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« Gloire et malheur » : tel est le titre de la nouvelle écrite par Balzac en 1829, devenant dans le « Furne corrigé »[1], sous le titre de La maison du chat-qui-pelote, la porte d’entrée de La comédie humaine. « Gloire et malheur » : La comédie humaine eut-elle d’autre sujet – la recherche ou l’exhibition de la gloire, la chute ou l’enfermement dans le malheur, le passage de l’un à l’autre, l’entremêlement de l’un avec l’autre ? Au début des années 1830, le romancier, reprenant le topos romantique de l’héroïsation du malheureux, met ainsi au coeur de ses fictions des personnages malheureux, tombés dans le malheur et tentant vainement d’y échapper. Trois oeuvres retiendront ici notre attention : Adieu, La peau de chagrin et Le colonel Chabert[2]. Adieu, nouvelle publiée pour la première fois en 1830 dans La Mode sous le titre Souvenirs soldatesques. Adieu, raconte les efforts, en 1819, de Philippe de Sucy, ancien major de l’armée napoléonienne, pour ramener à la raison la femme qu’il aime, Stéphanie de Vandières, traumatisée sept ans plus tôt lors de la « Bérésina » par la débâcle française et la décapitation de son mari. À l’ouverture de La peau de chagrin, roman paru en août 1831, le personnage principal, Raphaël de Valentin, est sur le point de se suicider, avant que sa rencontre avec un fabuleux antiquaire qui lui offre un talisman – une mystérieuse « peau de chagrin » réalisant tous ses voeux mais en raccourcissant d’autant sa vie – ne lui redonne espoir : la suite du roman évoque ce qui a précédé le désir de mourir (deuxième chapitre) puis ce qui suit l’acquisition de la peau (troisième chapitre). Publié pour la première fois en 1832 dans L’Artiste, sous le titre La transaction, Le colonel Chabert narre le retour à Paris, en 1819, de Hyacinthe Chabert, officier napoléonien laissé pour mort sur le champ de bataille à Eylau en février 1807, et ses vains efforts pour retrouver sa situation sociale et son épouse, entretemps remariée et devenue comtesse.

En dépit de leurs différences de « place »[3] et de dimension, ces trois textes ont d’abord en commun le temps de leur diégèse – le Premier Empire et l’époque de la Restauration – et un scénario « tragique », celui d’une quête vouée à l’échec. Chacune de leurs figures centrales, surtout, « appartient au malheur[4] » et à cette catégorie, bien identifiée par Nicole Mozet, de personnages éminemment balzaciens : « [C]eux qui se battent avec le temps[5] » ; ceux qui, plus précisément, mènent le combat directement et, « engloutis par l’épreuve[6] », ne reparaissent pas[7]. Or dans ces récits de malheureux en lutte contre le temps, la « frappe » du malheur[8] produit un effet de singularisation : « L’ami du malheur » (PC, 205) est distingué d’être ainsi victime de l’infortune, non seulement parce qu’elle est le signe d’un écart, mais parce qu’elle semble conférer au personnage une forme de lucidité ou de voyance.

Quels sont les traits saillants et la fonction du personnage du malheureux dans ces récits ? Comment Balzac figure-t-il le malheureux et le malheur ? Telles sont les questions auxquelles sera consacrée la présente réflexion. L’appréhension de la figure du malheureux devra donc se faire à deux niveaux, bien distingués par Isabelle Daunais : l’histoire du personnage « en tant qu’individu fictif doté de telles ou telles qualités nous est racontée par le roman, cependant que le personnage comme outil de perception, de réflexion, d’invention agit dans le roman et pour le roman[9] ». On considérera comment le personnage de malheureux est vu (« La perte de puissance »), comment il fait voir le malheur (« L’épreuve du malheur ») et quelle forme de narration et d’énonciation peut les prendre en charge et en suggérer le sens (« Une parole réservée »).

La perte de puissance

Il est des personnages « porte-malheur » qui, tel le Homais de Madame Bovary, postés à chaque tournant du récit, semblent accompagner fatalement la survenue des infortunes ; il est des personnages qui, telle Madame Vauquer, repèrent, malgré (ou grâce à ?) leur marginalité sociale, les signes du destin et annoncent les malheurs à venir[10] ; il est aussi des personnages qui, tels les « héros » de nos récits, sont immédiatement définis et isolés par leur malheur. À l’ouverture d’Adieu, la présentation contrastée des deux protagonistes met en relief, par-delà les oppositions physiologiques, temporelles et politiques, les possibles malheurs vécus par celui qui, rapidement, s’avère être le personnage principal de la fiction : « L’un était d’une haute taille, sec, maigre, nerveux, et les rides de sa figure blanche trahissaient des passions terribles ou d’affreux malheurs ; l’autre avait un visage brillant de santé, jovial et digne d’un épicurien » (A, 975-976). De manière plus nette encore, dans La peau de chagrin, la première description de Raphaël de Valentin, du point de vue d’un groupe de joueurs, associe étroitement le vif intérêt qu’il suscite, la dramatisation de son entrée et les malheurs qui se lisent sur son visage :

Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, où la misère est gaie et le désespoir décent ? Eh bien, il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces coeurs glacés quand le jeune homme entra.

