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Dans l’entretien qui ouvre Un cheminement vagabond, Claude Duchet prend acte d’un reproche fait à la sociocritique : celle-ci ne s’intéresserait qu’au xixe siècle[1]. En 2011, date de la publication de ce volume, le jugement pouvait déjà paraître sévère[2] ; toutefois, toujours selon Claude Duchet, « tant que nous n’aurons pas construit une histoire littéraire (sociocritique), nous rencontrerons cette objection[3] ». Onze ans ont passé depuis cet avertissement, cinquante depuis l’article fondateur de la sociocritique[4] : aucune histoire de ce type n’a été écrite. Ce n’est pas faute pourtant de l’avoir appelée de ses voeux et d’en avoir soulevé les enjeux théoriques et méthodologiques. En 1995, au colloque célébrant le centenaire de la Revue d’histoire littéraire de la France, Claude Duchet défendait l’intérêt de « La sociocritique dans l’histoire littéraire »[5], un plaidoyer prolongé en 2003 par Pierre Laforgue[6]. Dans sa communication, Claude Duchet interrogeait « la part respective de l’historique et du social dans les pratiques de l’histoire littéraire (au sens lexicalisé du terme)[7] », en montrant notamment comment ces deux domaines définissent deux terminologies concurrentes et parfois confondues : histoire littéraire et histoire de la littérature. L’accent serait mis, dans l’histoire littéraire, sur la démarche historique, spécifiée seulement par sa dimension littéraire. La littérature constituerait un prisme particulier pour lire des événements débordant le strict cadre des oeuvres. Pratiquer une histoire de la littérature donnerait au contraire toute son autonomie à la littérature, comprise dans un sens restreint, ce qui consisterait à rendre compte de l’évolution de cet objet autonome, répondant à ses propres règles, indépendamment d’une époque. Une histoire littéraire sociocritique procèderait quant à elle d’une histoire sociale de la littérature. Il s’agirait de ne pas limiter la discipline à l’élucidation d’un contexte, simple préalable à la compréhension d’une oeuvre : « L’histoire littéraire telle que l’envisage et la souhaite la sociocritique a pour vocation d’entrer dans l’oeuvre même – dans l’oeuvre-texte –, d’être connaissance de l’oeuvre et pas seulement préalable à cette connaissance[8]. »

Outre qu’une telle histoire n’a pas encore été écrite, il nous semble que la réflexion quasi identitaire sur ce que doit être l’histoire littéraire est toujours d’actualité, en particulier en France et pour ce qui concerne les années 1930. En effet, cette période pose au moins deux enjeux méthodologiques. Premièrement, un problème de périodisation. Depuis La crise du roman de Michel Raimond, paru en 1966, demeure le sentiment d’une réorientation esthétique et éthique du genre romanesque dans les années 1930 sans que celle-ci soit précisément identifiable ni en son début ni en sa fin[9]. Dès l’immédiat après-guerre et aujourd’hui encore, les historiens du roman peinent à intégrer la production des années 1930 dans l’histoire du genre, c’est-à-dire à rationaliser son évolution et à écrire une histoire sans rupture. Nous en voulons pour preuve la « Parenthèse sur le roman existentiel des années 1930 et 1940 » qu’introduit Henri Godard dans son Roman modes d’emploi[10], entre les deux moments d’expérimentations formelles qu’auront été les années 1920 et les années 1950. La composition du roman ne répondrait plus, au cours de la décennie qui nous intéresse, à un questionnement langagier mais existentiel. Henri Godard décrit ainsi une littérature soumise à la pression de l’histoire – succession des crises économiques et politiques, montée des périls sociaux et militaires – qui suppose de prendre parti, c’est-à-dire impose aux auteurs de s’engager dans une action politique, du moins politisée. Le clerc, devenu un intellectuel, ne peut plus se réfugier dans sa tour d’ivoire.

