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Le mot malheur est omniprésent dans le premier roman publié par Stendhal. Il a tantôt le sens de situation d’une personne malheureuse[1], tantôt celui de raison d’être malheureux[2]. Il peut également désigner une conduite qui supprime la possibilité du bonheur, comme dans cet exemple : « [I]l avait le malheur de voir un peu d’affectation dans ses manières, et dès qu’il apercevait ce défaut quelque part, son esprit n’était plus disposé qu’à se moquer » (A, 120). Armance met en scène deux personnages qui se caractérisent à la fois par l’expérience récurrente du malheur et par la capacité à connaître occasionnellement un bonheur parfait. Il s’agit d’Octave de Malivert et d’Armance de Zohiloff, deux jeunes gens épris l’un de l’autre, nobles l’un et l’autre, et dont l’existence se passe entre le faubourg Saint-Germain et le château d’Andilly près de Paris, sous la Restauration. La narration permet de comprendre pourquoi la jeune femme est malheureuse. D’abord elle est orpheline, d’origine étrangère, isolée, et pauvre au milieu d’une société fortunée. En outre, elle est amoureuse d’un homme qui va mal, dont la réputation est louche (on le soupçonne de fréquenter de mauvais lieux), et dont le comportement suscite l’inquiétude (Octave a des accès de colère misanthropique et de violence, disparaît régulièrement, se met en danger, paraît éprouver de la haine pour lui-même). Enfin, Armance ne parvient pas à deviner les raisons de son comportement. Elle est de ce point de vue dans une situation voisine de celle des lecteurs. Car bien que la narration atteste qu’Octave est malheureux, par une grande abondance de signes (des aveux, des scènes probantes, des descriptions de son mal-être), la nature du mal n’est jamais formulée. Le héros évoque lui-même un « secret » inavouable (A, 229). Le texte de la lettre dans laquelle finalement, avant de se suicider, il s’explique à sa jeune épouse, n’est pas révélé aux lecteurs[3].

La littérature critique portant sur cette énigme est abondante et comporte deux volets. Le problème herméneutique posé par le texte est en effet redoublé par l’existence d’une autre lettre, adressée par l’auteur à Mérimée, dans laquelle il affirme qu’Octave est babilan[4]. Il n’est pas satisfaisant, affirme une partie des critiques, de lire Armance en tenant compte de cette donnée, pour la raison qu’elle est extérieure au texte. L’intérêt du récit est précisément de fonctionner sans elle, et si rien n’atteste dans le texte qu’Octave est babilan, alors ce ne peut être qu’une supposition[5]. Certains critiques ajoutent que, si le texte peut fonctionner sans cette information, c’est qu’il signifie autre chose (sous-entendu : quelque chose de plus intéressant). Par exemple, le malheur d’Octave doit s’interpréter en termes éthiques[6]. Ou bien, il a une signification politique : il symbolise le déclin et les reniements de sa classe, que le roman stigmatise ; il illustre l’incapacité des émigrés à se relancer dans l’histoire après la Révolution, c’est-à-dire après l’émergence de nouvelles forces économiques liées au développement industriel[7]. Du point de vue de la psychocritique, le caractère exemplairement oedipien du roman familial d’Octave, que les détails et la cohérence du récit permettent d’établir, est plus intéressant que son infirmité supposée. Si infirmité il y a, mieux vaut la penser comme le symptôme d’une cause structurelle, d’une névrose profonde, qu’en elle-même[8].

Quant aux critiques qui considèrent que la leçon de la lettre à Mérimée n’est pas douteuse, et qu’elle a une vertu explicative, ils rappellent à raison que le sujet du babilanisme avait été traité par Henri de Latouche dans un roman tout récent, Olivier, auquel Stendhal avait consacré un compte rendu, et que l’idée d’écrire ce texte avait été suggérée à Latouche par la réputation d’un roman encore non publié de Mme de Duras, Olivier ou le Secret[9]. D’où sont déduites deux conséquences : premièrement, Stendhal participe à la suite de Latouche à une sorte de jeu littéraire, qui chez lui comme chez l’auteur d’Olivier tient en partie de la supercherie[10] ; deuxièmement, Stendhal n’est pas l’inventeur du motif du babilanisme, il ne fait que le reprendre, et il démontre en le masquant qu’il est sans véritable importance à ses yeux[11]. L’impuissance sexuelle est un prétexte pour parler d’autres choses, ou le motif emblématique d’une vie bloquée dans « [u]ne classe pétrifiée[12] ».

Trois raisons nous incitent à réexaminer la question. La première est que ni Mme de Duras ni Latouche n’explicitent non plus dans leur roman les raisons pour lesquelles leur héros renonce à vivre conjugalement avec la femme qu’il aime et dont il est aimé[13]. Pas plus que le héros, les trois auteurs ne peuvent nommer son malheur. Ils ont affaire à l’innommable. Là n’est donc pas la spécificité du texte de Stendhal. L’originalité d’Armance consiste plutôt – et c’est notre seconde motivation – à envisager différemment le malheur du héros. Octave est constamment au centre d’un récit conçu pour qu’on s’intéresse à sa situation sociale d’une part, et à son ressenti d’autre part. Armance est précisément celui des trois romans qui envisage le malheur d’Octave avec le plus de rigueur. Enfin, l’infirmité sexuelle ne nous paraît pas être un sujet si trivial, si inintéressant, si négligeable, y compris en termes sociologiques et politiques[14]. Les raisons d’exclure ou du moins de tenir pour négligeable l’hypothèse du babilanisme ne nous semblent pas convaincantes.