PC, 61

C’est le malheur qui fait la différence et le héros. Dans Le colonel Chabert, l’opposition entre les personnages secondaires, jeunes clercs dissipés, et la figure principale, « vieux carrick » (CC, 311) qui survient dans leur bureau, découle tout entière du malheur de Chabert. La différenciation est ici poussée à l’extrême, puisqu’elle est redoublée par le contraste entre le monde des premiers, dépeints dans la première scène du roman, et le monde du deuxième, objet de la scène suivante, et implique une rupture tonale (du comique au tragique[11]). La caractérisation-catégorisation est d’ailleurs immédiate : « Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvements de l’homme malheureux » (CC, 315). Son malheur est également au centre de son portrait, dans la scène de son entrevue nocturne avec Derville (CC, 321)[12]. Comme dans La peau de chagrin, ce sont « les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère » qu’on peut lire sur son visage (CC, 322). « Voici[13] le malheureux », nous dit le texte balzacien : le malheur se voit, imprime sa marque, suscite la question, appelle le déchiffrement et donne aux descriptions leur nécessité et leur profondeur temporelle.

Si le bonheur est, suivant la définition qu’en donne le philosophe Michel Guérin étudiant le xixe siècle, le « talent de s’arranger du monde comme il va[14] », le malheur est lié dans ces récits balzaciens au refus « du monde comme il va », à l’impossibilité d’une intégration. Le héros malheureux proclame son malheur, accuse au nom du malheur infligé, comme Chabert surgissant de manière inopinée au cours d’un entretien de Derville et de la comtesse Ferraud (CC, 357), Philippe dressé vent debout contre ceux qui l’entourent (A, 1009) ou Raphaël de Valentin, maudissant et interpellant toutes les puissances temporelles et spirituelles (PC, 152). Une axiologie explicite et binaire semble alors structurer l’intrigue des récits : d’un côté, un héros malheureux qui veut se « préserver du malheur » (PC, 82) et dont le lecteur cherche à comprendre la situation[15] ; de l’autre, des opposants, représentants de l’ordre social et scientifique (les médecins dans Adieu ou dans La peau de chagrin par exemple, pour qui le malheur découle d’une maladie).

L’intrigue du Colonel Chabert, d’Adieu ou de La peau de chagrin, ne fait rien d’autre, au fond, que de décliner les malheurs qui frappent leurs héros[16]. Chez Balzac, un malheur n’arrive jamais seul, selon un principe d’accumulation événementielle presque tragique. Par une forme d’ironie du sort, chacune des actions des personnages se retourne contre eux, la sortie passagère du malheur étant toujours suivie de la retombée dans une souffrance plus intense ; les malheurs succèdent aux malheurs[17], comme dans les tragédies – « Depuis l’ancien temps je vois, sous le toit des Labdacides, malheur sur malheur frapper les vivants après les morts. [… I]l n’est point de rémission ![18] » lit-on dans Antigone. Les efforts des personnages pour échapper au malheur s’avèrent d’ailleurs vains, puisqu’au bout de leur trajectoire les attend une mort réelle ou symbolique. Il n’est pas jusqu’aux sombres présages et oracles (PC, 177, 292 ; A, 1011) qui ne se rencontrent dans nos oeuvres, renforçant l’impression d’inéluctabilité du malheur et la mystérieuse élection d’un personnage.

Cependant, loin de susciter, comme dans les tragédies, l’affirmation d’une liberté, l’accumulation des malheurs prive nos personnages de leurs attributs (nom, position sociale, relations, etc.) et de leurs capacités (savoir-vivre, savoir-faire, savoir-dire) : l’héroïsation se suspend, ou se complique. Le personnage malheureux, d’évidence, n’est pas de taille. D’où le paradoxe de ces héros incapables d’agir ou aux actions improductives, privés de puissance et d’« agentivité ». Les résolutions que prend Raphaël dans La peau de chagrin sont « impossible[s] » (PC, 133), les désirs qu’il éprouve, les volontés qu’il exprime ne se concrétisent pas ou ne le devraient pas : « [P]our eux [les « hommes supérieurs »], le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens » (PC, 133). L’abdication est plus systématique encore dans Le colonel Chabert, où le militaire, « découragé » (CC, 343), « affaissé » (CC, 366), exténué, s’agite toujours en pure perte[19]. « Mais que peuvent les malheureux ? » (CC, 370) : telle est la question posée, inlassablement, par les récits qui nous occupent. Et si Chabert répond, à l’intérieur de la fiction, « [i]ls aiment, voilà tout » (CC, 370), le roman révèle et décrit surtout l’impuissance de ses figures, empêchées de pouvoir par leur malheur, plongées dans le malheur par leur impouvoir ou leur action catastrophique. « Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur » (CC, 370), résume bien Chabert, héros à la forme négative. La même impuissance frappe un autre héros des campagnes napoléoniennes, Philippe de Sucy, victime, comme son Empereur, de son hybris. Comme l’a bien souligné Miranda Gill[20], Adieu met en évidence la déflation de l’ambition masculine, de son pouvoir d’action, la fin de l’héroïsme guerrier, dans un récit où ne se passe rien d’autre que la mort. Deux scènes clés de la nouvelle s’achèvent d’ailleurs sur une image frappante de la masculinité défaite : au coeur du texte, dans l’épisode de la Bérésina, « Philippe de Sucy tomba glacé d’horreur, accablé par le froid, par le regret et par la fatigue » (A, 1001) ; à la fin de la nouvelle, au moment de la mort de Stéphanie : « [I]l s’arrêta, siffla l’air qu’entendait la folle, et, ne voyant pas sa maîtresse accourir, il s’éloigna d’un pas chancelant, comme un homme ivre, sifflant toujours, mais ne se retournant plus » (A, 1013). Voici les malheureux : ceux qui défaillent et que frappent les « coups[21] » du malheur, seul réel « agent » à l’oeuvre.

