Volume 59, Number 1, 2023 Lectures de l’économie. Comment dire un imaginaire économique ? Guest-edited by David Bélanger and Martine-Emmanuelle Lapointe
Table of contents (8 articles)
Moyen Âge
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Créance et fiction. Essor du discours économique et développement des formes narratives au Moyen Âge
Francis Gingras
pp. 21–55
AbstractFR:
Le développement de la forme romanesque entre le xiie et la fin du xiiie siècle correspond à la période que les historiens de l’économie appellent la « révolution commerciale » (950-1350). L’espace occupé par la fiction dans l’essor de l’économie monétaire ne résulte pas seulement de cette coïncidence chronologique. Les nouvelles valeurs de cette économie plus monétarisée reposent sur la confiance accordée à une fiction qui s’incarne dans l’opposition entre monnaie réelle (le moyen de paiement) et monnaie imaginaire (la monnaie de compte). Qu’il s’agisse de formes brèves (le fabliau), de l’excroissance d’une fable animalière ou allégorique (le Roman de Renart), ou d’un roman d’amour et de chevalerie, comme ceux de Chrétien de Troyes, il s’agit toujours de fiction. La fiction médiévale se rapproche ainsi d’une monnaie fiduciaire qui repose sur la confiance de l’acheteur envers l’émetteur, ici la confiance de l’auditeur-lecteur à l’égard du romancier.
EN:
The development of romance between the twelfth and late thirteenth centuries corresponds to the period that economic historians call the “commercial revolution” (950–1350). The space occupied by fiction in the rise of the monetary economy does not solely result from this chronological coincidence. The new values of this more monetarized economy rest on the trust placed in a fiction which is embodied in the opposition between real money (the means of payment) and imaginary money (the money of account). Whether it is a question of short forms, such as the fabliau, an outgrowth of an animal or allegorical fable, such as the Roman de Renart, or a romance of love and chivalry, like those of Chrétien de Troyes, it always remains a fiction. Thus, medieval fiction comes nearer to a fiduciary currency based on the trust of the buyer towards the issuer, in this case, the trust of the listener-reader towards the romancer.
XVIIe, XIXe siècles
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Une économe en Nouvelle-France. Marie de l’Incarnation et les promesses du territoire
Judith Sribnai
pp. 59–77
AbstractFR:
Les écrits de Marie de l’Incarnation mettent en scène différents discours économiques – spirituel, affectif, politique, marchand. C’est d’abord à cette richesse sémantique et conceptuelle que cet article porte attention. Il s’agit, par ailleurs, de montrer le bénéfice heuristique qu’il y a à considérer les liens et des points de rencontre entre ces imaginaires : celui de l’échange profane et sacré, de la transaction marchande et sociale, de la promesse de l’Alliance et de la dette insolvable. Une telle démarche aide notamment à comprendre la façon dont s’est construite et perpétuée une histoire coloniale en Nouvelle-France.
EN:
The writings of Marie de l’Incarnation put in play different economic discourses – spiritual, affective, political, mercantile. This article highlights this semantic and conceptual richness. We go on to demonstrate the heuristic benefit of considering the connections and encounters between these imaginaries : the exchange of the profane and sacred, the transaction of the commercial and social, the promise of the Convenant and immeasurable debt. Such an approach notably helps us to understand the manner in which a colonial history was constructed and perpetuated in New France.
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Monnaie d’échange. Dot et corps féminin dans La curée d’Émile Zola
Véronique Cnockaert
pp. 79–97
AbstractFR:
L’économie évacue souvent de son domaine la portée des sentiments, des émotions, et de la dépendance au sein des relations humaines. Toutefois, dans La curée de Zola, les spéculations d’Aristide Saccard font bon usage des sentiments de sa femme Renée pour son beau-fils, Maxime Saccard. Au coeur de ce roman, flux monétaire et circulation matrimoniale soulignent à quel point le capitalisme en marche fait peu de cas des prohibitions symboliques. En laissant sa femme jouir du présent et de son amour incestueux, Aristide s’octroie le pouvoir de jouir de l’avenir en augmentant son capital. La curée nous offre à lire une spéculation toute privée, à l’intérieur de laquelle la représentation des femmes est associée à la monnaie, en tant qu’elles sont objet d’échange doté d’une valeur économique. Cet article saisit, dans ce roman, les modalités d’une économie de la jouissance qui s’articule autour d’un système de parenté et de légalité dévoyé qui ne craint pas d’absorber tout type d’échange (corps, biens inaliénables, désir interdit), ainsi que les modalités d’une mobilité des femmes qui ne se réduit pas à la circulation mondaine.