Les contours du mal

Le narrateur renchérit sur le caractère singulier et paradoxal du héros, mais ses commentaires, qui ne sont d’ailleurs pas si fréquents que dans les autres romans de l’auteur, ne permettent pas de le comprendre. Lorsque des personnages secondaires expliquent la « folie » d’Octave, ils ne peuvent convaincre personne[15]. Par contraste, les sautes d’humeur de Julien Sorel par exemple sont clairement expliquées, entre autres raisons, par l’humiliation que constituent pour lui sa condition inférieure, les ordres qu’il reçoit, son salaire, etc.[16] C’est pourquoi il développe un discours politique en même temps qu’une stratégie sociale. Du côté de Le Rouge et le Noir, les agissements d’un jeune homme étrange, parce qu’étranger au milieu dans lequel il évolue, offrent des prises à la théorie (sont même l’occasion de vérifier la pertinence d’un point de vue synthétique sur le monde social et sur le moment historique) ; du côté d’Armance, le comportement morbide d’un jeune homme apparenté au milieu dans lequel se passe l’histoire et représentatif, dans une large mesure, des normes de ce milieu, défie pourtant tous les diagnostics. Octave est conscient de ce qui cause son malheur ; mais jamais il ne s’en ouvre. Le secret est cadenassé jusque dans ses monologues intérieurs. Soit le narrateur élude cet aspect du discours que le personnage se tient à lui-même, soit il faut comprendre que le jeune homme ne se désigne jamais clairement comme étant frappé de ce malheur[17].

Le texte exploite sans ironie certaines potentialités narratives d’un lieu commun fictionnel, le « mal du siècle ». L’isolement volontaire, la réflexivité douloureuse, la fatigue de vivre, la nostalgie de l’ailleurs, caractérisent le héros de Stendhal, comme d’autres héros romantiques, nobles et chrétiens comme lui. Quand il tombe douloureusement amoureux de sa cousine, provoque un duel à mort (A, 188-189), écrit une lettre d’amour avec son propre sang (A, 190), se suicide au large de la Morée (A, 243), il incarne quelque chose de parfaitement reconnaissable, quoique vague, ou parce que vague. L’auteur profite de l’inclination des lecteurs de romans à accepter l’idée que les passions tristes des jeunes gens de leur temps ont des causes profondes mais indéterminées, et que les plus romantiques d’entre eux sont vainement en quête de ce que la réalité ne leur offre pas[18]. Mais cette conviction ne résout pas l’énigme.

De plus, un certain nombre de signaux indiquent aux lecteurs de 1827 qu’en dépit du lieu commun, ils se trouvent sur une voie parallèle, et non sur la route principale du romantisme : les mises au point précises et toujours détonantes concernant les préoccupations les plus matérielles des aristocrates (A, 93) ; la mise en perspective, par petites touches, de la révolution industrielle et de la conversion de la noblesse au capitalisme financier (A, 108) ; la chronique des débats parlementaires au sujet du milliard des émigrés (A, 98) ; la satire des nouvelles aspirations religieuses à travers le personnage de Mme de Bonnivet (A, 123) ; la culture scientifique et les solides convictions rationalistes d’un héros sorti de l’École Polytechnique (A, 94, 109) sont autant de thématiques neuves dans un roman spleenétique. L’énigme du comportement d’Octave aurait peut-être été moins désarmante pour les lecteurs si l’univers du roman n’avait pas comporté tant d’éléments étrangers à leur horizon d’attente.

Pourtant, le texte est suffisamment exact, comme description sociologique, pour dissuader de faire n’importe quelle hypothèse au sujet du comportement d’Octave. On peut par exemple éliminer certaines des solutions qui couleraient de source si le héros n’était pas noble (voir Édouard, de Mme de Duras) ou n’était pas blanc (voir Ourika, de la même). Sans nous garantir que ce soit le fin mot de son histoire, Stendhal suggère, au contraire, d’identifier une source de malheur possible dans la condition nobiliaire elle-même. Octave de Malivert et Armance de Zohiloff passent leur triste vie dans un monde empesté par le commérage, la perfidie, la jalousie, le conformisme, l’inauthenticité de langage (A, 101, 111, 133, 143, 157-160). Le fils de famille, à l’occasion du débat sur le milliard des émigrés, est révulsé par la jalousie collective inquiète qui passionne sa classe, et si les revendications identitaires désuètes des uns (son père par exemple) lui semblent absurdes, c’est qu’elles sont contredites par les désirs vulgaires des autres (son oncle). Mais le plus saisissant est l’impuissance dont chacun et chacune paraît mortifié. Dans un coin du salon où se passe une partie de cette histoire, Stendhal représente Armance, la parente pauvre, assise sur « une petite chaise » (A, 99, 141, 147) : elle ne peut ni se marier dans sa classe ni en dehors (A, 131). Octave jouit parmi ses pairs d’une réputation supérieure de beauté, d’intelligence et de distinction : ils comptent sur lui ; mais il ne peut suivre, en passant sa vie auprès d’eux, les aspirations à la liberté et à la modernité qu’ont instillées en lui ses études d’ingénieur (A, 161). Sa mère, mariée à un homme âgé et toute dévouée à son fils, ne peut envisager de vivre un amour qui ne soit maternel. Mme de Bonnivet, sans doute aussi insatisfaite que Mme de Malivert, sublime dans la religion tous ses béguins possibles et, en l’occurrence, celui qu’elle éprouve pour le jeune héros (A, 132-133, 144). Mme d’Aumale, libre sous surveillance, papillonne et ne trouve aucun amant qui la satisfasse (A, 146). Ce tableau est si cohérent, si convaincant et si riche d’enseignements qu’il a pu faire négliger à plus d’un critique l’enjeu du secret d’Octave. Mais Stendhal fait ici comme souvent plusieurs choses à la fois, et il n’y a pas lieu de hiérarchiser des enjeux qu’il ne hiérarchise pas lui-même.

