Article body

Existe-t-il un récit sentimental québécois ? La réponse pourrait sembler aller de soi. Néanmoins, qui serait en mesure de nommer du tac au tac une autrice ou un auteur, dont la figure évoquerait clairement, comme peuvent le faire les noms de Magali (pour la France), Barbara Cartland (pour l’Angleterre) ou Danielle Steel (pour les États-Unis), une oeuvre québécoise remplie de promesses d’évasion et d’amour ? Dans l’histoire littéraire du Québec, elles ont existé pourtant, ces autrices qui, comme Marie-Claude Bussières-Tremblay, ont vendu des milliers d’exemplaires de leurs romans d’amour[1]… Passées sous les fourches caudines des processus de légitimation culturels, leurs plumes ne demeurent connues, dans le milieu universitaire, que des rares chercheures et chercheurs s’intéressant aux paralittératures[2].

D’emblée, il importe de préciser qu’il ne suffit pas qu’une oeuvre parle d’amour pour être considérée comme un récit sentimental à part entière, à moins d’accepter de n’exclure que bien peu d’oeuvres du champ de la recherche. Dans ce numéro d’Études françaises, nous nous rangeons à la définition du roman sentimental (ou roman d’amour, les deux termes étant pris ici comme synonymes[3]) développée par Ellen Constans[4], tout en nous réservant le droit de mettre sa perspective théorique à l’épreuve des textes. Confirmant d’autres études[5], Constans fait reposer le genre sur trois « invariants fondamentaux ». D’abord, la quête de l’amour doit tisser toute la trame narrative, même si des digressions peuvent à l’occasion venir retarder la réunion finale des amoureux. Ensuite, le récit présente une seule et grande histoire d’amour : les deux protagonistes (très longtemps uniquement hétérosexuels) apparaissent dès le début du récit et on retrouve ces mêmes personnages à la fin. Ce critère exclut les récits libertins ou pornographiques, de même que, par exemple, certains romans de chick lit où l’héroïne change de compagnon au fil de ses pérégrinations sentimentales. Enfin, le roman sentimental doit suivre un scénario codé qui répond à la séquence rencontre, disjonction (qui occupe la majeure partie de la trame) et conjonction. À ce chapitre, il est fondamental de rappeler que la réunion finale, qu’on confond souvent avec la cérémonie du mariage, peut survenir dans le malheur, comme le démontrent nombre de romans sentimentaux qui se clôturent sur la mort des deux amoureux, souvent enterrés l’un près de l’autre afin de symboliser leur union éternelle. Un tel finale dysphorique ne change rien au message dominant du roman sentimental qui demeure le roman, pour reprendre l’expression de Virgile dans ses Bucoliques, où l’amour triomphe de tout (« Omnia uincit Amor [6] »). Il importe peu que les amants meurent, si au terme du récit, leur amour reste bien vivant.

On conçoit aisément que dans l’histoire littéraire du Québec, longtemps corsetée par les impératifs d’un catholicisme rigoriste, le genre sentimental soit frappé de suspicion. Déclarer que « l’amour triomphe de tout », que l’on peut vivre « d’amour et d’eau fraîche », que l’amour est une « dévotion » ou que les « amoureux sont seuls au monde », c’est conférer un pouvoir immense au lien entre deux individus épris l’un de l’autre. Dès le xixe siècle, la quête amoureuse sera donc souvent canalisée au profit d’une cause jugée plus noble. Le roman iconique de Laure Conan, Angéline de Montbrun (1884), met bien en évidence ce sacrifice : à l’attachement faillible que lui voue Maurice, Angéline substitue l’amour de Dieu, le seul pouvant vraisemblablement se dire « éternel », et donc fidèle à lui-même. Tout en marquant un jalon important dans l’évolution du genre sentimental au Québec, le roman de Conan confirme la difficulté à croire à la possibilité d’une passion débordante et brûlante. Il faudra attendre après la Première Guerre mondiale pour que fleurisse le roman sentimental au Québec, dégagé des autres genres littéraires qui l’enclavaient partiellement, notamment le roman d’aventures et le roman historique.

