Je suis l’autre homme aux semelles de vent. Tout est fluide chez moi. Mon pays, c’est l’horizon, rien que halos et brumes. Mes livres sont de salive et d’encre. « Parole debout, parole couchée », disait Hampâté Bâ. La parole est un être vivant qui se couche quand il n’en peut plus et qui se lève aux premières lueurs de l’aube. Vous avez compris que l’écrit, c’est la parole couchée ; l’oral, c’est la parole debout. On parle de vive voix et écrire, c’est coucher sur le papier, non ? C’est peut-être cela, mon ambition secrète et désespérée, je veux qu’on entende ce que j’écris sans une once de moins, les soupirs comme les éclats de voix, partout, au-delà des pôles et des hémisphères. Le cours de mon écriture n’est pas un long fleuve tranquille. Il s’écoule entre rocs et précipices, charriant non du limon mais les lambeaux d’une mémoire blessée. Son eau ne coule pas de source, elle jaillit de la bouche du griot, traverse la plume de Flaubert avant de tracer ses méandres dans la grande plaine de l’exil. Mes romans ne sont pas des édifices, ce sont de petits cailloux blancs que moi, petit Poucet, je laisse derrière moi, en me frayant un chemin dans la gueule furieuse du monde. Longtemps, l’exil fut un poids, jusqu’à ce que je comprenne que c’était plutôt une aubaine, l’occasion rêvée de croiser d’autres hommes, d’autres blessures, d’autres désarrois, d’autres manières de conjurer le sort. Il est bon de savoir qu’on n’est pas seul dans cette « aventure brutale » dont parle Simone de Beauvoir et que nous partageons tous, de l’Afghanistan au Zimbabwe. Elle a un début, l’aventure, un seuil, un point zéro dans les contes comme dans la vie de tous les jours. La mienne part d’une langue sans alphabet avec quelques consonnances qui ne sont qu’à elle et qui ne connaît ni x, ni v, ni j, ni u, qui n’a pas d’accent aigu et qui n’use pas de doubles lettres. Mon parcours vers la langue de Molière fut donc accidenté. À l’école, avec la ruse qui est la leur, c’est le mot chèvre que les maîtres d’école nous apprenaient à prononcer, d’abord. Ils nous tiraient les oreilles un an ou plus avant que nous ne cessions de dire sè-wè-rè et que nous ne parvenions à restituer son vrai nom, au caprin de Monsieur Séguin. Il y a encore des gens de ma génération dont la langue saigne quand ils tentent de prononcer des mots comme excavation, vexation, juxtaposition, vénérable, etc. Mais dans cette affaire, le déplacement n’est pas que linguistique. On n’y rencontre pas que des mots nouveaux déroutants et imprononçables. On y rencontre aussi d’autres lieux, d’autres hommes, d’autres manières de penser et de manger. Je me suis rendu compte, au fil de mes dérives, que je n’étais pas un cas isolé, que l’exil et l’écriture ont toujours fait bon ménage. Ovide à Tomis, Hugo à Guernesey, Darwich, partout et nulle part ! C’est à eux (mais aussi à Pablo Neruda, à Stefan Zweig, à Nuruddin Farah) que je pensais quand, à Abidjan, à Grenoble ou à Alger, je commençais à vaciller sous le poids de la nostalgie. La littérature a le don de vous soulager du mythe du pays perdu. On dit que Hugo s’est bien senti à Guernesey et que c’est Paris qui a révélé à Henry Miller sa vocation d’écrivain et il est loin d’être le seul. Au fait, Paris n’est pas une ville, c’est un encrier, tous les écrivains du monde viennent y tremper leur plume. Il y …
De vent, de salive et d’encre
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