Abstracts
Résumé
Le roman de Céline Minard, Le dernier monde, se distingue par bien des aspects des oeuvres qui présentent un questionnement explicite sur la mémoire par la voie de l’enquête ethnologique ou historique, des traumatismes mémoriels, d’un imaginaire de l’archive, etc., et qui ont permis de montrer comment la littérature française contemporaine problématise la mise en forme et la médiation du passé, qu’il soit personnel ou collectif. Dans cette fiction post-apocalyptique qui met en scène Jaume Roiq Stevens, seul survivant d’une catastrophe inexpliquée qui a décimé l’humanité mais pas les autres formes de vie, l’enjeu mémoriel réside dans l’oubli qui menace le souvenir même de l’histoire et de l’espèce humaine. À travers les différentes étapes de la quête de Stevens, il s’agit de voir comment le dernier humain parvient à se libérer du poids d’une mémoire pathologique et à survivre à la disparition de son espèce.
Abstract
Céline Minard’s novel Le dernier monde distinguishes itself in many ways from other works that explicitly question memory through the ethnological or historical investigation of trauma memories, of the archival imagery, etc. Such works allowed showing how the contemporary French literature problematizes the formatting and mediation of the past, whether personal or collective. In this post-apocalyptic fiction, Jaume Roiq Stevens is the lone survivor of an unexplained catastrophe that decimated humanity but preserved all other forms of life. The issue of memory is therefore linked to the forgetting of history and humankind. Following the various stages of Stevens’s quest, we will see how the last human being manages to free himself from the weight of a pathological memory in order to survive the extinction of his species.
Article body
Le roman de Céline Minard, Le dernier monde, se distingue par bien des aspects des oeuvres qui mettent en scène un questionnement explicite sur la mémoire et qui ont permis de montrer comment la littérature française contemporaine problématise la mise en forme et la médiation du passé, qu’il soit personnel ou collectif. On n’y retrouve pas, en effet, des réflexions très élaborées sur le processus de remémoration et sur ses enjeux esthétiques et véridictoires ainsi que le proposent, par exemple, les récits d’Annie Ernaux et de Patrick Modiano par la voie du commentaire et du travail d’enquête ethnologique ou historique. Il faut dire que le personnage de Jaume Roiq Stevens, cosmonaute qui revient de mission et qui constate à son retour sur la Terre que tous les humains ont disparu, est d’abord préoccupé par sa survie et par les moyens de ne pas perdre la tête. Si l’écriture d’un journal de bord personnel fait partie de ces mesures d’urgence, ce sera essentiellement pour y noter ce qu’il fait : « Il a fait ci, il a fait ça. Comme si je me voyais de loin[1] », écrit-il – pas pour ruminer le passé, exercice beaucoup trop dangereux. La solitude absolue et définitive de Stevens écarte d’ailleurs toute velléité de témoignage ou de transmission, puisqu’il sait pertinemment être le dernier représentant de « la race Homo sapiens sapiens » (DM, 131). De plus, comme les péripéties de cette aventure hors du commun sont nombreuses, c’est sur elles que l’attention du lecteur risque de porter, plutôt que sur les rares souvenirs de Stevens, d’autant que ceux-ci n’éclairent pas la vie qu’il menait avant la catastrophe, ni son histoire personnelle ou familiale.
Cependant, le voyage que Stevens entreprend à travers tous les continents pour « ranger la station », curieuse mission dont le sens exact ne cesse de se redéfinir au cours du récit, le conduit à vivre une sorte de remontée dans le temps, ne serait-ce qu’en perdant peu à peu l’usage des technologies modernes (l’électricité, le téléphone, la communication satellitaire, etc.) et en voyant disparaître les traces de l’occupation humaine de la planète (dont les routes, les champs cultivés ou les barrages) au profit des animaux et de la végétation qui ont été, eux, étrangement épargnés. Stevens constatera d’ailleurs avec stupéfaction, et même avec indignation, à quel point les animaux oublient rapidement les humains. La mémoire apparaît donc sous un jour particulier dans ce roman car elle se manifeste en dehors d’un cadre strictement anthropocentrique. Si l’exemple des animaux montre que la mémoire n’est pas envisagée seulement comme une capacité humaine, les représentations de la mémoire ne se limitent pas à cette extension au règne animal. Elles se déclinent aussi à différentes échelles temporelles : celle de l’individu, celle de l’espèce et même celle de la vie sur la Terre. En effet, les souvenirs qui surgissent ne proviennent pas tous d’expériences vécues par Stevens depuis sa naissance. Ce sont parfois des réminiscences venues de beaucoup plus loin qui affecteront le dernier des hommes, au point où la mémoire prend, dans ce roman, des proportions quasi géologiques.
Il s’agira donc de voir comment se déploie et comment se redéfinit la mémoire au fil de la trame narrative. Le périple de Stevens étant nettement assujetti à une quête qui domine tout le récit, l’analyse suivra les principales étapes de la mission que poursuit avec acharnement cet homme confronté à de multiples épreuves et à une angoisse sans nom. Si, à première vue, la mémoire joue un rôle mineur dans cette quête, dans la mesure où elle semble simplement manifester le désarroi qui s’empare de l’homme aux moments les plus éprouvants, une lecture attentive appuyée sur la réflexion théorique de Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli[2] montrera qu’elle joue un rôle beaucoup plus important. En effet, non seulement le type de souvenirs qui remontent à la surface évolue et permet de suivre la transformation de Stevens, mais la mission même de ce dernier se révèle étroitement liée, dans chacune de ses étapes, à un rapport particulier à la mémoire. En définitive, ce sont la mémoire et l’oubli qui seraient au coeur de ce roman de fin du monde.
