Abstracts
Résumé
Dans Parabole du failli (2013), Lyonel Trouillot rend hommage au célèbre comédien haïtien Karl Marcel Casséus, disparu en 1997. Dans ce récit qui concilie trois genres (le roman, la notice nécrologique et la poésie), l’auteur tente de circonscrire l’énigme de la vie de Pedro, personnage principal de la fiction, un comédien connu écrivant des poèmes en secret. Trois écritures conversent et se complètent pour raconter une même histoire, toutes assorties d’un discours métafictionnel interrogeant les choix d’écritures au sein de l’entreprise biographique ainsi que la part et les effets possibles de chacune d’entre elles dans la figuration d’un individu, l’historicisation d’une expérience et la fictionnalisation d’une vie. Au-delà du portrait empirique de l’artiste et du récit de la vie de Pedro, ce qui advient dans Parabole du failli c’est l’aventure poétique elle-même comme objet essentiel d’une entreprise biographique totale où se croisent le destin d’un poète et celui d’un roman, où s’entrelacent la trajectoire d’une existence et le parcours d’une écriture, tous subsumés par la poésie.
Abstract
In Parabole du failli (2013), Lyonel Trouillot pays tribute to the famous Haitian actor Karl Marcel Casséus, who died in 1997. Blending together novel, obituary and poetry, the author attempts to delineate the enigmatic life of the main character, Pedro, an acclaimed actor who writes poetry in secret. Not only do the three genres merge and complement each other within the telling of a single story, they are supplemented by a metafictional discourse that questions the choice of writing style for biography, for the portrayal of an individual, for the historicization of an experience, and for the fictionalization of a life. Beyond the empirical portrait of the artist and Pedro’s life story, what happens in Parabole du failli is that poetry becomes the essential object of a complete biography where the fate of a poet intersects with the outcome of a novel, where the paths of existence and of writing intertwine within the poetic adventure itself.
Article body
La poésie ça se défenestre et ça crie.
Léo Ferré[1]
Tu perçois ce qui, avec toi, s’efface. Tu ne peux saisir ce qui dure plus que toi.
Edmond Jabès[2]
Difficile, quand on parle de récit de vie, de ne pas devoir faire face à l’exigence de la chronologie des événements et de l’authenticité des faits. Comme si la seule valeur du biographique se mesurait à son unique capacité à demeurer au plus près du réel, voire à générer un surcroît de réalité. Or, depuis plusieurs décennies, nombre d’oeuvres fictionnelles et d’ouvrages critiques[3] nous disent toute l’insuffisance de cette conception du biographique susceptible d’une représentation réifiante et simplifiante d’un vécu. Entrant en littérature, le récit biographique devient celui-là même qui inscrit le souvenir d’une existence plus ou moins ordinaire dans l’éternité et l’immensité de l’oeuvre littéraire, soit la condensation et la transposition d’une évanescence par le langage.
Loin de mésestimer l’importance des données objectives de l’archive dans la reconstitution de l’histoire d’un individu, il convient donc de ne pas négliger la charge symbolique et affective dans le creuset de laquelle s’inscrit parfois cet hommage à un être cher, tel celui que rend l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot à son ami de jeunesse, le comédien Karl Marcel Casséus, dont la voix hante encore aujourd’hui la mémoire des vivants en Haïti. Parabole du failli est un récit biographique qui met en scène un être indomptable, sorte de poète maudit porté par l’exigence du don et du partage dans une société haïtienne fortement divisée. En cela, il ne diffère en rien de la plupart des autres récits de Trouillot qui, tous, nous disent l’impératif de l’exercice d’une citoyenneté engagée pour le changement social. La grande originalité de ce récit biographique tient en fait au talent de l’écrivain biographe d’explorer la vulnérabilité des composantes réelles du vécu face à la puissance du rêve d’un vivre-ensemble porté par la figure du poète, et de révéler le ravissement de l’être (au double sens de l’expression), habité par la rêverie imaginaire et la puissance de la poésie. De cet hommage au(x) poète(s) émane un roman éclatant de poésie(s), oscillant entre souvenirs réels, imaginés et littéraires ; le récit de la mémoire et de l’anticipation d’un être-là au monde et aux autres comme condition nécessaire à la pleine existence.
Le 12 novembre 1997 à Paris, le célèbre comédien haïtien Karl Marcel Casséus, dit Lobo, s’envolant du haut d’un immeuble parisien de douze étages, affleurait pour la dernière fois la terre ferme et laissait, derrière lui, le vertige de tous les mots encore inhabités par sa voix. Seize ans plus tard, Lyonel Trouillot écrit Parabole du failli[4], une adresse sans équivoque à son ami disparu qui tente, nous confie l’écrivain, de comprendre ce qu’on « n’[a] pas su entendre », ce « qu’on a raté de l’autre », figé « dans son incapacité d’exprimer » « ce mal-vivre qu’il portait en lui[5] ». « Pardon Pedro » (PF, 13) commence le récit. Le roman porte en lui deux desseins essentiels : celui de contrer le sentiment d’échec suscité par le suicide d’un ami[6] et celui de dénouer l’énigme d’un être aimé que tout semblait destiner à sa perte[7]. Ainsi, même si ce récit retrace l’itinéraire et certains épisodes de la vie de Lobo – Pedro dans le roman –, il ne se contente ni de narrer les événements vécus ni de relater son suicide. D’ailleurs, l’auteur nous avertit d’emblée, nous lecteurs, que « [s]i on peut trouver des ressemblances entre lui [Karl Marcel Casséus] et le personnage principal de ce livre, cette oeuvre de fiction ne raconte pas sa vie. Ni sa mort » (PF, 11 ; « Avertissement de l’auteur »). Mais que raconte-t-elle alors ?