On comprend dès lors la singulière forme que prend la temporalité de nos récits, dans lesquels tout se répète – mots, situations, lieux, actions. Chabert éprouve au terme de sa trajectoire le « retour de ses douleurs physiques et morales » (CC, 366). Le personnage semble condamné à revivre encore et encore les mêmes situations : être « enterré sous des vivants » ou « sous des morts » (CC, 328), menacé d’être envoyé à Charenton (CC, 343, 350, 358, 366). La même séquence se rencontre d’ailleurs à plusieurs reprises dans le roman – le revenant se dresse, affirme son identité pour s’arracher au malheur, se prépare à agir, puis se fige, retombe, renonce à son identité et plonge de nouveau dans le malheur (voir CC, 327, 333, 343, 366). Avec ou sans la peau de chagrin, avec ou sans les autres, avec Foedora ou avec Pauline, Raphaël de Valentin traverse les mêmes épreuves, éprouve les mêmes sentiments. Le récit passe par les mêmes stations, selon un principe d’oscillation (de la naissance d’un désir à son impossible réalisation) et de mise en série particulièrement frappant. Mais sans doute cette compulsion de répétition trouve-t-elle sa forme la plus nette dans Adieu, tout entier centré sur la reprise d’un événement[22]. Les jeux d’échos (des images : celles du feu, de la glace, du sang) et la litanie des « adieu » qui émaillent la nouvelle (A, 982, 1001 deux fois, 1005, 1009, 1011) font éprouver cet enfermement dans le même, qui est enfermement dans le malheur. Dans ces trois récits, les malheurs font série plutôt qu’événement et renvoient l’action à sa fondamentale vanité. L’effet, sans doute, culmine dans les conclusions, où le vouloir aiguisé des personnages, la force de leurs désirs ne donnent littéralement rien, au point de coïncidence de l’impossibilité de l’action et de l’infortune fatale. « Je suis le malheureux, je suis dehors[23] », clame le héros hugolien ; « Voici le malheureux, il n’y a plus de dedans habitable », laisse entendre le récit balzacien.

L’épreuve du malheur

Allons plus loin. Si une « sensibilité apocalyptique[24] » s’exprime parfois chez Balzac[25], les récits du malheureux, eux, n’annoncent ni ne racontent la fin (du monde, du bonheur, du sens) : c’est dès le début que l’impuissance des personnages, à la fois résultat et cause de leur malheur, est soulignée, et leur pétrification « in-humaine » mise en valeur dans de longues séquences descriptives. Le malheur apparaît comme un point de départ autant que d’arrivée, une condition autant qu’une infortune ponctuelle, la manifestation d’un état de l’Histoire autant que l’étape d’une histoire. Les personnages malheureux, apparemment menacés par des malheurs à venir qu’ils tentent de repousser, sont aussi porteurs d’une souffrance passée, dont il faut les accoucher. Ne sont-ils d’ailleurs pas immédiatement associés à la mort[26] ? En un sens, Adieu, La peau de chagrin et Le colonel Chabert nous installent d’emblée dans le malheur, dans un temps posthume, d’après la fin[27]. Votre « suicide n’est que retardé » (PC, 88), dit l’antiquaire à Raphaël en lui confiant le talisman. Les trois oeuvres ont donc ceci de commun qu’elles saisissent un personnage entre la vie et la mort, ou revenu d’entre les morts, tout entier défini par une quête chimérique (rendre Stéphanie à la vie dans Adieu, retrouver son identité dans Le colonel Chabert, survivre dans La peau de chagrin), qui ouvre un autre temps, un temps sursitaire, en surimpression par rapport au temps social.

Dès lors, la persistance du malheur et la répétition des événements malheureux prennent un autre sens. Un rapprochement, qui pourra surprendre, avec l’analyse qu’a proposée Gilles Deleuze de l’éternel retour nietzschéen, s’avérerait en ce point éclairant :

[L]’éternel retour est la catégorie de l’épreuve. Et il faut l’entendre des événements eux-mêmes, ou de tout ce qui arrive. Un malheur, une maladie, une folie, même l’approche de la mort ont bien deux aspects : l’un par lequel ils me séparent de ma puissance, mais l’autre par lequel ils me dotent d’une étrange puissance, comme d’un moyen dangereux d’exploration, qui est aussi un domaine terrible à explorer[28].

