Présentation. Le récit de malheur au xixe siècle[Record]

  • Sophie Ménard

Prosper Mérimée aurait souvent raconté une anecdote qui serait le « symbole de toute vie ». Au moment où il tombe d’une fenêtre, un homme, alors en pleine chute libre, répond aux gens qui lui demandent s’il va bien : « [P]as trop mal, jusqu’à présent, pourvu que ça dure. » La litote (« pas trop mal ») tout comme l’évidence du malheur à venir dévoilent que le bonheur n’est possible ni dans sa totalité ni dans la longue durée : l’homme est voué à s’écraser contre la dure réalité. L’anecdote de Mérimée est certes une métaphore de la vie : n’est-elle pas aussi celle du récit tel qu’il se déploie durant le xixe siècle ? N’est-ce pas la possibilité du malheur qui fait exister et « “rebondir” l’histoire » ? Il est vrai que la littérature de cette époque utilise, à volonté, les ressorts dramatiques et narratifs qu’offre le malheur. Placé sous les auspices des Werther, René et Oberman, le mal du siècle – cette maladie de la volonté, cette mélancolie morale et cette « malédiction historique » –, qui hante la jeunesse masculine et féminine du début du xixe siècle, scelle le destin accablant de la génération de « l’enfant du siècle » et de Lélia, cette « race d’hommes [et de femmes] bien malheureux ». S’érigeant « sur un monde en ruines » qui n’est ni le « passé à jamais détruit » ni l’avenir, le malheur individuel s’associe à l’instabilité des régimes politiques, à des « moments de rupture sociale » et à des « effondrement[s] historique[s] ». La fin de la gloire napoléonienne est à l’origine des malheurs d’Octave dans La confession d’un enfant du siècle de Musset et de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal ; à l’aube de la Révolution française, le deuil d’une forme de féodalisme fait le malheur du dernier de la lignée des Mauprat, héros éponyme de Sand ; la fin de la noblesse terrienne dans Une vie de Maupassant mène la famille de Jeanne à l’épuisement ; ou encore la fin de l’artisanat, des commerces de proximité, arasés et supplantés par les grands magasins, font la ruine des Baudu (Au bonheur des dames de Zola). Cette série non exhaustive de crépuscules sociétaux est en dialogue dans la littérature du siècle avec les malheurs d’une vie : la société qui se désagrège laisse derrière elle des vaincus et des endeuillés qui luttent, au quotidien, avec l’acharnement de la guigne. Que le thème malheureux occupe une place privilégiée dans le siècle est indéniable : son intérêt procède du fait que s’y condensent des façons – conditionnées par l’époque – de vivre et de dire l’adversité en conflit avec la revendication d’un droit démocratique à la félicité. On se rappellera que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 commence par ces mots : « Le but de la société est le bonheur commun ». Or que cette « chasse au bonheur » (l’expression revient couramment sous la plume de Stendhal) tourne souvent mal explique en grande partie que plusieurs récits du xixe siècle, dysphoriques, prennent acte de la réalité désolante de la société et conçoivent des trames narratives qu’on peut qualifier de crépusculaires : ces récits de malheur, comme on les nommera, ont pour caractéristique principale de narrer les enchaînements des mauvaises fortunes et la dégradation du héros dans une société dont les valeurs politiques, culturelles, familiales, etc., sont en transition. Dans l’échelle historique et littéraire du malheur, au « vague des passions » répondent et succèdent les …

Appendices