L’au-delà du vécu ou l’impondérable biographique
Proclamant qu’elle ne conte ni la vie ni la mort du comédien auquel elle rend hommage, l’oeuvre dévoile ses réticences envers les intentions ordinaires de la biographie : un hommage certes, mais non pas un portrait positiviste de l’artiste ou un simple récit de l’expérience vécue. Forte de cette détermination, la fiction se place donc par-delà l’écriture factuelle du récit de témoignage, dans la lignée de ce que Laurent Demanze appelle les « investigations biographiques […] portées par le désir de reconstitution d’une vie, de reconstruction d’un puzzle existentiel : [où] à travers l’événement d’un fait divers ou les blessures de l’Histoire, l’écrivain travaille à la manière de l’historien pour lutter contre la disparition des êtres, composer un mausolée modeste ou restituer imparfaitement une figure[8] ». Ce processus de reconstitution par l’écriture, que Laurent Demanze désigne par l’expression « entreprise biographique[9] », peut être interprété comme l’aventure audacieuse et périlleuse de (re)composer le tableau d’une vie par l’assemblage de ses fragments et l’invention, ou le recueil, des vestiges manquants. Il implique un dépassement du portrait de l’individu et du récit de sa vie par quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’événementiel ni de la réalité. Au-delà de l’homme, de l’ami, « [c]’est l’énigme d’un individu[10] » habité de poésie que le récit tente de cerner ; c’est ici, en fait, de son sillage dont il est question, autrement dit de ce qui demeure de lui après son passage dans cette vie. À travers le processus de création, l’entreprise biographique se propose de « réinventer la forme d’une [improbable] rencontre »[11], celle de Lyonel Trouillot et de son ami Lobo disparu, mais surtout, celle de l’écrivain et d’une figure imaginaire nourrie de son travail d’interprétation du sens de la destinée de l’autre et de sa vocation de poète. Après la vie de l’homme, que reste-t-il donc de l’homme qui soit plus grand que son absence[12] ? Pour Lobo, alias Pedro, un murmure accordé au diapason d’une solitude immense et dévorante, couvert par un cri à la démesure de toutes les souffrances dérobées. « [F]aire la chronique d’un cri » (PF, 134 ; nous soulignons), c’est-à-dire saisir et retenir ce qu’il y a de plus humain dans l’homme et dire cette humanité[13], tel est le projet ambitieux, sinon insurmontable, de l’écrivain mais aussi du narrateur de l’histoire, un intime de Pedro qui exerce l’activité de journaliste en tenant la rubrique nécrologique d’un quotidien haïtien, auquel incombe la tâche périlleuse de résumer en trois colonnes la vie et la mort de son ami devenu célèbre. Face à cette obligation de rédiger un discours de circonstance, strictement informatif et forcément lacunaire, le narrateur, tenaillé par un fort sentiment d’imposture et une immense sensation d’impuissance, désespère de pouvoir restituer le « murmure du cri » : « Dans notre chambre, j’ai essayé d’écrire cette foutue notice devant tenir sur trois colonnes, mais je n’y suis pas parvenu. Comment faire la chronique d’un cri ? Comment ponctuer sans te trahir ? » (PF, 134). Certes, il ne s’agit pour lui que d’écrire un texte bref et prévisible car, admet-il : « Après tout, ce n’est pas un vrai texte qu’on me demande d’écrire, seulement un compte rendu. Une chose pondérée qui ne te ressemble pas » (PF, 179). Mais justement, comment raconter la vie de son ami Pedro, son désespoir, dans un bref écrit de circonstance ? Comment se résigner à moduler l’indomptable ? Devant l’impossibilité de rendre justice à la générosité de l’ami et à la magnificence de l’artiste dans une notice trop conventionnelle et absurdement concise, le journaliste caresse alors l’ambition d’écrire un roman : « [E]t je me promettais de ne pas finir ma vie à rédiger des entrefilets et la rubrique nécrologique de l’unique quotidien de la ville, d’écrire un jour un roman, quelque chose d’épique dont nous serions les personnages principaux, un grand oeuvre, comme un acte d’amour » (PF, 53). Parce qu’il veut rendre à Pedro un éloge à sa mesure, le narrateur journaliste devient ainsi le « biographe [qui] vien[t] le ressusciter et conter sa légende aux générations futures » (PF, 151) ; soit le double de l’auteur du roman biographique dès lors comme en train de s’écrire.
Perspective(s) dialogique(s) des dispositifs biographiques
Le jeu et la rencontre des formes
Le dédoublement du chroniqueur en écrivain s’accompagne d’un métatexte qui introduit à la fois un commentaire critique sur les contraintes et les limites de la notice nécrologique, et un retour du roman biographique sur sa propre énonciation et sa nécessité d’être. L’oeuvre fait donc dialoguer deux modes d’écriture biographique : l’un fortement codifié, l’autre qui semble obéir au seul régime de la vraisemblance ; deux genres travaillés par des dispositifs divergents : l’un se voulant au plus près du réel par la consignation des faits qui composent une vie, l’autre exigeant une mise à l’épreuve des faits et des événements ; deux temporalités : le temps ponctuel de l’événement contre le temps traversé du souvenir et de l’empreinte ; deux récits, enfin, tournés vers des fins différentes : un abrégé futile, sorte d’artefact[14] qui doit forcer l’admiration pour un poète inconnu brusquement devenu héros national, et un dialogue avec le défunt qui propose de restituer une présence et d’élucider le mystère du désespoir de Lobo. La différence essentielle entre ces deux types de discours discordants tient sans aucun doute à la place occupée par l’énonciateur, absent de la biographie officielle, omniprésent dans le récit romanesque en forme d’adresse qui fait de Pedro son allocutaire désigné et son interlocuteur potentiel. En effet, dans ce récit, le « je » et le « nous » de narration sont sans cesse évincés par le « tu » avec lequel le narrateur et ses proches s’adressent au défunt, pronom qui rappelle le lien indéfectible entre Pedro et ses deux amis inséparables, comme lui épris de poésie, les habitants de la communauté de Saint-Antoine et enfin l’écrivain Lyonel Trouillot, proche ami de Lobo dans la vraie vie. Si le roman ne biffe pas la notice nécrologique, puisque finalement il l’intègre, il en rappelle l’inflexibilité et l’insensibilité[15], la banalité hypocrite[16] et l’inaptitude à reconnaître l’opacité d’un parcours de vie ; il la dénonce, en définitive, comme une imposture qui prend parti sans déranger. Le narrateur se propose, a contrario, d’inscrire le souvenir dans la fictionnalisation de l’expérience vécue et donc, dans la transformation d’une objectivité somme toute apparente. De fait, la juxtaposition de ces deux écritures dans un récit de reconstitution qui est aussi une confession intime, nous dit l’incapacité du narrateur à céder à « l’illusion factographique[17] », son besoin impérieux de questionnement intime pour une oeuvre de déchiffrement où « les faits ne se laissent consigner ni enregistrer, mais se construisent à force d’hypothèses et de problèmes, [où] ils s’établissent en traversant une épaisseur de traces, de représentations et de signes enchevêtrés[18] ». Mais l’entreprise biographique serait ici incomplète si son écriture même ne se trouvait pleinement investie du signe essentiel de celui qu’elle manifeste : « J’ai parfois envie », confie le narrateur, « de laisser courir les mots, d’écrire comme tu parlais, comme les voix de la colère, de suivre le flux des cris qui ne s’arrêtent qu’à épuisement de la voix » (PF, 116). Le récit romanesque se déroulera donc comme un « flux » (nous soulignons), soit dans le mouvement insoumis d’une écriture ventriloque qui tente de faire l’expérience de l’indomptable rhapsodie de Pedro, alias Lobo. Car, que reste-t-il de Lobo après Lobo sinon sa voix ? Cette voix acousmate[19] et l’écoute que cette voix impose au narrateur et à tous ceux qui ont connu Pedro / Lobo, comme cette voix du poème de Guillaume Apollinaire : « J’entends parfois une voix quiète d’absente / Dire de petits mots[20] » ; cette voix solitaire de Lobo par la mort promise à l’oubli mais résonnant encore à l’oreille des vivants, vibrante de toutes les vies et de tous les poèmes qui l’ont habitée. Pedro, « […] semeur de mots. Toutes les voix en même temps. Comment écrire cela ? » (PF, 181) s’interroge le narrateur biographe. Autrement dit, comment faire coïncider une identité et une voix acousmate ? Et comment libérer l’oralité par l’écriture biographique ?