Cette « étrange puissance », qui est l’autre face de l’héroïsation du personnage, pourrait être appelée « voyance ». Nos héros ne peuvent plus vivre, n’ont plus rien à vivre, mais ils ont à voir, et à dévoiler. À tout héros, malheur est bon. Dans La peau de chagrin, le malheur ou, du moins, sa situation, donne à Raphaël une « singulière lucidité » (PC, 204). Sur le point de se donner la mort, il voit, littéralement, toute l’histoire du monde défiler sous ses yeux et entend une parole révélatrice. Sa conscience, ou sa « vision » (PC, 155) intime, lui permet de déceler le « froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe » (PC, 173), d’apporter une « triste lumière sur les événements passés » (PC, 170). Le roman revient sans cesse sur ce don de « pénétration » (PC, 123) qui le fait avancer sur un double plan : celui des événements et des faits, celui de la signification qu’ils prennent pour un sujet en crise. L’ensemble du deuxième chapitre du roman, constitué par le récit que fait Raphaël de sa vie passée à Émile, est placé sous le signe d’une lucidité[29] passionnelle, « imageante », qui donne à ce récit sa poésie et son éclat propres :

Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées.

PC, 120

La distinction des deux niveaux est ici explicite : celui du vécu, de la souffrance, du malheur éprouvé ; celui de sa relecture imaginative qui doit le faire voir en vérité. D’où le sentiment d’une temporalité[30] à deux faces, à la fois discontinue et continue, événementielle et figée. La troisième partie du roman n’est pas en reste qui voit la dynamique narrative être fréquemment interrompue par les visions soudaines et presque fantastiques de Raphaël (PC, 264). Transformé en témoin du mal et du malheur, le personnage, en position de narrateur, théorise et attribue précisément cette « puissance » mentale aux malheurs traversés (PC, 130). En ce sens, la capacité de voir et d’analyser que donne au personnage malheureux sa position particulière en fait ponctuellement une figure d’écrivain. En un effet saisissant, un long développement discursif, au présent gnomique, consacré au malheur et à la place du malheureux dans la société, si caractéristique du style et de la position du narrateur balzacien, est attribué au terme de ce passage au personnage de Raphaël : « Ces réflexions sourdirent au coeur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration poétique » (PC, 267). La même séquence narrative, un peu plus avant, fait se rencontrer ou se heurter les deux dimensions du héros, les deux faces du malheur :

Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les puissances et les dominations. En ce moment, il eut un violent accès de toux.

PC, 265

Le malheur donne une « souple puissance » et un accès à la vérité ; cette capacité n’aboutit, dans le monde matériel, qu’à une douleur physique, une inaction pratique et un isolement. Au rythme ample, à la longueur des premières phrases, constituées de multiples propositions, s’oppose la sèche brièveté de la dernière, rappelant la froide réalité au coeur de la vision à la fois glorieuse (le personnage a un pouvoir) et désespérante (il ne voit que le néant et le mal).

Tel est le paradoxe manifesté par la singulière composition de ces récits : le malheur semble s’accompagner d’un pouvoir, mais ce pouvoir consiste essentiellement à voir le malheur et y fait retomber plus profondément encore. Dans la troisième partie de La peau de chagrin, la « malicieuse puissance » (PC, 284) de Raphaël lui permet de voir le mal et un spectre dans une femme vivante. Le malheur est à la fois la condition de la vision et ce qui doit être vu. La construction d’Adieu l’illustre tout particulièrement, qui fait de Philippe la mémoire vivante du passé (celui d’un couple et celui d’une nation), le démiurge tentant de le réparer, et le lutteur qui, au terme de l’oeuvre, perd « le malheureux pouvoir » (A, 1014) qu’il avait de triompher du négatif et du mal. L’ambiguïté de l’expression « malheureux pouvoir » dit bien l’intrication des causalités et des temporalités. Le malheur a donné à Philippe une puissance, mais la pleine vision de son malheur (Stéphanie appartient au royaume des morts) l’en prive définitivement.