Tel est le deuxième problème : la prégnance idéologique de la période, qui interroge les frontières du fait littéraire et donc de la matière de l’historien littéraire (et plus encore celles de la matière de l’historien de la littérature). À l’occasion de son récent essai Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ?[11], Gisèle Sapiro considère par exemple que la réédition des Décombres de Lucien Rebatet[12] se justifie par l’éclairage que le pamphlet et l’appareil critique historique qui l’accompagne apportent à l’Histoire. En revanche, la sociologue condamne à demi-mots la réédition québécoise des pamphlets de Céline[13], « faite par un célinien, littéraire, qui n’est pas historien de la période et qui privilégie une approche littéraire qui contribue à réintégrer les pamphlets dans “l’oeuvre” de Céline, alors que Céline lui-même les en avait dissociés[14] ». Or Michel Murat n’a-t-il pas montré que l’union du lyrisme et de la prose d’idées était caractéristique des années 1930[15] ? Et l’histoire littéraire peut-elle en rester à « l’oeuvre » – sous-entendu le grand oeuvre –, le canon consacré, si elle veut, comme le préconise Claude Duchet, exister « à part entière et en mouvement[16] » ?

Notre propos consistera ainsi en une réflexion sur l’histoire du roman des années 1930 qui condense les enjeux de la sociocritique dans la discipline. Après avoir mis au jour l’écart qui sépare le roman tel qu’il a été pensé par les historiens littéraires contemporains de la période et ce qu’on en a retenu ensuite, nous aborderons la complexité mais aussi l’intérêt d’une prise en compte des rapports entretenus alors entre littérature et idéologie. Nous reviendrons donc sur quelques faits d’histoire littéraire qui méritent d’être rappelés avant de proposer notre propre réflexion méthodologique.

Un classicisme nouveau ?

Si les années 1930 peuvent apparaître comme une « parenthèse » – pour reprendre le mot d’Henri Godard –, c’est peut-être en raison d’un paradoxe : fortement identifiable pour les crises sociopolitiques qui l’ont scandée[17], la décennie se dérobe pourtant en histoire littéraire à une périodisation évidente et arrêtée. Il convient donc, dans un premier temps, de suivre la leçon de Claude Duchet en retraçant brièvement l’« histoire de l’histoire littéraire[18] » de cette période à la fois sur et in-déterminée.

Commençons par mentionner la précocité avec laquelle la littérature des années 1930 a été soumise à une lecture historienne. Dès le tournant de la décennie, plusieurs publications se suivent et se répondent dans un débat général sur l’évolution conjointe de la société et de la littérature dans le cours de l’histoire. Nous ne retiendrons pour notre exposé que Inquiétude et reconstruction, retentissant essai de Benjamin Crémieux sur la fin de l’après-guerre qui illustre un double mouvement d’explication et d’anticipation du sens de l’histoire, sur les deux plans des événements et de la littérature. Ainsi, dès 1931, l’essayiste affirme que « [l]es années qui vont de 1918 à 1930 semblent bien présenter le caractère d’un cycle fermé, d’une époque de transition ou d’une période[19] », et consacre les derniers chapitres de son livre à l’orientation nouvelle de la littérature, considérée principalement à partir du roman : une littérature de la reconstruction, fondée sur un nouvel humanisme, à la recherche d’un esprit européen et nourrie par un sens social. Selon lui, les bouleversements sociopolitiques et culturels (« révisionnisme » des traités de 1919-1920, dumping russe, crise économique mondiale, première forme du projet d’Union européenne, apparition du cinéma parlant) ont entraîné une remise en question de la littérature telle qu’elle s’est écrite au cours de la décennie précédente, visant très spécifiquement Proust et les surréalistes. Une nouvelle époque commence alors, marquée par une instabilité historique globale que la littérature est censée enrayer en rétablissant une forme de classicisme : « Après la débauche d’originalité qui a suivi la guerre, on en vient à une vue moins paroxystique de l’art. La notion d’originalité absolue […] s’élimine graduellement […][20]. »