Les échos d’une voix acousmate : vers l’oralité d’une écriture biographique
Au-delà de la consignation des faits, le dire et la parole charpentent l’écriture dans ce roman en forme de conversation ininterrompue avec un mort dont l’écho de la voix seul demeure. Celle-ci nous revient du passé grâce au surgissement constant de discours rapportés par le système énonciatif. Les trois premières pages du roman s’ouvrent ainsi sur l’alternance et la répétition de ces deux expressions : « Tu avais beau nous dire », « Tu avais beau nous répéter » (PF, 13), restituant les paroles de Pedro en différé et rappelant l’entêtement des habitants de Saint-Antoine à lui préférer la voix sortant du poste de radio. Sont aussi transposés les dialogues entre le camionneur et sa femme par-dessus les bulletins de nouvelles, les platitudes de la classe bourgeoise sur la poésie, les convenances prononcées lors de la cérémonie officielle, comme autant d’interférences émanant d’un immense fond sonore. Et au coeur de cette dissonance, la voix de Pedro annulant toutes les autres : « [E]n vérité, je vous le dis… » (PF, 15), seule voix dotée d’une véritable puissance narrative qui vaille la peine qu’on lui prête une oreille attentive, une voix en harmonie avec les êtres qu’elle écoute, ayant « un mot pour chacun, […] une confidence pour nous tous, un bonjour pour tous les vivants » (PF, 15), vibrant de la résonance d’une désespérance collective rejaillie de tous les parcours de vie rencontrés par Pedro dans les rues de Saint-Antoine et dans les vers des poètes.
Car la voix acousmate est tout autant celle qui résonne encore à l’oreille des vivants que celle qui animait tous les mots des autres en même temps, même ceux échappés de l’espace du livre ; elle est « la parole vivante[21] ». Elle n’est pas une voix, elle est la voix, « le retentissement d’un espace ouvert sur le dehors[22] », où entrent en relation toutes les voix, le langage et l’existence, le monde vécu et imaginé. Pour faire entendre cela, l’écriture biographique insère dans la prose des bribes de poèmes, de chansons, pépites d’oralité retentissant encore de la voix de Pedro. Grâce à cette technique de l’insert, telle qu’elle est largement utilisée au cinéma[23], le fragment poétique s’offre au lecteur comme une réminiscence sonore et visuelle, à la fois porteur d’une « haute condensation […] de musique[24] », mais aussi d’image, soit un concentré d’imaginaire à l’envers « de la vie ayant été[25] » car libre de toute temporalité. D’ailleurs, comme dans un film où l’insert est essentiel à la compréhension de l’action, le fragment est ici indispensable à la reconstitution de l’histoire du personnage poète qui sous-tend toute l’entreprise biographique, car dans les bribes de poèmes se cache, en fait, toute l’histoire de Pedro.
Altérités poétiques et imaginaires biographiques
Comédien-poète, Pedro est un passeur de mots et de mondes rejaillissant dans sa parole et par sa voix. Étroitement sertis dans le tissu narratif, les fragments sollicitent des espaces fugitifs d’où disparaît la chronologie des événements, des dérives d’imaginaires littéraires à partager. Lancés à la cantonade, les vers deviennent sésames, sonnent le signal d’un départ vers des terres promises invitant à la reconnaissance immédiate des rêveurs en mal de paysages impromptus :
Nous grimpions la colline en devisant sur tout et rien. Et toi, tu chantonnais, assis sur le parvis de l’église. En nous voyant, tu as arrêté de chanter, tu as ôté ton chapeau pour nous faire une courbette et tu nous as lancé un vers de Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer… » Et dans la nuit, devant l’église de Saint-Antoine, cela sonnait comme une menace ou un mot de passe. […] L’Estropié a continué : « … la mer est ton miroir ». Tout le temps que tu auras vécu avec nous, vous passiez des heures à vous engueuler. Mais c’est lui qui t’a répondu le premier. C’est lui qui a trouvé la clé, le mot de passe pour que tu deviennes l’un des nôtres. Heureux de rencontrer des gens qui partageaient ta manie de voir la mer où elle n’était pas […].
PF, 38-39
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » Sur ce fragment d’un célèbre poème de Baudelaire[26] débute l’amitié indéfectible de Pedro avec le narrateur et son ami l’Estropié, qui lui donnent la réplique en lui lançant des vers. Ainsi surgit l’histoire de trois amis inséparables, amoureux des rêves et de la poésie, qui rejouent leurs destinées et réinventent la terre promise à bord d’un bateau ivre qu’ils rappellent chaque soir. Opérant comme des métalepses[27] poétiques du discours narratif, les fragments établissent pourtant la convergence entre les événements de la vie vécue rapportés par la prose romanesque et les visions de l’imaginaire. Entre la bribe poétique considérée dans son unité et ce qui suit dans la prose, il s’établit, en effet, comme une relation de consécution qui lie le fragment à la fiction narrative dans laquelle se produit l’événement auparavant imaginé. Cette relation dialogique ancrée au coeur de l’écriture biographique intensifie par ailleurs l’extraordinaire talent poétique de Pedro, animant et dramatisant le fragment de l’intérieur pour convertir le langage d’éclats de voix en éclats de vie, comme le remarque le narrateur : « Et ta voix nous a réveillés : “J’ai mis la voie lactée en vente pour un peu d’amour mais n’ai point trouvé d’acquéreur nul ne veut s’embarrasser de trente milliards d’étoiles.” Et, belle, la voix. On y entendait la lumière des étoiles » (PF, 23). Tels des « embrayeurs[28] de fiction », les fragments insérés revisitent ainsi l’écriture biographique, tissant étroitement expérience vécue, monde fictionnel et univers onirique. Pris dans la continuité du récit, ils captent l’identité de Pedro qu’ils élaborent et condensent : celle du poète malheureux esquissée à travers deux siècles de poésie. Ils établissent la primauté de la poésie dans la formation de l’identité du comédien tandis que leurs récurrences pressentent l’essence de l’être, mettant ainsi au jour son « identité ontologique[29] », comme une allégorie qui absorbe l’homme dans son image, une « parabole du failli », soit une métaphore poétique d’où le vécu s’estompe, révélant une manière d’être au monde et une posture littéraire.
