrait ajouter que dans deux des rêves cités, l’obscurité est également présente, de manière implicite dans un cas et explicite dans l’autre[28]. L’alliance des contraires semble donc toujours opératoire.
Cette évocation du rêve nous conduit à notre troisième niveau d’analyse de la nuit inuit, celle vécue au quotidien par chaque personne au sein sa communauté.
La nuit de l’expérience personnelle
Regardons comment Taamusi Qumaq (1991) et les aînés de Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000) définissent la nuit et son contraire le jour. Le premier écrit ce qui suit:
• unnuaq: taaqtualuk ulluqanngituq unnuaq sinigviugialik nunamiulimaanut guutiup sanasimangmauk taimaiqulugu (ibid.: 87). |
la nuit: c’est quand il fait très sombre, il n’y a plus de jour, la nuit c’est la période du sommeil pour tous les habitants de la terre, elle a été créée par Dieu qui l’avait voulu ainsi. |
• unnuatamaat: inuit uumajuillu unnuatamaat sinikpatut unnuami silarjuaq taaqtualuungmat pinasuariaq takunnanarani (ibid.). |
chaque nuit: les hommes et les animaux dorment chaque nuit et pendant la nuit, le monde est dans l’obscurité et on ne voit personne travailler. |
• unnusaq: siqiniq situlirami nipiviksaminut unnuniujanngiluaqsuni unnugiaqtuliqsuni unnusaq (ibid.: 88). |
la nuit tombante [litt. ’ce qui devient le soir’]: quand le soleil glisse vers l’ouest, il ne fait pas encore trop nuit, c’est le crépuscule, il s’en va vers la nuit. |
• ulluq: siqiniup nuitavinga siqiniqanngipat unnuagungmat taaqtuusunilu siqiniup qaumatitsivinga ulluq (ibid.: 94). |
le jour: c’est quand le soleil est visible; s’il n’y a pas de soleil, c’est la nuit et c’est l’obscurité; la lumière du soleil c’est le jour. |
Dans le dictionnaire en inuktitut du nord Baffin (Ootoova, dir. 2000), la nuit et le jour sont définis de la façon suivante:
• unnuk: unnusaullu unnuallu akunninga unnuuvuq (ibid.: 152). |
le soir: période comprise entre le crépuscule et la nuit. |
• unnuaq: unnuullu ullaallu akunninga unnuanguvuq (ibid.: 153). |
la nuit: période comprise entre le soir et le matin. |
• unnualluaq: unnuup ullaallu akunninga unnualluanguvuq (ibid.). |
la vraie nuit: période comprise entre le soir et le matin. |
• ulluq: ullaallu unnuullu qitinga qaumaniq ulluuvuq (ibid.: 162). |
le jour: lumière de la période comprise entre [au milieu] le matin et le soir. |
• ullulluaq: ullaap unnuullu qitinga ulluuvuq (ibid.: 163). |
le vrai jour: période entre [au milieu] le matin et le soir. |
• ullaaq: unnuallu ulluullu akunninga ullaanguvuq (ibid.). |
le matin: période comprise entre la nuit et le jour. |
• ullaaqpasiq: ullaap ullulluallu akunninga ullaaqpasiuvuq (ibid.). |
le matin tardif: période comprise entre le matin et le vrai jour. |
Dans ses représentations, Qumaq associe la nuit, unnuaq, à une obscurité profonde et au sommeil et précise son origine divine — ce qui ne manque pas de nous renvoyer à l’épisode de la création mythique de l’alternance du jour et de la nuit (cf. supra). Il ajoute que ces deux faits se reproduisent chaque nuit, unnuatamaat. Le jour est inversement caractérisé par la présence du soleil. La présence (ou l’absence) de la lumière et le temps dévolu au sommeil sont donc les éléments discriminants entre nuit et jour.