En outre, si la présence de personnages malsains ou médiocres comme le commandeur de Soubirane, le chevalier de Bonnivet, et le propre père d’Octave, incitent à considérer que le faubourg Saint-Germain est un milieu irrespirable, d’autres personnages, qui sont des femmes (la mère du héros, Armance, Mme d’Aumale), permettent de corriger sensiblement ce point de vue. Stendhal a représenté maintes fois la lutte d’influence entre nobles et bourgeois, sans jamais accorder sa préférence aux vainqueurs.

Et bien qu’Octave semble avoir, comme Julien Sorel, une sensibilité au droit, et surtout des principes moraux qui lui font haïr la mesquinerie, la perfidie et la malhonnêteté quand il les rencontre dans son propre milieu (A, 99-101, 108, 221), la crise qu’il traverse ne procède pas du désir de changer les règles qui organisent l’existence de chacun au faubourg Saint-Germain, ni plus particulièrement dans sa famille. En dépit de ses sympathies libérales (A, 162) et bonapartistes (A, 242), il est probable qu’il ne soit pas un péroreur, car il n’en a pas la réputation. Nul ne fait référence à son « infernale logique » ni ne l’appelle « Martin Luther[19] ». Ne subissant aucune iniquité, il semble davantage occupé de son propre malheur que de la justice. Autant Julien cherche à s’inscrire dans l’ordre symbolique par ses discours et par ses actes, jusque devant ses juges, autant le malheur d’Octave semble précisément réfractaire à toute forme de réparation symbolique.

Il semble donc indubitable que l’un des sujets centraux du récit est le malheur lui-même, entendons en l’occurrence la souffrance psychique – dont l’auteur décrit finement les symptômes (inhibition, frustration, colère, misanthropie, mélancolie, haine de soi, tendance suicidaire, passages à l’acte). Représenter l’expérience du malheur, son ressenti, son langage, ses manifestations publiques, semble avoir été plus important pour Stendhal que de le nommer et même simplement de le catégoriser – ce qui fait ipso facto du personnage un signifiant souple, prêt à la signification de différentes névroses, pas tout à fait assujetti à l’enchaînement des événements qui émaillent sa vie. Octave est un jeune homme qui va mal : et bien d’autres raisons que l’impuissance pourraient expliquer son malheur peut-être (un terrible remords, des humiliations, un viol, d’autres choses encore). Paradoxalement, ce héros refermé sur son secret y gagne une certaine forme de disponibilité sémantique.

Cependant, la narration suggère qu’Octave souffre comme il souffre en raison d’une cause unique et précise. Qu’elle soit cachée ne signifie pas qu’elle est vague. Le récit n’est pas non plus conçu pour qu’on pense que la cause de ce malheur est indifférente, et qu’on peut le comprendre sans la connaître. Car il cerne le mal. Il propose en particulier une description assez précise de la névrose d’Octave, quoique sans étiologie : elle n’est pas « clinique », mais elle réunit des informations que la psychiatrie (à laquelle Stendhal s’intéresse[20]) retiendrait, et qui ont toutes un rapport métonymique (plus ou moins plausible) avec l’hypothèse du babilanisme, si bien qu’il peut être deviné. Par exemple, le texte fait apparaître qu’Octave a du mépris pour lui-même (A, 171-172), doute d’être un adulte[21], se sent coupable et se hait (A, 107), jusqu’à se désigner du terme de « monstre » (A, 229). Il considère qu’une mort violente, accidentelle ou délibérée, serait enviable, comme s’il avait quelque chose à payer de sa vie (A, 174). Il s’invente des crimes qu’il n’a pas commis (A, 207) pour tester l’attachement de la jeune femme qu’il aime, mais ces crimes supposés lui semblent moins graves que la raison qui lui interdit de l’épouser. Dans certaines circonstances plus ou moins suggestives (au théâtre par exemple[22] ; ou « au milieu d’une charade en action », A, 105[23]), il se sent agressé et prend la fuite. Dans d’autres circonstances où la plupart des gens se sentiraient vexés, il éprouve un contentement paradoxal. Par exemple, il juge normal qu’on doute de lui, comme si, en ce qui le concerne, les apparences devaient être trompeuses[24]. Il voudrait changer de nom, de milieu, de vie, en bref échapper à la structure familiale (A, 163-164, 172). Il s’expose au malentendu en dissimulant certains des aspects les plus sympathiques de sa personne, en particulier sa tendresse : il est volontiers insolent (A, 118-119) et « rebelle » (A, 123) ; on ne lui connaît pas d’ami ni de camarade de jeu (A, 106-107) ; et, luttant par « devoir[25] » contre sa sensibilité et contre son désir, il s’interdit de tomber amoureux, bien qu’il soit, ou plutôt parce qu’il est sensuel[26] et sentimental. Il regarde l’amour comme le pire des malheurs. Et comme on touche ici au coeur du sujet, nous nous y attarderons un peu.