Disparition et souvenir
Le dernier monde commence abruptement, au point où l’éditeur offre un « Avertissement » pour prévenir le lecteur que le mot tronqué qui ouvre le roman « n’est pas dû à une erreur de fabrication mais à une intention délibérée de l’auteur[3] » : « drait à l’idée de personne de dire que l’interprétation de “Oh Thou Tupello” chanté trois fois par semaine par le choeur du collège de Welleyslay à quatre heures quinze (GMT-6, heure de Houston) tape sur le système » (DM, 11). Le lecteur comprendra plus tard qu’il s’agit du journal personnel de Jaume Roiq Stevens, cosmonaute en mission à bord de la station spatiale Funsky, et que cette curieuse entrée en matière s’explique par le fait qu’il manque la première moitié du journal[4]. Quasi incompréhensible, la situation initiale finit tout de même par s’éclairer. Stevens est en mission avec trois autres membres d’équipage et ses rapports avec son commandant sont plutôt tendus. Il faut dire que Stevens a commis quelques bourdes, dont l’une qui aurait pu lui être fatale lors d’une sortie extravéhiculaire, et que son supérieur a réclamé son retour sur la Terre dans les plus brefs délais. C’est finalement l’ensemble de l’équipage qui recevra un ordre d’évacuation, les responsables du programme ayant jugé que la station Funsky n’offrait plus des conditions de vol suffisamment sécuritaires. Forte tête et plutôt misanthrope, Stevens refuse d’obtempérer, cet entêtement lui sauvera la vie. En effet, quand, après plusieurs semaines en orbite solitaire, il décide de quitter les lieux, inquiet des phénomènes étranges qu’il a pu observer sur la Terre et de l’arrêt total des communications, il ne trouve plus aucune présence humaine sur les côtes de Floride où il a atterri. Seuls des petits tas de vêtements épars donnent l’impression que les gens se sont, ni plus ni moins, évaporés.
Si Stevens se réfugie brièvement dans l’humour en imaginant la « grande migration des nudistes » (DM, 61), il va bientôt éprouver un puissant sentiment de détresse. C’est à ce moment particulièrement intense que lui revient un « vieux souvenir de lapin » (DM, 65). Ce souvenir de sa prime enfance, qu’il ne savait pas même avoir en lui, ramène à la surface « un désespoir cru » (DM, 66), celui qu’il a ressenti à l’âge de trois ou quatre ans quand il avait tenté en vain de ramener à la vie un lapin tué par un chasseur :
Je l’avais emmené dans la cour et serré contre moi, je l’avais massé, je lui avais dit des choses dans ses grandes oreilles, j’avais essayé, essayé, avec une ténacité, une volonté, une résistance totales, je l’avais bercé. Mais il était resté comme une chose dans mes bras, comme une pierre, plus sourd qu’un objet, un corps clos dans mes bras, inatteignable, intraitable.
DM, 65
Stevens comprend que, même s’il est absurde de pleurer un lapin mort il y a plus de trente ans alors que toute vie humaine semble avoir disparu de la Floride, son désespoir actuel est identique à celui éprouvé dans son enfance : « [F]ondamentalement, c’était bien la même chose » (DM, 66). Cette dimension affective de la mémoire se manifeste à quelques occasions dans le récit quand Stevens réagit à un stimulus qui réactive une image du passé. On retrouve ici le souvenir-événement tel que le définit Paul Ricoeur : « [U]n souvenir surgit à l’esprit sous la forme d’une image qui, spontanément, se donne comme signe de quelque chose d’autre, réellement absent mais que l’on tient pour ayant existé dans le passé[5] » et qui « survient à la manière d’une affection », « l’équivalent phénoménal de l’événement physique[6] ». Cependant, ces souvenirs personnels qui surgissent involontairement sont très rares, le plus souvent confus, brèves visions qui en disent plus sur l’émotion qui habite Stevens que sur les événements remémorés. Par exemple, quand Stevens est frappé par un fort désir de fuir un immeuble dans lequel il est entré pour faire un état des lieux, c’est une publicité qui lui revient en tête : « Une pub. Le llano en flammes. Llano en llamas. Un troupeau de vaches au galop. La poussière soulevée, la poussière leur monte aux jarrets » (DM, 111). À un autre moment, c’est la voix et la vision d’une femme qui le traversent. Ces souvenirs fulgurants et plutôt énigmatiques disparaissent aussi rapidement qu’ils ont surgi et ne reviennent jamais hanter le personnage. Par ailleurs, ils se manifestent essentiellement dans le premier tiers du récit, comme si au fil du temps la mémoire personnelle de Stevens s’effaçait.
Il faut dire que l’oubli était déjà à l’oeuvre lors de la mission dans l’espace. Alors qu’il était seul à bord de la station après le départ des autres membres de l’équipage, Stevens avait commencé à se détacher, non pas de lui-même, mais de l’humanité. « Je mute » (DM, 34), affirme-t-il, en constatant qu’à force de flotter dans son habitacle, la locomotion terrestre est en train de devenir un vague souvenir ; en réalisant aussi qu’à vivre ainsi hors de l’atmosphère à respirer un air artificiel, il se sent soustrait à ce qui arrive sur Terre. Il s’effraie d’ailleurs de ne pas réagir à la suite d’événements qu’il observe de loin au fil de son déplacement orbital (un énorme nuage s’est formé au-dessus de New York, de multiples incendies se déclenchent en Asie orientale puis s’étendent au continent sud-américain, etc.) : « C’est trop loin, trop loin pour mon cerveau. Les informations arrivent atténuées, je ne comprends plus pourtant je me souviens, je sais que je devrais réagir autrement » (DM, 38). Reléguée quelque part dans sa mémoire, son appartenance à l’humanité est en train de s’estomper. Ce détachement renvoie à un autre type de souvenir défini par Ricoeur, plus exactement le souvenir-habitude qui, à la différence du souvenir-événement, correspond à un savoir-faire acquis et « incorporé au vécu présent, non marqué, non déclaré comme passé[7] ». En effet, la mémoire n’est pas faite que de singularités événementielles ; on y retrouve aussi des choses apprises, ainsi que des souvenirs typiques ou emblématiques, tels les fameux couchers de l’enfance évoqués par Proust au début d’À la recherche du temps perdu. Or la vie en apesanteur, de même que l’éloignement de la Terre et de ses semblables, font en sorte que le cosmonaute est en train d’oublier certains savoir-faire et les « habitus de la vie en commun » qui sont normalement « disponibles, sans requérir l’effort d’apprendre à nouveau, de ré-apprendre[8] ». Cette mémoire-habitude « qui est simplement agie et sans reconnaissance explicite[9] » est particulièrement importante, car il semble bien qu’elle fonde l’identité humaine de Stevens.