Pour leur part, les aînés du nord de Baffin présentent le «jour» et la «nuit» sous un autre angle, comme des séquences de temps comprises entre un avant et un après, c’est-à-dire comme des périodes du nycthémère. Selon MacDonald (1998: 201-202), les Iglulingmiut divisent le cycle de 24 heures en dix fractions d’une durée inégale, lesquelles sont désignées par des termes composés à partir de ulluq ou ullaaq pour cinq d’entre elles et de unnuq pour les cinq autres: ullaaksaq, ullaaraarjuk, ullaaq, ullaaqpasik, ullulluaq, unnuksaliqtuq, unnuksaq, unnuliqtuq, unnuk et unnuaq. Il est à remarquer que, contrairement à unnuaq («la nuit»), ulluq (le «jour») ne figure pas comme catégorie spécifique et doit donc être considéré comme un terme générique désignant la grande période s’étendant du lever au coucher du soleil. Le collectif de Mittimatalik a une représentation assez analogue du jour, distinguant ulluq, associé à la présence de lumière (entre matin et soir), de ullulluaq, perçu comme une simple période de temps (entre matin et soir); il donne en revanche deux définitions identiques pour unnuaq et unnualluaq. Les autres désignations attestées à Igloolik se retrouvent en partie dans le dictionnaire de Mittimatalik.
On notera par ailleurs que la «nuit» sans obscurité est l’objet d’une désignation spécifique, unnuattaq (MacDonald 1998: 202; Ootoova, dir. 2000: 153):
• unnuattaq: taaqsiqattanngitillugu unnuaq unnuattauvuq (ibid.). |
quand il n’y a plus d’obscurité pendant la nuit, celle-ci est appelée unnuattaq. |
La nuit de l’été est vécue et exprimée comme telle par les Inuit du nord de Baffin: ce n’est pas le jour, d’où l’utilisation du lexème unnua- montrant que l’on a affaire à un épisode nocturne, mais ce n’est pas la nuit ordinaire, obscure, d’où la correction au moyen d’un morphème, -ttaq.
En revanche, il ne semble pas exister de terme symétrique, donc construit sur ulluq, qui désignerait le «jour» hivernal, sans lumière solaire. On trouve cependant dans le dictionnaire de Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000: 378) un terme construit sur le radical tau- et qui remplit cette fonction:
• taujuq: ukiukkut ulluk&itillugu qaummaggaliraangat tauvuq. |
en hiver, pendant le jour et qu’il y a peu de lumière, c’est tauvuq. |
L’utilisation de ulluq dans cette définition indique qu’il s’agit bien de la période journalière pendant laquelle il fait jour aux saisons autres que l’hiver, ce qui indique une validitié annuelle pour ce concept de «jour.» La langue exprime que ce jour est différent. Cette notion de «jour sans lumière» nous renvoie ainsi à cette période de l’hiver désignée par tauvigjuaq (cf. supra La nuit arctique). Ce mois de la «grande noirceur» peut donc être perçu comme la «grande époque des jours sans lumière.»
Rétrospectivement, nous comprenons mieux que l’hiver arctique n’est ni vécu ni exprimé comme le serait une sorte de bloc de temps uniformément plongé dans l’obscurité. Pour les Inuit des hautes latitudes aussi, chaque période de 24 heures connaît un jour et une nuit dont la langue exprime les réalités et représentations changeantes.