Naturellement ce « malheur » arrive, et contraint Octave à une stratégie de contournement, qu’on peut dire instinctive, puisque – la narration est très claire sur ce point – il n’en est pas conscient (A, 112, 121, 126-127, 156). Stendhal démontre, dans Armance comme dans tous ses romans, une attention particulière aux mécanismes inconscients du psychisme[27] : il n’y a pas de héros stendhalien qui soit parfaitement conscient de ce qu’il sent, pense et fait, ni d’héroïne, et cela, qui dans une certaine mesure leur garantit le bonheur, les assure également du malheur. Longtemps, alors qu’Octave ne cache aucune de ses pensées à la jeune femme qu’il aime uniquement et intensément, il ne se déclare pas : il trouve un bonheur satisfaisant dans la tendre amitié dont, pour d’autres raisons, elle se satisfait elle aussi (A, 139). En fait, il ignore qu’il est amoureux, quoique les signes de son amour ne trompent aucun observateur dans la diégèse ni les lecteurs ; en d’autres termes, il le refoule, et n’en prend conscience que quand une femme très qualifiée le lui indique formellement (A, 146). C’est ici que le roman change de rythme, et que l’on quitte la phase de description des symptômes pour entrer dans celle des grands événements, où le malheur se précipite jusqu’à la mort du personnage. L’idée d’être amoureux, et d’une femme adorable qui l’aime en retour, au lieu de lui procurer de la joie, le plonge dans le désespoir (A, 101, 170-172). Quant au mariage, au mariage d’amour même, il ne le regarde pas seulement comme une impossibilité morale : il y voit un danger terrible, qui ne lui laisse pas d’autre choix que la fuite[28]. Ce n’est pas qu’il craigne la privation de liberté que le mariage induit (quoiqu’il dise vouloir profiter de sa jeunesse jusqu’à vingt-six ans [A, 139], il ne défend aucune idéologie anti-matrimoniale) : la raison pour laquelle il regarde l’amour et le mariage comme des dangers mortels est son fameux secret. Voilà, résumé à grands traits, le coeur du livre.

L’innommable

Il est vrai qu’aucun de ces éléments, considérés séparément, ne constitue la preuve qu’Octave est impuissant. Ce n’est pas ainsi que l’impuissance se démontre. Mais on a bien affaire à un faisceau d’indices et à une construction rigoureuse. S’il est vrai que le roman est conçu de telle manière que l’impuissance d’Octave ne puisse jamais être qu’une hypothèse de lecture, il ne paraît pas exact que seules la lettre à Mérimée et la marge de l’exemplaire Bucci[29] l’attestent. Ce qui valide cette hypothèse, c’est avant tout qu’elle est fonctionnelle. Si l’on ignore cette cause, l’histoire d’Octave est à peine intelligible. Le plan du roman, et donc sa logique narrative d’ensemble, que Stendhal jugeait à part lui d’une rigueur mathématique[30], n’apparaît nettement que si l’on complète son édifice par l’information capitale qui ne s’y trouve pas mais dont il laisse aux lecteurs la possibilité de faire l’hypothèse[31].

L’ellipse elle-même (la « paralipse », disait Genette[32]) a une fonction sémantique dans ce texte. C’est une forme paradoxale de l’allusion que de ne pas nommer, car c’est une manière de signifier l’innommable. Le mal dont souffre Octave est de nature à ne pas être dit ; et sur ce point – pour des raisons qui sont ou qui ne sont pas les mêmes –, le personnage et le narrateur sont d’accord. Ce mal paraît être une honte absolue, au moins pour l’homme qui en souffre, et il embarrasserait d’autres que lui peut-être, s’ils en prenaient simplement connaissance. En particulier, la honte du personnage est de nature à affecter sa mère, son père, et son amante, puisqu’il importe à ses yeux qu’aucune de ces personnes n’en ait conscience.

S’il est possible que le narrateur se taise par goût du jeu de cache-cache et (ou) parce qu’il le juge plus convenable, le mutisme du personnage, en revanche, s’explique par une raison plus forte que la décence, plus forte même que la pudeur, et sans rapport avec le jeu. Octave n’est pas évasif au sujet de son malheur : il fait barrage à l’aveu, de toutes ses forces. Et il a besoin d’autant plus de forces pour ne pas avouer, qu’il est sans cesse en position d’être observé, en particulier par des femmes, en même temps qu’il bénéficie de leurs attentions dans les salons qu’il fréquente. Presque toute son histoire est une confidence faite aux femmes (sa mère, Armance, Mme d’Aumale, Mme de Bonnivet peut-être), tandis qu’il est en compétition perpétuelle avec les hommes (A, 142), jusqu’à tuer un rival en duel (A, 189). Mais il parvient à cacher à ses tendres amies ce qu’elles voudraient savoir, sans leur offrir non plus le bonheur qu’elles sont, pour certaines, en droit d’attendre de lui, étant donné son assiduité auprès d’elles. Comme Lucien Leuwen, il rémunère assez mal la générosité et la patience des femmes qui ont de l’affection pour lui. Sans qu’on puisse le soupçonner d’être un timide, sa conversation contourne autant que possible ce qui le lie aux femmes, et ce qui les lie à lui – le désir, l’amour : il parle « pour cacher sa pensée » (A, 210[33]). Le héros au malheur indicible est une figure de la honte, de l’humiliation et de la culpabilité, et le texte est conçu pour que les lecteurs perçoivent ce paradoxe que plus le personnage est aimé, plus il se sent honteux, humilié et coupable.

Stendhal entre dans la carrière du roman en représentant non pas un anti-héros mais une masculinité tragique. Il s’intéresse aux efforts désespérés que fournit son personnage pour repousser l’échéance de la mort. C’est une dimension centrale de l’analyse qu’il conduit : il explique comment Octave vit avec son handicap.

