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Prosper Mérimée aurait souvent raconté une anecdote qui serait le « symbole de toute vie ». Au moment où il tombe d’une fenêtre, un homme, alors en pleine chute libre, répond aux gens qui lui demandent s’il va bien : « [P]as trop mal, jusqu’à présent, pourvu que ça dure[1]. » La litote (« pas trop mal ») tout comme l’évidence du malheur à venir dévoilent que le bonheur n’est possible ni dans sa totalité ni dans la longue durée : l’homme est voué à s’écraser contre la dure réalité. L’anecdote de Mérimée est certes une métaphore de la vie : n’est-elle pas aussi celle du récit tel qu’il se déploie durant le xixe siècle ? N’est-ce pas la possibilité du malheur qui fait exister et « “rebondir” l’histoire[2] » ?

Il est vrai que la littérature de cette époque utilise, à volonté, les ressorts dramatiques et narratifs qu’offre le malheur[3]. Placé sous les auspices des Werther, René et Oberman, le mal du siècle – cette maladie de la volonté, cette mélancolie morale et cette « malédiction historique[4] » –, qui hante la jeunesse masculine et féminine du début du xixe siècle, scelle le destin accablant de la génération de « l’enfant du siècle » et de Lélia, cette « race d’hommes [et de femmes] bien malheureux[5] ». S’érigeant « sur un monde en ruines » qui n’est ni le « passé à jamais détruit[6] » ni l’avenir, le malheur individuel s’associe à l’instabilité des régimes politiques, à des « moments de rupture sociale » et à des « effondrement[s] historique[s][7] ». La fin de la gloire napoléonienne est à l’origine des malheurs d’Octave dans La confession d’un enfant du siècle de Musset et de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal ; à l’aube de la Révolution française, le deuil d’une forme de féodalisme fait le malheur du dernier de la lignée des Mauprat, héros éponyme de Sand ; la fin de la noblesse terrienne dans Une vie de Maupassant mène la famille de Jeanne à l’épuisement ; ou encore la fin de l’artisanat, des commerces de proximité, arasés et supplantés par les grands magasins, font la ruine des Baudu (Au bonheur des dames de Zola). Cette série non exhaustive de crépuscules sociétaux est en dialogue dans la littérature du siècle avec les malheurs d’une vie : la société qui se désagrège laisse derrière elle des vaincus et des endeuillés qui luttent, au quotidien, avec l’acharnement de la guigne. Que le thème malheureux occupe une place privilégiée dans le siècle est indéniable : son intérêt procède du fait que s’y condensent des façons – conditionnées par l’époque – de vivre et de dire l’adversité en conflit avec la revendication d’un droit démocratique à la félicité. On se rappellera que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 commence par ces mots : « Le but de la société est le bonheur commun ». Or que cette « chasse au bonheur » (l’expression revient couramment sous la plume de Stendhal) tourne souvent mal explique en grande partie que plusieurs récits du xixe siècle, dysphoriques, prennent acte de la réalité désolante de la société et conçoivent des trames narratives qu’on peut qualifier de crépusculaires : ces récits de malheur, comme on les nommera, ont pour caractéristique principale de narrer les enchaînements des mauvaises fortunes et la dégradation du héros dans une société dont les valeurs politiques, culturelles, familiales, etc., sont en transition.

Dans l’échelle historique et littéraire du malheur, au « vague des passions » répondent et succèdent les amours déçues, les pertes d’illusions et les gloires interrompues (chez Balzac par exemple[8]) ; les drames intimes des mal-mariées, dont Indiana et Emma Bovary sont le modèle ; ou les vies ruinées par la misère, la folie, l’alcoolisme dont le roman naturaliste fera sa marque de commerce. Qu’est-ce qui porte malheur ? Qui est frappé par le sort funeste (et qui ne l’est pas) ? Comment le malheur s’annonce-t-il et se (pré)voit-il ? Peut-il être évité ? Est-il intégralement raconté ? Les articles de ce dossier d’Études françaises proposent une variété de réponses à ces questions en explorant, dans certaines oeuvres de Balzac, Sand, Mérimée, Stendhal et Zola, les configurations du malheur (maléfice, ruine, hasard, vengeance, viol, handicap sexuel et social, mort, vicissitude conjugale, nouage de l’aiguillette) et ses particularités textuelles.

