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Claude Duchet et Isabelle Tournier définissent le sociogramme comme un « “ensemble flou, instable, conflictuel, de représentations partielles, aléatoires, en interaction les unes avec les autres, gravitant autour d’un noyau lui-même conflictuel”[1] ». Par exemple, consécutif à un déplacement qui fait que la pauvreté devient au siècle de Victor Hugo « la question sociale » et non plus une question de charité, le sociogramme de la pauvreté au xixe siècle a pour noyau oxymorique « pauvre, mais honnête ». Autour de lui gravitent des représentations explicitement conflictuelles, telles « généreux, mais voleur », « riche, mais avare », « aristocrate, mais sans fortune », « misérable et glorieuse »[2], lesquelles forment des constellations parfois éphémères, parfois de moyenne durée, avec lesquelles le texte littéraire entre en interaction selon la manière qui lui sied.

Dans une étude prototypique datée de 2005, Claude Duchet se demande ce que pourrait être l’espace du « sociogramme de la France[3] ». Prenant pour corpus témoin des oeuvres de Victor Hugo et de Jules Michelet, il se donne pour but de l’esquisser. Un tel espace « caractéris[e] une culture donnée […] à un moment donné », laquelle repose sur « la représentation d’un peuple ou d’un pays par lui-même, la conscience qu’il en a, qu’il veut en avoir ou qu’il en propose, par l’intermédiaire de ses oeuvres, on n’a que l’embarras du choix[4] ». Et, à des fins de démonstration provisoire, il prélève dans les massifs des deux écrivains un tissu de représentations sous tension et de « termes conflits » circulant dans l’espace susdit et lui fournissant sa consistance. Les lectures entreprises dégagent des couples matriciels tels « Pays et Patrie », « État et Nation », « République et Démocratie », « Territoire » et terroir, des « terme[s] qui fâche[nt] » tels « Génie français » et « Révolution », des mots qui sont à eux seuls tout un programme (ou un sociogramme collatéral), tels « Peuple » et « Paris ». Sur les bas-côtés de ce répertoire toujours mouvant figurent des objets discursifs définitivement, ou pour quelque temps, déclassés, dont un bon nombre est promis aux futurs manuels d’histoire[5]. Les regards de Hugo et de Michelet s’accordent pour avancer et soutenir que l’avènement de la « République universelle » est la « vocation de la France ».

L’étude proposée reste manifestement une amorce et son thème est étroitement lié aux circonstances[6]. D’un point de vue extérieur, et actuel, ceci peut être avancé. D’une part, si la période examinée est le xixe siècle avec Hugo et Michelet pour éclaireurs et prophètes, il est quelque peu périlleux de l’agrandir au « large xixe siècle, celui qui va de la fin de la Révolution française jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale », non sans avoir pour surgeons contemporains des similitudes avec le « début d[u] xxie siècle[7] ». D’autre part, le noyau oxymorique du sociogramme de la France n’est pas défini, pas plus que le mouvement global qu’il aurait pu connaître. En clair, ce sociogramme est donc incomplet. Vu l’attention de base portée au xixe siècle, il est fort probable que des couples antagonistes tels « Empire / Monarchie », « Empire / République », « Révolution / Religion »[8] ou « Religion / Laïcité », et d’autres encore, seraient ultérieurement apparus dans la queue de la comète observée.

Mais un sociogramme, voisin en quelque sorte, squatte l’histoire de la France de 1789 à nos jours tout autant que sa littérature. S’il a tantôt des saillies incandescentes, tantôt des phases d’apparition plus discrètes, il traverse bel et bien la modernité et la postmodernité françaises et est traversé par elles. Branché sur cette histoire, non sans quelques incohérences au gré des remous qui l’agitent, ce sociogramme n’est pas celui de la France en tant qu’État, exploré par Claude Duchet. L’objet qu’il expose, lui, est celui de l’état de la France, ce qui est tout autre chose. De ce point de vue, il s’avère corrélé à la guerre, la guerre toujours recommencée, avec toutes ses implications. Il embrigade des images, et guère de concepts. Il se nourrit volontiers de pathos et d’une érotisation des valeurs morales. En fournir ici une présentation globale achevée n’est pas réalisable, mais il est possible de rapailler des escales, des créations actives, des représentations contradictoires, des éléments de pensée, pour proposer une image plausible de ce sociogramme.

En 1909, Maurice Barrès fait paraître Colette Baudoche[9], un roman dont l’action se passe en 1907 et qui a pour cadre principal la ville de Metz. Décrits avec soin, les vestiges et les traces du passé sont donnés pour indiciels d’un art de vivre messin (et lorrain), considéré comme l’échantillon d’une civilisation exceptionnelle, celle de la France. L’incipit du roman souligne la séduction qui en dérive : « Il n’y a pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz » (CB, 13). Tout en elle fait sens pour qui sait frémir[10] : « [S]a cathédrale, l’Esplanade, les rues étroites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts », les « villages » avoisinants et, surtout, ses habitants, qualifiés de « vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leur puissance d’enthousiasme » (CB, 13). Mais il y a vingt-sept ans, depuis la cuisante défaite française lors de la guerre de 1870, que la ville est occupée. L’Alsace-Lorraine est en effet devenue un territoire de l’Empire germanique depuis le traité de Francfort du 10 mai 1871.