Même si la littérature populaire québécoise a fait l’objet de travaux majeurs, les collections de romans ou récits sentimentaux n’ont que peu retenu l’attention des chercheures et chercheurs jusqu’ici. Le mémoire de maîtrise de Caroline Barrett[7], déposé en 1979, a porté sur une partie de la production sentimentale en fascicules, et un numéro de la revue Études littéraires a été consacré à « L’effet sentimental » en 1983[8]. Dans les années 1980 et 1990, l’équipe du projet LiQuéFasc a montré tout le potentiel d’une analyse approfondie de la littérature fasciculaire publiée des années 1940 aux années 1960[9], mais sans aborder les collections sentimentales. Depuis, on compte seulement quelques études dispersées sur le sujet[10], bien que quantité de travaux aient abordé le thème de biais[11]. Ce désintérêt est d’autant plus regrettable que des pionnières comme Pascale Noizet[12] et Julia Bettinotti[13] ont su mettre en valeur depuis longtemps la richesse de certaines productions populaires non québécoises, dont celles de Delly et des éditions Harlequin. Grâce au projet « De l’amour à 10 sous », nous avons pu, tout récemment, publier une première histoire du roman sentimental au Québec[14], laquelle confirme la labilité du genre et la disparité des représentations qu’il déploie au fil du temps. Néanmoins, vu l’ampleur du corpus, nous avons dû exclure les récits publiés dans les périodiques, alors qu’ils foisonnent de soupirs, de larmes et de rêves de passion, de même que de nombreux romans se rattachant à la culture moyenne, qui n’en communient pas moins au même imaginaire sentimental que les romans plus paralittéraires.

La dévaluation du genre sentimental n’a rien d’étonnant. Encore aujourd’hui (on le constate dans nombre de critiques publiées au moment de l’éclosion du courant de chick lit, à la fin des années 1990), cette production est suspectée de maintenir le lectorat – essentiellement féminin – dans un imaginaire aliénant. Bien qu’il soit fortement codifié, le genre sentimental n’est pourtant pas aussi univoque qu’on l’imagine. Il véhicule des représentations qui varient selon les lieux et les époques, offrant autant de clichés qui emprisonnent les personnages dans des rôles stéréotypés que de fantasmes qui leur permettent d’échapper en partie aux normes sociales. C’est ainsi que les manières d’aimer et d’être aimé changent pour les personnages afin de s’adapter aux valeurs et aux aspirations du public.

Ce numéro d’Études françaises entend en faire la démonstration en se focalisant sur la période 1920-1965. Ces quarante-cinq années correspondent au développement, puis à l’effacement du marché québécois des romans à dix, quinze ou vingt-cinq sous, de la fondation des collections d’Édouard Garand (première maison d’édition vouée à la littérature populaire) en 1923 à la disparition des éditions Police Journal (l’éditeur de fascicules québécois ayant connu le plus de succès) en 1965[15]. Durant cette période d’essor de la consommation de masse et de la diversification de l’offre culturelle, le récit sentimental québécois émerge, puis se transforme profondément, comme on le verra, au rythme d’une société québécoise en plein bouleversement : l’idée d’un amour canalisé, pour la femme, vers une maternité vécue sur un mode sacrificiel fait peu à peu place à celle d’un amour centré sur le confort matériel d’un « nid douillet ». À l’amour du devoir (on pense immédiatement aux voix de Maria Chapdelaine) se substitue le devoir envers son amour, les élans du coeur ne pouvant plus être trahis aussi impunément que par le passé.

Loin de vouloir « réhabiliter » le genre sentimental en mettant en relief ses qualités esthétiques ou novatrices, les articles réunis dans ce numéro ont en commun un parti pris : que le récit sentimental, paralittéraire ou non, porte en lui-même des enseignements sur la façon dont une société rêve à l’amour. Dans la foulée des travaux existants sur le roman gothique[16], le roman d’aventures[17], le roman d’espionnage[18], la bande dessinée[19], nous souhaitons non seulement éclairer la naissance et le développement du sous-genre sentimental au Québec, mais aussi en comprendre les motifs, et ce, au moyen d’une vision « grand angle » : d’une part, en intégrant les nouvelles et récits et, d’autre part, en confrontant les limites du genre sentimental avec d’autres genres, notamment le roman policier. C’est pourquoi le dossier réunit aussi des contributions qui logent aux marges du roman sentimental.