S’il est impossible de définir, dans le cadre restreint de cette présentation, le malheur au xixe siècle, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré peut, en tant que somme de connaissances sur les mots et l’époque, nous permettre d’en esquisser les contours. Au moins trois grands paradigmes organisent une pensée complexe du malheur que l’on retrouvera dans les récits qu’étudie ce numéro. Premier paradigme : le malheur est un état subi et a tendance à s’autonomiser en une agentivité méchante. Accablée ou « poursui[vie] » par le sort, la victime est « en malheur », elle a « une mauvaise veine », dont la cause est attribuée à une persécution fatale[9]. C’est un « coup de malheur subit [qui] semblait lui [Victoire] avoir vidé le cerveau[10] ». Dans cet exemple tiré du roman Victoire la Rouge de l’écrivaine naturaliste Georges de Peyrebrune, le malheur provient d’une action et d’une parole : l’amant menace et chasse sa maîtresse parce qu’elle est enceinte de lui. Et pourtant, cet amant qui fait le malheur de Victoire (grossesse et éviction) s’autonomise en une entité générique synthétisée dans la locution du « coup de malheur ». Cette substantialisation du malheur est, à notre avis, un des culturèmes (avec d’autres, comme la fatalité, le destin, le coup du sort, le guignon) dont le récit moderne s’accommode pour penser les ratés de la socialisation (ici la « faute » qu’est la procréation pour une jeune femme pauvre et non mariée). N’écartons toutefois pas complètement la personnalisation du malheur, car celui-ci peut être tributaire d’un agent individuel du mauvais sort, qui utilise des paroles reconnues pour l’attirer (par exemple les imprécations, condensées chez Littré dans l’expression « malheur à[11] »). Dire le malheur, c’est le faire[12] : « Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, coeur féroce, tu assassineras ton père et ta mère ![13] » Donnant foi à la malédiction, la narration flaubertienne fait de la prédiction énonciative et orale une mantique inscrite au coeur de la poétique du récit : Julien, maudit par le grand cerf, est voué à devenir un parricide[14]

Deuxième paradigme : le malheur est un hasard, une malchance (on « jou[e] de malheur[15] »). Un phénomène arrive « par malheur », il est synonyme d’« accident[16] ». Les expressions esquissent l’idée de la circonstance défavorable et imprévue, de l’incident fortuit. Or on verra que, dans les récits étudiés, rare est le hasard sollicité comme unique modèle explicatif de la déveine, car il est précisément contrôlé par les rites pour éviter les désordres funestes. Il incarne « l’ensemble des événements non liés à des causes, par opposition au destin, qui est l’ensemble des événements prédestinés[17] ». Et, à ce titre, il s’oppose au malheur, qui, lui, tous les articles de ce numéro l’attestent, se prévoit – « Il arrivera malheur, se dit pour suggérer des craintes au sujet de quelque événement[18] » –, notamment par un agglomérat de signes et d’intersignes, l’inscrivant dans une causalité retraçable.

Dernier paradigme, le malheur est « l’ensemble de la mauvaise destinée[19] » : rare est également le malheur unique puisqu’« [u]n malheur amène son frère ou ne vient jamais seul[20] ». La sérialité malheureuse est un principe explicatif permettant d’interpréter une existence (et, plus globalement, de se questionner sur la narration) :

Toujours ce ventre maudit, qui la martyrisait pendant toute sa vie et pour son malheur éternel !
Cette fois, elle ne voyait point d’issue. […]
[…]
Autant valait en finir tout de suite.
D’ailleurs, le désespoir de se voir arracher, tout à coup, tout son bien-être matériel, l’amour de son maître, son espoir d’avenir, pour retomber dans la fuite, dans la misère, dans la honte de son crime et de la prison qu’elle avait subie, et de la surveillance infamante dont elle demeurait frappée, tout cela lui donna un dégoût subit de la vie, le premier qu’elle eût ressenti et auquel elle s’abandonna[21].