Les phénomènes physiques marquants des hautes latitudes n’existent pas au Nunavik et par conséquent aucun terme équivalent à unnuattaq et à taujuq ne figure dans le dictionnaire de Qumaq (1991). Les nuits et les jours d’hiver et d’été ne sont pour autant pas sans variations significatives à ces latitudes plus méridionales et sont ainsi linguistiquement bien différenciées:
• unnuatusijuq: ullukilitsuni unnuanga takilitsuni. ullunga nailitsuni taimaittuulirami unnuatusijuq unnuanga takilijuq (ibid.: 87). |
les nuits allongent [litt. ’il y a de la nuit en quantité’]: quand les jours diminuent, les nuits allongent; quand les jours raccourcissent, c’est ainsi il y a plus de nuit. |
• unnuakittuq: ullutusiulirami upirngasami unnuanga nailivaktuq ullunga takilitsuni unnuakittuq (ibid.)[29]. |
courte nuit [litt. ’il y a peu de nuit’]: au début du printemps, les jours augmentent, les nuits raccourcissent. |
• ullutuuq: ulluq takijuq unnuninga ungasiktuq taqqimi nuqqaliutimi (junimi) ullungit takijuit (op. cit.: 94). |
long jour [litt. ’il y a du jour en abondance’]: en juin, les jours sont longs, les nuits se sont éloignées. |
• ullutusi: taqqimi natsiuliutimi (apirilimi) ullungit takilijut unnuakilivalliasuni ullutusijuq (ibid.)[30]. |
les jours allongent [litt. ’il y a du jour en quantité’]: en avril, les jours allongent alors que les nuit raccourcissent. |
• ullukittuq: ullunga naittuq pigiaqsuni nangaqtirutiup (tisimpaup) pigiaqsuni ullunginni ullumilijuq taqqini pingasuni ullukilualangatsuni. Nangaqtirut, saviktuqarluut, naliqaittuq (ibid.)[31]. |
jour court [litt. ’il y a peu de jour’]: les jours courts commencent en décembre et c’est ainsi pendant trois mois (nom des mois). |
L’utilisation de morphèmes marqueurs de quantité (-kittuq, petite quantité; -tusijuq, grande quantité; -tuuq, abondance) permet d’exprimer la variation des durées respectives du jour et de la nuit tout au long de l’année, sans qu’elles n’atteignent jamais au Nunavik les situations «extrêmes» des régions situées au nord du cercle polaire.
Nous avons vu que la représentation de la nuit chez Taamusi Qumaq (cf. supra) incluait le sommeil, ce phénomène biologique auquel aucun être humain ne saurait s’abstraire sous peine d’issue fatale[32]. Cette association devrait maintenant nous conduire à nous interroger sur les pratiques du sommeil mises en oeuvre aux différentes saisons, dans les divers types d’habitats, passés et actuels, occupés par les Inuit, et conséquemment sur le rêve[33], expérience intimement liée au sommeil, bien que non exclusivement dans la pensée inuit. Quant aux activités nocturnes autres que celles relevant du sommeil, qu’elles soient intrinsèques ou non à la nuit, tout un champ d’expériences reste à explorer, en particulier pour essayer de percevoir ce qui oriente le choix des occupations et déterminer ce qui provient des données culturelles et ce qui ressort de choix personnels. Que désigne vraiment le terme unnuaqsiut que les aînés de Mittimatalik définissent comme suit (Ootoova, dir. 2000: 153):
• unnuaqsiut: inuk unnuakkut iqqumaqattatuq unnuaqsiutauvuq; unnuakkut iqqanaijangaaqattatuq unnuaqsiutaungmijuq (ibid.). |
un ’noctambule’ est quelqu’un qui reste éveillé la nuit; c’est aussi quelqu’un qui de préférence travaille la nuit. |
Cette personne qui reste éveillée, quel sens accorde-t-elle à la nuit?
Conclusion
De l’ensemble des développements précédents, il semble que l’on puisse assez clairement mettre en évidence une série de paradoxes (apparaissant comme tels à première vue) qui renvoient aux «catégories» de nuit que nous avons présentées:
la nuit a précédé le jour, c’est-à-dire que la lumière du monde procède de l’obscurité primordiale. La nuit est l’expérience inaugurale par excellence;
les chamanes, dont l’origine remonte à la nuit des premiers temps, avaient le plus souvent besoin de la nuit pour générer leur pouvoir de clairvoyance et de vision, qaumaniq. Ce terme véhicule aujourd’hui une notion de lumière diffuse, d’une nature profane ou religieuse;
les discours de plusieurs aînés du Nunavik et du nord de Baffin montrent que l’hiver n’est pas prioritairement associé à l’obscurité pas plus que l’été ne l’est à la clarté; l’hiver est associé au froid et à la lune, l’été l’est à la chaleur et au soleil; la nuit n’apparaît donc pas comme une crainte, au contraire, elle est maîtrisée; la langue sacrée montre de plus que l’hiver et l’été sont respectivement associés à l’homme (la lune est un être masculin) et à la femme (le soleil fut la soeur de la lune).