Un sursaut de résistance conduit toutefois Stevens à rentrer. Dans son journal de bord, le cosmonaute se compare, à son arrivée, à un « poisson blanc la bouche ouverte » avec « dix secondes de mémoire » (DM, 48), image qui traduit bien la nécessité de se réadapter à l’environnement terrestre en même temps qu’à sa condition d’humain. Telle qu’elle est présentée, la phase de récupération post-orbitale qu’entreprend Stevens ne correspond pas seulement à un processus physiologique, mais aussi à un travail de remémoration. En effet, la conscience de ce qu’il est et les souvenirs de ce qu’il a vécu lui reviennent avec la capacité de se tenir debout et de marcher sur ses deux pieds, comme si effort physique et anamnèse étaient liés. La phase de récupération s’accompagne également de « flashs » plutôt étranges et quasi oniriques qui semblent renvoyer aux événements survenus sur Terre et qu’a pu observer le cosmonaute de la station spatiale[10]. Quand Stevens écrit : « Nous sommes ridicules. [… L]es peuples sont ridicules. Les traditions sont ridicules » (DM, 59), on voit qu’il s’identifie de nouveau aux humains, même si c’est pour en déplorer les désirs et les comportements. Ses retrouvailles sont toutefois bien précaires, puisque Stevens réalisera rapidement en explorant les environs que tous ses semblables ont disparu.
S’amorce alors un véritable périple qui va conduire Stevens à travers tous les continents, comme si sa survie dépendait de sa capacité à se déplacer plutôt qu’à se fixer quelque part. Dans un premier temps, Stevens veut avoir une bonne idée de la situation et il explore les côtes de la Floride. Pour ce faire, il lui est facile d’emprunter des véhicules abandonnés. Afin d’en avoir le coeur net, il va élargir son périmètre et se rendre à Houston au Texas, puis à Baykonur au Kazakhstan, où se trouvent des centres de contrôle du programme spatial, lieux familiers où il espère trouver des collègues et des renseignements[11]. À cette étape d’exploration, Stevens a recouvré tout son savoir et ses réflexes[12], ce qui est heureux, car il doit faire face à bien des dangers dont la présence de nombreux animaux qui ont envahi les villes, les routes et même le ciel. C’est d’ailleurs en raison d’une nuée d’oiseaux blancs qui s’empêtrent dans les pales de son hélicoptère que Stevens va se rappeler à nouveau une scène de son enfance et vivre surtout une expérience étrange de dissociation. Comme dans le cas du vieux souvenir de lapin, une émotion forte fait remonter à sa conscience une vision de lui-même âgé cette fois d’une dizaine d’années « crispé sur les manettes de compression, les mâchoires serrées » (DM, 97). Si la peur de l’écrasement réactive une frayeur du temps de l’enfance, elle se double également d’une hallucination : un homme surgit dans la cabine, arrache le manche des mains de Stevens avant de l’invectiver – « donne-moi les commandes tu vas nous tuer » (DM, 97). Dans son journal, Stevens reconnaît que cet homme est une « faille de soi » (DM, 99), dédoublement qu’il loge parmi les mesures d’urgence nécessaires à sa survie : « J’ai besoin de compagnie. / Il est sain pour moi d’avoir des échanges. […] Si d’autres failles apparaissent, je les noterai. Scrupuleusement. Tout ce que je peux. Quel que soit leur nom » (DM, 100). De fait, d’autres « failles de soi » viendront et elles accompagneront Stevens tout au long de son périple, formant avec lui une petite communauté humaine : deux hommes, Lawson et Waterfull, et une femme, le major Echampson. Ces personnages, dotés d’une vie propre, interagiront avec Stevens et entre eux, allant jusqu’à assumer leur part de la narration du journal de bord.