Le malheur est cumulatif et répétitif [22]. Victoire la Rouge, dans l’exemple cité, additionne les maux (viol, grossesses, indigence, infanticide, domination masculine, etc.), qui condensent les drames et la logique actionnelle du récit. C’est également le cas de « la Folle », dans la nouvelle de Maupassant, dont l’esprit s’est égaré « sous les coups du malheur[23] » : père, mari et enfant nouveau-né décèdent « en un seul mois[24] ». Or, comme l’indique le narrateur, M. Mathieu d’Endolin, « [q]uand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte[25] ». Cette sage parole véhicule l’idée d’une pensée sauvage et analogique selon laquelle le similaire présage le prochain : une mort en prévoit une autre, un malheur en attire un autre ; pensée à laquelle adhèrent plusieurs personnages (Victoire, Mathieu d’Endolin) et qui influence, voire orchestre, la narration de certains récits construits sur une succession de malheurs.

Les articles ici réunis explorent la déveine selon ces paradigmes tout en adoptant trois visées, qui, bien souvent, s’intriquent les unes aux autres : la première, observant comment l’infortune organise une trajectoire de vie, se questionne sur le personnage de malheur ; la seconde s’intéresse à l’enchaînement funeste et à ses effets (narratifs, culturels) d’annonces ; la dernière à la manière de narrer le(s) coup(s) du destin. Ce dossier attire, tout d’abord, l’attention sur la configuration du système des personnages en la plaçant sur un échiquier de la quête du bonheur, qui oppose des agents et des victimes du sort. Les dispositions de chacun à l’égard du malheur (et du bonheur) nous autorisent à adopter des catégorisations de type socio-anthropologique pour étudier le personnel du récit. Les malheureux, les martyrs, les impuissants, les endeuillés, les opprimés, les jeunes filles violées incarnent, à des degrés divers, des vies à l’envers de la coutume et des règles sociales, sachant que la tradition et la société imposent des rituels qui servent à conjurer l’adversité et qui visent à optimiser les stratégies matrimoniales (les filiations et les alliances sont un des socles les plus importants de l’ordre sociétal). À l’autre bout du spectre, certains personnages qui réussissent à faire fortune tirent leur avantage et leur bonheur de leur faculté à prévoir l’avenir, à ne rien laisser au hasard, à faire des malversations pour que l’horizon désiré soit celui qui se réalise. Bien qu’il soit « un de ces jeunes gens façonnés au travail par le malheur », Rastignac fait fortune, car il possède une compétence de « voyant », soit une capacité à « calculer » les événements de demain : il s’est « prépar[é] une belle destinée en calculant déjà la portée de [se]s études, et les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être l[e] premie[r] à la pressurer[26] ». C’est aussi cette expertise que mettent à profit Danglars et Villefort, dans Le comte de Monte-Cristo de Dumas : ils font la bonne lecture des épisodes politiques à venir et maximisent leurs chances de réussite, alors que Dantès, incapable de comprendre que « la Sainte-Alliance [va] débarrasse[r] l’Europe de Napoléon[27] », est destiné au malheur. Dans le roman inaugural des Rougon-Macquart de Zola, au titre signifiant, La fortune des Rougon, l’aptitude de Pierre et de Félicité Rougon à prévoir le coup d’État de Napoléon III est à l’origine de leur fortune annoncée par le titre du roman.