Or – ce qui est propre à désorienter les lecteurs –, la stratégie adoptée par le héros consiste à produire des signes à première vue incompatibles avec le babilanisme, et aucun commentaire du narrateur n’indique ce décalage. Ce jeune homme crispé contre l’amour est sans doute d’abord en compétition avec lui-même[34], mais le contrôle de son image fait partie des enjeux du combat. Par exemple, Octave affiche la volonté d’être maître de son temps. Il vit en décalé (levé tôt, couché tard). Il chasse seul dans les bois (A, 216). Il détourne les esprits de sa vérité par des actions spectaculaires, passe son temps à masquer son impuissance sexuelle par un déploiement de puissance musculaire, et langagière. Avec une femme qui lui est indifférente, ou plutôt qu’il s’interdit d’aimer parce qu’il la sait très disponible, il tient avec aisance, sinon avec un excès d’aisance, son rôle d’homme charmant, bavard et convaincu. En parlant à Mme d’Aumale, dans sa loge, d’une voix si forte qu’elle couvre la musique (A, 147, 186), il signifie à cette femme aimable et coquette qu’elle compte plus que les règles sociales, et qu’il est prêt à se confronter au scandale pour le plaisir de lui plaire. De façon générale, il surjoue un peu hystériquement sa virilité. Il conteste avec raideur le bien-fondé des votes du parlement (A, 93), « crèv[e] ses chevaux » pour être assez tôt chez une femme, en sortant de chez une autre (A, 146), travaille à séduire une femme qui a un large choix de partenaires (A, 170), fréquente régulièrement des maisons louches (A, 141-142), se bat en duel avec témérité (A, 188-189), profère des menaces explicites à l’encontre d’un homme plus âgé (A, 221), a la force physique suffisante pour en défenestrer un autre (A, 104). À ce jeu (le scandale, le duel, la chasse), il reçoit de vraies blessures d’homme, aux membres inférieurs et supérieurs (A, 188-189[35]). Ces plaies qui saignent abondamment et le font s’évanouir inspirent moins de crainte aux lecteurs que la grande blessure intérieure dont ils ont compris qu’il souffre réellement et continûment. Dans la diégèse en revanche, ce revers de fortune détourne pour un temps l’attention des femmes et des médecins : la stratégie d’Octave est suivie d’effets immédiats. Mais ils sont vains et dangereux : le héros ne peut prendre que provisoirement le dessus sur son mal, en subissant d’autres maux.

De ce point de vue, une figure centrale du récit est l’accumulation, dont l’effet est à peu près le même que la paralipse, quoique les deux procédés soient inverses. Le personnage accumule des raisons secondaires de le plaindre pour cacher la cause première et germinale de son malheur. Le secret cache (tout en signifiant l’indécence et la honte) ; l’accumulation des maux masque ou détourne de voir (tout en signifiant la morbidité et la douleur). Et de ce point de vue, l’auteur et son personnage adoptent peu ou prou la même stratégie, envers leurs publics respectifs. Tout ce qui, dans le texte de Stendhal, permet de caractériser la virilité du héros peut être considéré comme une manière d’écarter les lecteurs de l’hypothèse de l’impuissance (quoiqu’il n’y ait aucune contradiction entre la virilité du comportement et le handicap sexuel[36]). Stendhal produit autant de signes métonymiques de la virilité que de l’impuissance, et il faut être dialecticien pour comprendre que les premiers entrent dans la catégorie des seconds.

Un troisième ordre de signes consiste à représenter l’objet de malheur, avec une certaine opiniâtreté, mais par déplacement. Les péripéties violentes sont l’occasion de désigner métaphoriquement ce quelque chose qui manque à Octave (fusils qu’on arrange, A, 218 ; pistolets qu’on recharge, A, 189 ; chasses et cavalcades, A, 112, 145, 146, 213-214). Certains épisodes, depuis longtemps repérés et commentés par toute la critique, semblent conçus uniquement pour cela. Au Père-Lachaise, on « visit[e] le monument d’Abeilard » et l’on regarde « l’obélisque de Masséna » (A, 136) ; Armance offre à Octave une bourse en cuir, qu’il embrasse et enterre au moyen d’une tige de châtaignier (A, 174) ; c’est au pied d’un oranger en pot que l’héroïne s’évanouit le sein palpitant (A, 176) ; Mme de Malivert offre un cheval à son fils en vendant des bijoux de famille (A, 93[37]). – À ce compte, tout le roman évoquerait ce dont il est censé ne rien dire. Simplement, il le fait par approximations, par métaphore parfois et le plus souvent par métonymie, et sans que le narrateur cligne de l’oeil. Aucun texte de Stendhal ne déploie à ce point, et sous des formes si variées, la puissance de l’implicite. Et pourtant, aucun n’est moins ironique.

Le tragique

S’il est vrai que tout le récit se déploie autour d’un secret, donc d’un « blanc », il peut aussi être décrit comme une ligne droite traçant une dynamique fatale, ponctuée par des événements qui rendent le malheur toujours plus intense. À cet égard, il y aurait deux manières possibles de décrire la trajectoire d’Octave, même sans en connaître la cause. La première consisterait à dire que son malheur est un état permanent, parce que sa cause est pérenne. La seconde, que c’est la conséquence malheureuse et toujours renouvelée d’une suite de mauvais hasards qui rapprochent le héros morbide de l’inéluctable. La première description reviendrait à dire que les péripéties sont à peu près dépourvues de consistance ; et il est vrai qu’elles ont quelquefois quelque chose de grossier, sont mal motivées, à la limite du vraisemblable[38]. La seconde suggère de dresser la liste de ces péripéties, et de considérer que, bien ou mal motivées, elles sont toutes signifiantes. Elles s’enchaînent pour piéger et acculer le personnage : la rencontre d’Armance ; l’obtention des millions qui font d’Octave un bon parti et relancent l’ambition patrimoniale (et matrimoniale) de son père (A, 98[39]) ; la perspicacité de Mme d’Aumale, qui lui révèle son amour (A, 168) ; la blessure qu’il croit mortelle, qui le dispose à se déclarer avant de mourir (A, 190-191) ; l’intrusion de sa mère, qui se met en tête, sans lui en parler, de lui faire épouser sa cousine (A, 148-152) ; l’héritage inopiné de celle-ci, qui lui suggère d’en accepter l’idée (A, 213) ; l’indiscrétion de Soubirane qui en précipite l’échéance (A, 220) ; le stratagème de Soubirane et du chevalier de Bonnivet (A, 235-236), qui fait enfin céder le héros à l’idée du mariage, justement parce qu’il le convainc qu’il n’est pas aimé (les « méchants », tout en manquant parfaitement leur but qui était d’empêcher le mariage, précipitent la fin programmée du roman).