La première partie du récit montre à quel point la situation de Stevens est exceptionnelle et angoissante : il est bel et bien seul au monde à la suite d’un phénomène qui restera d’ailleurs inexpliqué. Au terme de la phase d’exploration, ce sont toutefois moins les conditions matérielles de sa subsistance qui préoccupent Stevens que les moyens de survivre à la disparition de son espèce. On l’a vu, la mémoire de Stevens est vulnérable, notamment la mémoire-habitude qui touche aux comportements humains. Même si c’est le corps propre et la conscience de Stevens qui semblent surtout concernés et affectés par cette sorte d’oubli, les événements montrent que l’individu ne peut, à lui seul, constituer et conserver sa mémoire. Comme le souligne Ricoeur après Maurice Halbwachs, « pour se souvenir, on a besoin des autres[13] ». C’est dire que les « failles de soi » ne servent pas qu’à tenir compagnie à Stevens, elles l’aident à se rappeler qui il est. Qu’elles soient apparues quand un souvenir personnel remonte à la surface n’est donc pas un hasard. La première partie du récit met également en valeur le rôle des animaux en tant que menace mais aussi en tant qu’appui à la mémoire. Comme Stevens le constate, les animaux ont rapidement envahi les différents lieux auparavant dédiés aux activités humaines : les magasins ont été saccagés et souillés, des meutes d’anciens chiens domestiqués chassent en plein centre-ville, des animaux sauvages se sont installés dans des immeubles administratifs, etc. Bien plus, les réactions des bêtes signalent qu’elles ont déjà oublié la présence des humains : « Les chats, les chiens, les poissons rouges, les commensaux et même les autres avaient vécu plus de deux cents ans dans le bruit et l’odeur de l’homme qui sent le gaz du moteur à explosion et parfois l’uranium et ils avaient oublié. Déjà oublié » (DM, 152-153). Si l’envahissement du territoire par les animaux a pour impact d’effacer les marques de l’occupation humaine (détruisant ainsi les points d’appui extérieurs à la mémoire), l’épisode montre aussi plus fondamentalement à quel point le dernier homme a besoin que les animaux se souviennent de son espèce pour parvenir à la maintenir vivante en lui. En effet, Stevens perd à nouveau contact avec lui-même comme à son retour sur la Terre. Une scène le montre complètement confus, observant sa main qu’il perçoit tel un corps étranger :
Ce ne sont pas des griffes. Mon pouce est opposable, les deux, et je n’ai pas de griffes. J’ai ma main sous les yeux, elle est posée sur mon journal page de gauche, c’est ma main. Un animal endormi. Je ne l’ai jamais vue dormir. Un peu recroquevillée sur elle-même, elle a parfois de petits soubresauts. Elle doit rêver. Je ne sais pas comment elle marche, si elle se sert de ses cinq pattes ou si elle rampe, c’est la première fois que je la vois.
DM, 135
Cette dissociation exprime la peur qui habite Stevens et, surtout, l’ébranlement identitaire qui le menace : « l’inquiétante étrangeté » de sa main montre que l’acte mnémonique de reconnaissance de soi connaît des ratés. L’identité humaine de Stevens s’étiole parce qu’elle ne peut reposer uniquement sur sa mémoire individuelle.
Ranger la station ou conserver les traces de l’histoire humaine
Fiction de fin du monde et roman d’aventures, Le dernier monde se déploie principalement selon le modèle narratif de la quête. Une fois établie la situation initiale, le récit se focalise sur la mission du héros[14]. Celle-ci s’impose à Stevens aussi soudainement que commence le récit : « Je vais nettoyer la station. Ranger la station » (DM, 138). Cette formule, qu’aime à se répéter Stevens tel un mantra, ne dit pourtant pas clairement en quoi consiste le but visé, en partie parce que le héros lui-même l’ignore et le découvre au fur et à mesure, mais aussi en raison du caractère déconcertant, sinon incroyable, de l’entreprise. Pour ranger la station, Stevens va déployer des moyens démesurés : réunir des troupeaux de porcs (il réussit à atteindre le nombre de cinquante-neuf mille têtes), les nourrir, désigner lequel d’entre eux pourra faire office de chef de guerre, les conduire du haut de son hélicoptère jusqu’à Oulan-Bator pour qu’ils livrent bataille aux autres animaux (yaks, chèvres, chats, et surtout rats et chiens qui constituent la principale menace pour Stevens), leur faire traverser la Mongolie intérieure en train jusqu’à la ville de Jining en Chine, avant de reprendre la route pour Pékin. Même s’il lui arrive de se demander « Est-ce bien cela ranger la station ? » (DM, 168), Stevens mène ses cochons avec fermeté et prend une ville après l’autre. La description du travail accompli à Jining montre en quoi il est satisfait :
Quand il vit ses chers cochons avancer dans la ville comme des aspirateurs à tête mobile et laisser derrière eux une seule traînée de boue noire là où jonchaient auparavant des myriades de déchets, il se félicita. Le spectacle était non seulement beau (cette discipline, cette application concentrée) mais le résultat surtout dépassait ses espérances. Une Jining en six jours, passée au tamis de ses troupes, reprenait figure humaine. Pour ainsi dire. C’était merveilleux. Effacés les outrages et les restes, effacées les coulures, il ne demeurait de la ville que son esprit blanc, son exacte topographie, son abstraction presque.
DM, 202
« Repren[dre] figure humaine » : il semble bien que le grand nettoyage entrepris par Stevens et son armée de porcs éboueurs consiste à conserver intactes les traces de l’occupation du territoire par l’homme. Ranger la station, c’est combattre l’oubli de l’humanité qui guette Stevens, mais aussi les animaux et la Terre elle-même, en protégeant les marques nécessaires pour se rappeler son existence, c’est-à-dire les points d’appui extérieur à la mémoire.
C’est aussi une sorte de mission civilisatrice qui anime apparemment Stevens. À cette étape de la quête, le récit prend une dimension épique. Stevens se voit reprenant Thèbes tel « un homme antique assoiffé de batailles et couronné de laurier » (DM, 160), il harangue et adoube son armée de porcs « tirés de [leurs] bauges étroites » (DM, 174) « pour mener à bien […] la plus grande entreprise jamais planifiée » (DM, 173), il chante « [c]haque nuit […] son poème conquérant, debout sur le wagon de tête » (DM, 188) et entend les porcs psalmodier son nom. Derrière cette entreprise quelque peu mégalomane, Stevens combat encore une fois l’oubli qui menace l’humanité en se livrant cette fois à un travail de répétition de l’histoire. En effet, en marchant dans les traces de l’homme antique, Stevens veut refaire l’histoire, en répétant les habitus de domination des siens. En récitant son poème conquérant soir après soir, il veut également que les porcs en viennent à partager cette histoire, à la mémoriser.
On peut observer, par ailleurs, que les réminiscences de Stevens se transforment et acquièrent une épaisseur temporelle qui déborde les limites de sa mémoire personnelle. Devant une statue de l’ère soviétique, érigée sur la place centrale d’une petite ville mongole et représentant un cosmonaute qui lance une fusée, Stevens voit jaillir des images d’humains, de tout temps assujettis aux travaux de la démesure (ouvriers russes, esclaves de Suez et de Rome, mamelouks de Malik al-Salih), qui s’entremêlent à un souvenir de lui, petit garçon, dans une posture héroïque semblable à celle de la statue.