On ne peut toutefois que s’interroger face à ces propos qui sont à l’origine d’une incohérence dans l’histoire littéraire : on continue de dire que les années 1930 sont une décennie au cours de laquelle cesse l’innovation formelle, mais on institue en chefs de file de cette génération littéraire des auteurs comme Malraux ou Céline qui ont certes mené le roman vers d’autres horizons que ce qu’avaient initié Proust ou Gide, mais qui n’en sont pas pour autant revenus à des formes romanesques héritées du xixe siècle. Pour expliquer cette évidente contradiction, peut-être faut-il d’abord relativiser l’a priori du début de la décennie, en s’interrogeant sur la part inhérente d’aveuglement au manque de distance historique. Programmer la littérature à venir, la définir avant qu’elle ne s’impose, revient à plaider pour son alignement sur les mouvements de l’histoire tout en réaffirmant sa force d’action et sa capacité à infléchir le cours des événements. Mais, en 1931, une telle anticipation est nécessairement vouée à l’erreur du fait de l’accentuation de la crise internationale et de l’évolution des débats qui en découle. On a ainsi pu voir en Marcel Arland et, dans une moindre mesure, en Jean Schlumberger deux représentants du classicisme nouveau : leur oeuvre rejette les passions romantiques et renoue avec une structure romanesque « traditionnelle », c’est-à-dire antérieure aux innovations proustiennes et gidiennes. Selon Denis Saurat, en 1931, « [l]e Saint-Saturnin de Jean Schlumberger marque une date : la fin du moderne[21] » ; selon Daniel-Rops, Arland propose dans L’ordre, prix Goncourt 1929, le récit d’un « héros […] artisan de sa propre ruine », à l’image d’une génération de « jeunes hommes livrés à une violence désordonnée […] dans laquelle […] ils puisaient une joie amère et désespérée[22] ». L’essayiste était assez sûr de ses analyses pour affirmer que ce goût pour l’inquiétude dont Arland se fait le porte-parole « apparaîtra nettement aux historiens littéraires futurs[23] ».

Pourtant, très tôt, ces deux auteurs qui apparaissaient comme les annonciateurs d’une nouvelle génération seront mentionnés dans l’histoire littéraire de l’entre-deux-guerres uniquement pour en être aussitôt exclus. Dès 1946, Gaëtan Picon délimite les contours de la « génération de 1930 » dans son Panorama de la nouvelle littérature française, et précise que « nombre d’oeuvres importantes […] demeurent à l’écart de ce courant[24] », dont celle de Marcel Arland, plus proche de la génération précédente. Dans son Histoire du roman français depuis 1918, Claude-Edmonde Magny reprend à son compte ce jugement en considérant qu’Arland, Maurois, Chardonne, Jouhandeau ou Colette sont autant d’auteurs qui « auraient pu aussi bien écrire avant 1914 les oeuvres qu’ils publièrent après cette date », formant ainsi « une littérature qui n’est “ni ici ni là”, sise dans un véritable no man’s land de l’histoire[25] ». L’historienne s’en prend ensuite sévèrement à Schlumberger, à qui elle reproche une sécheresse classique tout en considérant que son oeuvre est marquée par le « rétrospectif », ce qui la condamne à sembler déjà « dans le passé » dix ans seulement après sa publication[26]. Seul Michel Raimond mentionne le duo d’oeuvres comme représentants de la période, mais pour précisément justifier la fin de son étude par une confiance retrouvée dans le roman à la fin des années 1920[27].

La disqualification des auteurs en fonction d’une esthétique datée nous intéresse dans la mesure où elle semble, en fait, correspondre à l’organisation du débat intellectuel des années 1930. Les historiens littéraires, dont la tendance les porte à retenir les productions originales au détriment des oeuvres de continuité, ont d’abord écrit le récit d’un dynamisme volontiers révolutionnaire ou anarchiste au détriment d’une stabilité effectivement peu novatrice. Or la coexistence de ces deux forces n’est pas anodine et est irréductible à des questions d’écoles esthétiques plus ou moins poussiéreuses : Arland est cité par ses contemporains aux côtés de Malraux, de même que son article rompant avec l’héritage de Gide a constitué un moment clef dans l’affirmation d’une nouvelle génération d’écrivains[28]. Le conflit est idéologique et sociologique, le discrédit de Schlumberger ou celui d’Arland reproduit l’opposition forte de l’époque contre les valeurs bourgeoises. Ainsi, dès 1941, Bertrand de Jouvenel s’en prend à L’ordre d’Arland pour en faire le roman type de la bourgeoisie d’après-guerre[29] ; Pierre de Boisdeffre qualifie, lui, l’oeuvre d’Arland de « romans du bonheur bourgeois[30] » et Claude-Edmonde Magny ajoute que son oeuvre a représenté l’« abri d’une bourgeoisie qu’il faut non seulement distraire, mais aussi consoler, ravir ou rassurer[31] ».