Au-delà du cercle polaire, aux latitudes les plus hautes, il n’y a ni «nuit» continue au plus profond de l’hiver ni «jour» ininterrompu pendant l’été. Il y a un jour et une nuit chaque nycthémère de l’année, ce jour et cette nuit évoluant au gré des saisons, ce que la langue véhicule sans ambiguïté. La vision simplificatrice des Occidentaux, une longue nuit hivernale et un jour estival ininterrompu, n’a donc que peu à voir avec la représentation qu’ont les Inuit de leur environnement. Tout n’est que transformation et continuité.
Nous espérons que ces quelques éléments de réflexion contribueront à montrer la pertinence d’une démarche visant à faire de la nuit un objet anthropologique.
Appendices
Remerciements
Une mission effectuée à Iqaluit à l’automne 2001 a bénéficié du soutien de l’Institut national des langues et civilisations orientales que je remercie. J’exprime également toute ma gratitude à Susan Sammons du Nunavut Arctic College (programme d’études inuit) et à Mary Ellen Thomas du Nunavut Research Institute.
Notes
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[1]
Il faut souligner la forte disparité de l’ampleur de ces variations saisonnières en fonction de la latitude où sont installées les communautés inuit: si celles qui vivent le plus au nord, bien au-delà du cercle polaire, ont à connaître une disparition totale du soleil pendant plusieurs semaines en hiver et sa présence continue en été, celles installées en deçà du cercle polaire, tout particulièrement celles se trouvant le plus au sud de l’immense territoire habité par les Inuit (comme les habitants des Qikiqtait [îles Belcher] vivant à la même latitude que le sud de l’Écosse) ignorent ces situations extrêmes. L’importance de ces variations saisonnières apparaît avec force dans les témoignages des Inuit d’Inukjuak (Nunavik) qui, en 1953, furent déplacés vers Resolute Bay et Grise Fiord dans le haut Arctique (Marcus 1995). Elijah Nutaraq (1989: 16) rapporte ainsi: «I assumed that the far north had the same terrain as the Inukjuaq area. It turned out that the land was not the same, and the sun behaved differently at those latitudes […]. It got darker and darker and eventually disappeared for good in November […]. We couldn’t get used to the never-ending darkness.»
-
[2]
Ces interrogations sur la nuit chez les Inuit s’insèrent dans une réflexion pluridisciplinaire (anthropologie, psychologie) beaucoup plus large sur la nuit, menée par un groupe initialement formé autour de Jacques Galinier (CNRS, Ethnologie, Université de Paris X-Nanterre), Aurore Monod-Becquelin (CNRS, Ethnologie, Université de Paris X-Nanterre), Michèle Therrien (Langue et culture inuit, INALCO, Paris) et Piero Salzarulo (Département de psychologie, Université de Florence).
-
[3]
Cette question ne se pose pas au niveau des zones équatoriales et tropicales, puisque chaque nycthémère (période de 24 heures) y dispose d’autant d’heures de lumière solaire que d’obscurité nocturne, sans variation annuelle significative.
-
[4]
Nuit: «temps pendant lequel le Soleil n’est pas visible en un point de la Terre; obscurité qui règne pendant cette durée» (Dictionnaire de la langue française Lexis, Larousse). Night: «the dark part of each 24-hour period, when the sun cannot be seen» (Longman Dictionary of Contemporary English, Longman).
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[5]
Ce travail, dont j’assume seul les imperfections, s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat menée à l’Université de Paris X-Nanterre sous la direction de Michèle Therrien. Je la remercie d’avoir relu ce texte minutieusement et fait des commentaires pertinents. J’exprime également toute ma gratitude à Aurore Monod-Becquelin et à Dominique Bulle pour leurs lectures attentives et aux deux évaluateurs pour leurs comptes rendus avisés.
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[6]
Pour cette étude, Mauss a utilisé la plupart des publications disponibles en son temps, d’où une bibliographie remarquable et fort complète.
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[7]
«There is fear in/turning the mind away/longing for loneliness/amid the joyous/people’s throng/Iyaiya-ya-ya//there is joy in/feeling the warmth/come to the great world/and seeing the sun/follow its old footprints/in the summer night/Iyaiya-ya-ya//there is fear in/feelling the cold/come to the great world/and seeing the moon/now new moon, now full moon/follow its old footprints/in the winter night/ Iyaiya-ya-ya//where does it all go?/I long for the east!/and yet, no more shall I see my uncle/to whom my mind would fain to be revealed» (Rasmussen 1932: 135).