Portrait d’un poète en construction
Pour que la mise en résonance de l’histoire singulière de Pedro et de la destinée du poète malheureux soit totalement crédible, l’entreprise biographique emprunte à la mythologie littéraire la figure indispensable du poète maudit[30]. Ainsi, de « diseur » des mots des autres, Pedro devient-il scripteur[31], auteur de quelques feuillets de poésie composant une oeuvre inachevée au titre insolite, Parabole du failli, à laquelle il manque une dédicace. Ces poèmes évoquent sans cesse une « présente absence[32] » comme principe essentiel à l’inspiration créatrice – par l’entremise de la poursuite d’une femme idéale –, à l’appréhension du monde et à l’immanence de la poésie ; présence silencieuse, évanescente, également manifestée dans la prose par la recherche désespérée d’une destinataire et l’évocation du souvenir du disparu. Retraçant l’expérience à la fois ambulatoire, introspective et scripturale déterminante de Pedro que génère le motif toujours renouvelé de cette rencontre impossible, ces courts poèmes en prose mettent en scène l’avènement du poète et du poème, constituant ainsi une dimension réflexive et métapoétique. Cet effet de miroir ancré au sein même de l’entreprise biographique est renforcé par la disponibilité des fragments à une interprétation autobiographique possible, et donc à une incertitude identitaire entre biographié et biographe. Car, des fragments allogènes aux fragments autobiographiques, la figure du poète devient palimpseste, les semblances d’avant qu’il naisse[33] s’incarnant finalement en un « Moi [poétique] réalisé[34] ».
En réalité, le passage chez Pedro de la parole à l’écriture permet à l’écrivain de parfaire la fictionnalisation du sujet lyrique et au récit biographique d’inclure définitivement le poème[35]. La figure du poète maudit embrasse, par ailleurs, le croisement du collectif et de l’individuel dans le sentiment d’un profond malheur déjà survenu[36], le « désastre d’un temps sans présent[37] » dont le poète nous rapporte les mémoires mais que la poésie transcende en offrant une dimension lyrique à l’existence. Grâce aux feuillets retrouvés, l’enquête biographique élucide enfin le mystère de Pedro comme celui du malheur ontologique de l’écriture et de l’idéal poétique que mettent en scène ses poèmes. Et ce sont, bien sûr, ces mêmes poèmes, placés l’un après l’autre au seuil de la narration romanesque, et encadrant la notice nécrologique, qui « reconstrui[sent] une biographie plus essentielle[38] » encore, parce qu’écorchée de toutes les souffrances de l’expérience poétique jusque-là insaisissables. Les poèmes de Pedro ne mentionnent ni les noms des femmes aimées ni ceux des rues parcourues, ni ses emportements ni ses débordements, ni ses errances dans les quartiers de Port-au-Prince. Cependant, tout ce que la prose raconte, le poème l’avait déjà imaginé. C’est justement dans ce déjà que se tient le malheur infini auquel doit répondre le poète, comme à celui d’un impérieux besoin d’absolu qui aurait toujours excédé sa vie et ses mots. Et c’est aussi dans ce déjà que s’insinue, dès lors, l’insuffisance de la prose à tout saisir qui renvoie brutalement le roman biographique à sa propre extériorité. Essayant de faire se coïncider le récit et le poème, l’histoire d’une vie et la destinée du poète, le langage, la voix et l’image, l’abrégé, le cantique et la fresque, l’entreprise biographique offre en fait le spectacle de plusieurs écritures toujours insatisfaites, sans cesse à court de langage, toutes tentant de dire le mystère de Pedro et offrant la sensation d’une éternelle réécriture du même confortée par la reprise du titre Parabole du failli.
En réalité, ce titre, Parabole du failli, qui renvoie certes au suicide de Pedro, mais aussi à cette « impossible rencontre » évoquée par Laurent Demanze[39], désigne, dans ce récit, tout autant l’incapacité de l’entreprise biographique à léguer autre chose qu’un sentiment de manque dans l’incomplétude de l’élan symbolique vers l’autre, que son inaptitude à retenir, par l’écriture, cette voix de l’au-delà. Pour déjouer cette malédiction – qui paraît aussi essentielle que celle du poète –, l’écriture biographique choisit ici de se situer aux limites de la fiction romanesque. Le récit transgresse ses propres frontières afin de faire dialoguer toutes les écritures et les voix qui le composent, investissant ainsi un espace seuil : celui de la trouée poétique comme ouverture et voie de passage naturelle où l’expérience humaine et lyrique acquiert désormais tout son sens dans un « processus dialogique d’écoute et de relance[40] ».
Le vivre poétique, inflexion indispensable à l’entreprise biographique
De fait, l’écriture biographique résonne dans Parabole du failli de voix plurielles qui convergent toutes vers Pedro : de la voix de l’autre qui (lui) parle dans ce récit en forme d’adresse à l’ami disparu, à la voix des autres qui parlent (en lui) dans les bribes de poèmes comme des échos qui le traversent, jusqu’à finalement la voix même qui s’adresse aux autres dans ses propres poèmes[41]. Cette « dimension polyphonique de la biographie[42] » ravive le souvenir du comédien poète dans un mouvement infini de la parole et dans un lien dialogique à l’autre, le destinataire, présence imminente à jamais différée. Tissant une impossible biographie, toutes ces voix laissent entendre l’essentiel, au double sens du mot, c’est-à-dire ce qu’il reste à dire de la vie telle qu’elle a été vécue dans la révélation de ce qui n’a pas vraiment eu lieu. La poésie, déjà présente dans ce roman poétique serti de bribes de poèmes allogènes, intensifie plus encore l’entreprise biographique grâce à l’inclusion des huit courts poèmes autobiographiques faisant oeuvre testamentaire. De cette confession de l’artiste surgit la voix intérieure de Pedro, jusque-là encore tue, une voix au plus proche de ce qu’il fut ou de qui il eût pu être, nous racontant la vie et la mort du poète advenant dans l’expérience même de l’écriture. Ces courts poèmes, dont chacun retrace une étape importante de la vie du poète, de son avènement à sa disparition, sont savamment insérés dans le récit qui introduit chacun d’entre eux par la mise en intrigue d’un événement réel, fictionnalisé à nouveau dans le poème suivant[43]. C’est dans cet entrelacs entre récit et poèmes sur fond d’intertextualité et d’intratextualité sans cesse relancées que se construisent parallèlement la biographie de Pedro et la destinée du poète, et où se rejoignent l’histoire et la destinée du poème et celles du roman.