Par ailleurs, le malheur introduit un personnel romanesque en concurrence pour la bonne fortune, suivant l’idée que « le bonheur des uns fait le malheur des autres » et que « [l]a vie elle-même, avec son mélange de bonheurs et de malheurs, est considérée […] comme la part d’un gâteau bien déterminé, comme élément d’une combinatoire finie[28] ». Pensons au destin de Dantès, avant qu’il devienne le comte de Monte-Cristo, dont le surplus de bonheur est la cause principale de son incarcération : initialement, « tout va selon [ses] désirs », et s’il « mérit[e] le bonheur », celui-ci lui crée des ennemis[29]. Ses fiançailles avec Mercédès rendent Fernand, le cousin amoureux, jaloux ; sa nomination au poste de capitaine fait l’envie de Danglars, le second ; enfin, le trésor d’écus trouvé transforme le voisin, Caderousse, en envieux. « [T]rop heureux[30] », Dantès ne peut que chuter, car le bonheur ne dure pas (souvenons-nous de l’anecdote de Mérimée). Le malheur s’abat sur lui, attiré qu’il est par des proches cupides et ambitieux, et s’il fonctionne à plein régime dans ce roman-feuilleton (les malédictions, le mauvais oeil y sont très performatifs), c’est, selon nous, parce que Dantès est dans un état liminaire[31] : il n’est pas encore capitaine (il a été nommé, mais le contrat n’est pas ratifié) ni époux (il est fiancé, mais le contrat de mariage n’est pas signé). Cet entre-deux, avant les signatures qui vont sceller le destin, est un moment dangereux. Certaines oeuvres multiplient ainsi les actes attisant l’infortune tout autant que les techniques pour précipiter le sort des événements et d’autrui : les attentats aux codes d’honneur, les jalousies et les envies, les ratés dans les rites, la piètre lecture des signes sociétaux, les entorses aux règles d’hospitalité et de réciprocité, le trop-plein de bonheur[32]. Dans d’autres cas – comme dans les trois récits balzaciens étudiés ici par Jacques-David Ebguy –, le malheur des uns fait le malheur des proches, de la collectivité, voire d’une génération, dans une cascade contagieuse.

Un autre aspect du malheur, analysé du point de vue des personnages, est sa nature sexuelle et genrée. À l’impuissance de la virilité (celle d’Octave dans Armance ou celle d’Alphonse dans La Vénus d’Ille, deux défaillances masculines examinées dans ce dossier) répond, dans la catégorie des malheurs sexuels, le viol des jeunes filles, qui est souvent dit en termes de malheur qui les poursuit (Renée Saccard, Germinie Lacerteux, Victoire la Rouge, etc.) ou de malheur ancillaire (les bonnes dans Pot-Bouille), euphémismes utilisés pour désigner, de façon oblique, tout un imaginaire du viol et de la sexualité masculine vécue sur le mode de la prédation :

Quel que soit le travail qu’elle [la femme] entreprenne pour gagner sa vie, elle n’y parviendra pas sans payer à l’homme la dîme de sa chair soumise ou révoltée. Depuis la servante jusqu’à l’artiste, depuis l’ouvrière des fabriques jusqu’au bas-bleu, la femme qui travaille seule, non défendue par un mâle, légitime ou non, sera violée, avec ou sans son consentement, mais elle le sera ou elle crèvera de misère. Et cela, dans le plein épanouissement de notre société démocratisée, bénisseuse et morale, et inventrice des pullulantes bonnes oeuvres[33].

Ce droit masculin à disposer du corps des femmes, que l’anthropologue Françoise Héritier définit comme une « captation individuelle de la sexualité de femmes particulières[34] », est un des grands malheurs (et topos) du siècle dont les genres romanesques (roman noir, roman-feuilleton, roman sentimental, mélodrame, roman naturaliste) se sont emparés pour narrer les déchéances féminines[35]. Marie Scarpa en observe les enjeux culturels dans son article qui conclut ce dossier.