Seul au monde, Stevens se sent investi du devoir de faire revivre son espèce, du moins de conserver vivantes les traces de l’histoire humaine en lui et hors de lui. Une discussion entre Lawson et Waterfull consignée dans le journal montre que la survie de Stevens dépend de celle du genre humain :
Et voyez vous-même, si Stevens est encore vivant, c’est qu’il est, pour combien de temps peu importe, c’est qu’il est encore pris dans le monde humain : il écrit. S’il cessait de tenir son cahier, il disparaîtrait comme homme. Il disparaîtrait et avec lui l’ensemble de ce qu’il peut maintenir d’humanité, qui n’est pas toute l’humanité, qui n’est qu’un infime éclat, lacunaire, incomplet, troué […].
DM, 180
À ce stade de son parcours, Stevens s’efforce de combattre ce qui menace la mémoire humaine : les animaux, la solitude et le temps qui passe. Pour ce faire, il cherche à maintenir le langage, une communauté et l’empreinte de l’homme sur Terre. La mission de Stevens n’en reste pas moins paradoxale car, à l’issue du nettoyage de Jining par son armée de porcs, le héros se réjouit de voir la ville « enfin débarrassée du vivant désordre de milliers de Chinois trépidants » (DM, 203). Si les lieux ont repris figure humaine, c’est un portrait inanimé que se plaît à admirer Stevens : « Les angles étaient purs, la lumière glissait suivant les lignes de la stricte urbanité » (DM, 203). C’est un espace géométrique que Stevens parvient ainsi à dégager plutôt qu’un espace habité, constitutif de la mémoire[15].
Ranger la station ou détruire les traces de l’histoire humaine
Malheureusement pour Stevens, ses cochons l’abandonnent avant l’arrivée à Pékin, et c’est une ville encombrée de charbon, de caissons, de poussettes, de petits tas de vêtements, de rats, de pandas et de bien d’autres choses encore qu’il découvre et qu’il se voit incapable de ranger. Lors d’une nuit de beuverie avec Lawson, Waterfull et le major Echampson, il se livre à une rêverie érotique – qui est présentée, en fait, comme un souvenir amoureux du major – à l’issue de laquelle sa mission prend une tout autre tournure, sans doute inspirée par son orgasme décrit comme la marée déferlante du fleuve Yangtsé. En effet, Stevens décide cette fois de faire sauter les grands barrages de la planète et de mettre fin à ce qu’il appelle le « règne hydraulique » (DM, 225). Il s’agit bien d’un renversement complet de la mission puisqu’en détruisant cette « ingénierie magnifique », c’est « [l]’expression d’une fabuleuse culture » (DM, 244) que Stevens entend effacer. La canalisation des eaux donne d’ailleurs lieu à un long récit des origines raconté par Waterfull : « Et parmi ces gens [de peuples nomades], tout à coup, il y en a un qui se lève […] et qui dit : frères, nous ne sommes pas des animaux. Sommes-nous des animaux pour suivre ainsi le cours de l’eau ? Devons-nous laisser à la course de l’eau le soin de nos déplacements ? À cette eau qui souvent manque malgré nos sacrifices, devrons-nous rendre un culte éternel ? » (DM, 245). Ce récit de Waterfull fait du harnachement des eaux l’élément fondateur de toutes les civilisations et de la domination de la planète par les hommes. Les travaux d’assainissement de Stevens consistent, à partir de là, à « nettoyer la Station Dégueulasse que ses aïeux lui [ont] léguée » (DM, 311). Derrière la magnificence des grandes réalisations humaines, Stevens ne voit plus que la souffrance, l’asservissement, les guerres fratricides, les forêts détruites, les villages engloutis. L’histoire humaine vient hanter sa mémoire, elle le tourmente. Lui et ses comparses vont créer à leur tour « une magnifique dévastation » (DM, 268) en faisant sauter les barrages au moyen de charges explosives savamment larguées de leur hélicoptère. Le déluge qui en résulte ne vise, cependant, aucun recommencement : « Le déluge. Et après le déluge, rien » (DM, 273).
À cette étape de sa quête, Stevens n’a plus du tout de réminiscences personnelles. Le petit garçon entrevu à certains moments de son parcours n’apparaît plus. Aucun souvenir fugace de son passé ne revient à la surface. Ce sont plutôt ses « failles », tel le major Echampson, qui se remémorent des épisodes de leur vie avec des accents volontiers oniriques, de sorte que l’on ne sait plus s’il s’agit de souvenirs ou de produits de l’imagination. La mémoire de Stevens continue de se transformer. Elle s’étend de plus en plus loin dans le temps et elle s’élargit au point de devenir une sorte de réservoir d’horreur et de culpabilité. Le dernier homme entend toutes sortes de voix, « des combattants morts au combat, des guerriers perdus, des traîtres et des anciens alliés » (DM, 302). Ces voix proviennent de tous les temps et de tous les lieux de la planète. Stevens entend « Karna maudire et reconnaître Arjuna », « Dara demander des comptes », « Camille qui insultait Rome », « Elizabeth et Draupadῑ », « Guillaume et d’autres qu’il ne connaissait pas » (DM, 302). Semblable à la remontée du courant qu’effectue Stevens pour détruire les barrages le long des fleuves, sa mémoire adopte un même mouvement de remontée du temps qui le ramène à la source de l’histoire humaine et même au-delà. Cependant, il ne s’agit pas d’un effort d’anamnèse pour lutter contre l’oubli, l’une des finalités majeures de l’acte de mémoire selon Ricoeur[16]. L’objectif de Stevens est plutôt de vider le réservoir, de faire taire les voix et de laver la Terre des empreintes laissées par l’homme ; en somme de libérer le fleuve Léthé et de s’en remettre à lui pour effacer les éléments honteux de l’histoire humaine. Qu’adviendra-t-il dès lors de son identité ?