À la suite de Benjamin Crémieux, les premiers historiens littéraires de la période ont confondu, dans un angle mort de leur réflexion, enjeux littéraires et socioculturels sans que la dimension sociale guide leur propos. En n’oubliant pas celle-ci, il nous semble pourtant difficile de ne conserver de la période que sa composante classique ou révolutionnaire, c’est-à-dire un seul versant de la production littéraire et du débat de l’époque. Si l’histoire littéraire constitue une partie de l’histoire, ou au moins de l’histoire culturelle, il faut alors tenir compte des clivages et des prises de position entre les différents partis qui animent la décennie.

Littérature et idéologie

Paul Nizan propose, dans un article de 1935, une distinction entre la littérature de Résistance et la littérature de Mouvement, la première se caractérisant par un décalage entre les événements racontés et l’urgence des crises de l’avant-guerre, la seconde par l’inévitable responsabilité d’une prose au présent qui « se définit […] par ses ambitions d’avenir[32] ». Nizan défend la plus grande utilité de la littérature de Mouvement, qui suppose une distance romanesque significativement réduite entre les événements racontés et le temps de l’écriture, sans en interroger l’écueil potentiel : s’engager pour l’avenir appelle une forme de propagande, au sens neutre du terme, dans laquelle menace tout de même la dérive idéologique. André Chamson, qui considère que l’auteur a besoin d’un temps de maturation pour « faire passer la vie dans la conscience claire[33] », condamne par exemple ses romans publiés au début des années 1930 – Héritages en 1932 et L’année des vaincus en 1934 –, en raison de leur soumission à l’agenda sociopolitique du moment (les difficultés de la jeune génération à acquérir la légitimité nécessaire pour prendre la place des aînés, la nomination de Hitler à la chancellerie allemande) : précipiter l’écriture peut aboutir à une indistinction entre la fiction et les faits, et risque corollairement de réduire le roman à une chronique sans intérêt esthétique[34]. Pour répondre à l’urgence de l’époque tout en préservant l’art de la contingence, Chamson s’est ainsi détourné provisoirement de la littérature pour s’engager plus directement dans l’action politique en fondant, avec Jean Guéhenno et Andrée Viollis, Vendredi, journal dans lequel Nizan publie d’ailleurs l’article que nous venons de citer.

À partir de la distinction opérée par Nizan, on peut se représenter une distribution de la littérature entre les grandes fresques sociales de Roger Martin du Gard ou celles de Jules Romains, et les romans d’actualité comme L’espoir de Malraux, récit d’une guerre d’Espagne interminée. Un tel classement dénaturerait cependant les propos et l’engagement du critique. En effet, il faut garder à l’esprit l’analogie initiale posée par Nizan : « Comme il n’y eut jamais, aux époques de métamorphoses, que deux partis politiques, il n’existe en littérature que la Résistance et le Mouvement[35]. » Ainsi que le constatait Marcel Arland dès 1930, il n’est pas une oeuvre qui échappe alors à la politique : « Un écrivain, qu’il le veuille ou non, est contraint de compter avec les partis politiques. Il ne peut écrire un livre qui ne soit aussitôt jugé de droite ou de gauche[36]. » Pour le critique communiste, qui affirme encore : « La faillite propre de Drieu se confond avec une faillite générale de la pensée bourgeoise : le cas de Drieu est exemplaire et il va se perdre comme elle dans les impasses du fascisme[37] », la Résistance équivaut à une nébuleuse qui supprime la frontière entre bourgeoisie et fascisme.