Frédéric Asmus, dont le nom évoque celui d’un grand humaniste de la Renaissance connu pour son européisme et son cosmopolitisme (Érasme), est un jeune professeur frais sorti de l’Université de Koenigsberg, type même du « grand et vigoureux jeune Allemand » (CB, 20). Il a laissé une fiancée là-bas, « une femme de vingt-cinq ans, une belle Walkyrie » (CB, 29). Il compte sur son travail d’enseignant en Lorraine pour apprendre à mieux parler le français et pour acquérir de la maturité en vue de son futur mariage, car « le mari [doit être selon lui] supérieur à la femme » en sorte « que celle-ci trouve en lui, chaque jour, des motifs nouveaux de l’estimer et de s’enorgueillir » (CB, 29). Il loue une grande chambre meublée dans une maison bien située (vue sur la Moselle et ses quais), tenue par une jeune femme, Colette Baudoche, et sa grand-mère.

Au départ, Asmus partage la vision pangermaniste de ses collègues professeurs. Il a du plaisir à chanter avec eux la « Chanson du Rhin ». Mais ils ont beau descendre du Siegfried des Nibelungen et de Schiller et se juger admirables, rien n’y fait. Les Lorrains évitent les « Schwob[11] », refusent de les saluer et, au lieu de parler allemand, usent entre eux d’un patois lorrain qu’ils n’entendent pas. Asmus en est choqué, d’autant plus que, un jour, un enfant qui vient de tomber refuse son aide et ses soins, car il est « le Prussien de chez Mme Baudoche » (CB, 37), dont le nom contient en hypogramme le mot « boche » – le nom « Baudoche » est celui d’une famille illustre de Metz. Il tient alors les Alsaciens et les Lorrains pour des « chauvin[s] » (CB, 67).

Il va cependant changer d’avis à mesure qu’il trouve des qualités à ses hôtes, et d’abord chez Colette qui a « le don de plaire et d’éveiller un sourire sur le visage de tous ceux qui la regard[ent] » (CB, 42-43). Bientôt, au lieu de rejoindre ses compatriotes et leurs bières en ville le soir, il fait un « bout de causerie » (CB, 43) avec les deux femmes, améliore son français grâce à elles, s’intéresse à tout avec curiosité, pose des questions sur le mobilier, écoute l’histoire de la ville qu’elles lui racontent, entend sans sourciller leurs critiques sur l’architecture et les ornements germaniques de la gare, apprend grâce à elles à connaître le vieux Metz, trouve à la ville une « grande dignité » (CB, 50). Le narrateur résume : « Il entrevoyait une civilisation nouvelle pour lui, et toute fière » (CB, 46). Tiré vers le haut, Asmus, donc, se civilise, en même temps qu’il découvre que la culture excède le milieu du collège et de l’université, ce que la voix narrative commente en ces termes : « M. le professeur n’avait jamais rencontré que des citernes, et maintenant il voit jaillir une source » (CB, 54). Fort de quoi, il passe Noël avec les deux femmes.