De la prose romanesque à la notice nécrologique et à la poésie lyrique, chacun des genres accorde ses spécificités formelles et ses composantes biographiques respectives à celles des autres, jusqu’à devenir complémentaires pour rendre compte d’un même parcours de vie au sein d’un complexe « processus de stylisation du biographique dans lequel le statut du fait biographique en tant que tel cède le pas aux moyens langagiers mis en oeuvre pour le communiquer et le transmettre, en l’occurrence la poésie[44] ». Car, dans ce roman, le genre qui domine l’entreprise biographique est, paradoxalement, la poésie. Écrite antérieurement et décuplant toujours ce qui est dit, elle a continuellement une longueur d’avance sur le discours narratif qui lui tient lieu de palimpseste[45]. Elle seule permet d’imaginer la vraie vie de Lobo, « figure mythique de la poésie […], incarnation de la puissance du verbe[46] », en investissant son vécu par la sublimation de celui-ci, afin que puissent fusionner l’homme, sa destinée et sa renommée de poète.
Ainsi, alors que le roman reconstitue la vie et le portrait de Pedro au plus près du réel en agençant chronologiquement les événements factuels qui appartiennent aux réalités ordinaires, les poèmes, eux, confèrent à l’homme et aux étapes constitutives de sa vie un sens allégorique qui les situe aux confins de la vie ayant été et de la vie rêvée, révélée par l’expérience poétique. La parabole, qui implique la complémentarité et la réciprocité de plusieurs sens parallèles situés sur des plans différents, est justement l’entreprise biographique elle-même, totale parce que travaillée à la fois par le vécu et l’essentialisation de celui-ci. Elle englobe la vie et le sens de cette vie inscrit dans ce qui reste de son passage. Elle façonne le vécu et sa métaphore, narre l’événement et explore sa résonance intérieure. L’anecdotique dépasse ainsi l’horizon référentiel et s’inscrit dans la transcendance de l’expérience poétique, comme dans le premier poème intitulé « tu es la beauté même », dans lequel les amours de Pedro pour des femmes impossibles se réincarnent tout à coup en la rencontre d’une « Béatrice que le poète aima sans jamais la toucher » (PF, 141), « expérience décisive[47] » de l’avènement du poète. La poursuite de cette Beauté sans visage, figure allégorique de la poésie, hante tous les poèmes comme un projet d’absolu qui rend tous les amours terrestres de Pedro invivables. À la quête de la Muse, que le premier poème, ponctué des expressions suivantes : « si longtemps », « loin d’elle », « toute ma vie » (PF, 85), situe dans un temps et un espace incertains, répondent les invariables errances de Pedro à travers la ville. Pourtant Pedro a beau faire, il reste ce « [p]etit c… de petit-bourgeois » (PF, 94) apparemment seulement armé de la souffrance des autres, flânant dans les quartiers pauvres de Port-au-Prince, comédien protéiforme et poète dont l’exil hors de sa propre intériorité se nourrit des morceaux de ce miroir brisé qu’il ingurgite (« mort » ; PF, 129) afin de libérer la voix poétique.
L’exclusion sociale, la mouvance identitaire et le sentiment d’instabilité existentielle qui caractérisent le vécu de Pedro sont reconfigurés dans les poèmes par des expressions figurant l’espacement qui situe le poète dans le monde mais hors de lui-même : « J’ai marché si longtemps à côté de moi-même, en peau de lièvre ou de lézard » (« tu es la beauté même » ; PF, 85). Ces expressions suggèrent également l’éloignement entre lui et sa Muse et la distance entre l’inspiration et l’écriture, cette dernière ramenant à l’ultime expérience du poète ainsi qu’à celle du biographe, toutes deux confondues dans le titre ô combien symbolique, Parabole du failli, commun au roman et au recueil de fragments poétiques[48]. L’allégorie devenue entreprise et écriture biographiques prend ici le pas sur la référentialité de la vie vécue, elle donne un sens nouveau à l’existence racontée, une épaisseur à l’homme évoqué dans une dialectique entre la notice nécrologique, le récit narratif et le poème, soit entre l’organisation du factuel, la fiction de l’empirique et la transcendance de la vie – de l’existant et de l’étant – par la déréalisation des événements et la mythification de l’individu. Traversée de part en part de poésie, elle raconte la vie de Pedro tout en retraçant la destinée du poète et en figurant le devenir de la poésie. Elle se construit dans le jeu de la trace[49] où temps et espace se retirent et se poursuivent, rapportant « à un toujours-déjà-là[50] » de l’énonciation poétique, qui s’élabore en différance, « au double sens de ce mot[51] » ; dans l’écart de l’histoire d’une vie doublement fictionnalisée et triplement énoncée ; dans la distance qui accorde et sépare la vie d’un poète aux bribes de poèmes qui président à sa destinée et la précèdent ; et enfin dans l’espacement entre un vécu et ce que l’expérience de l’écriture en fait en y engageant l’être entier[52]. Logée au coeur même de l’entreprise biographique, la trace confère tout son sens à la vie de celui auquel elle rend hommage, à la fois prémisse de son origine, écho et empreinte de son passage. Loin de figer celui qu’elle appelle et exprime, elle lui confère une vie en deçà et au-delà du vécu, dans la « dynamique de [l]a relance[53] » et dans la différance d’un autre poétique toujours-déjà-là comme un « reste-à-être » finalement libéré par « une langue coupée[54] » revenue d’entre les morts, soit le souvenir d’une bouche ouverte au passage des mots d’où le chant s’échapperait pour tisser son histoire en poème alors que se meurt la voix du poète[55].
Pour conclure, l’entreprise biographique investit la faille poétique comme un interstice où se nicherait l’intelligibilité de l’existence du disparu et de sa manière d’être au monde. Réconciliant le sujet poétique avec lui-même et les autres, établissant des zones de passages possibles entre le réel et l’au-delà de la réalité par la conciliation entre altérités, espaces et énoncés apparemment éloignés, elle ramène ainsi l’ultime condition d’être au monde et aux autres au seul risque d’être soi, en poète donc.