C’est que la voyance malheureuse ne consiste pas chez Balzac à prévoir l’avenir, comme dans les tragédies antiques, mais bien plutôt à saisir l’intolérable dans ce qui est l’existence ou l’histoire ordinaires. Sans cesse, ses récits rejouent le même événement : le heurt d’un sujet et d’une situation apparaissant brutalement sous un nouveau jour. « Il y a événement ou voyance lorsque quelqu’un rencontre ses propres conditions d’existence, ou celles des autres[31] » et les montre. La rencontre avec un « réel » qui se révèle : telle est bien l’expérience malheureuse que fait Chabert tout au long du roman et la condition de sa « mutation subjective[32] ». Ce sont ici ses apparitions soudaines et intempestives, scénographiées et dramatisées, qui percent les masques et font voir la vérité nue. Le roman trouve ainsi un premier point d’aboutissement lorsque le personnage, mis en mouvement par son malheur, voyant et entendant ce qui ne devrait pas l’être, découvre la machination de Delbecq et de la comtesse : « La vérité s’était montrée dans sa nudité » (CC, 366). Mais si la séquence narrative détaille longuement la frappe du malheur (car le dévoilement du vrai est un malheur), elle ne lui donne pas de sens moral ni de valeur existentielle. Nous ne sommes pas, ou plus, dans une tragédie : il ne peut s’agir simplement de « [s]ouffrir pour comprendre[33] » ou d’accéder à un savoir libérateur. Nous ne sommes pas dans un mélodrame : il ne peut s’agir d’obtenir une rédemption ou une réconciliation par la souffrance, selon le rêve un temps caressé par Chabert, prêt à se sacrifier pour le bonheur de l’être aimé (CC, 363). La scène, comme d’autres avant elle, fait coexister le renoncement et l’action, l’accès à une clairvoyance soudaine et involontaire et la tentation du non-être (CC, 366-367). Chacun des récits avance ainsi selon ces deux logiques : celle, narrative et répétitive, de la vie du personnage ; celle, idéelle et progressive, de la vision du malheur.

Le malheur « vu » n’est d’ailleurs pas celui d’un seul personnage : contagion ou émanation, cause ou conséquence, le malheur du héros est raccordé à celui d’une époque et d’une société. Raphaël de Valentin, ainsi, transmet son « malheur » à l’antiquaire (PC, 88) et ne cesse de croiser dans sa trajectoire des malheureux ou des malheureuses : les courtisanes promises aux convives du grand festin de Taillefer (PC, 111-114), Pauline et sa mère (PC, 136, 139-140). Dans Le colonel Chabert, le malheur du héros éponyme est aussi, sous une autre forme, celui qui menace à tout instant son ancienne épouse, la comtesse (CC, 350), et l’une des raisons du dégoût de Derville se retirant du monde comme Raphaël ou Chabert. Le malheur de l’un fait le malheur des autres. Dans Adieu, le malheur est aussi et d’abord celui de Stéphanie, privée de mémoire et de sensibilité, comparée à un « malheureux chie[n] » lors d’une description de son état (A, 1006). Mais sans doute faut-il encore élargir le cadre. L’analepse au coeur de la nouvelle, consacrée à un épisode de la Bérésina, conduit à évoquer des malheurs qui ont frappé à l’échelle collective. « Les malheureux » : le terme est utilisé de manière obsessionnelle dans le discours des personnages comme dans celui du narrateur pour désigner les soldats français (A, 986, 987, 990, 992 deux fois, 994, 995, 997, 999)[34]. À la dernière page, le discours narratorial, annonçant la « dernière scène d’un drame qui avait commencé en 1812 » (A, 1014), lie de nouveau le malheur d’un couple et celui d’un groupe. « [N]otre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant » (CC, 331) généralise, de son côté, le colonel Chabert. « Voir » le malheur, c’est d’abord voir qu’il est le malheur d’une collectivité, d’une génération, d’un temps.

Mais c’est aussi en cerner la cause efficiente, les agents immédiats : la Société, d’un côté, la violence de l’Histoire, de l’autre[35]. Le héros malheureux est celui dont l’existence témoigne de ce que sont la Société (et son « représentant » ou son « type[36] » : la « femme sans coeur ») et l’Histoire, parce que sa position, à l’écart[37], et sa chimérique visée – constituer ou reconstituer un vrai couple – font contraste avec la comédie sociale et le mouvement de l’Histoire. On trouve de nombreuses figurations des déchirures de l’Histoire dans Adieu[38] et Le colonel Chabert, de cette « plaie qui probablement n’était pas cicatrisée » (A, 976) à la brutale décapitation du mari de Stéphanie (A, 1001), ou au crâne fendu et à la cicatrice de Chabert (CC, 322). L’Éros, puissance de liaison, serait, dans cette perspective, une tentative de remédier à ces déchirures, de combler les abîmes[39] laissés par les révolutions, les guerres et la déliaison sociale.