Deuxième axe principal : la sérialité malheureuse – enchaînement de drames, « systèmes d’annonce déclarés[36] », succession des infortunes – structure les logiques narratives de la causalité. Comment le malheur est-il pressenti ? Quelles fonctions et quelles formes l’écriture accorde-t-elle aux modalités prédictives codées par la culture occidentale ? Les récits allouent-ils un crédit aux mantiques anciennes, folkloriques ou modernes ? L’étude de la sémiotisation des présages conformes (ou non) aux modèles coutumiers ou hétérodoxes tout comme celle des techniques hétérogènes calculant, prévoyant, assurant l’avenir (mal)heureux sont au coeur de plusieurs des articles de ce numéro, qui approfondissent les occurrences textuelles du malheur. Lire les textes à la recherche des signes du malheur, c’est se rendre disponible à entendre les paroles funestes, les mots à double entente, les malédictions ; et à voir les réseaux d’intersignes qui signalent des événements à venir ayant rapport avec la mort et le malheur, comme le fait le père Rouault qui croise le long de la route « trois poules noires » et qui est « épouvanté de ce présage[37] ». Certaines prédictions funestes et certains souhaits de malheurs ont une force performative réelle dans les récits, qui activent des effets prédictifs. En donnant à la notion de prévisibilité narrative un prolongement culturel, ce dossier propose de penser les intersignes comme des signes éphémères, annonciateurs et concrets qui organisent non seulement les croyances des personnages et leur trajectoire de vie (le père Rouault qui décrypte le signe des oiseaux de mauvais augure selon une mantique folklorique et traditionnelle), mais également la narration : le récit adhère aux « superstitions » paysannes puisque Emma est bel et bien morte, les poules en ont fait l’annonce[38].

Troisième angle adopté : la dimension énigmatique et herméneutique du récit de malheur se saisit dans l’impossibilité de le dire in extenso et dans la prolifération des manières d’interpréter la source du désastre individuel et collectif. La Providence, la fatalité, le déterminisme social, le guignon, le destin, la mauvaise chance, la malédiction sont des « outil[s] de compréhension, de mise en ordre logique du hasard des infortunes[39] » qui coexistent dans plusieurs textes du xixe siècle. Ceux-ci en effet développent des cosmologies socioculturelles[40] ne comprenant ni le bonheur ni le malheur de la même façon : ils donnent crédit à des systèmes symboliques d’interprétation et de détection du malheur allant de la persécution à la vengeance, de la notion de responsabilité individuelle à la sanction divine, de la réactivation des fautes familiales à la mauvaise étoile. On peut alors parler d’un « sémiodrame » du malheur pour souligner « la propriété sémiotique d’un récit de présenter simultanément plusieurs logiques interprétatives concurrentielles[41] » qui expliquent les causalités des infortunes (on verra ce sémiodrame à l’oeuvre dans les articles de François Vanoosthuyse, de Pascale Auraix-Jonchière, de Sophie Ménard). Selon l’ethnologue Yvonne Verdier, « [é]tudier la fabrication d’un destin, c’est jeter un regard en arrière sur le foisonnement du passé et y repérer le repérable, des répétitions, des récurrences, des séries aléatoires, ces martingales dont rêve le joueur[42] ». Le malheur active un paradigme indiciaire (chercher les traces qui permettent de remonter au passé) et un paradigme prédictif (détecter dans le présent les signes d’un à venir). Et cette quête et cette enquête, entreprises tant par les personnages que par les lecteurs ou même par le narrateur, ouvrent le texte à des possibles et à des indicibles. À cet égard, la série de malheurs, que nous évoquions, s’apparente à la « suite d’actions » « liées […] par un ordre logico-temporel (ceci qui suit cela en est aussi la conséquence)[43] » : une fois regroupées sous le nom de « malheur », les actions diverses (le viol, la fuite, l’infanticide, pour ne prendre que quelques-unes des actions qui sont ou font le malheur de Victoire la Rouge dont nous avons parlé plus haut), sont susceptibles d’être interprétées comme une séquence narrative cohérente qui correspond à un destin, même si souvent subsistent des ellipses, des non-dits, des incompréhensions dans les récits des malheureux.