En vérité, tout ce que le roman biographique a raconté, le poème seul l’a exprimé. Tout ce qui a été vécu, la poésie seule l’a transcendé. La véritable enquête de la Parabole du failli n’est évidemment pas seulement l’histoire de la vie de Lobo mais bien plus l’histoire du devenir de la poésie et de sa relation à l’existence. Est-il encore possible d’habiter le monde en poète dans un réel où triomphent la vacuité des mots et les apories du langage, où l’actualité fige le devenir comme les discours la parole, et où s’« éclipse […] la transcendance[56] » ? Oui, semblent nous souffler Pedro et ses deux amis embarqués dans leur voyage immobile, ce narrateur à la pensée vagabonde, et le nomadisme fondamental d’une écriture biographique dialogique qui, révélant « la “dimension poétique […]” d’une vie réelle[57] », « déçoit tout lieu pour convertir en lieu son errance[58] ». Quand la poésie n’a plus lieu d’être demeurent encore… les poètes. Mais que reste-t-il du poète quand s’est éteinte la voix de celui-ci ? Une langue coupée, des fragments de poésie, des bribes de chansons, à peine une trace volatile et légère, ineffaçable, inaperçue[59], enfouie dans les plis du réel, les recoins de la mémoire, et dans les détours d’une biographie ouverte aux fictions qui la traversent. Et que nous reste-t-il à nous les hommes quand meurt le poète ? À percevoir, des voix et des silences dans le passage du vent. À recueillir, une présence au monde qui s’ouvre au passage des mots comme « le passage de la vie dans le langage[60] ». Et, en chacun de nous, la rencontre possible d’un être poétique.
Appendices
Note biographique
Professeure associée titulaire à l’University of the West Indies à Mona, en Jamaïque. Ses travaux portent essentiellement sur les littératures africaines et antillaises de langue française. Ils ont été publiés dans des ouvrages collectifs et des revues universitaires comme French Forum, Intertextes, Présence francophone, Research in African Literatures, Revue de littérature comparée. En 2018, Françoise Cévaër a codirigé avec Carole Edwards La figure du loser dans le film et la littérature d’expression française aux Presses universitaires de Limoges. Ses articles les plus récents analysent l’oeuvre de Gary Victor et celle de Lyonel Trouillot.
Notes
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[1]
Léo Ferré, « Le chien », Amour Anarchie (Barclay Universal, 1970).
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[2]
Edmond Jabès, Le livre des ressemblances III. L’Ineffaçable, L’Inaperçu, Paris, Gallimard, 1980, épigraphe, p. 7.
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[3]
Voir à ce sujet l’introduction, « Mort et vies de l’auteur » (p. 7-23), par Robert Dion et Frédéric Regard de l’ouvrage qu’ils ont codirigé, Les nouvelles écritures biographiques. La biographie d’écrivain dans ses reformulations contemporaines, Lyon, ENS éditions, « Signes », 2013.
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[4]
Lyonel Trouillot, Parabole du failli. Roman, Arles, Actes Sud, 2013. Désormais abrégé PF suivi du numéro de la page.
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[5]
C’est une des explications que l’auteur donne au titre de son roman dans un entretien intitulé « Lyonel Trouillot. Parabole du failli » (disponible en ligne : youtube.com/watch?v=FtsWzATO-g8, page consultée le 31 décembre 2022), à partir de 32 s.
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[6]
Ainsi, parce que ce récit adressé à l’ami défunt s’attache à essayer de remédier, après coup, au « failli » d’une amitié qui n’a pas su vaincre l’incompréhension de la souffrance de l’autre, Parabole du failli peut être ajouté à la liste des romans, cités par Laurent Demanze, des « investigations biographiques » qui s’essaient, selon ce critique, « à des gestes de réparation symbolique » (Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, « Les essais », 2019, p. 23).
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[7]
Dans Objectif : l’autre, sorte d’autobiographie en fragments dont quelques extraits corroborent sans ambiguïté la véracité de certains événements de la vie de Lobo rapportés dans Parabole du failli, Trouillot écrit en se souvenant de son ami comédien : « “Lobo était né pour mourir.” […] Dans le fond, ce qui m’avait secrètement étonné pendant longtemps, c’est qu’il fût encore en vie, avec nous, je veux dire, les humains, qui ne pouvions rien pour lui » (Bruxelles, André Versaille, « Fragments d’une vie », 2012, p. 108).
-
[8]
Laurent Demanze, op. cit., p. 23.
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[9]
Ibid. (nous soulignons).
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[10]
Ibid.
-
[11]
Expression inspirée de ce passage : « L’entreprise biographique creuse cependant le point aveugle de l’investigation dans les fonds d’archives ou la rumeur des témoignages, pour essayer de réinventer la forme d’une impossible rencontre » (ibid.).
-
[12]
Un de nos axes de réflexion sur l’écriture biographique s’articule autour de variantes inspirées de la question « Quel reste pour l’homme ? » qu’Éric Dayre considère comme « la question déterminante de la biographie » (« Pour en finir avec le personnage biographique : Jean-Paul Sartre, Gertrude Stein, Philippe Beck », dans Robert Dion et Frédéric Regard [dir.], op. cit., p. 93). La biographie est considérée ici dans le rapport du biographié et de son vécu à leur fictionnalisation ; pour reprendre les propos d’Éric Dayre : « Comment poser la question d’une biographie qui irait plus loin que l’histoire de la seule personne et échapperait à la mise en histoire plus ou moins romanesque d’un personnage biographique ? » (Ibid., p. 91.)
-
[13]
« Qu’est-ce donc que “l’humanisme” ? Par quoi le définir sans l’engager dans le logos d’une définition ? » se demande Maurice Blanchot (L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1992 [1969], p. 392). Blanchot répond : « Par ce qui l’éloignera le plus d’un langage : le cri (c’est-à-dire le murmure), cri du besoin ou de la protestation, cri sans mot sans silence, cri ignoble ou, à la rigueur, le cri écrit, les graffites des murailles. Il se peut, comme on aime à le déclarer, que “l’homme passe”. Il passe. Il a même toujours déjà passé, dans la mesure où il a toujours été approprié à sa propre disparition. Mais, passant, il crie ; il crie dans la rue, dans le désert ; il crie mourant ; il ne crie pas, il est le murmure du cri » (ibid.).
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[14]
Selon Pierre Bourdieu, l’entreprise biographique officielle fonctionne comme « la construction de cette sorte d’artefact socialement irréprochable qu’est “l’histoire de vie”, et en particulier dans le privilège accordé à la succession longitudinale des événements constitutifs de la vie considérée comme histoire par rapport à l’espace social dans lequel ils s’accomplissent » (« L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 62-63 [« L’illusion biographique »], juin 1986, p. 71 col. 2).