EN:
Economics often overlooks the impact of feelings, emotions, and dependence within human relationships. However, in Zola’s La curée, Aristide Saccard’s speculations make good use of his wife Renée’s feelings for her stepson, Maxime Saccard. At the heart of this novel, monetary flow and matrimonial circulation underline the extent to which capitalism in motion pays little heed to symbolic prohibitions. By letting his wife enjoy the present and her incestuous love, Aristide grants himself the power to enjoy the future by increasing his capital. La curée gives us to read a very private speculation, one in which the representation of women is associated with money, insofar as they are an object of exchange with economic value. This article grasps, in this novel, the modalities of an economy of enjoyment articulated around a corrupt system of kinship and legality which is not afraid of absorbing any type of exchange (bodies, inalienable goods, forbidden desire), as well as the modalities of a women’s mobility not reduced to the circulation in fashionable society.
XXe et XXIe siècles
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Le saumon à la mayonnaise. Un imaginaire de la dette dans Le Survenant de Germaine Guèvremont
David Bélanger
pp. 101–119
AbstractFR:
Cet article mobilise « l’imaginaire de la dette » comme concept d’analyse économique des oeuvres littéraires. Il s’appuie sur les travaux de l’anthropologue David Graeber, du sociologue Maurizio Lazzarato et, de façon métaphorique, sur un mot d’esprit rapporté par Sigmund Freud. Il défend l’idée selon laquelle l’imaginaire de la dette se configure dans les oeuvres sous le signe de l’ambivalence entre divers régimes de dette (communiste, hiérarchique et d’échange, selon Graeber). Les sujets en dette peinent à s’orienter entre ces régimes qui comportent leur propre morale, leur propre narratif et leur propre grammaire d’interactions. Pour illustrer l’embrayage de ces régimes, Le Survenant (1945) de Germaine Guèvremont fait ici l’objet d’une lecture attentive qui permet de voir à l’oeuvre le conflit entre le régime communiste des obligations et le régime d’échange des dettes.
EN:
This article mobilizes the “imaginary of debt” as a concept for the economic analysis of literary works. This concept rests on the works of the anthropologist David Graeber, the sociologist Maurizio Lazzarato and, in a metaphorical way, on a joke introduced by Sigmund Freud. The article defends the idea that the imaginary of debt is configured in texts under the sign of ambivalence between various regimes of debt (communist, hierarchical and exchange, as per Graeber). The subjects in debt struggle to orient themselves between these regimes which have their own morals, their own narratives and their own grammar of interactions. To illustrate the shift between these regimes, Germaine Guèvremont’s Le Survenant (1945) is subjected to a close reading that allows to see the conflict between the communist regime of obligations and the exchange regime of debts at work.
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Une économie de la déchéance chez Nathalie Kuperman et Delphine de Vigan
Cécile Huysman
pp. 121–138
AbstractFR:
Les changements dans le monde du travail entraînent l’émergence de nouveaux modes de production, et la littérature s’interroge sur leurs effets sur les salariés. Les « romans d’entreprise » Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman et Les heures souterraines de Delphine de Vigan décrivent la violence qui s’abat sur des travailleurs considérés comme obsolètes. Cet article examine les représentations littéraires de ce qui peut être nommé une économie de la déchéance, laquelle figure les mécanismes d’un système néolibéral et donne forme à l’aliénation professionnelle. La notion de déchet, qui change en fonction de nos modes de production et de consommation, illustre les effets délétères du marché de l’emploi et de la croissance économique au xxie siècle.