Quand la station se range toute seule ou perdre les traces de l’histoire humaine
Ce « Grand Programme Social de Relogement et Réappropriation Territoriale » (DM, 330), titre dont Stevens affuble pompeusement sa mission, n’est pas facile à mener[17]. Les obstacles sont nombreux et les déplacements deviennent de plus en plus difficiles, ce qui n’empêche pas Stevens de rejoindre le Brésil. Cette dernière partie du récit montre Stevens désormais privé de presque toutes les ressources technologiques, hormis une machette et un fusil, terrorisé par un environnement qu’il juge hostile et, surtout, complètement désorienté quand il réalise que le barrage Itaipú a « été détruit par les voies naturelles » (DM, 374)[18]. Quand il découvre un fortin abandonné, lui vient alors l’idée de restaurer la « République humaine Roiq Stevens » (DM, 375). Détenteur des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, Stevens réprime violemment ses opposants (c’est-à-dire les grandes et les petites bêtes qui le menacent), il édicte des lois et des règles d’hygiène publique, il fixe des frontières, il instaure des postes et des rondes de surveillance, il tient des discours au peuple (principalement les animaux herbivores et les édentés), il sacre Waterfull Grand Commis aux Écritures et Allié Propagande, etc. À Lawson, il justifie ainsi son entreprise : « Il faut bien sauver quelque chose, Lawson, de l’homme, il faut bien maintenir quelque chose, non ? » (DM, 386). Pourtant, comme l’écrit Waterfull à propos de Stevens : « Un type qui comme tel, si l’humanité revenait d’un coup inchangée, serait enfermé sans délais dans un établissement de bains et mis à l’écart de ses semblables pour raison de sécurité, un homme ? » (DM, 385). Devant les efforts démesurés qu’exige l’établissement de la République, Stevens décide toutefois d’abandonner ce projet et d’opter plutôt pour la guérilla ; après tout n’est-ce pas « la seule voie pour les minorités » (DM, 394) ? Il part vivre en forêt, il s’entraîne et met au point un programme d’enseignement des techniques de combat destiné aux tatous, aux fourmiliers, aux tapirs et aux paresseux. Si son entreprise échoue une fois de plus, Stevens préfère mettre la faute sur les animaux : « Bon sang, j’en oublie mes facultés exceptionnelles, j’oublie que nous avons régné et pas pour des billes, bien sûr qu’il y avait des raisons objectives et que l’unité nous habite » (DM, 401). À ce point du récit, Stevens cherche désespérément à marcher à nouveau dans les traces de son espèce, à répéter ses modes d’organisation et d’exercice du pouvoir. Il semble que c’est désormais un défaut de présence qui affecte ce passé, que ce soit sur Terre ou dans le corps et la conscience de Stevens.
Métamorphose et deuil de l’espèce humaine
Il reste encore quelques aventures à vivre au dernier homme avant que ne se termine son incroyable périple. Après l’échec de la guérilla, Stevens va en quelque sorte lâcher prise et s’adapter petit à petit à son environnement. Dans un village indien abandonné, une expérience étrange l’attend : il sera convié à une fête qui ressemble à un rituel chamanique, au cours de laquelle les différentes bêtes se livrent aux « accouplements les plus impossibles » : les « hommes-caïmans avec les femmes-tatous, les singes […] avec les aras, les aras avec les poissons poraquê, les caititus avec les queixadas » (DM, 411). Stevens lui-même va passer « à son tour dans tous les bras, entre toutes les pattes, sur toutes les fourrures » et se frotter « à toutes sortes d’écailles ô combien fraîches et souples » (DM, 412). Lors de la cérémonie, certains animaux s’offrent en victuailles aux autres convives. Stevens mangera ainsi la cervelle et le filet d’une once qui lui a, auparavant, raconté son histoire : ancienne femme, considérée par les siens comme un roi caché, avant d’être chassée et de prendre une forme animale, l’once Suassuna avait consacré sa première vie à traduire « la Grande Quête de la Toison », épopée humaine dont le souvenir n’a jamais cessé de la hanter et dont elle souhaite se libérer en se donnant en sacrifice. Au terme de son récit, elle affirmera à Stevens qu’il est « une ruine et un habitant des ruines » (DM, 415), paroles qui accompagneront le dernier homme.
Comme le montrent ces événements, plus le récit avance, plus il prend une dimension surréelle. En effet, quoique extraordinaires, les aventures de Stevens étaient toujours présentées avec un certain souci de vraisemblance qui, depuis la fête chamanique, semble avoir disparu. De fait, Stevens ne vit plus dans le temps chronique ou calendaire qui fonde l’histoire humaine[19]. Il devient difficile pour le lecteur de mesurer le temps qui s’écoule en l’absence de marqueurs, qu’il s’agisse de dates ou d’indications du nombre de jours, de mois ou d’années. Si, comme le rappelle Ricoeur, « l’effort de mémoire est pour une grande part effort de datation : quand ? depuis combien de temps ?[20] », on observe que les réminiscences de Stevens se sont détachées elles aussi graduellement du temps chronique. Alors que les souvenirs d’enfance étaient associés à un âge relativement précis (par exemple, trois ou quatre ans pour le souvenir du lapin, une dizaine d’années quand Stevens se revoit crispé à des manettes de compression), les images et les voix de temps plus anciens qui remontent ensuite à la surface forment pour leur part un magma impossible à ordonner. Enfin, Stevens ne songe plus à ranger la station et a même abandonné toute quête, ce qui veut dire qu’il ne programme plus ses actions dans un temps linéaire.