Dans tous ces axes, la dimension narrative occupe une place essentielle pour comprendre le fonctionnement du malheur textualisé. Selon Claude Bremond, un récit est construit par une succession d’événements se classant en deux grands types : « amélioration à obtenir » (bonheur) versus « dégradation prévisible » (malheur)[44]. Le « processus d’amélioration du sort » est tributaire de deux possibles. Le premier relève du concours de circonstances imputable au hasard : « [L]es choses s’arrangent d’elles-mêmes (si la solution cherchée tombe du ciel)[45] », technique narrative feuilletonesque rejetée par les romanciers réalistes et naturalistes dans leurs écrits théoriques[46]. Le second est le fait d’une intervention d’un agent doué d’initiative qui « assume la tâche de les arranger [les problèmes][47] ». À ces possibles, nous pouvons en ajouter un troisième se situant entre le hasard et l’action volontaire. Il prend la forme du mauvais sort et de la malédiction. Il s’agit d’un processus d’amélioration (ou de dégradation) du sort par le sort où le hasard semble, à première vue, être l’explication causale, mais où d’autres forces sont en jeu, lesquelles mobilisent des pouvoirs spéciaux comme la capacité de façonner des intrigues, d’imaginer des possibles, d’attirer la haine : pensons au travail de « sape souterraine[48] » mené de main de maître par des figures de sorcières modernes comme la cousine Bette ou Félicité Rougon, ou à celui des Lorilleux qui jalousent le succès de Gervaise et répandent sur son compte des médisances dans le quartier de la Goutte-d’Or. Enfin, proposons un dernier possible narratif, celui d’une amélioration (ou d’une dégradation) du sort aux dépens d’autrui, suivant le schème cognitif et anthropologique des biens limités[49], qui veut qu’on ne puisse habiller Pierre sans déshabiller Paul et qu’on ne saurait s’enrichir sans appauvrir autrui, car les biens (femme, terre, argent) du groupe sont insuffisants (c’est un des schèmes culturels qui organisent les trames narratives de certains romans de Sand : La Petite Fadette et Les maîtres sonneurs par exemple[50]).

C’est une autre forme de mauvais sort qui semble d’ailleurs peser sur Octave de Malivert, le triste babilan d’Armance, à propos duquel François Vanoosthuyse interroge l’art elliptique de narrer l’expérience malheureuse, sans la désigner explicitement. Ce roman stendhalien de l’impuissance présente en effet en son sein un malheur inavouable et inavoué, qui déjoue l’horizon d’attente du lectorat et active à propos d’Octave un jeu prolifique d’hypothèses et de scénarios possibles. Si la détresse masculine et intime n’est pas, a priori, sérielle (le malheur d’Octave est unique), son origine est multiple – atonie sexuelle, condition nobiliaire, souffrance psychique, virilité blessée – tout en étant indiscernable. Configurant néanmoins l’existence d’Octave, qui, comme le remarque François Vanoosthuyse, « “ne peut être aimé”, qui n’est pas épousable, qui ne peut être père de famille », le malheur y est donc structurel : il définit un état permanent et liminaire[51]. Et à ce titre, l’ensemble des péripéties qui s’enchaînent pour acculer le héros à la ruine psychologique, lui qui ne cesse de performer un idéal masculin, signale par métonymie l’impuissance virile, comprise comme un handicap social : le malheur affecte l’« identité sociale de genre ».

Jacques-David Ebguy, pour sa part, nous invite à considérer, dans trois récits balzaciens du début des années 1830, les différentes manières dont l’expérience funeste en série transforme le malheureux en un personnage sur-initié au malheur. De ses épreuves, ce dernier retire un pouvoir de la voyance : il (pré)voit l’à venir sinistre. Mais ce pouvoir, qui est aussi un savoir, ne lui octroie pas la possibilité d’éviter la déveine, ni de la narrer, ni de changer le cours du destin. Certaines infortunes initient donc les personnages à un invisible et à un au-delà, les héroïsant et les singularisant, en ce qu’elles ouvrent les champs de vision et par extension les champs de la narration. Cependant, le malheur a partie liée avec des ratés du temps et des anachronismes historiques. Le roman de malheur organise ainsi sa narration sur l’histoire de personnages, comme Philippe de Sucy (Adieu), le colonel Chabert (héros éponyme) ou Raphaël de Valentin (La peau de chagrin), qui sont en retard ou en avance et qui ont de la difficulté à coïncider avec leur temps, bref des personnages qui sont mal préparés aux changements de régime politique.