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[8]
Cette division est une vue simplifiée de la perception inuit, puisque les Inuit distinguent traditionnellement entre six et huit «saisons» et douze ou treize mois luni-solaires selon les régions (cf. par exemple Boas 1964[1888]: 236-240; Spencer 1976: 475-476; Saladin d’Anglure 1990: 128-132; Collignon 1996: 79-82; MacDonald 1998: 196-198). Turner (1894: 38) écrit pour sa part: «The seasons have distinctive names, and these are again subdivided into a great number, of which there are more during the warmer weather than during the winter. The reason for this is obvious: so many changes are going on during summer and so few during the winter.» Pour Jenness (1928: 41-42): «The Eskimos themselves knew nothing of days and weeks; they kept no reckoning even of the months, only of the changing seasons as they affected the food supply.»
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[9]
Né en 1914 et décédé en 1993, Taamusi Qumaq, originaire de Puvirnituq, a, après consultation de plusieurs autres aînés, compilé le premier dictionnaire monolingue consacré à l’inuktitut du Nunavik, Inuit uqausillaringit (Les véritables mots inuit), publié en 1991.
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[10]
Cet ouvrage, Uqausiit tukingit, consacré à l’inuktitut du nord de Baffin et récemment publié (2000), est le fruit d’un long travail de collecte auprès de plusieurs aînés.
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[11]
Toutes les traductions et translittérations sont de l’auteur.
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[12]
Il n’est pas rare qu’une même période soit désignée par plus d’un nom en fonction des caractéristiques du contexte discursif.
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[13]
Dans la mythologie inuit, la présence (ou l’absence) du soleil et celle de la lumière du jour ne sont pas vues dans une relation de cause à effet. La création du soleil Siqiniq (et conjointement de la lune Taqqiq) est en effet postérieure à celle du jour, résultat d’un inceste entre un frère et sa soeur (cf. par exemple Oosten 1983).
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[14]
Il faut noter que les Inuit du Nunavik qui furent déplacés vers le haut Arctique en 1953 (cf. note 1) n’avaient initialement pas de terme spécifique pour désigner cette période d’obscurité totale, inconnue dans leur région d’origine; ils utilisèrent le terme qausuittualuk pour la décrire comme «la grande période sans lumière» (Marcus 1995: 106).
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[15]
Proposition formulée lors de la première journée d’études sur la nuit organisée en mai 1995 à la Maison des sciences de l’Homme, Paris (cf. note 2).
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[16]
Les noms de ces deux humains primordiaux ne sont pas toujours mentionnés dans les récits.
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[17]
Laugrand expose la version recueillie par le Père Daniélo dans la région d’Igloolik auprès de Kappianaq dans les années 1930.
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[18]
Il est intéressant de noter l’inversion des rôles: alors que dans les autres versions, le renard est toujours le défenseur de la nuit, il est ici celui qui souhaite l’arrivée du jour. Il serait sans doute riche d’enseignement de procéder à une étude comparative en profondeur de ces épisodes relatant la création de l’alternance jour-nuit. Cette approche permet d’ores et déjà de douter que le terme qau, lumière, puisse être une onomatopée du croassement du corbeau, protagoniste absent de plusieurs versions du mythe.
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[19]
Jenness (1922: 195) écrit cependant que chez les Inuit du Cuivre, les séances chamaniques pouvaient se dérouler en plein air à la lumière du jour, en n’importe quelle saison; ceci limite toute tentation de généralisation hâtive.