Stevens se retrouvera à Paris, où lui et ses failles cohabitent paisiblement avec les différents animaux qui habitent dans la ville. C’est d’ailleurs là qu’un orang-outang va manger une bonne partie de son journal, définitivement perdue : « C’est son histoire », se dit-il, « qui a foutu le camp dans la gueule du Bartabac » (DM, 421). L’événement évoque le destin de l’once dévorée pour échapper au souvenir de la Grande Quête de la Toison, car il signe la libération de la mémoire de Stevens si lourdement lestée par l’histoire humaine. À partir de ce moment, l’identité de Stevens se transforme, son allure physique et son comportement vont se modifier : il « arpente » les ruines de la ville « avec la liberté musculaire de Suassuna » (DM, 422), il ressent un plaisir intense quand il se gratte, il bâille en feulant, il peut même changer d’état et prendre la forme de l’once, du paresseux ou de l’homme. Si, devant les toiles exposées au Louvre, Stevens est « boulevers[é] » par les figures humaines, c’est qu’elles lui font « l’effet d’un collage », d’une « pièce ajoutée » dans le paysage (DM, 433). Il semble bien que Stevens soit en train de faire le deuil de l’espèce humaine.
Quand le roman se clôt, Lawson, Waterfull et le major ont définitivement quitté Stevens ; le dernier homme, réfugié dans le désert australien, a trouvé une sorte de sérénité, d’unité et d’humilité. Il s’apprête à disparaître dans le temps cosmique représenté par un grand varan, reptile très ancien, présent sur Terre avant même la formation des continents. À ce « témoin du monde », Stevens racontera une ultime histoire, récit mythique où le souvenir du lapin devient le symbole de son origine :
Le monde est né parce qu’il y avait un lapin et qu’il y avait un homme. Le lapin était mort. L’homme le tenait dans ses bras. […] Il pleura comme un torrent, comme s’il pleurait tous les lapins et toutes les morts. Il ne pouvait pas s’arrêter, il pleurait, il pleurait, et ses larmes tombaient par terre et la terre aspirait. […] Il y eut un fleuve, un fleuve énorme, rugissant, qui coula, coula au loin. Qui fit le monde.
DM, 449
Au terme du récit, l’histoire humaine est définitivement révolue. Le mythe de l’origine du dernier homme le confirme, dans la mesure où il s’oppose au commencement historique de l’espèce humaine qui, comme le précise Ricoeur, consiste à « chercher à dater un commencement dans un temps historique scandé par la chronologie[21] ». Or, le récit mythique de Stevens relève du temps immobile de la rêverie.
Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur voit dans l’oubli l’emblème de la vulnérabilité de la condition historique[22]. Cette menace est bien présente dans Le dernier monde de Céline Minard. La traversée du roman montre que l’intrigue ne repose pas principalement sur la survie individuelle de Jaume Roiq Stevens, c’est-à-dire sur les moyens d’assurer sa subsistance dans un environnement anxiogène et hostile, mais bien davantage sur la disparition de son espèce. En effet, le plus grand danger que doit affronter Stevens est l’oubli de l’humanité. Il en est lui-même le premier affecté après un séjour prolongé dans la station spatiale. Stevens éprouve tant bien que mal son appartenance au genre humain, en bonne partie parce que son corps, épargné par les effets de la gravité, est en voie d’oublier la posture debout et la locomotion terrestre. La mémoire-habitude, celle qui consiste à répéter une connaissance ou un savoir-faire acquis, s’érode. L’oubli de l’humanité prend d’autres formes : les animaux ont perdu leur familiarité avec les bruits et les odeurs de la présence humaine, ils envahissent l’espace jadis habité par l’homme et organisé par lui, les constructions humaines se détériorent sous l’effet des éléments, du temps et de la végétation. En somme, l’oubli passe aussi par l’effacement des traces de l’humanité sur la planète et dans la mémoire des animaux ; il s’opère dans le monde et pas seulement dans la conscience ou dans l’affectivité de Stevens. Si l’on revient à l’affirmation de Ricoeur, ce n’est donc pas seulement la condition historique qui est menacée par les failles de la mémoire, c’est plus largement la condition humaine au sens anthropologique du terme. Stevens tente de recouvrer sa mémoire d’Homo sapiens sapiens en même temps qu’il cherche à préserver ce qui lui semble digne d’être conservé du génie humain sur la planète. Ses réminiscences débordent son passé personnel et accueillent un passé collectif fait aussi bien de bribes de grands récits épiques que de visions de combats préhistoriques entre l’homme et les animaux.
Fiction d’apocalypse, le roman de Céline Minard s’inscrit dans un vaste ensemble de récits qui fabulent la fin du monde[23] et l’impact de l’humanité sur l’environnement. En ne cherchant pas à expliquer les causes du phénomène ayant éradiqué la population humaine, le roman sous-entend que la responsabilité est bien celle de l’homme. La catastrophe elle-même, qui laisse intactes les autres formes de vie, a d’ailleurs des accents de châtiment. D’après Jean-Paul Engélibert, ces apocalypses « immanentes[24] » qui sont particulièrement nombreuses depuis la fin du xxe siècle et que l’on peut associer à une littérature de l’anthropocène[25], telles Le dernier homme de Margaret Atwood (2003), Des anges mineurs d’Antoine Volodine (1999), L’aveuglement de José Saramago (1995) ou Cosmopolis de Don de Lillo (2003), auraient pour effet de restaurer le temps, c’est-à-dire de sortir le monde et les êtres d’un présent sans fin, en faisant prendre conscience de la finitude du temps. Ces fictions, par l’expérience imaginaire qu’elles proposent, s’opposeraient ainsi au chronos, c’est-à-dire au temps linéaire et à son cours inéluctable, au profit du kaïros, l’instant à saisir qui peut amener une transformation[26]. S’il est vrai que, dans le roman de Céline Minard, la catastrophe constitue un point de départ en même temps que la fin d’un monde, le périple de Stevens opère globalement une remontée du temps et de la mémoire. La planète retrouve petit à petit un état antérieur à celui de la présence humaine, alors que les réminiscences de Stevens rejoignent des images et des affects de plus en plus archaïques. Ce mouvement général de remontée est ponctué des tentatives de Stevens pour « ranger la station », autant d’étapes qui instaurent chacune un rapport différent à l’histoire humaine et qui conduiront le dernier homme à faire le deuil de cette histoire et, plus largement, de son espèce. Mais avant d’en arriver là, Stevens aura dû traverser bien des épreuves qui traduisent une relation pathologique à la mémoire, oscillant entre le trop et le pas assez d’une mémoire figée, occultée ou hantée, termes qui correspondent aux trois façons de ranger la station.