Pour Sophie Ménard, les ratés dans l’ordre de la coutume sont à l’origine du malheur sériel. Son article se penche sur les interprétations du malheur répétitif, qui divise le groupe social. La nouvelle La Vénus d’Ille de Mérimée – écrivain dont le « parti pris pour le malheur […] le caractéris[e] parmi tous les romantiques[52] » – confronte des explications du malheur où se polarisent les visions du monde (médicale, scientifique, orthodoxe, hétérodoxe, superstitieuse). À la fois hasard, vengeance, ratés de la coutume, mauvais sort, contrepartie à un trop grand bonheur, le malheur concentre une bouillante activité interprétative, révélatrice des valeurs culturelles composites qui s’orchestrent, dans le récit, en logiques structurantes.

C’est au rôle diégétique du malheur que l’article de Pascale Auraix-Jonchière se consacre, en cernant, dans Jeanne de George Sand, la trajectoire d’un bonheur – annoncé et programmé par un don porte-chance – qui se mue en une sérialité malheureuse (deuil, incendie, malheur ancillaire). Le malheur qui efface l’identité première de Jeanne laisse le personnage ouvert à un éventail de possibles, étant rendu disponible pour connaître une héroïsation tragique. Chez Sand, le malheur véhicule des logiques culturelles et des systèmes de valeurs hétérogènes qui opposent deux sphères sociales (bourgeoisie et paysannerie) et les modes de pensée qui leur sont liés (rationalisme et pensée symbolique, spirituelle et concrète).

Enfin, l’article de Marie Scarpa émet l’hypothèse que la coutume a pour but d’éviter et de conjurer les mauvaises rencontres, alliances, répartitions des biens, car la survie et la reproduction du groupe en dépendent. C’est à un destin particulier, celui des viols et des violences faites aux « femmes non protégées », que se consacre son article, qui examine, dans La curée d’Émile Zola, l’imaginaire causal du malheur comme une enfilade de mésalliances (du viol à l’inceste en passant par le mariage charivarique) et comme une répétition sur le plan de la filiation. Le roman réaliste dévoile qu’au bout du compte il n’y a pas de logiques aléatoires dans le malheur sexuel. Placer la vie de Renée Saccard sous le sceau funeste du mauvais sort nous convie à une réflexion sur le dialogisme des cosmologies malheureuses constitutives du réalisme zolien.

Avec ses quelques études de cas, ce dossier, conçu pour cerner les logiques socioculturelles des récits du malheur sériel au xixe siècle, esquisse l’hypothèse que la dynamique narrative repose sur l’exploration de parcours de vies déviées : ceux qui se font happer par l’imprévu ; ceux qui échouent à prendre des précautions pour l’avenir ; ceux qui écartent de leur conscience les échéances ; ceux qui ont une réserve de malchances personnelles ; ceux qui sont violentés dans leur sexualité ; ceux qui sont prisonniers d’une spirale d’embarras, tous ces personnages malheureux incarnent des existences s’écartant des codes de leur communauté et de ses usages sociaux. En prenant en compte la question du récit moderne qui est celle du « comment vivre ensemble[53] », ce numéro d’Études françaises entreprend d’approfondir l’idée que le malheur répétitif sanctionne précisément les ratés de la coutume et les failles dans ce vivre-ensemble. La fiction révélerait ainsi la « vérité négative » des systèmes culturels et leurs virtualités latentes, en cherchant non pas « à peindre le réel », mais en en prospectant « la cote mal taillée » et ses « positions extrêmes » sur l’échiquier anthropologique (mésalliance, inceste, viol, infertilité, etc.)[54]. Génératrices du malheur individuel et collectif, ces situations et incompatibilités donnent un élan fertile à la production de l’intérêt romanesque[55].