La bipartition entre bourgeois et révolutionnaires se voit donc redoublée par la lutte idéologique, complexifiant inévitablement le débat intellectuel mais également la façon dont nous écrivons l’histoire littéraire. Quoi que les différents camps idéologiques puissent partager comme symboles, outils de propagande ou objectifs politiques, un certain manichéisme caractérise les affrontements, en particulier après l’arrivée de Hitler au pouvoir : le paysage intellectuel français se scinde alors entre fascistes et antifascistes, c’est-à-dire d’un côté des forces réactionnaires inspirées par le racisme et l’antisémitisme, et par la grandeur nationale ; de l’autre, un camp hétérogène qui regroupe les catholiques de gauche réunis autour d’Esprit autant que les socialistes et les communistes. La promotion du modèle soviétique se trouve ainsi supplantée par la dénonciation du modèle hitlérien, ce qui débouche sur la publication de numéros spéciaux de revues, de nombreux articles et prises de position. Citons, parmi d’autres, « Des pseudo-valeurs spirituelles fascistes », dossier spécial proposé par Esprit (2e année, no 16, 1er janvier 1934), « La structure psychologique du fascisme » de Georges Bataille dans La Critique sociale en deux livraisons en 1933 et 1934[38], « Approches du fascisme » de Nizan dans La Jeune Révolution en 1933[39] et « Fascisme ou démocratie » en 1938 dans Cahiers de la jeunesse[40] ; on a pu également noter la tonalité fasciste du Collège de sociologie et notamment de l’article « Le vent d’hiver » de Roger Caillois[41]. Il faudrait bien sûr ajouter à cette liste les auteurs qui se sont saisis de la menace totalitaire pour la dénoncer, notamment André Chamson dans L’année des vaincus en 1934 ou Jean-Paul Sartre dans « L’enfance d’un chef » en 1939, de même que ceux qui ont rendu compte de la publication d’ouvrages propageant cette idéologie mortifère – nous pensons en particulier à Socialisme fasciste de Drieu la Rochelle, essai qui signe sa conversion en 1934 et qui a été commenté notamment par Nizan dans Monde[42] et par Julien Benda dans La Nouvelle Revue française[43].

Ainsi le fascisme apparaît-il comme une notion incontournable, autant dans la critique et dans le débat intellectuel que dans la création littéraire ; il demeure pourtant absent de la plupart des histoires littéraires, celle qui lui accorde la place la plus exacte étant De la littérature française dirigée par Denis Hollier[44], peut-être parce qu’elle est une entreprise américaine. Il ne semble, en France, possible d’inclure un auteur compromis qu’en taisant, ou en minimisant ses engagements idéologiques, c’est-à-dire en le réhabilitant sur la base de sa qualité d’écrivain. Or séparer l’homme et l’auteur, la politique et l’oeuvre, nous paraît inopportun dans la mesure où c’est largement le conflit idéologique et la tentative de textualisation de l’idéologie qui expliquent la création littéraire des années 1930. En excluant de l’histoire littéraire ces écrivains compromis, on écrit une histoire partielle, en contradiction avec les nombreuses études sur le fascisme, sur la Shoah ou encore sur l’Allemagne nazie qui abondent chez les historiens et dans les études culturelles ; mais le risque encouru en les intégrant reste effectivement de réhabiliter leurs idées, ne serait-ce qu’en les banalisant. Comment donc traiter de cette matière sans la faire entrer dans le canon littéraire ? Comment l’histoire littéraire peut-elle illustrer et expliquer l’histoire politique ? Voilà des questions difficiles quoique particulièrement stimulantes dans la mesure où les années 1930 permettent d’énoncer autrement l’enjeu méthodologique de l’histoire littéraire. Il ne s’agit plus de se demander à travers cette histoire ce qu’est la littérature, mais plus simplement peut-être : comment faire oeuvre d’historien ? Comment écrire une histoire littéraire historicisée ?

Une histoire de discours

L’article de Claude Duchet, « La sociocritique dans l’histoire littéraire », nous offre un certain nombre de rappels, et d’abord que la littérature n’existe que dans une « relation de co-appartenance[45] » avec la société. Les années 1930 nous le rappellent aussi : ce postulat de chercheur est un trait définitoire qui fut d’abord posé et pensé par les écrivains eux-mêmes. Il est utile de le réaffirmer dans le cadre de notre discipline, l’histoire littéraire, qui n’a pas encore connu l’approche sociocritique que nous attendons. La sociocritique nous semble l’approche la mieux outillée pour prendre en charge notre corpus, précisément dans la mesure où elle entend mettre au jour, à partir des textes et dans les textes eux-mêmes, les « médiations qui régissent les procès de signifiance[46] ». Il ne s’agit donc pas de réduire la littérature à son contenu idéologique ; Claude Duchet, en établissant « l’histoire sociale de la littérature » comme expression réversible de « l’histoire littéraire sociocritique », montre bien la volonté de conserver la singularité de son objet. Dans cette lignée, Pierre Laforgue affirme que c’est en étudiant l’activité sociogrammatique qui sous-tend la production littéraire et intellectuelle qu’on pourra « réinscrire tout ensemble histoire et histoire de la littérature dans leur historicité critique[47] ».