« Voir » le malheur, enfin, consiste à dégager un rapport au temps problématique, à explorer les « discordance[s] des temps[40] ». Qu’est-ce qui fait le malheur des personnages principaux (et, à travers eux, d’une époque) de ces récits du début des années 1830 ? L’impossibilité d’établir un rapport constructif au passé d’abord : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres[41]. » Stéphanie et Philippe de Sucy meurent d’un passé qui revient dans Adieu ; Raphaël du souvenir de son désir pour Pauline, incarnation féérique d’un monde disparu, comme le dévoile l’épilogue de La peau de chagrin[42] ; Chabert quitte le monde social pour n’avoir pu retrouver son passé ou l’oublier : « Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux ! » se lamente l’ancien militaire (CC, 327-328). Dans la construction même de chacune de ces oeuvres, laissant une place importante à des récits rétrospectifs, inscrivant au coeur du présent des fragments d’un temps révolu, s’éprouve l’existence de ce passé traumatique[43] demeuré trop présent[44], mais qui n’est plus, dans la (re)construction d’un individu et d’une collectivité, qu’un poids mort. L’impossibilité d’établir un rapport au futur est la même. Le héros malheureux ne peut envisager un futur porteur de sens. La possession de la peau, paradoxalement, prive Raphaël d’un avenir possible. À Émile qui lui demande : « Je voudrais bien savoir […] si parfois tu songes à l’avenir », une courtisane répond : « L’avenir ! […] Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ? » (PC, 114) Dans le roman, comme dans Le colonel Chabert ou Adieu, est posée la question de la possibilité d’un avenir ouvert (voir CC, 339 et 355) et la frappe du malheur signifie aussi la destruction d’une « espérance » ou de la « dernière espérance » (PC, 256) du héros. « Est-il un futur possible, est-il un bonheur possible, au moment où il manque une partie aussi importante du passé […] ? » interroge Andrea Del Lungo dans un bel article consacré à Adieu[45]. La question court tout au long de la nouvelle : « Philippe ! Philippe ! s’écria-t-il [M. d’Albon], les malheurs passés ne sont rien. N’y a-t-il donc point d’espoir ? demanda-t-il. / Le vieux médecin leva les yeux au ciel » (A, 1003). En réalité, les « malheurs passés » ne sont pas « rien », l’espoir est confisqué et l’enchaînement des temporalités entravé[46]. La dernière scène de la nouvelle propose d’ailleurs une vision condensée de ce malheur de la discordance des temps, dans ce dialogue entre une représentante du monde et Philippe, bien des années après la mort de Stéphanie : « Vous êtes riche, titré, de noblesse ancienne : vous avez des talents, de l’avenir, tout vous sourit. / – Oui, répondit-il, mais il est un sourire qui me tue » (A, 1014). À l’enchaînement quasi magique des durées (passé, présent, avenir) et au rythme ternaire de la première réplique, s’oppose le blocage exprimé dans la brève réponse du comte. Au futur qui « sourit » à Philippe, répond le mortel « sourire » dont le souvenir le prive d’avenir. Et c’est peut-être de la mention de la possibilité d’un avenir que meurt Philippe. Tout le malheur de l’homme « moderne » vient de ce qu’il ne peut restaurer un lien à la réalité et une continuité entre les temps[47].

Une parole réservée

Le romancier, cependant, n’est pas son personnage, et le récit des malheurs d’un temps n’est pas parole du malheureux ni parole malheureuse. La stratégie de Balzac, pour montrer ce qu’est le malheur et le malheureux et pour donner au texte romanesque son lieu propre, est double : d’un côté, renvoi à une autre sphère ; de l’autre, attention à ce que fait le malheur à la parole et au texte. Les textes balzaciens ouvrent en effet le malheur et sa signification à une autre dimension. La mention récurrente de « Dieu », au-delà de sa simple dimension axiologique[48], a précisément pour fonction de constituer cet autre espace, par-delà l’opposition entre le héros malheureux et la société ou l’Histoire. Cet « outre-monde » arrache ce qui est vécu à son appréhension immédiate, suggère la complexité du malheur et oppose à la logique horizontale de la narration le surgissement d’une verticalité et d’une polarisation métaphysique qui arrêtent l’attention et déplacent la signification. Pensons à la manière dont Philippe de Sucy commence à raconter ses malheurs au début d’Adieu : « “Ah ! mon pauvre d’Albon, si vous aviez été comme moi six ans au fond de la Sibérie…” / Il n’acheva pas et leva les yeux au ciel, comme si ses malheurs étaient un secret entre Dieu et lui » (A, 975). Même renvoi au divin, plus tard, lors de l’évocation des malheurs de Stéphanie : « Dieu seul connaît les malheurs auxquels cette infortunée a pourtant survécu » (A, 1001). Et l’on ne s’étonnera pas de la réapparition de Dieu, tiers et témoin absolu, dans les dernières lignes de la nouvelle[49] :

Deux hommes seulement, un magistrat et un vieux médecin, savaient que monsieur le comte de Sucy était un de ces hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoir de sortir tous les jours triomphants d’un horrible combat qu’ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant un moment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent.

A, 1014

L’évocation d’une puissance supérieure, d’une transcendance s’accompagne ici d’un changement de régime d’expression, du récit au discours, du passé simple au présent, de la scène détaillée à la méditation elliptique. L’enjeu, par l’évocation de la catastrophe et du personnage de malheureux, est de montrer les limites d’une appréhension purement matérielle comme d’une approche morale de la réalité. En ce point du texte, à la fois en deçà (la brièveté du passage, sa « pudeur [50] », le refus de sonder et de nommer les causes immédiates du suicide) et au-delà de la signification, se produit un changement de plan, qui n’est pas simple abandon aux séductions de l’ineffable ou de l’indicible. Le personnage du malheureux apparaît alors comme un intercesseur, un opérateur de passage, et de stratification si l’on peut dire, le « témoin » de cette réserve de sens qui crée de la différence et de la signifiance. L’effet de décrochage – suspension et déplacement – s’obtient aussi, on l’aura noté, par l’évocation du caché, de l’obscur, de ce « monstre inconnu » qui habite Philippe de Sucy et l’entraîne vers la mort et le malheur. « Abîme », « monstre inconnu » qu’on retrouve dans Le colonel Chabert à propos de la comtesse appréhendant un terrible malheur – « Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme » (CC, 350) –, et qui vient nommer, peut-être, la disposition subjective avec laquelle le malheur est accueilli. Dans La peau de chagrin, l’association entre le protagoniste et un domaine de la réalité que ne pouvaient appréhender les causalités constituées se dessinait dès le portrait inaugural du personnage malheureux : « Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce coeur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie » (PC, 62). L’irruption dans le spectacle du monde d’une causalité d’un autre ordre renvoie le monde à sa propre insuffisance, fait éprouver l’écart entre la réalité et le malheureux.