Un groupe de Messins fait venir chaque hiver un conférencier de Paris. Tous ceux « qui gardent le souvenir de la France » y assistent (CB, 57). Cette année-là, le thème est « Les soldats glorieux de la Lorraine » et, comme toujours, il est développé en un « beau langage » duquel émane une « atmosphère […] que les Allemands ne peuvent pas respirer » et qui contribue à faire naître un « sentiment d’ordre religieux » (CB, 59). Asmus sort touché de la conférence, mais mal ; dans « les grâces de la pensée », il n’a vu que des « vertus » liées « dans la nation française par les loisirs de la richesse » (CB, 62). En contrepartie, il voudrait faire voir aux deux Françaises « le profond sérieux germanique » (CB, 63), mais il échoue, car elles ne frémissent pas comme il l’attendait lors d’une visite de l’Empereur et de la famille impériale. Le narrateur envie la « vaste unité spirituelle » des Allemands, unité dont « le chef de leur race » est l’héritier et le garant (CB, 68-69). Déçu, Asmus se laisse aller à une beuverie entre collègues – la célèbre bière « Salvator » est arrivée – et rentre ivre chez les Baudoche. Faute de goût, assurément. Il s’en voudra, cherchera à se faire pardonner, y parviendra. Elles l’envoient découvrir Nancy. La place Stanislas lui fait grand effet. Il mûrit, se police, « se sent devenir gentilhomme » au contact de cette France dont il ignorait qu’elle lui ferait sentir tout « ce qu’il y a d’embrouillé dans la civilisation allemande » (CB, 80). Il en vient à savoir « distinguer ce qui est pittoresque de ce qui est beau » (CB, 80). D’ailleurs, c’est bien simple, il doute désormais de la qualité de la bière allemande à telle enseigne que son « coeur l’emporte » (CB, 79) bientôt vers la jeune Colette. Il voyage dans le pays messin, est séduit par « l’accent railleur et gentil des jeunes filles, de qui la halette, sous l’immense soleil, voile la figure » (CB, 86). Il s’emballe. Ébahis qu’il veuille préserver l’apprentissage du français et qu’il soutienne que Napoléon Ier a fait de bonnes choses pour l’humanité, ses collègues professeurs s’inquiètent. L’un d’eux, pangermaniste radicalisé, l’accuse d’être devenu « un tenant de la culture française » (CB, 93) et l’affronte avec des arguments douteux : « Leur langue est claire, parce qu’ils ne vont jamais au fond des choses » ; « [s]i nous n’y prenons garde, ce pays risque de nous énerver » (CB, 93). Il ne cède pas et prendra la défense de Français pris à partie par de jeunes Allemands parce qu’ils ne parlent pas la langue de Goethe et de Bismarck. Ses relations avec les Baudoche et, surtout, avec Colette, sont bientôt au beau fixe. Oubliant Koenigsberg et sa wagnérienne Walkyrie, il demande à la jeune fille si elle veut bien devenir sa femme. La mère-grand ne serait pas contre. Colette demande un mois de réflexion. Il part donc pour un mois, le temps de régler les choses en Prusse-Orientale, sur les bords de la mer Baltique, laquelle ne refroidit pas ses sentiments à l’égard de la jeune Lorraine. Celle-ci, en revanche, lui a trouvé des qualités, mais bute toujours sur ceci : « C’est bien dommage qu’il soit Allemand ! » (CB, 123). Elle l’a trouvé loyal et bon garçon, mais elle est « une petite Française de la lignée cornélienne, qui, pour aimer, se décide sur le jugement de l’esprit » (CB, 125), une Chimène jeune somme toute. Il y aura messe, aussi, à la cathédrale. Sûr de son fait et de son pédigrée, Frédéric Asmus revient plus tôt que prévu, frétillant d’espoir conjugal. Il assiste à la messe avec Colette et sa grand-mère. L’évêque se prend si bien pour Bossuet (CB, 132 et suiv.) que chacun pense à ses défunts, aux vies brisées, à l’humiliation : « Les morts se lèvent de leurs sillons » ; « s’ils sont venus, ces Messins, dans la maison de l’Éternel, c’est d’instinct pour s’accoter à quelque chose qui ne meurt pas » (CB, 131-132). Sans doute, ils ressusciteront, tous ces braves, mais il y a que pour « les gens de Metz […] l’idée de résurrection se double d’un rêve de revanche » (CB, 133). La jeune femme écoute tout, regarde tout, s’émeut de tout, « subit en pleurant toutes les puissances de cette solennité » (CB, 134). Bien mieux, « [e]lle repose, elle baigne dans les grandes idées qui mettent en émoi tout le fond religieux de notre race » (CB, 134). Frédéric Asmus ne s’en rend pas compte, mais ses affaires vont mal. Il y a entre elle et lui, dit le narrateur, non plus une « question personnelle, mais une question française » (CB, 135). Les voici tous deux dehors. Transcendée par l’appel de la patrie reconnaissante, Colette éconduit le descendant de Werther : « Monsieur le docteur, […] je ne peux pas vous épouser. Je vous estime, je vous garderai une grande amitié ; je vous remercie pour le bien que vous pensez de nous. Ne m’en veuillez pas » (CB, 136). Il cramoisit, salue et s’en va. Barrès rompt alors sa convention narrative. Il parle au jeune Allemand, il parle à celle qui continuera de « soigner les tombes », il parle à la jeune Lorraine, et lui dit de toujours garder « le pur langage de [s]a nation » (CB, 137).

Colette Baudoche est le modèle haut de gamme du roman nationaliste revanchard que l’imaginaire social adoube dans les années qui précèdent la Grande Guerre (1914-1918). Les cinq dimensions sociosémiotiques de cet imaginaire (narrativité, cognitivité, poéticité, théâtralité, iconicité) sont sollicitées et activées, ce qui peut se résumer comme suit.

Deux grands récits de légitimation positifs, le catholique et le national, sont pris en écharpe par le roman. Ils combattent un récit externe, pangermaniste, qui s’appuie sur une supériorité militaire et, du point de vue des envahisseurs, culturelle. Au coeur de ce récit, l’amputation d’une partie du territoire français (Alsace, Lorraine) équivaut à une blessure d’honneur[12].

Deux savoirs sont principalement valorisés et confrontés : l’histoire et la culture, et à ce jeu de rivalité, la jeune Messine l’emporte sur le brave Asmus, qui n’a qu’un défaut, mais énorme, celui d’être allemand. À une occasion cependant, le narrateur concède que les Allemands ont des compétences supérieures sur le plan technique et administratif (en clair, leur armée, jusqu’ici, est mieux équipée et organisée, et ils ont un empereur).

Tant le narratif que le cognitif développent par l’intermédiaire d’un narrateur une imagologie dépréciative accolée aux Allemands, c’est-à-dire à l’Allemand « classique », ou typique. Icelui est prétentieux. Il n’a aucun goût, ni du côté de l’architecture, ni du côté de l’habillement. La gare de Metz est une solide horreur, son style est « colossâl » (CB, 16) et son aspect « puissant […], mais informe » (CB, 20-21). Frédéric est mal vêtu[13] ; il mange « de la charcuterie » et boit « de la bière » (CB, 28). Il ignore l’idée même de nuance, est pataud, indiscret, suffisant, épais dans le genre « animal de la grosse espèce » (CB, 31) avec une tendance brutale à commander[14]. Intellectuellement et, quoi qu’il en dise, culturellement, il est lent et ne fait pas le poids devant un conférencier français. D’un entregent nul, toute urbanité lui est inconnue. Il vit sans art de vivre. Atteint par la « folie des grandeurs » (CB, 17), il a cherché à imiter Versailles. Le résultat est atroce. Même la nature lui est étrangère. Quand ils se promènent, ces « mangeurs de choucroute » ne sont intéressés que par les lieux où ils ont fait la guerre, méprisant la beauté des paysages. Leur « spiritualité » est à l’image de leur gare, lourdingue. Asmus coche toutes les cases, comme on dit aujourd’hui. Même rendu plus policé et fin grâce à ses deux pédagogues lorraines, il reste un « Schwob » et le membre d’une nation qui a humilié la France. Son épaisseur mentale se mesure au fait que c’est au milieu d’un cérémonial de vénération des âmes mortes que ce « frivole » (CB, 135) vient demander sa main à une jeune fille qui pleure les défunts. « Au son de la musique liturgique », un immensurable barbare « rêve de plaisirs » physiques (CB, 135).