Les oeuvres que nous avons mentionnées jusqu’à maintenant mettent en relief un autre axiome : l’histoire littéraire compose avec différents genres. Cette affirmation importe malgré sa banalité, car elle permet de préciser les propos de Claude Duchet, qui traite de l’histoire littéraire (et non de l’histoire de la littérature). Accueillir réflexivement la diversité des genres annule toute considération quant à la dualité de la dénomination de la discipline. On n’image pas proposer, peut-être à tort, une « histoire romanesque » des années 1930. Il n’y aurait alors de possible que « l’histoire du roman », formule consacrant, à l’instar de « l’histoire de la littérature », la particularité et l’autonomie du genre. Or, quoique Marcel Arland affirme qu’« on ne met pas la même chose dans un roman et dans un essai[48] », Ramon Fernandez certifie, à propos de son premier roman, Le pari, prix Femina 1932, avoir mis « la matière d’un essai dans un roman[49] », et Drieu la Rochelle pose, lui, une question essentielle dans la « Préface » de Gilles : « Je crois que mes romans sont des romans ; les critiques croient que mes romans sont des essais déguisés ou des mémoires gâtés par l’effort de fabulation. Qui a raison ? Les critiques ou l’auteur ?[50] » Le genre est donc identifié, il possède ses particularités mais se trouve en même temps pris dans une concurrence avec d’autres genres, en l’occurrence l’essai. On ne demande plus « pourquoi écrire ? », ni même « pourquoi écrire des romans ? », mais « pourquoi écrire en roman ? ».

Ainsi en arrivons-nous à une troisième certitude : la porosité des domaines discursifs. S’agissant des années 1930, on est frappé par la migration dans le discours littéraire d’éléments attendus dans le domaine politique. La politique se pare d’attributs religieux et soigne son esthétique ; des romans prennent l’ampleur de discours passionnés ou virulents. On se détache ainsi de la notion de texte qui suppose un propos fini et figé, pour se rapprocher de celle de discours. Telle est, par exemple, la proposition d’Alain Vaillant qui plaide pour une histoire fondée sur la communication littéraire[51]. Claude Duchet proposait déjà de considérer la littérature « selon tel ou tel mode de production, de réception et de lecture, selon tel ou tel paramètre institutionnel[52] ». Ajoutons simplement que le texte ne saurait être pris comme une fin, dans la mesure où il ne représente qu’un instantané d’une littérature et d’un monde sans cesse redéfinis. Cette approche présente l’avantage d’élargir la compréhension du texte sans l’abandonner, de le penser en contexte et en mouvement, dans un réseau de sens qui doit permettre d’interroger, en tenant compte de la socialité des oeuvres, la spécificité du fait littéraire et générique.

Ces trois phénomènes rappelés, prenons l’exemple du sport qui a occupé plusieurs auteurs et idéologues du début du siècle. La période est globalement marquée par une valorisation accrue de la pratique sportive, liée au développement du tourisme autant qu’à l’abandon du corset par les femmes, et qui s’explique également par une recrudescence des nationalismes. Culmine ainsi dans Les dieux du stade, le film d’ouverture des Jeux olympiques de Berlin en 1936, la promotion d’une vitalité sportive d’inspiration antique au service de la propagande hitlérienne. Corollairement, le sport devient un enjeu moral et politique en littérature : en 1925, Jean Prévost publie Plaisir des sports, un essai sur la pratique individuelle du sport et sur ses effets bénéfiques pour le corps, tandis que Drieu la Rochelle défend, dans Socialisme fasciste, en 1934, un pacifisme sportif consistant à éviter la guerre. Comment comprendre, dans La chasse du matin de Jean Prévost, roman publié en 1936 qui se referme sur les émeutes du 6 février 1934, la scène du concours de plongeon que remportent les femmes aux corps athlétiques contre une bande de jeunes hommes caractérisés par leur difficulté à trouver leur place dans la société ? Simple représentation réaliste de l’époque ? Antifascisme dans la mesure où la scène mine la virilité des jeunes ? Définition d’un nouveau rapport de genre ? Quel que soit le niveau auquel on saisit la question, ce qui importe est la politique du texte qui se dessine à travers la tension entre la morale individuelle défendue par Jean Prévost depuis le début de sa carrière et la portée idéologique qui se surimpose au sport sous l’influence des discours politisés. À l’histoire par genres et même par paroisses esthétiques, politiques ou spirituelles, doit se substituer la mise en évidence des lignes de force qui animent la vie littéraire, intellectuelle, sociale et politique, autant en ce qui concerne le partage des idées que les choix discursifs.