Le dossier s’ouvre sur un article de Caroline Loranger qui porte sur les romans sentimentaux publiés dans la collection « Le roman canadien » d’Édouard Garand, premier éditeur de l’histoire littéraire du Québec à diffuser une littérature populaire locale. Garand se fait un point d’honneur de publier des livres « écrits par des Canadiens, imprimés par des Canadiens, avec du papier canadien, illustrés par des Canadiens, et édités par des Canadiens pour le bénéfice des Canadiens », comme le souligne la publicité de l’éditeur citée par Loranger. Il est donc tentant de chercher dans ces romans sentimentaux une définition d’un amour « canadien-français » ; et c’est bien ce qu’ils fournissent, avec toute la force prescriptive du discours clérico-nationaliste des années 1920. Loranger insiste en particulier sur la dimension économique qui habite un sentiment pourtant présenté en théorie comme désintéressé. Que le mariage catholique ait été de tout temps une transaction entre un père et un gendre, et la fille à marier, l’objet de leur échange, n’étonne guère. Mais qu’à travers les velléités de confort et de richesse de la jeune fille s’esquissent avec autant de netteté les aspirations matérialistes des héroïnes des fascicules sentimentaux de l’après-guerre, voilà une découverte. Pour peu qu’elle évite les folies et frivolités de la « mondaine », la jeune fille, qu’elle soit orpheline ou fille d’habitant, sera récompensée par un mariage d’amour qui la mettra à l’abri du besoin financier.

Reprenant certaines des hypothèses de la contribution de Caroline Loranger, l’article de Marie-Pier Luneau et de Jean-Philippe Warren montre que battements de coeur et tintements de pièces de monnaie vont encore davantage de pair dans les romans des éditions Police Journal par rapport à ceux publiés par Édouard Garand. Sans surprise, dans ce corpus, les stéréotypes de genre pèsent lourdement sur le système des places attribuées aux héroïnes et aux héros. Le rôle de pourvoyeur est imposé à l’homme et celui de reine du foyer à la femme. Le récit s’ouvre sur leur rencontre et les laisse sur la réunion finale ; entre les deux, on observe comment chacun des protagonistes est le partenaire idéal appelé à bien jouer sa partition une fois le couple établi en ménage. Au coeur de cette célébration québécoise de l’American way of life, l’amour sert à masquer habilement une transaction financière entre le corps de la femme et la situation financière du mari. Dans la recherche du confort matériel, la seule attitude absolument condamnable est celle d’une croqueuse de diamants qui tenterait de mettre le grappin sur un riche parti sans l’aimer, car seule l’héroïne au coeur pur, indifférente au portefeuille de son prétendant, peut espérer faire un somptueux mariage. L’intérêt bien entendu sera la récompense toujours inattendue et toujours réalisée (happy end oblige) de son désintéressement.

En se penchant sur les formes et le niveau d’instruction exigés pour les héroïnes des romans sentimentaux en fascicules de l’après-guerre, Karol’Ann Boivin explore comment le capital de séduction de la femme doit s’adjoindre une solide formation. Dans les récits du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, l’héroïne sentimentale est loin d’être sotte ; au contraire, elle se doit d’être intelligente, futée et sage, ce que garantit très souvent son passage par le couvent. Cette perspicacité est une qualité essentielle afin de séparer le bon grain de l’ivraie sur le marché conjugal et d’assurer après le mariage la conduite « sage et raisonnable » du foyer. Ce qui change dans le roman sentimental de l’après-guerre, c’est la nécessité pour l’héroïne d’avoir eu accès à une formation spécialisée, sans être trop poussée. Quoique le discours sur l’instruction de la jeune fille n’occupe pas une place volumineuse dans le texte des fascicules, il est essentiel dans la mesure où il fonde l’entrée temporaire sur le marché du travail. L’emploi de la jeune femme remplit trois fonctions dans les récits : il lui procure l’argent nécessaire pour s’offrir de petites sorties qui sont autant d’occasions de flirt, il élargit son cercle de socialisation dans l’espoir de trouver un fiancé et il témoigne des qualités de doigté et de raisonnabilité de la jeune fille « moderne » qui saura, une fois mariée et retournée à ses fourneaux, seconder à merveille son époux en s’occupant efficacement de la sphère domestique. D’où la pléthore de scénarios mettant en scène une secrétaire mariant le fils du patron d’une entreprise prospère, une infirmière le médecin de garde, une journaliste le rédacteur en chef d’un grand quotidien…