Sur le plan de la poéticité, l’écriture a du répondant. Outrée ou ironique quand elle aggrave l’imagologie courante des Germains, elle est pleine de ressources rhétoriques étincelantes quand elle évoque Metz, la Lorraine et leurs habitants, quand elle projette la patrie dans le temps (« de Clorinde et des fameuses guerrières » [CB, 137] aux soldats du temps qui vient), quand elle marie la soif de ressusciter et les feux du revanchisme. Métaphores et métonymies, oxymores (« [m]élodie […] de terreur », CB, 133) et scansions rythmiques sont enrégimentés d’un seul élan pour ensanglanter le souvenir des soldats morts et le transformer en « fête » (CB, 136) : « Les regards ne peuvent se détacher des lumières du cercueil. Quoi ! cette douloureuse armée est devenue une centaine de vives flammes sur les fleurs d’un catafalque ! » (CB, 132). Par l’entremise d’une aura historico-mystique, la prose de Barrès, indigeste et d’un baroque mortifère insupportable à partir du moment où l’on sait à quoi elle conduira, lègue en conjoncture une base efficace aux va-t-en-guerre et aux nationalistes avides de « descendre dans l’arène[15] ». Ce n’est pas toujours le cas, mais ce l’est souvent : il advient aussi que les descriptions précises et inspirées des paysages de la Lorraine soient embrigadées dans le climax militariste[16]. Sur ce plan, Alain Brossat juge ces tableaux vivants à raison de la patine de leur écriture : « Si quelque chose devait survivre à la débâcle du kitsch barrésien, ce serait peut-être cet élément : l’invention du paysage comme motif identitaire, patriotique, comme économie morale, dans sa relation indéfectible à une histoire partagée. L’idée (que l’on va retrouver chez les Straub[17]) que non seulement le paysage a une histoire, mais qu’il est histoire, qu’il est, tout simplement, un autre visage de l’Histoire, avec une majuscule[18]. »

Les deux dernières dimensions sociosémiotiques sont elles aussi très loin d’être désoeuvrées. Préparée par une isotopie de la mort qui vogue au fil de la prose, la théâtralité du texte atteint son acmé dans la fête des morts dont les préparatifs amorcent l’explicit. Des jeunes filles, dont la « cornélienne » Colette, prennent en charge la scénographie et décorent la cathédrale de guirlandes, comme c’est de coutume au mois de septembre en souvenir du siège de la ville. Elles ont été invitées à faire ce travail par « les Dames de Metz »[19], lesquelles sont une dizaine, désignées par le narrateur comme « une espèce d’aristocratie » (morale) (CB, 126). En ville, leur nom seul les nimbe d’une constance admirable. Elles entretiennent la mémoire de la ville et de ses martyrs, ainsi que le souvenir solennel du 7 septembre 1871[20], jour où quarante mille Messins « se rendirent, la croix catholique en tête, au milieu de la stupeur des Allemands, à Chambières, devant le monument que les femmes de Metz offraient aux soldats français morts dans les batailles du siège » (CB, 127-128). Les tirades du passé résonnent encore dans les scènes d’aujourd’hui. L’exaltation religieuse se fond dans la vénération rêveuse des souffrances de la guerre. Orgue petit, chanteurs lointains, évêque prosterné, ombres tutélaires, tout s’anime et prend double sens : le passé est présent, le mort est vivant, le Moyen Âge et les « vieilles cantilènes » (CB, 132) offrent la puissance de leur paix, les « vieilles croyances » (CB, 132) retrouvent une jeunesse inattendue. Mais s’il fait fond sur un commerce des esprits, ce théâtre se montre étrangement messianique. L’ange d’hier fait place en douce au soldat d’un demain qui perce déjà dans l’aujourd’hui. Voici deux exemples, parmi d’autres, de cette dérive. La lecture de l’Épître est tout sauf innocente : « Admirable morceau de circonstance, car il raconte l’histoire des Macchabées, qui moururent en combattant pour leur pays et que Dieu accueillit, parce qu’ils avaient accepté le sommeil de la mort avec héroïsme. C’est le texte le plus ancien et le plus précis où s’affirme la doctrine de l’Église sur les morts. Une grande idée la commande, c’est qu’ils ressusciteront un jour… » (CB, 132). Vient un peu plus loin l’éclat du Dies irae : « Mélodie de crainte et de terreur, poème farouche, il surgit dans cet ensemble liturgique, si doux et si nuancé ; il prophétise les jours de la colère à venir, mais en même temps il renouvelle les sombres semaines du siège. Son éclat aide cette messe à exprimer complètement ces âmes messines, dont les années ont pu calmer la surface, mais au fond desquelles subsiste la première horreur de la capitulation » (CB, 133). Lus en chaire épiscopale avec toutes les vibrations sonores et les scintillements de lumière que l’intimité généreuse de la cathédrale propage, ces deux passages lient la douleur du lointain à la proximité sombre du malheur proche. Les deux traumatismes ne suscitent pas la même désolation. La défaite des Macchabées irradie de sens et de valeurs : mourir pour son pays, être accueilli par Dieu, avoir combattu héroïquement, inspirer par l’exemple une doctrine fondamentale, figurer dans « Le Livre ». La défaite de 1870, elle, à la souvenance encore marquée par « l’horreur », loge au creux des coeurs et de la mémoire vive. Néanmoins, l’une et l’autre héritent d’une double espérance garantie par l’Église et par le rite même qui est en train de se dérouler. La première est la résurrection, la seconde est la prophétie de « la colère à venir ». Quelques lignes plus loin, les deux vecteurs ne feront plus qu’un. La « grande idée » se marie au désir de vindicte sous l’égide de la justice divine, c’est-à-dire sous l’assurance du fait qu’il y aura une nouvelle vie par-delà l’immense sacrifice de naguère.