On comprend dès lors qu’ainsi situé, le malheur ne soit jamais, chez Balzac, pleinement analysé, ni la parole du malheureux absolument transparente, que la version proposée du récit ne soit jamais intégrale. Adieu procède par ellipses et changements de focalisation et ne formule que des hypothèses pour évoquer la partie la plus sombre et la plus traumatique de l’existence de Stéphanie. À la « faille dans le temps intérieur de Stéphanie correspond aussi un “trou” dans le récit : […] l’oncle de Stéphanie, narrateur du récit enchâssé, ne peut que reconstruire de façon conjecturale la première phase d’aliénation de sa nièce, sur la base de témoignages anonymes[51] ». On retrouve la même manière de poser des limites au dire dans Le colonel Chabert (plus précisément, dans le discours final de Derville, à valeur de bilan) : « Je ne puis vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu des crimes contre lesquels la justice est impuissante » (CC, 373). Les malheurs sont l’objet du récit et, en même temps, ne peuvent être dits in extenso : « Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant » (CC, 332), prévient Chabert. « [R]ien n’est complet que le malheur » (PC, 60), mais le récit du malheureux veut, lui, demeurer incomplet[52]. La vérité du malheur doit rester « mi-dite », suggérée plutôt que signifiée ou expliquée : « “Un jour, mon ami, lui [d’Albon] dit Philippe en lui serrant la main et en le remerciant de son muet repentir par un regard déchirant, un jour je te raconterai ma vie. Aujourd’hui, je ne saurais.” » (A, 976)

Ce récit ne viendra pas, Philippe ne confessera pas, en première personne, ses malheurs. Excentré, isolé, je puis dire le malheur et m’adresser aux malheureux, dit l’écrivain romantique[53] ; le malheur ne peut se dire du point de vue du malheureux, laisse entendre le romancier balzacien. La « Préface » de Balzac à La peau de chagrin théorise explicitement cet écart salvateur, cette transsubstantiation nécessaire qu’exprime, dans le roman, le personnage de l’antiquaire : « Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure » (PC, 86)[54]. Réciproquement, si le désajustement est la loi du temps et un des visages du malheur, on ne saurait faire du récit du malheureux le lieu d’un imaginaire simplement partagé, comme dans cette description de Chateaubriand :

Auprès d’un humble feu et d’une lumière vacillante, certain de n’être point entendu, on s’attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d’illusions, il est vrai, mais en sont-ils plus remplis que la vie ?[55]

Le romancier se donne pour tâche d’explorer les espaces[56] et les temps du malheur mais sans promettre ni parole totale ni communion. Les représentations de l’acte de raconter le malheur dans les oeuvres qui nous occupent insistent bien plutôt sur d’autres désaccordements : Chabert est « traité de fou lorsqu’[il] racontai[t] [s]on aventure » (CC, 327) ; Derville, sorte de conscience de La comédie humaine, renonce, après avoir raconté l’histoire de Chabert, à agir, à voir et à faire voir ; le récit de Raphaël de Valentin ne suscite d’abord qu’ennui et moqueries de son ami Émile, et l’effort de Philippe, pareil à celui d’un metteur en scène de théâtre, pour reconstituer le passé, n’aboutit qu’à la mort de celle qu’il aime. Rien de libérateur ou de réparateur ici, dans la parole expressive ou mimétique.

Symptomatiquement, aucun des trois textes ne s’achève d’ailleurs exactement sur le récit du malheur ultime : la mort de Raphaël, ne pouvant vivre son désir au présent, dans La peau de chagrin ; celle de Stéphanie et le désespoir de Philippe, ne pouvant recréer et corriger le passé dans Adieu ; la douleur de Chabert trompé, découvrant qu’il ne pourra retrouver sa place dans sa famille et la société, dans Le colonel Chabert. « Ici la fin se trouve placée un peu après la fin[57]. » L’épilogue qui clôt les oeuvres est caractérisé par un changement de focalisation, de régime d’expression, de ton et d’énonciation : retour du narrateur au premier plan dans La peau de chagrin, passage de relais de Chabert à Derville dans Le colonel Chabert, brève méditation dans Adieu, nous l’avons vu, sur la fin de Philippe de Sucy, bien des années plus tard. Tout se passe comme si la condition de l’énonciation était la rupture avec l’énoncé et les sujets de l’énoncé, comme s’il fallait introduire une distance, prendre acte du bouleversement des significations introduit par le triomphe du malheur.