La seconde moitié du dossier nous permet de cheminer vers des oeuvres qui se situent à distance plus respectueuse soit des paralittératures (les contributions d’Adrien Rannaud et d’Ariane Gibeau), soit du genre sentimental (la contribution d’Harold Bérubé). Leur apport à la problématique est indéniable, car il nous permet d’éclairer les logiques du récit sentimental depuis un autre versant. L’article d’Adrien Rannaud étudie les ressorts des intrigues sentimentales à travers trois nouvelles écrites par Gabrielle Roy. Délaissés par la critique, et au premier chef par Roy elle-même qui les considérait comme des oeuvres de jeunesse sans envergure, ces textes permettent de voir comment, au début des années 1940, Roy utilise les magazines à grande diffusion que sont La Revue moderne et le Bulletin des agriculteurs pour faire son entrée dans le champ littéraire. Du point de vue du lectorat, ces revues fonctionnent un peu comme des collections en faisant paraître chaque mois des textes courts qui comblent et stimulent à la fois l’appétit pour les romans à dix sous, quand elles ne publient par tranches des romans entiers (dont ceux de Delly). L’article de Rannaud souligne la manière dont les fondements d’un genre populaire reproduisant l’univers du conte de fées peuvent être remodulés dans les pages du magazine en fonction des attentes de la classe moyenne. Loin d’être univoques, les nouvelles de Roy récupèrent en effet les rêveries sentimentales et les assaisonnent à la sauce de la culture moyenne, particulièrement à travers le regard tout à la fois fasciné et parodique qu’elles posent sur l’amour, ce qui aide à comprendre la parenté à première vue surprenante d’un roman comme Bonheur d’occasion avec l’univers des fascicules de l’après-guerre.

Portant sur la série des « Exploits policiers du Domino noir », l’article d’Harold Bérubé offre l’occasion de revenir sur la question des frontières génériques du sentimental. Les genres policiers et sentimentaux paraissent appartenir à des registres tellement opposés par leurs thèmes (thanatos et éros, solitude et union, hasard et destinée) qu’ils ont reçu des désignations propres à les mettre dos à dos : le roman « noir » (destiné généralement aux hommes) et le roman « rose » (dédié plus particulièrement aux femmes), une division entérinée par la création de collections aux couleurs spécifiques. On sait pourtant que les choses ne sont pas aussi dichotomiques. Une analyse approfondie des stratégies publicitaires des éditions Police Journal laisse croire plutôt à un lectorat volatile, qui consomme simultanément plusieurs des séries de cet éditeur montréalais[20]. La division des lectrices et des lecteurs en fonction de genres policiers, d’aventures et sentimentaux semble d’autant plus factice que les autrices et auteurs (exclusivement des pseudonymes) butinent d’une série à l’autre. Dans ce contexte, le Domino noir ne peut être, quoiqu’il s’en défende, à l’abri de l’amour. Bérubé souligne toutefois que cet amour se vit et se fantasme différemment pour le héros masculin, en particulier quand il s’agit d’exprimer des désirs sexuels.

Le corpus étudié par Ariane Gibeau met fin à cette note euphorique consacrée par le roman sentimental populaire en fascicules. Pour les héroïnes des éditions Police Journal, le bonheur d’une vie à deux est assuré à la trente-deuxième et dernière page, avec souvent une luxueuse demeure en prime. Ce qui se passera pour elles, derrière les portes closes de la nuit de noces, le récit préfère la plupart du temps n’en rien dire. Au terme de ce dossier, il nous est apparu essentiel d’examiner l’envers de la félicité amoureuse, à travers une nouvelle de Claire Martin et deux romans, de Charlotte Savary et Reine Malouin. Le point d’orgue du roman sentimental paralittéraire, la nuit de noces, jamais décrite autrement que par l’ellipse et l’assurance de l’allégresse, devient ici le lieu d’une grande souffrance pour le corps de l’héroïne. Le motif de la nuit de noces, sur lequel les écrits des femmes des années 1950 lèvent le voile, est prétexte à l’illustration du rapport de forces inégal – et extrêmement violent – que consacre l’institution du mariage. Indubitablement, ces oeuvres nous placent à l’aube de la Révolution tranquille, une période pendant laquelle on revendiquera haut et fort l’apparition de nouveaux scénarios passionnels et sexuels.

En partant sur les traces du récit sentimental au Québec, nous avons redécouvert à quel point l’amour n’est pas un sentiment libre de toute contrainte, un « enfant de bohème qui n’a jamais connu de loi ». Ses représentations fictives dans les nouvelles et les romans, même au sein des productions les plus populaires, l’entremêlent invariablement à des questions de capital, que ce capital soit économique, social, symbolique, culturel, voire sexuel. Paradoxalement, même dans les textes littéraires qui prétendent à première vue faire de l’amour une quête absolue et inaliénable, ce n’est jamais lui seul qui est recherché. Ne serait-ce que pour cette raison, les récits sentimentaux méritent d’être relus. Ce dossier d’Études françaises se veut le premier pas d’une telle démarche, qui permettra de donner leur véritable place aux productions sentimentales à l’intérieur du champ de la critique et de l’analyse littéraire.