Se défaire du carcan générique dont a été trop longtemps prisonnière l’histoire de la littérature, aborder celle-ci en tant que discours, ce n’est donc pas seulement interroger la textualisation de référents qui ont inspiré des romans autant que des essais, c’est aussi explorer la fluidité interne des oeuvres – nécessairement intertextuelles et composites. Dans cette perspective, la borne initiale (forcément arbitraire) des « années 1930 » se trouve à son tour affaiblie : le modèle offert par Proust est rejeté en même temps que sa qualité de romancier-essayiste en fait le parangon d’une gnoséologie nouvelle dont on pourrait faire remonter les prémices au moins à Barrès et à Péguy. La « parenthèse » des années 1930 n’existe donc qu’à partir du moment où le critique change de perspective et d’outils pour rendre compte de phénomènes littéraires consécutifs. S’il ne faut bien sûr pas plier la littérature à des outils trop rigides au risque de trahir l’esprit de l’époque, l’instabilité d’un concept comme celui de « discours littéraire », trop précis ou trop général selon les cas, a justement le mérite d’aligner la critique sur l’instabilité d’une littérature entrée au xxe siècle dans un état de crise dont elle ne semble toujours pas être sortie.

Depuis Gustave Lanson, a perduré le rêve d’une histoire de la littérature qui serait le récit analytique et totalisant de la vie littéraire, sans que jamais celui-ci ne soit réalisé. L’ambition marquée par Claude Duchet d’oeuvrer à une histoire littéraire sociocritique s’inscrit-elle dans ce sillage ? Le programme est, en effet, plus aisé à définir qu’à suivre tant l’objet de nos études nous paraît toujours d’actualité, à des décennies et des siècles de distance, et continue de changer de sens à mesure que les lecteurs se renouvellent, débouchant sur une histoire cumulative qui agglutinerait genèse, publication et réception, dans un récit critique, rhizomique et prométhéen. Considérant avec André Chamson que l’histoire, même littéraire, « n’embrasse pas toute la complexité de la vie », qu’elle « choisit au contraire ce qui reste de l’action et de ses mobiles quand cette action a perdu toute présence et n’existe plus qu’à travers les représentations de notre esprit[53] », peut-être faut-il admettre que la trop grande ampleur du projet lansonien en empêche la réalisation. L’histoire littéraire n’a pas de vocation encyclopédique, on ne saurait se souvenir de tout ni de tous, et nous lisons nécessairement avec notre subjectivité. Il doit cependant être possible d’écrire autre chose qu’une galerie de portraits et de concentrer notre effort sur l’explication des mécanismes de la création littéraire visant l’éclaircissement réciproque des textes et de leur historicité.

Claude Duchet a brillamment montré l’intérêt et l’enjeu d’une approche sociocritique pour l’histoire littéraire. Il nous a paru intéressant de formuler une réflexion appliquée plus que théorique pour montrer comment la sociocritique permet d’aborder autrement l’histoire littéraire, en accordant une place aux tensions sociopolitiques. On peut transformer les oeuvres, les textes ou les discours en document pour éclairer l’Histoire, sans oublier toutefois que les conflits idéologiques expliquent aussi l’évolution de la littérature. Quoiqu’il soit toujours possible de trouver des singularités, formelles ou idéologiques, qui viennent scander en périodes l’histoire littéraire, nous défendons donc plutôt une histoire faite de relations et de luttes. Celle-ci serait jalonnée par des conflits séculaires (et peut-être binaires) qui ne se succèderaient cependant pas, mais qui seraient hiérarchisés différemment selon les époques : de même que la porosité entre histoire et littérature ne se limite pas aux années 1930-1939, de même la plus pure des littératures demeure ancrée dans son époque.