Il est donc clair que c’est bien d’une messe dans le plein sens du terme qu’il s’agit dans ces pages, puisqu’une messe perpétue la mémoire du sacrifice du Christ. Mais il est tout aussi clair que c’est aussi d’un appel épiphanique et politique qu’il est question : « [P]our eux [les gens de Metz] l’idée de résurrection se double d’un rêve de revanche. Ils enrichissent de tout leur patriotisme une liturgie déjà si pleine » (CB, 133).

Outre de recourir à de fréquentes procédures d’artialisation des lieux et des cadres de vie (citations d’oeuvres et de noms d’artistes ou d’artisans illustres, descriptions d’intérieurs, valorisation du bon goût, commentaires sur les styles et les sites architecturaux, etc.), la dimension iconique se manifeste par la cartographie d’une ville particulièrement faite « pour l’âme, pour la vieille âme française, militaire et rurale » (CB, 13). Deux jeux d’opposition forment une manière de carré symbolique : la splendeur maintes fois soulignée des paysages lorrains s’offre en contrechamp aux « monuments du souvenir [dressés] sur tous les plateaux du pays » (CB, 130), tandis que la cathédrale Saint-Étienne, tout en élan vers le ciel, s’offre en contrepoids historique et spirituel à la gare de Metz, cette chose dont le narrateur dit qu’en elle « rien ne s’élance, tout est retenu, accroupi, tassé sous un couvercle d’un prodigieux vert-épinard » et qu’« [o]n y salue une ambition digne d’une cathédrale, et ce n’est qu’une tourte, un immense pâté de viande » (CB, 16).

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Le « Livre premier » de la deuxième partie des Misérables, intitulée « Cosette », lui est entièrement consacré. C’est qu’il s’agit de relever un défi considérable, rien de moins que raconter l’entièreté d’une bataille, et quelle bataille ! Énorme, gigantesque, destinée à infléchir le cours de l’histoire, et si bien que Dieu lui-même est soupçonné d’être intervenu. Waterloo n’a pas d’égale. Antithèse majeure : au gigantisme de l’événement s’oppose la truculence de son dernier mot, le « merde » de Cambronne. Impensable cependant de finir comme cela. L’écriture hugolienne lâche les chevaux, plus ce sera énorme, mieux ça ira : « [L]’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne » ; « [f]oudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre » ; « sous l’accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur[21]. » Et d’ajouter que le « soldat ignoré » n’a pu trouver « le mot de Waterloo » que « par visitation du souffle d’en haut[22] ». Dieu rabelaisien, il fallait oser ! Il le fit. Et tandis que Thénardier joue les charognards sur le champ de bataille dans la nuit qui vient, sous l’effet d’une sorte de corde de tension, la France est « anéantie, mais victorieuse ».

Sand exceptée, les écrivains ont tous représenté la France comme une femme. Elle l’est aussi très généralement sur le plan du langage habituel (« la » France, le prénom France) et sur l’étal des représentations courantes (Marianne). Vu la question traitée, il serait malgracieux de ne pas en appeler à la Fantine des Misérables. La première description que le roman donne d’elle l’élève au rang d’icône absolue de la patrie de Molière et de Victor Hugo. Quelque chose d’hollywoodien s’unit ici à la sculpture antique et aux plus douces des Vierge à l’enfant de Botticelli : « [L]a peau blanche laiss[e] voir çà et là les arborescences azurées des veines, la joue puérile et fraîche, le cou robuste des Junons éginétiques [déesses de la jeunesse] », à tel point que des amoureux de la perfection auraient entrevu en elle « l’antique euphonie sacrée[23] ». Plus tard vient la déchéance. Pour survivre et envoyer de l’argent aux monstrueux Thénardier qui gardent Cosette, l’ex-grisette vend ses cheveux, ses incisives, son corps. Arrêtée par Javert pour avoir selon lui agressé un bourgeois, elle est sauvée de la prison par monsieur Madeleine, alias Jean Valjean, supérieur de l’inspecteur de police en tant que maire (de Montreuil-sur-Mer). Il la recueille, connaît bientôt son histoire et apprend qu’elle a été injustement mise à la porte d’un de ses ateliers, ce qui entraîna son déclassement social effrayant. Épuisée et malade, la jeune fille-mère, atteinte d’une maladie de poitrine, meurt sous le choc d’une émotion provoquée par Javert. Et le narrateur de s’adresser plus tard à la jeune défunte en ces termes : « Ô sainte fille, vous n’êtes plus de ce monde depuis beaucoup d’années ; vous avez rejoint dans la lumière vos soeurs les vierges et vos frères les anges ; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis ![24] » Une antithèse majeure conduit son parcours et la donne finalement à voir comme « parfaite, mais assassinée », expression débalancée qui fera plus tard le miel des décadents et inspira des artistes aussi doués que Félicien Rops.