La logique narrative est contre-intuitive. Les lecteurs ne peuvent que s’étonner qu’une série d’événements en apparence bénéfiques (l’amour est partagé, Armance n’est plus la parente pauvre, le mariage est possible, etc.) aient des conséquences si néfastes. La question qui se pose constamment est : pourquoi le bien fait-il précisément du mal à Octave ? Non seulement ses adjuvants, soit en particulier Armance et sa mère, sont incapables de faire son bonheur ; non seulement les deux femmes sont impuissantes face à ce qui apparaît à tous comme la « folie » du jeune homme, mais le respect et la tendresse réciproque des jeunes gens, leur engagement moral l’un vis-à-vis de l’autre, et finalement leur mariage, au lieu d’apaiser le malheur, le décuplent et précipitent le suicide, sans qu’on puisse les identifier pourtant comme les causes de la mort.

Cette contradiction apparente entre causes (heureuses) et conséquences (malheureuses) est, il est vrai, une structure logique qui a sa propre pertinence. Elle formalise une tension dialectique d’une inépuisable fécondité fictionnelle. Tous les grands accomplissements d’Oedipe par exemple (devenir roi, se marier, avoir des enfants) sont en réalité des catastrophes ; en héritant du trône, Titus perd le pouvoir d’épouser Bérénice ; les criminels shakespeariens ne parviennent à leurs fins que pour être plus tôt renversés. Mais dans Oedipe roi, Bérénice, Richard III ou Macbeth, la raison pour laquelle la victoire se transforme en défaite est parfaitement claire, tandis que l’auteur d’Armance demande aux lecteurs d’activer un schéma relativement banal sans être certains de la raison pour laquelle ils le font.

Dans la diégèse, si la cause de l’insupportable souffrance du héros peut être qualifiée de fatale, c’est précisément qu’elle n’est jamais nommée. Si elle était connue, on y chercherait un remède ; au lieu qu’étant insaisissable elle se dérobe aussi à tout espoir de solution. En cachant son mal, Octave se donne pour vaincu sans ressource ; il signifie que quelque chose d’impérieux l’assigne au malheur, et avec lui son amante. Mais bien que la mélancolie du héros soit connue de tous, et que ses symptômes soient spectaculaires, bien qu’il soit si souvent soupçonné d’être fou, ou diabolique, la rigueur du plan mis au point par Stendhal doit faire comprendre aux lecteurs que la mélancolie ne préside qu’en apparence à ce qui constitue en réalité un scénario infaillible, qui lui échappe, et dans lequel il se trouve piégé. Il faudrait, pour que les amants évitent la catastrophe, soit que le mal disparaisse, soit qu’Octave cesse d’en souffrir. Mais aucune de ces deux hypothèses n’est envisageable. Le mal est permanent, et le malheur structurel.

Octave et Armance connaissent donc l’extase de l’amour vrai et réciproque pour le perdre plus durement. Quel beau couple ils forment, ne cesse de dire le narrateur (A, 124, 167-168, 197-198). Et, conformément à une logique bien connue des lecteurs de romans, le fait que le malheur ne soit pas incompatible avec un bonheur profond les rend l’un et l’autre plus amers.

Notons que le roman dit aussi, inversement, que le bonheur de l’être blessé, mélancolique, isolé, quand il se présente, est on ne peut plus vif et beau (A, 167-168, 203, 204-205, 206-207). La dialectique du malheur et de la valeur[40], qui apparaît comme un crédo dès les premiers textes publiés de Stendhal, et constitue le fond de sa sagesse – si c’en est une –, justifie les scènes paroxystiques qui représentent les amants sous l’empire de leurs passions tristes ou dans la sérénité de leur tendresse. Le bonheur n’est pas plus accidentel que le malheur, puisqu’il en est solidaire, et le héros se caractérise aussi bien par sa capacité à connaître le vrai bonheur de l’amour que par la fatalité de son mal. Armance n’est pas, en ce sens, un roman pessimiste, obnubilé par la noirceur du monde et convaincu de la misère de l’homme. En revanche, c’est un roman qui veut avoir la portée et l’intensité d’une tragédie.

Masculinité et patriarcat

On l’a vu, la critique (majoritairement masculine[41]) semble avoir considéré que le sujet du babilanisme manque d’intérêt, de noblesse, de… tenue. La représentation d’un homme qui « ne peut être aimé », qui n’est pas épousable, qui ne peut être père de famille, a paru moins intéressante que, par exemple, la satire du faubourg Saint-Germain, qui est pourtant moins originale, ou que les notations – il est vrai remarquables – sur l’émergence de la machine à vapeur et le développement des activités boursières. Certains commentateurs, qui par ailleurs ont consacré leur vie à l’étude de textes romantiques, ont vu dans l’impuissance sexuelle une figuration ironique de la grande névrose de la jeunesse nobiliaire sottement romantique et spleenétique, parce qu’incurablement inadaptée au monde moderne. Stendhal lui-même, dans l’exemplaire Bucci, écrit à propos des jeunes « privilégiés » qu’il rencontre aux Tuileries : « Leur Ridicule est d’être aussi tristes qu’[Octave] sans avoir les mêmes raisons » (A, 893[42]). Cette phrase signifie que, dans son esprit, Octave se distingue des jeunes privilégiés qui affichent leur tristesse quand ils se promènent seuls aux Tuileries. En ce sens, il n’est pas représentatif de ces jeunes gens, quoiqu’ils appartiennent à sa caste et qu’à certains égards ils lui ressemblent. En dépit de son handicap, Octave est un homme puissant en puissance, quand, disposant de toutes les bonnes cartes dans le jeu social, ils sont des impuissants en acte. Paradoxalement, ce qui fait qu’Octave n’est pas ridicule aux yeux de son auteur, c’est son infirmité : son authentique malheur le singularise et le sauve de la médiocrité. Cette logique ne paraît pas étrangère à celle du romantisme français de ces années.