EN:
Changes in the world of labor drive the advent of new modes of production, and literature interrogates their effects on employees. The “workplace novels” Nous étions des êtres vivants by Nathalie Kuperman and Les heures souterraines by Delphine de Vigan both depict the violence that falls upon workers who are considered obsolete. This article examines the literary representations of what can be called an economy of decay, which figures the mechanisms of a neoliberal system and gives form to professional alienation. The notion of waste, which changes according to our modes of production and consumption, illustrates the deleterious effects of the job market and economic growth in the 21st century.
Exercices de lecture
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Casanova et la causalité révolutionnaire
Benjamin Hoffmann
pp. 141–157
AbstractFR:
Par un saisissant contraste avec sa mise hors récit dans Histoire de ma vie, la Révolution française est le sujet de nombreux textes rédigés par Giacomo Casanova entre 1789 et sa mort en 1798. Ces essais mettent en forme une pensée politique conservatrice et profondément hostile à la Révolution et aux principes sur lesquels celle-ci s’est érigée. Rédigés par Casanova en 1794, le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française par la Révolution de 1789 » et les « Réflexions sur la Révolution française » présentent une méditation sur la causalité à l’oeuvre dans la rupture révolutionnaire. L’analyse de Casanova passe en revue les causes premières et secondes de ce grand événement en insistant sur la contingence qui se manifeste dans les affaires humaines. Mais alors qu’il s’efforce de créer une théorie cohérente des causes ayant mené à la Révolution, Casanova aboutit à des conséquences aporétiques qui soulignent la rationalité inconnaissable agissant dans les phénomènes historiques comme dans ceux de sa propre vie.
EN:
In striking contrast to its exclusion from the narrative in Story of my life, the French Revolution is the subject of numerous texts written by Giacomo Casanova between 1789 and his death in 1798. These essays give shape to a conservative political thought deeply hostile to the Revolution and the principles upon which it rose. Written by Casanova in 1794, the “Reasoning of a Spectator on the Upheaval of the French Monarchy by the Revolution of 1789” and the “Reflections on the Revolution of France” present a meditation on the causality at work in the revolutionary rupture. Casanova’s analysis reviews the primary and secondary causes of this great event, insisting on the contingency that manifests itself in human affairs. But as Casanova strives to create a coherent theory of the causes that led to the Revolution, he ends up with aporetic consequences which come to underline the unknowable rationality involved in historical phenomena as well as in those of his own life.
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Henri-Raymond Casgrain. Écrire la vie de Marie de l’Incarnation au xixe siècle
Alessandra Ferraro
pp. 159–174
AbstractFR:
De nombreux textes publiés au xixe siècle en France et au Canada se penchent sur la figure de Marie de l’Incarnation. Le plus souvent, ce sont des biographies rédigées par des membres du clergé rattachés à l’église du Québec, proches de l’ordre des Ursulines, qui appuient le procès en béatification de la missionnaire auprès de Pie IX. Cet article étudie la prolifération de ces ouvrages à l’intérieur d’un triangle géographique et politique transatlantique dont le troisième sommet est Rome. Dans ce mouvement de redécouverte de la future sainte, les différentes Vies, dont celles écrites par l’abbé Casgrain, le « père de la littérature canadienne-française », ne poursuivent pas toutes le même but. Casgrain investit dans l’écriture biographique des enjeux multiples qui pèsent sur la constitution du champ littéraire du Canada français.
EN:
Numerous texts published in the 19th century in France and in Canada deal with the figure of Marie de l’Incarnation. Most often, they are biographies written by members of the clergy attached to the Church of Québec, close to the Ursuline order, who support the process of beatification of the missionary initiated under Pius IX. This article studies the proliferation of these works within a transatlantic geographical and political triangle whose third vertex is Rome. In this movement of rediscovery of the future saint, the different Vies, including those written by the abbot Casgrain, the “father of the French-Canadian literature,” do not all pursue the same goal. Casgrain invests in biographical writing multiple issues which weigh on the constitution of the literary field of French Canada.