Sur le plan d’un sociogramme qui prendrait en compte l’état de la France, la féminisation indiquée ci-dessus s’appuie sur un passé fort riche, inséparable de la religion chrétienne. Plusieurs héroïnes célèbres ont ainsi acquis une place dans la modernité alors qu’elles vécurent dans des temps anciens. Il en est ainsi de Marie-Madeleine, ex-prostituée selon les uns, femme riche et libre selon les autres, parfumeuse, embaumeuse, pécheresse, mais assurément devenue membre importante de l’équipe de Jésus de Nazareth et peut-être sa compagne au sens biblique du terme, elle fut, semble-t-il, une évangélisatrice efficace. Ses représentations picturales la montrent de bien des façons, mais l’une d’elles est caractéristique dans les différentes phases de la Renaissance italienne. L’amateur d’art la voit qui tient sur ses genoux un crâne sur lequel elle a posé une main. De nombreuses lectures de cette scène ont été avancées. Le crâne indiquerait la futilité de la vie humaine. La main armerait un geste de protection ou de complicité, voire une trace de l’éternité de son repentir pour la vie antérieure de pécheresse qu’elle aurait vécue. À moins que ce crâne et la main qui le caresse indiquent qu’elle détiendrait à la fois le secret de la vie et le secret de la mort, lesquels elle conserverait pour elle seule, devenue à jamais gardienne d’une double espérance, celle du pardon et de l’immortalité. Manifestement active et tenace, elle évangélisa, dit-on, la Provence. Son tombeau se trouve dans la basilique Sainte-Marie-Madeleine à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, dans le Var. C’est une chose acquise, la France n’est pas « la fille aînée de l’Église » par hasard. Henri-Dominique Lacordaire n’y fut pas pour rien[25].

À la fictive Fantine et à la mythique Marie-Madeleine peuvent s’adjoindre nombre de figures emblématiques, iconique comme Marianne, ou historique comme Jeanne d’Arc. Ces deux dernières sont cependant enveloppées d’une atmosphère guerrière permanente, celle-là quand elle emmène La Liberté guidant le peuple (Delacroix, 1830), celle-ci quand on sait son histoire, laquelle au xixe siècle dépend grandement de l’historien romantique par excellence Jules Michelet. « Trahie et livrée[26] », moralement et physiquement torturée, « chaste et sainte[27] », l’héroïne martyre qu’il dépeint ne cesse de dire à la fois qu’elle continue à entendre « les voix » et qu’elle a foi dans son Roi et dans le peuple de France. L’historien résume sa « singulière originalité » en ces termes : elle ne cesse de faire assaut de « bon sens dans l’exaltation[28] ». Il cite également une question retorse d’un des interrogateurs, où la fille de l’Église de Lacordaire fait une entrée inattendue : « Les voix ne vous ont-elles pas appelée fille de Dieu, fille de l’Église, la fille au grand coeur ?[29] » Tout l’essai de Michelet tend à accuser les accusateurs religieux avec plus de force que les ennemis anglais (qui visent pourtant le même résultat). Durant qu’il écrit son Jeanne d’Arc, il sort la foi des mains de l’Église catholique et des persécutions innombrables chères à l’institution ecclésiale pour la convertir en foi révolutionnaire, en foi démocratique, en foi dans le progrès[30]. Marie-Madeleine et Jeanne d’Arc entrent dans le sociogramme de l’état de la France sous ces formes respectives : « pécheresse, mais sainte », « morte, mais sainte (laïque) ».

Colette Baudoche joue un rôle pivot dans l’évolution du sociogramme ici envisagé. Après Sedan et la fin du Second Empire (1870-1871), avec l’avènement de la Troisième République, les troubles causés par le boulangisme et l’émergence du revanchisme, les choses changent. Maurice Barrès, héritier symbolique et spirituel de Jeanne d’Arc[31], s’avère le chef de file d’un « nationalisme intégral » destiné à rassembler les conservateurs et les réactionnaires, et au-delà si possible. La « doctrine nationaliste » de Barrès, écrit Gérard Noiriel, « reprenait un grand nombre d’arguments déjà présents dans La France juive, mais en évitant les poncifs ridicules et les propos délirants de Drumont. Barrès défendait lui aussi le déterminisme de la race. À ses yeux, les Juifs n’étaient pas de vrais Français parce qu’ils n’étaient pas issus d’une longue hérédité dans le sol national[32]. » Cet antisémitisme ne désarmera guère au fil de l’histoire moderne de la France. Il n’est cependant pas activé dans Colette Baudoche, lequel roman oppose pourtant bel et bien un « nous » à des « autres », en l’occurrence les Français aux Allemands. Frédéric Asmus correspond parfaitement à ce portrait d’exclusion : « Tout étranger installé sur notre territoire alors même qu’il croit nous chérir hait naturellement la France éternelle, notre tradition qu’il ne possède pas, qu’il ne peut comprendre et qui constitue précisément la nationalité[33]. » Le congédiement dont il est l’objet par la pure Colette est inspiré par « le culte de la terre et des morts[34] », non sans une érotisation d’outre-tombe où l’écrivain, qui a congédié quelques pages auparavant son narrateur, flirte avec l’interdit : « Petite fille de mon pays, je n’ai même pas dit que tu fusses belle, et pourtant, si j’ai su être vrai, direct, plusieurs t’aimeront, je crois, à l’égal de celles qu’une aventure d’amour immortalisa[35] » (CB, 137). En attente de « résurrection » et de « réparation », l’expression « trépassés, mais vivants » offre son paradoxe au sociogramme guetté, au sein duquel Metz apparaît en ombres de signe comme la synecdoque généralisante de la France.

