« Aux rêveurs, Aux railleurs », telle est la dédicace bifide, partagée par un blanc, dont Villiers de l’Isle-Adam choisit d’orner son Ève future (1886) au cours de ces années 1880 traversées, selon Daniel Grojnowski, par les courants alternatifs d’un « esprit fumiste » tout décadent et d’un faisceau d’aspirations symbolistes à l’idéal. L’association, frappante, doit-elle surprendre au terme d’un siècle qui, de concert avec la levée des « mages » romantiques, voit s’épanouir la « civilisation du rire », étudiée par Alain Vaillant ? En son sens premier, la raillerie à laquelle s’adonne cette civilisation rieuse se situe dans le prolongement de celle qu’avait mise à l’honneur l’Ancien Régime : on continue d’y entendre, comme le confirme le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, une « plaisanterie moqueuse », une « [c]hose qui n’est pas dite sérieusement ». Mais les usages et la signification sociale de la raillerie ont changé. Pratique « spirituelle », « rire fin agrémenté d’une pointe », la raillerie cristallisait à l’âge classique l’esprit de l’esthétique galante, désignant doublement « un lieu commun de la conversation » mondaine et « un rituel de civilité ». Il est vrai que sa résonance culturelle était déjà sensible dans l’« espace public » : au-delà des salons, elle se laissait percevoir dans les « polémiques politiques et religieuses », où il n’était pas rare qu’elle ignorât les exigences de l’« urbanité » et de l’« enjouement », auxquelles la soumettaient les codes de la bienséance, pour leur préférer « l’impertinence de la parole pamphlétaire ». Le xviie siècle, en particulier, l’a beaucoup pratiquée et, en l’insérant « au coeur des réflexions sur la civilité », l’a abondamment thématisée, discutée, au point où l’on peut considérer le siècle de Louis XIV comme « le siècle de la raillerie ». Jamais jusque-là, de fait, la raillerie n’avait autant imprégné le discours social, se conjuguant et se confondant parfois avec toute une série de formes discursives plus ou moins empreintes d’ironie (de la critique charitable à la calomnie, et même à l’injure) et exprimant une gamme tout aussi variée de tonalités et d’intensités, de la légèreté badine à l’agressivité blessante. C’est également à cette époque qu’elle paraît la plus proche, du point de vue de ses définitions et de ses usages, de la satire, dont elle passait souvent pour synonyme, en particulier lorsqu’elle ne se satisfaisait plus d’être « douce et honnête » et devenait « opiniâtre », selon la distinction classique et topique entre « bonne » et « mauvaise » raillerie. Si l’on suit Antoine Lilti, c’est sous cette dernière espèce qu’elle aurait plus spécifiquement marqué la sociabilité mondaine des Lumières, alors qu’elle aurait évolué vers une « possible agressivité » et se serait progressivement rapprochée de l’offense sarcastique, menaçant la « cohésion du groupe » qu’elle avait eu pour effet, traditionnellement, d’affermir. Le xixe siècle, à sa manière, constitue une autre époque exceptionnellement féconde pour la raillerie, au moment où se font sentir les manifestations d’un « rire démocratique », concomitantes de l’avènement d’une culture médiatique. Ses écrivains, qui bien souvent trempent leur plume dans l’encrier de la grande et de la petite presse, sont volontiers railleurs et « savent entendre raillerie ». Lorsque Balzac, en conclusion de la « Préface » à la première édition de La peau de chagrin, constatait que « [n]ous ne pouvons aujourd’hui que nous moquer », et en déduisait que « [l]a raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes », il témoignait, au-delà de ses propres déceptions politiques, d’une pensée que beaucoup de ses contemporains semblent …