La position adoptée n’est toutefois pas celle, en surplomb, du récitant avisé qui viendrait, in fine, intégrer le malheur à une économie signifiante ou à un ordre symbolique. Peut-être la faute de Philippe de Sucy a-t-elle été, dans Adieu, de croire que la construction d’une fiction / imitation pouvait soigner les traumatismes, réparer les déchirures, rendre la conscience. Le temps du récit n’est, chez Balzac, ni celui, tragique, de l’accomplissement purificateur d’un destin, ni celui, lyrique ou élégiaque, d’une douleur partagée, mais le temps heurté de la quête du présent, de ce qui l’anime et le fracture. La fiction balzacienne ne compense en effet pas les défauts de l’Histoire et laisse la plaie vive[58]. Des entreprises de restauration, de représentation et de réunion sont racontées, mais l’effondrement des significations constituées, les déchirures[59] qui font l’Histoire de ce temps sont inscrits dans le texte. Du malheur du temps, on ne peut ni immédiatement ni pleinement saisir le sens : d’où ces récits au rythme discontinu, juxtapositions de séquences contrastées plutôt que chroniques linéaires d’un cheminement. Problématiser la question du dire et du récit, interroger les positions d’énonciation, c’est être fidèle au malheur, comme rupture des liens, et à l’infirmité foncière du malheureux. Certains choix d’écriture et de points de vue – utiliser la focalisation externe pour raconter le dernier malheur qui abat Philippe dans Adieu ou la vie de Chabert hors de l’espace social – contribuent ainsi à maintenir la saisie-présentation du malheur et du malheureux dans une forme d’obscurité, qu’aucun discours narratorial ni aucune construction narrative ne prétendent dissiper entièrement. Défaut de sens, d’un côté, excès de signification et de pathos de l’autre : si, dans La peau de chagrin, mots, récits, images prolifèrent, le mouvement du roman semble reproduire l’amenuisement progressif de la peau. La narration privilégie, en bout de course, la dramatisation des situations, la peinture d’affects et d’états extrêmes, l’arrêt sur image, plutôt que l’analyse de la situation psychologique ou sociale du malheureux.

Pour le romancier moderne, en quête d’une forme, figurer le malheur consiste donc à la fois à le raconter, à s’efforcer de créer une sympathie nouvelle pour le malheureux, et à rendre les abîmes qu’il creuse, les déchirures qu’il révèle, les distances qu’il manifeste :

[C]ette inclusion de l’exclu n’est ni la suppression des différences dans une universalité qui les transcende ni la reconnaissance de leur coexistence pacifique. Elle est l’inclusion violente dans une forme de communauté sensible de cela même qui la fait exploser, l’inclusion dans un langage de ce qui échappe à ce langage[60].

Les variations de focalisation et de régimes d’expression, cette façon de faire se rencontrer des mondes et des temporalités hétérogènes, sont autant de moyens, pour l’écrivain, de construire un monde sensible qui inclut le malheur sans en justifier l’existence ni en atténuer la violence disjonctive et impartageable, « comme une blessure au coeur du monde commun[61] ». Ce faisant, en opposant au temps ordonné du « monde comme il va » celui, éclaté, contradictoire, de son récit, le romancier donne à éprouver jusqu’au bout la singularité du malheureux, dont le rythme est autre. Il invente une forme à cette épreuve d’un douloureux désaccord, d’une injuste séparation. Il accuse la distance pour que s’entendent, résonnent le sens et la portée des malheurs du temps, pour que persistent les questions posées par les figures de malheureux.

Les « malheurs nouveaux[62] »

Certains récits balzaciens du début des années 1830 proposent ainsi une double saisie du malheur, à la fois effet et cause, matrice et terminus narratifs, objet du récit pathétique et condition d’un « voir » plus large, d’une confrontation à l’intolérable. Par l’intermédiaire du personnage du malheureux, le malheur s’éprouve, se raconte, se voit et fait voir, la fiction module les sombres accords, plutôt que le « chant clair des malheurs nouveaux[63] ». « Nouveaux », car les oeuvres que nous avons commentées, s’efforçant de saisir le présent, n’en restent ni à une perspective religieuse, pascalienne (représenter « la misère de l’homme sans Dieu »), ni à une intrigue tragique, aristotélicienne – la mise en valeur fataliste du changement de fortune[64]. Le héros malheureux, à la fois agissant et « pâtissant », exposé (aux frappes du malheur) et exposant (les incompatibilités des temps, des manières d’être et de sentir), y apparaît comme un opérateur de fiction. Il recrée, avec le récit, du relief, de la profondeur, au point de rencontre de la métaphysique et de l’Histoire, de l’individuel et du social, tenant sa gloire de la lumière qu’il projette, et son malheur de l’impuissance qu’il révèle. Soulignons cependant qu’à l’échelle de La comédie humaine, la « démultiplication des personnages et des positions d’énonciation[65] », la prolifération des liens et des paroles élargissent le cadre, dessinent continuellement d’autres trajets, font surgir d’autres affects. C’est peut-être aussi un des effets de La comédie humaine, cette entreprise de coordination et de totalisation, et de son mouvement de relance perpétuelle : jamais le dernier mot n’y revient au malheureux ou au malheur.