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La victoire de 1918 était pour Barrès la réalisation d’un rêve. Le 18 novembre 1918, il participa au cérémonial de « la délivrance de Metz » et assista le lendemain au défilé des troupes et à l’entrée triomphale du maréchal Pétain. Trente-trois ans après la première édition de Colette Baudoche, dont il peut être tenu pour la réécriture, paraît Le silence de la mer de Vercors. L’action se passe en 1941. Un officier allemand, Werner von Ebrennac, s’installe dans une maison où vivent un vieil homme et sa nièce. Ces derniers font acte de résistance à leur manière ; ils passent leurs soirées avec lui dans le salon, mais ne lui adressent jamais la parole. Von Ebrennac s’en accommode et comprend. Tous les soirs, il soliloque. C’est un humaniste, qui aime l’art, la musique, la littérature. Il y a une part d’idéalisme chez lui, il aime la France et sa culture, il pense que les choses vont s’arranger. Quand il se retire le soir, il leur dit systématiquement : « Je vous souhaite une bonne nuit », n’imaginant pas que cette nuit peut aussi être pour ses hôtes une image de l’Occupation. Mais cet idéaliste apprend lors d’un court séjour à Paris ce qu’est le destin que ses supérieurs veulent réserver à la France, destin qui n’a rien de la réunion de la France et de l’Allemagne dont il rêvait. Désespéré par ce qu’il a appris et par sa propre naïveté, il annonce son départ pour le front de l’est, et l’on comprend qu’il va délibérément y chercher une fin tragique. Lors d’une dernière soirée, le vieil homme et sa nièce lui diront enfin quelque chose. Lui, lui dira « Entrez, monsieur[36] », et le mot « monsieur » montre qu’il ne le tient plus pour un soldat ni un ennemi. Quant à elle, elle lui dit « Adieu[37] », mot qui sonne comme une marque d’estime, d’émotion et de compassion offerte au milieu d’un monde gouverné par la violence et la folie. Le silence des deux Français est d’évidence leur manière de résister à l’envahisseur. Reportée sur la France, la tension sociogrammatique que capte la nouvelle peut se résumer comme suit : « Traumatisée, mais digne »[38]. Trois années plus tard, la contention passe de la contrainte abstraite à la joie concrète. S’imposent en effet Charles de Gaulle et les mots célèbres qu’il prononça à l’Hôtel de Ville de Paris, le 25 août 1944, peu après la libération de la capitale, dont le nom joue ici comme d’habitude un rôle de synecdoque généralisante (« Paris », c’est-à-dire la France). Innervée par les répétitions (« Paris » cinq fois, « libéré » trois fois, « France » six fois), par la cadence rythmique, par un ton où le lyrisme flirte avec l’épique, par la rime interne en « é », par la gradation qualitative « tout entière […] qui se bat […], la seule […], la vraie […], éternelle », la séquence est célèbre : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle[39]. » Le coeur du sociogramme résonne ici pour une première fois : « Martyrisée, mais éternelle ».

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Les années 1945-1975, qui suivront ce moment d’enthousiasme gaullien, seront marquées par une révolution à la fois discrète et efficace à laquelle Jean Fourastié donna le titre bien connu « Les Trente Glorieuses »[40]. Passage à la société de consommation, croissance forte, progrès multiples (dans les domaines de la technique et des technologies, des communications, des moeurs, de la gestion économique et des ressources, de la production industrielle, de l’accès à la culture, de l’enseignement, etc.), plein emploi, natalité en forte hausse, croissance démographique, premiers élans vers l’émergence d’une grande entité européenne, etc. L’expression de Jean Fourastié laissait cependant de côté divers événements ou problèmes délicats. La guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie sont accablantes. La révolte étudiante de 1968 et ses conséquences attestent une fracture générationnelle violente, une crise culturelle, morale et intellectuelle d’envergure. Les crises pétrolières au début des années 1970 signifient que la fête est finie. Des questions sociales majeures sont depuis trop longtemps mises sous le tapis, dont, au premier chef, celle de la condition des femmes, déclassées par les effets d’un masculinisme qui puise ses racines très loin dans le passé et dont la fin n’est alors pas pour demain. Le tableau pourrait être étoffé très largement, mais ceci suffira pour suggérer que le sociogramme de l’état de la France a du plomb dans l’aile. Le slogan politique le plus largement diffusé ressemble à un extrait de sketch : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées »[41]. Sous sa forme sociogrammatique, il se réduit à « des idées, mais pas d’énergie ».