-
[15]
« Le désespoir se moque des normes académiques. Il dérange l’ordre de la phrase et s’oppose aux grammaires progressives » (PF, 116).
-
[16]
« Mais un texte bien ponctué, quelle que soit la banalité de son contenu, c’est une chose qui apaise, donne l’illusion que tout est bien. Apprenez à bien ponctuer, et vous aurez la clé pour faire une belle carrière » (PF, 169).
-
[17]
Laurent Demanze, op. cit., p. 21 (nous soulignons).
-
[18]
Ibid., p. 21-22.
-
[19]
« Acousmate. s[ubstantif] m[asculin]. Bruit de voix humaines ou d’instrumen[t]s qu’on s’imagine entendre dans l’air » (Dictionnaire de l’Académie française, 5e édition, 1789 (disponible en ligne : dictionnaire-academie.fr/article/A5A0310, page consultée le 31 décembre 2022).
-
[20]
Guillaume Apollinaire, « Acousmate », Le guetteur mélancolique, dans Oeuvres poétiques, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 513.
-
[21]
« [L]’élément de la signification – ou la substance de l’expression – qui semble le mieux préserver à la fois l’idéalité et la présence vivante sous toutes ses formes est la parole vivante, la spiritualité du souffle comme phonè » (Jacques Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl [1967], Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 2009, p. 9).
-
[22]
Maurice Blanchot, op. cit., p. 386.
-
[23]
Au cinéma, un insert désigne un plan généralement bref ou un gros plan qui peut être inséré au montage, « souvent destiné à mettre en valeur un détail utile à la compréhension de la scène présente ou d’une scène à venir dans le film » (Marie-Thérèse Journot, Le vocabulaire du cinéma, Malakoff, Armand Colin, « Focus cinéma », 5e édition actualisée, 2019 [2002], p. 94).
-
[24]
« Le fragment a son idéal : une haute condensation, non de pensée, ou de sagesse, ou de vérité (comme dans la Maxime), mais de musique : au “développement”, s’opposerait le “ton”, quelque chose d’articulé et de chanté, une diction : là devrait régner le timbre » (Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1975, p. 98).
-
[25]
Lucie Robert, « L’art du vivant. Réflexions sur le “théâtre biographique” », dans Robert Dion et Frédéric Regard (dir.), op. cit., p. 56.
-
[26]
« L’homme et la mer », dans Les fleurs du mal, dans Oeuvres complètes, publié par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, p. 19.
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[27]
On doit le concept de métalepse comme figure convertie en fiction à Gérard Genette (Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004). C’est à la définition empruntée à Dumarsais citée au tout début de cet ouvrage que nous renvoyons : « “La métalepse est une espèce de [la] métonymie, par laquelle on explique ce qui suit pour faire entendre ce qui précède, ou ce qui précède pour faire entendre ce qui suit” » (ibid., p. 8).
-
[28]
Expression empruntée à la linguistique par Dominique Maingueneau pour être appliquée au discours littéraire sous le concept d’« embrayage paratopique » (Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-la-Neuve, Academia-l’Harmattan, « Au coeur des textes », 2016, p. 29). Ici, nous considérons ces embrayeurs comme des éléments poétiques de langage dont la présence et la répétition se justifient par leur interférence avec la fiction et le mythe littéraire qu’ils irradient.
-
[29]
On pourrait tout aussi bien associer la formation de l’identité de Pedro au concept d’« identité narrative » de Paul Ricoeur, « c’est-à-dire la sorte d’identité à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative » (Paul Ricoeur, « L’identité narrative », Esprit, nos 140-141, juillet-août 1988, p. 295). Dans le cas présent, la découverte de l’être et de son identité est constituée par une chaîne de reconfigurations poétiques allogènes et extérieures au sujet (sauf pour les poèmes de Parabole du failli) résultant du ressassement de la figure du poète maudit par des poètes interprétant, dans leurs poèmes, leur propre histoire à travers cette fiction mythique, soulignant ainsi l’intersection de l’histoire littéraire, de la fiction et du vécu.
-
[30]
Sur Pedro incarnant la figure du poète maudit et malheureux, voir Françoise Cévaër, « L’art de la perte dans la Parabole du failli de Lyonel Trouillot », dans Carole Edwards et Françoise Cévaër (dir.), La figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, Limoges, Presses universitaires de Limoges, « L’un et l’autre en français », 2018, p. 123-157.
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[31]
Des témoignages sur Karl Marcel Casséus dit Lobo, seul l’entretien accordé par Lyonel Trouillot à Patrice Beray et Christine Marcandier, à Paris le 26 septembre 2013, nous révèle furtivement le penchant du comédien pour l’écriture (disponible en ligne : youtube.com/watch?v=HEgC2Gnj384, page consultée le 31 décembre 2022), à partir de 16 min 35 s.
-
[32]
Titre du célèbre ouvrage autobiographique de Mahmoud Darwich (Arles, Actes Sud, 2016).
-
[33]
Cette expression est bien sûr un clin d’oeil au poème d’Aragon « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré », poème liminaire de son recueil Le roman inachevé (1956), dans Oeuvres poétiques complètes, publié sous la dir. d’Olivier Barbarant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2007, p. 121-123.
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[34]
J’emprunte l’expression à Pierre Loubier, Le poète au labyrinthe. Ville, errance, écriture, Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, 1998, p. 30.
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[35]
Il semblerait que ce roman mette en scène les atermoiements de Lyonel Trouillot sur son mode d’écriture tels que décrits par exemple dans L’amour avant que j’oublie, où le narrateur confie : « J’avais aussi abandonné l’idée d’écrire un grand chant. À l’impossible nul n’est tenu. Je ne parvenais pas à forcer les mots à tenir tout seuls, sans le support d’un récit. Je trouvais dans le roman une stratégie de la disparition, une rupture avec tout projet d’expression d’une vérité intime. J’avais remplacé le mythe du cantique par celui de la fresque » (Arles, Actes Sud, 2007, p. 94-95).
-
[36]
Le « Déjà… » de Mme Armand ponctuant la mort de Pedro, comme « [u]ne misérable évidence sans surprise ni intérêt, n’appelant pas aux grands discours. “Déjà…” » (PF, 73).
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[37]
Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 40.
-
[38]
Pierre Nepveu, « Écrire Gaston Miron : parcours et non-parcours », dans Robert Dion et Frédéric Regard (dir.), op. cit., p. 244.
-
[39]
Voir ci-dessus note 11.
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[40]
Laurent Demanze, op. cit., p. 193.