Prenons donc acte du fait que Stendhal représente comme une tragédie intime et comme un handicap social, et non comme un ridicule, ni comme un fait anecdotique, l’infirmité sexuelle masculine. Il est vrai qu’il a plutôt – et non sans raison – la réputation d’être le thuriféraire d’une masculinité héroïque, audacieuse, militaire, conquérante. Mais les raisons personnelles qu’il a, ou qu’il croit avoir, de regretter une époque où la virilité des hommes s’épanouissait concomitamment dans la guerre et dans la conquête amoureuse, sont aussi pour lui des raisons de creuser et de dialectiser sa conception et sa représentation du masculin (et réciproquement du féminin, mais nous ne pouvons développer cette idée ici). Octave est un jeune homme qui incarne parfaitement un certain idéal du masculin, mais qui ne peut pas jouer son rôle d’homme. Qu’est-ce donc qu’en être un ? Ses talents, ses qualités, son énergie, sa virilité sont dépourvus de valeur à ses propres yeux – sans même parler de son nom respectable et de sa fortune, qu’il ne peut transmettre.

Si nous parlons de « roman du handicap », plutôt que, par exemple, de roman de l’impuissance, c’est parce qu’Octave ne souffre pas simplement de la frustration de ne pas avoir de rapport sexuel (même si c’est à coup sûr un aspect essentiel de son malheur[43]). Son mal sans doute est strictement physiologique, mais son malheur, lui, n’est si grand que parce qu’il affecte, dans la société hyper-normée dont il fait partie, son identité sociale de genre, donc sa respectabilité et ses possibilités de vie et de bonheur parmi les siens.

Bien sûr, l’infirmité d’Octave écorne les stéréotypes de la virilité conquérante et possédante. Le sujet de l’impuissance est déjà politique en ce sens (c’est une pierre dans le champ du bonapartisme). Mais ce n’est pas tellement la préoccupation de Stendhal ici. Ce qui l’intéresse, c’est plutôt de représenter la rigidité et la pénibilité de l’ordre. Il s’intéresse, dans Armance, au masculin comme rôle et comme fonction sociale. Dans la société où vivent Octave et son auteur, un homme qui ne peut être un mari et qui ne peut (pas même) être père n’est, pour ainsi dire, pas un homme – à moins qu’il prononce les voeux et opte pour le standard de vie que l’Église consacre, par ailleurs, comme le plus élevé, c’est-à-dire une vie séparée des femmes (c’est l’issue que trouve le personnage de Latouche à son malheur, et c’est une solution qu’Octave envisage). Le héros ne se désigne pas du terme de « monstre » parce qu’à ses propres yeux son appartenance au genre humain est douteuse, mais parce que sa masculinité l’est – et pourtant, nous dit Stendhal avec insistance, elle ne l’est pas. Le babilanisme oblige Octave à ne pas accepter le rôle que tout le monde attend qu’il assume, parce qu’il est un homme, et qu’il voudrait pouvoir jouer lui-même, à savoir celui de mari. Si l’impuissant s’accuse d’être un monstre, ce n’est pas qu’il introduit un désordre, comme le fait l’homosexuel par exemple, ou le fou, ou le criminel, ou le révolutionnaire. C’est plutôt que l’organisation sociale, et pour commencer la famille, ne peut pas compter sur sa contribution. Dans le cas qui nous occupe, à savoir celui d’un jeune aristocrate français sous la Restauration, on n’en finirait pas d’insister sur les raisons pressantes qu’ont le père et la mère de compter sur la fécondité de leur fils, sur sa capacité à perpétuer le nom, à agrandir la famille et à défendre ses intérêts.

Mais, bien qu’Armance développe une représentation de la famille, en particulier de la relation mère-fils (ce qui n’est pas fréquent dans le roman français des années 1820), et même si sa dernière phrase nous apprend que Mme de Malivert prend le voile, dans le même couvent que sa bru, il semble clair que le projet de Stendhal ne se limite pas au récit d’un drame familial. L’ordre social est mis en perspective à partir de l’exemple de cette famille et de l’enjeu du mariage.

Symétriquement, le personnage de la parente pauvre, qui est aussi l’orpheline, permet à Stendhal de montrer comment une jeune fille noble, en tout point désirable, amoureuse, et désireuse de fonder une famille, intériorise les raisons qui justifient sa propre discrimination. De même qu’Octave considère qu’il ne doit pas épouser Armance, Armance est convaincue qu’elle ne doit pas épouser Octave. Les deux personnages sont construits en miroir. Comme l’infirmité sexuelle, l’absence d’héritage est par définition un handicap, donc une honte, si légitime qu’il serait encore plus honteux, aux yeux d’Armance elle-même, de faire comme si le handicap n’existait pas (A, 151, 154). Mais des deux personnages, c’est l’homme, en l’occurrence, qui est le personnage tragique, et dont la tragédie personnelle provoque toutes les autres. Il existe des femmes comme Mme de Malivert, et des hommes comme M. de Malivert, pour fermer les yeux sur le handicap d’Armance, et lui demander malgré tout sa main au nom de leur fils (A, 224). Une jeune fille pauvre et dont la douceur angélique est susceptible de soigner la folie du fils vaut mieux qu’aucune épouse du tout ; c’est toujours un ventre, et noble, dont naîtront les petits-enfants des Malivert[44] ; en outre, les commérages désagréables, dans et en dehors du clan, ne sont pas susceptibles d’invalider un mariage. La seule raison d’annuler un mariage, dûment consacré, ce serait l’impuissance du mari : mais cela, personne n’y songe.