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Le plus intéressant, sur le plan sociogrammatique, est d’observer la contradiction selon laquelle la France est « décadente, mais pas par sa faute » dans la récurrence énorme du thème du déclin, véritable objet de fascination servant de levier pour créer de l’angoisse et, par rétroaction traumatique anticipée, pour en appeler à des retours musclés à l’ordre, à la violence sociale, à l’exclusion[42]. Dans les médias populaires, ce déclinisme a trouvé ses héraults politiques, autrefois chez Édouard Drumont, à présent chez Éric Zemmour, et en littérature chez des écrivains comme Barrès hier et comme Renaud Camus aujourd’hui. Ce dernier est connu pour ce que la presse appelle généralement « la théorie du grand remplacement », dont Michel Houellebecq tira cyniquement grand profit dans son roman Soumission (Flammarion, 2015). Cette « théorie » n’en est pas une au sens intellectuel du terme. Ce n’est qu’un prurit d’idéologie baxtérisée sur un récit intentionnellement anxiogène. Le pays serait en train de péricliter et ses habitants de souche de disparaître. De plus en plus infestée par des masses d’étrangers (le « péril migratoire » a remplacé le « péril jaune » de la fin du xixe siècle), la population issue de Clovis et de Sainte-Geneviève va peu à peu être remplacée par de mauvaises gens « qui viennent bouffer le pain des Français[43] ». Éric Zemmour reconduit et amplifie ce sectarisme, affirmant que les élites du pays sont complices de la déroute annoncée tandis que le peuple, lui, n’est pas encore conscient de ce qui va lui arriver. C’est ce qu’il appelle Le suicide français (Albin Michel, 2014). Créant à l’envi des objets de fascination enrobés d’une rationalité dévoyée (statistiques approximatives ou lues de travers, fake news et faits divers élevés au rang de vérités immarcescibles, insinuations multiples sur les modes du « yaka » et du « c’est tout vu », etc.), il reproduit tous les éléments d’une déterritorialisation typique : opposition systématique entre « eux » et « nous », mépris des immigrés (« ce ne sont que des voleurs et des nuisances », « ils sont la cause de toutes les plaies sociales du pays, déficits, hôpitaux, drogue », etc.), virilisme de comptoir et disparition d’un sexe (« on n’a plus les femmes qu’on avait »), décadence de la jeunesse (« ils ne connaissent plus rien »), racisme à ciel ouvert (Zemmour a été condamné deux fois pour cela), inversions idéologiques typiques (« c’est “nous” qui serons colonisés, voire qui le sommes déjà »), etc. Émotion dominante ? La peur. Mais le pays « n’a pas dit son dernier mot », affirme le titre d’un essai récent[44]. La seule solution ? Une révolution conservatrice, nationaliste et autoritariste. Sans quoi, dit le prophète, ce sera la disparition définitive. Mais ça presse. Le pays est déjà envahi et gangrené par des forces néfastes. Il faut bouter l’étranger dehors, revenir aux vraies valeurs, alors le pays retrouvera la destinée pour laquelle il a été créé. Bien entendu, un homme fort ou une femme forte pourrait prendre les choses en main.

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Un peu d’esprit de Sévigné allégera la finale de ce parcours. De Cambronne à Barrès, puis de Barrès à Zemmour, peut être mis en évidence le plus étonnant, le plus surprenant, le plus merveilleux, le plus miraculeux, le plus triomphant, le plus étourdissant, le plus inouï, le plus singulier, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus imprévu, le plus grand, le plus petit, le plus rare, le plus commun, le plus éclatant, le plus secret jusqu’aujourd’hui, le plus brillant, le plus digne d’envie, le plus étourdissant sociogramme qui se puisse trouver. Respectant au plus près la démarche de Claude Duchet, cette étude met en évidence un sociogramme qui n’est autre que celui de l’état de la France tel qu’il se présente dans une période allant de la Révolution de 1789 à nos jours. « Anéantie, mais victorieuse » (Waterloo revu par Hugo) ; « parfaite, mais assassinée » et « fille-mère et prostituée, mais au paradis » (Fantine) ; « pécheresse, mais sainte » (Marie-Madeleine) ; « hérétique, mais sainte (laïque) » (Jeanne d’Arc) ; « occupée, mais vaillante » (Metz) ; « trépassés, mais vivants » (Colette Baudoche) ; « traumatisée, mais digne » (la nièce du Silence de la mer) ; « brisée, martyrisée, mais libérée » (de Gaulle) ; « débordante d’idées, mais sans énergie » (1976, sous Giscard d’Estaing) ; « exceptionnelle, mais bientôt remplacée » (Renaud Camus, Zemmour). Ces multiples capsules oxymoriques – qui devraient être raffinées, cela va de soi – gravitent autour de ce noyau central : « Vaincue, mais éternelle ». Un tel sociogramme est globalement conservateur et inquiétant. Il faut néanmoins noter que le moral de la nation n’est pas totalement atteint. Astérix et Obélix sont là, « occupés, mais résistant » « encore et toujours à l’envahisseur », et la France a gagné la coupe du monde de football deux fois, en 1998 et en 2018. En 1998, le New York Times mit en première page une petite phrase perfide disant que la France avait enfin gagné quelque chose. En 2018, le président de la République française surjoua si bien la joie d’une victoire qui n’était pas la sienne que tout le monde le trouva et se sentit un tantinet ridicule.