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[20]
«The lamps are always put out during the performance, but sometimes, they say, it is not too dark for the audience just to see the drum dancing by itself round the angakok’s head. […] Thereupon the lamps were extinguished, first the one which was furthest to the left of the angakok, then the next in the row, and so on, the one furthest to the right being extinguished last and leaving the house in complete darkness.» [Ammassalimiut]
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[21]
Rasmussen (1929: 39) décrit une séance animée par le chamane Unaleq: «In the evening, after dark, he came in […]. He then required all the lamps to be put out […]. All was in darkness, we could only wait for what was to come.» D’une autre séance destinée à chasser des esprits malins, il écrit (ibid.: 145-146): «[…] The lamps are extinguished, and all present close their eyes. No one is allowed to sit with open eyes while the lamps are out; to do so would mean blindness.» [Iglulingmiut]
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[22]
«An ordinary séance is held in a snow house or a tent, preferably in a subdued light; it is said that the spirits do not care to appear in full daylight.» [Natsilingmiut]
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[23]
«It was at this time, throught December and January, during the sunless period, that the shamans were the most active. […] The group, seated in the darkened house, would hear him fly up through the skylight of the house, hear his voice on the roof, and after a period of silence, hear him return.» [Inupiat d’Alaska]
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[24]
«[…] Le chamanisme ne se pratique qu’en hiver, l’été il est seulement procédé à des guérisons de maladies ou de blessures. […] Quant au chamane, il doit absolument être rentré avant l’aube, c’est-à-dire avant le retour de la lumière du jour.» [Ammassalimiut]
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[25]
«There were more qilaniq and sakaniq séances with the onset of the harsh winter weather and fewer from mid-February on.» [Iglulingmiut]
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[26]
«[…] They have luminous lard bladders in their huts […]. People who have visited them say that along the walls inside the houses were small shining things; they could not understand what they were, but they looked like intestines filled with suet and entrails and resembled both intestines of caribou calves and of fully grown beasts […]. » [Iglulingmiut]
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[27]
En langue sacrée d’Igloolik, le rein était d’ailleurs appelé taarniq, «celui qui est sombre» (Rasmussen 1930b: 79).
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[28]
Début du rêve de Salumi Qalasiq: «[…] I went into the Hudson’s Bay Company store and there was a hole in the floor and there was steps leading up the hole. I was descending on the steps […]» (Laugrand 2001: 90): on conçoit implicitement que ces marches descendant dans le sol soient plongées dans l’obscurité. Début du rêve de Rachel Ujarasuk: «In a dream, we lived in an iglu […]. It was very dark. There was no light at all.[…]»: le récit parle ici de lui-même (ibid.: 93).
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[29]
On trouve une définition proche à Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000: 153): «Unnuakittuq: upirngaksaliqtillugu taarninga attak&ikpat unnuakippuq» («au début du printemps, l’obscurité diminue et les nuits raccourcissent»).
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[30]
À Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000: 162): «Ulluqtusijuq: upirngaksaakkut qaumassuujaqattaliqtuq ulluqtusivuq» («au début du printemps, il y a davantage de lumière, les jours allongent»).
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[31]
À Mittimatalik (Ootoova, dir. 2000): «Ullukittuq: ukiukkut taaqtillugu qaumaninga attakippat ullukippuq» («en hiver, l’obscurité règne, la lumière disparaît, les jours sont courts»).
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[32]
Il est très intéressant de noter à cet égard que les êtres extra-humains dont nous avons parlé précédemment, les ingniriugjat (cf. supra La nuit chamanique), possédaient, outre des sources lumineuses potentiellement pourvoyeuses de qaumaniq, une autre particularité, celle de ne jamais dormir car ils ignoraient le sommeil. Aussi, quand un humain se trouvait chez eux et qu’il était sur le point de s’endormir le réveillaient-ils aussitôt, craignant qu’il ne fût en train de mourir. Par privation de sommeil, l’homme finissait effectivement par décéder. Seuls les grands chamanes pouvaient donc leur rendre visite [selon les Iglulingmiut] (Rasmussen 1929: 208-210). Cette conception était également attestée chez les Natsilingmiut (Rasmussen 1931: 244-245) et dans l’ouest de la baie d’Hudson (Boas 1907: 543).
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[33]
Les travaux systématiques sur l’activité onirique dans le monde inuit sont particulièrement peu nombreux. Il faut donc saluer la publication des deux études récentes que nous avons déjà citées, respectivement celles de Laugrand (2001) et de Kolb et Law (2001).
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