En l’occurrence, donc, le fait que le mariage est une institution qui oblige à l’acte sexuel et à la fécondation de la femme (le Code civil alors en vigueur et la religion catholique sont parfaitement d’accord sur ce point) embarrasse davantage l’homme que la jeune fille. Certes le sexe est, dans Armance, disjoint de l’amour, au sens où l’amour se forme sans lui, où les amants le définissent, l’expliquent et le justifient sans lui (et il en va toujours ainsi chez Stendhal). Il n’en reste pas moins que le mariage est ce qu’il est aux yeux de chacun d’eux, à savoir qu’il légitime et même programme le rapport sexuel. À cet égard, il expose Octave et tous les Malivert au déshonneur. Il condamne également la douce et fidèle Armance à une vie de tristesse, de honte et de frustration, comme le sensible Octave l’a fort bien compris.

Écriture masculine

Nous venons d’évoquer les raisons qui font considérer au héros babilan qu’il est de son devoir de ne pas se marier. Quant aux raisons pour lesquelles Stendhal n’explique pas le malheur de son héros, elles sont sensiblement différentes, bien qu’elles aient quelque chose à voir elles aussi avec la décence, et avec la notion flottante, sujette à variation, et néanmoins impérieuse, de ce qu’un homme se doit à soi-même[45]. Le malheur d’Octave est un sujet scabreux et un peu ridicule : c’est exclusivement sous ce jour que Stendhal le présente à Mérimée, dans le cadre d’une correspondance égrillarde « entre hommes[46] », si différente du roman dans l’esprit qu’elle ne saurait en constituer un commentaire pertinent (de ce point de vue, Jean Bellemin-Noël a raison de dire que dans le dossier Armance l’auteur est « encombrant »[47]). Le babilanisme est susceptible de priver le héros de l’estime, de la sympathie et plus encore de l’empathie des lecteurs – alors que Stendhal l’a pourvu de qualités intellectuelles, physiques et morales très remarquables et qui lui sont chères. Le sujet de l’impuissance est aussi susceptible d’exposer dangereusement le romancier lui-même, a fortiori parce qu’il en parle dans la veine du romantisme sentimental, alors que Latouche vient de le traiter plus rapidement, sans le creuser, et sur un tout autre ton. En gardant le secret du secret d’Octave, Stendhal se protège lui-même autant que son héros, ne serait-ce que de l’accusation d’indécence, à plus forte raison d’impudeur – et de babilanisme. L’image de l’homme écrivant avec son propre sang peut être interprétée, sans trop de risque, comme une figuration de l’auteur lui-même et donc de son propre livre. L’authenticité du roman est pour son auteur, qui n’a pas encore mis au point sa technique de narration ironique, une raison de plus de pratiquer la « paralipse ». Ce n’est pas seulement pour doubler à son tour Mme de Duras que Stendhal attribue, dans un « Avant-propos », l’idée de son livre à une femme distinguée mais qui n’est pas sûre de son talent (A, 85[48]) : c’est aussi pour qu’on voie moins qu’après le chapitre des fiascos dans De l’amour, il s’intéresse derechef à une masculinité faillible.

Nous proposons de dire que l’entreprise si énigmatique d’Armance est un cas remarquable d’écriture masculine, au sens où il s’agit, pour un homme, de réfléchir à la condition masculine dans sa dimension la plus intime, mais aussi la plus sociale, en dehors des scénarios héroïques controuvés. Ce n’est pas un texte sur la difficulté d’être un homme dans la société patriarcale, et en ce sens le phénomène que nous appelons écriture masculine n’est pas symétrique de ce qu’on appelle ou a appelé écriture féminine ; il n’y a pas de revendication juridique et politique à la clef, du moins pas quand c’est, comme ici, d’un hétérosexuel qu’on parle, et présentant toutes les garanties possibles au regard de l’ordre (la noblesse, la fortune, la nationalité française, le catholicisme, etc.). Mais Armance est un roman qui raconte et qui détaille avec empathie un type de malheur que seul un homme peut expérimenter, dans cette même société patriarcale et plus généralement discriminante. Il décrit parallèlement le malheur d’une jeune fille, destinée comme toute jeune fille qu’on n’enferme pas au couvent à la reproduction, et cependant inépousable[49].

L’idée n’est pas qu’Armance développe une critique de la société patriarcale : aucun roman de Stendhal ne passe d’ailleurs ce cap. Ce sont simplement les pères, assez souvent les prêtres, et presque toujours les rois, ministres, officiers, etc., qui font l’objet de la critique ou de la satire stendhalienne. Aucune autre alternative d’ensemble à l’ordre social n’est jamais projetée. Mais l’ordre n’est jamais favorable au bonheur des héros et des héroïnes stendhaliennes ; ils et elles doivent toujours le conquérir contre lui, et en dehors de lui, dans une forme de clandestinité et d’illégalité. Stendhal, en particulier, s’intéresse à des personnages masculins dans lesquels les lecteurs ne peuvent pas reconnaître l’expression de la norme, pas même de la norme de genre, et Armance inaugure cette série de portraits masculins avec une finesse et une profondeur de vue remarquables.