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[41]
Ceci s’inspire d’une des définitions possibles du sujet lyrique par Jean-Michel Maulpoix : « Le sujet lyrique, c’est la voix de l’autre qui me parle, c’est la voix des autres qui parlent en moi, et c’est la voix même que j’adresse aux autres… Pour raconter son impossible biographie, il fallait donc réveiller des voix tues, les réarticuler et les entre-lire. Il fallait emboîter le pas à ces créatures tachées d’encre noire et cousues de fil blanc que sont, après tout, les poètes » (« La quatrième personne du singulier : esquisse de portrait du sujet lyrique moderne », dans Dominique Rabaté [dir.], Figures du sujet lyrique, Paris, Presses universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1996, p. 160).
-
[42]
Yannick Gouchan, « Formes du récit de vie dans la poésie italienne contemporaine : Attilio Bertolucci, Elio Pagliarani et Alberto Bellocchio », dans Joanny Moulin, Yannick Gouchan et Nguyen Phuong Ngoc (dir.), Études biographiques. La biographie au carrefour des humanités, Paris, Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2018, p. 73-87.
-
[43]
En cela, ils redoublent, plus amplement, l’effet de métalepse déjà observé dans la relation dialogique entre la prose romanesque et les bribes de poèmes qui y sont insérés.
-
[44]
Yannick Gouchan, loc. cit., p. 87.
-
[45]
Par exemple, tout se passe comme si l’image finale du poème intitulé « mutisme » (la « langue coupée », métaphore qui désigne la poésie, PF, 161) quittait le poème et glissait, analogiquement par la diégèse, littéralement par la citation du poème, de sa propre diégèse à son palimpseste dans la scène finale de la fiction romanesque.
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[46]
Jean-Michel Maulpoix, loc. cit., p. 147.
-
[47]
Commentant l’interprétation du livre de Goethe dans Das Erlebnis und die Dichtung de Dilthey où ce dernier établit un lien essentiel entre la vie du poète et l’acte poétique, Dominique Combe renchérit : « Mais il ne s’agit pas tant, pour Dilthey, d’expliquer l’oeuvre par le fait ou l’événement biographique, à la manière du positivisme tainien, que de rechercher l’expérience décisive – l’Erlebnis –, qui ne ressortit pas à l’anecdote mais à son retentissement affectif et intellectuel, et de restituer ainsi au texte l’épaisseur et la richesse de la vie du créateur » (« La référence redoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans Dominique Rabaté [dir.], op. cit., p. 46).
-
[48]
Le sens véritable de ce titre nous est révélé dans le poème intitulé « merde à la poésie » (PF, 145), dont la phrase « Qu’est-ce qu’écrire sinon le pari du failli ! » trahit le sentiment de désespoir ressenti par le poète face aux limites du langage. Lyonel Trouillot partage d’ailleurs ce sentiment avec son personnage si l’on s’appuie de nouveau sur l’écrivain qui présente dans plusieurs de ses livres l’écriture comme étant l’expérience d’un ratage : « Au commencement, le rien, il y eut tant de ratages. Écrire fut quelquefois le pari du failli. Mon pays, mes amours, tout mourait dans ma bouche. / Quelle correspondance entre l’homme et l’absence ? » (« Lettre sur ta beauté », dans Sophie Boutaud de la Combe et Lyonel Trouillot, Lettres de loin en loin. Une correspondance haïtienne, Arles, Actes Sud, 2008, p. 16.)
-
[49]
Dans De la grammatologie, Jacques Derrida introduit ce concept de la trace lié à la différance qu’il analyse dans une perspective avant tout linguistique : « La différance est donc la formation de la forme. Mais elle est d’autre part l’être-imprimé de l’empreinte » (Paris, Minuit, 1967, p. 92) ; « on doit reconnaître que c’est dans la zone spécifique de cette empreinte et de cette trace, dans la temporalisation d’un vécu qui n’est ni dans le monde ni dans un “autre monde”, qui n’est pas plus sonore que lumineux, pas plus dans le temps que dans l’espace, que les différences apparaissent entre les éléments ou plutôt les produisent, les font surgir comme tels et constituent des textes, des chaînes et des systèmes de traces. Ces chaînes et ces systèmes ne peuvent se dessiner que dans le tissu de cette trace ou empreinte. La différence inouïe entre l’apparaissant et l’apparaître (entre le “monde” et le “vécu”) est la condition de toutes les autres différences, de toutes les autres traces, et elle est déjà une trace » (ibid., p. 95). Sur les relations entre la poésie haïtienne et la notion derridienne de trace, voir Nathalie Batraville, Poésie de l’absence. Le rapport à l’autre chez trois poètes haïtiennes, Université Queen’s, mémoire de maîtrise, 2008, 117 p.
-
[50]
Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 97 ; nous soulignons.
-
[51]
« [L]a différance, concept économique désignant la production du différer, au double sens de ce mot » (ibid., p. 38).
-
[52]
Ici encore, le titre commun au poème et au roman est symbolique en cela que le failli renvoie tout aussi bien au déjà accompli qu’au presque achevé et à ce qui est sur le point de se faire. Il est en même temps un passé antérieur et un futur en puissance et représente tout à la fois le vécu, le vivable et la réminiscence d’une vie telle qu’elle aurait pu être.
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[53]
Dominique Rabaté, « Énonciation poétique, énonciation lyrique », dans Dominique Rabaté (dir.), op. cit., p. 79.
-
[54]
Voir le poème intitulé « mutisme » : « Sauf si, d’entre les morts, une langue coupée peut revenir nous parler d’amour… » (PF, 161). Cette langue coupée n’est pas sans rappeler la langue de Philomène, à l’origine de la poésie (voir aussi l’entretien de Serge Pey avec la revue Horizons Maghrébins, « La langue arrachée. Or et littérature », Horizons Maghrébins. Le droit à la mémoire, no 49, 2003, p. 46-51).
-
[55]
Telle une habile mise en scène de « la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots » (Mallarmé, « Crise de vers » [1897], Oeuvres complètes, publié par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 211).
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[56]
Julia Kristeva, « “À quoi bon les poètes en temps de détresse ?” », à propos d’Hölderlin, Théâtre de la Colline, 7 novembre 2016 (disponible en ligne : kristeva.fr/a-quoi-bon-des-poetes.html ; page consultée le 31 décembre 2022).
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[57]
Voir Éric Dayre, loc. cit., p. 114.
-
[58]
Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « Collection U », 2004, p. 103, à propos du « nomadisme fondamental d’une énonciation [littéraire] qui déçoit tout lieu pour convertir en lieu son errance ».
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[59]
Rappel du titre de l’ouvrage d’Edmond Jabès cité en exergue (voir note 2).
-
[60]
« L’écrivain comme voyant et entendant, but de la littérature : c’est le passage de la vie dans le langage qui constitue les Idées » (Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1993, p. 16).