Comme le souligne Anne Simon, plusieurs fictions post-apocalyptiques « fantasment le salut de la planète par la disparition de l’humanité[27] ». Le dernier monde souscrit sans doute à cette perspective. Cependant, ce qui importe surtout dans ce roman, c’est moins l’éventuelle régénération de la planète que la transformation de Stevens qui, au terme de son extraordinaire aventure, voit son identité complètement redéfinie. Devenu à lui seul une « sous-sous-tribu », comme le désigne le grand varan (DM, 449), Stevens a bel et bien muté, allant cette fois au bout du processus de détachement de son espèce qu’il avait commencé à vivre quand il était en orbite solitaire autour de la Terre. Sa métamorphose est bien sûr physique (on se rappelle qu’il peut adopter le corps d’une once ou d’un paresseux), mais elle implique aussi une nouvelle conscience de soi, de son passé et de sa place dans le monde. Au bout de son aventure, Stevens n’a pas tout oublié, comme le montre l’histoire qu’il raconte au grand varan : il a réinventé sa mémoire. Si le souvenir du lapin constitue toujours son point d’origine dans cette histoire, la mort n’est plus liée seulement au désespoir et à l’impuissance ; dans ce récit mythique, les larmes abondantes provoquées par la conscience de la finitude sont absorbées par la terre et font naître un monde. Les larmes deviennent flaque, ruisseau, fleuve, océan ; les eaux ont repris leur cours, ce qui met fin au mouvement de remontée et d’anamnèse qui dominait le roman. Cependant, il ne s’agit pas de relancer le chronos et de réinstaurer le temps de l’histoire humaine qui est définitivement révolu. C’est une tout autre expérience du temps sur laquelle se clôt – ou plutôt s’ouvre – Le dernier monde, celle de l’immobile mouvement de la Terre, temps cosmique qui domine le temps humain.
Bien que ce lent mouvement du temps cosmique réalise l’angoissante perspective que constitue « l’oubli par effacement des traces », que Paul Ricoeur associe à la vulnérabilité de la condition historique, on retrouve néanmoins, au terme du roman, le versant plus heureux de l’oubli. Cet « oubli de réserve », ainsi que le nomme Ricoeur, « désigne […] le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa soustraction à la vigilance de la conscience[28] ». À la différence de l’oubli par effacement, il permet de voir que l’oubli participe à « l’immémoriale ressource » de la mémoire et non pas seulement à son « inexorable destruction[29] ». L’oubli de réserve renvoie, comme le terme l’indique, à la réserve des souvenirs que constitue l’oubli, au « noyau de la mémoire profonde[30] ». Or dans Le dernier monde, si les traces de l’histoire humaine disparaissent de la surface de la planète, le grand varan prend soin de mentionner à Stevens que « [l]es histoires et les mythes sont les souvenirs » de la Terre (DM, 448). Il restera donc quelque chose de l’espèce humaine dans cette mémoire universelle.
Appendices
Note biographique
Professeure titulaire au département de Littérature, Théâtre et Cinéma à l’Université Laval, membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), Andrée Mercier a mené des recherches sur les formes du contemporain au Québec et en France (équipe « Poétiques et esthétiques du contemporain », subventionnée par le FRQSC), ainsi que sur la porosité des pratiques narratives actuelles dans la littérature québécoise. Elle s’intéresse aux questions d’autorité narrative, de vraisemblance et de narration problématique, de même qu’au motif de la quête dans le roman contemporain. Elle a codirigé avec Robert Dion Que devient la littérature québécoise ? Formes et enjeux des pratiques narratives depuis 1990 (Nota bene, 2017) et La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980 (Presses de l’Université de Montréal, 2019). Avec Robert Dion, elle amorce une nouvelle recherche sur la poétique du personnage secondaire dans la production narrative contemporaine en France et au Québec (subventionnée par le CRSH).
Notes
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[1]
Céline Minard, Le dernier monde, Paris, Gallimard, « Folio », 2017, p. 100. Désormais abrégé DM suivi du numéro de la page. Le roman a d’abord paru en 2007 chez Denoël.
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[2]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2000.
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[3]
L’« Avertissement de l’éditeur » se trouve p. 10.
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[4]
Cette information est fournie p. 421, donc presque à la toute fin du roman.
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[5]
Paul Ricoeur, « Mémoire, Histoire, Oubli », Esprit, mars-avril 2006 (« La pensée Ricoeur »), p. 21 (texte inédit d’une conférence de 2003 « établi à partir de la version manuscrite et traduit de l’anglais par Catherine Goldenstein »).
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[6]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), Paris, Seuil, « Points. Essais », 2003, p. 22 et 28.
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[7]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 30.
-
[8]
Ibid., p. 31.
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[9]
Ibid., p. 558.
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[10]
En voici un exemple : « J’ai des flashs. La Terre est enfermée dans l’atmosphère comme dans un cocon qui pourrit peu à peu. La Terre veut sortir de l’oeuf, elle tape sa coquille et sa coquille se fêle, réellement se lézarde, sa peau d’ozone craque et laisse passer toujours plus de vide et de noyaux lourds » (DM, 51-52).
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[11]
Pour ce faire, l’ancien pilote d’essai se rend dans des aéroports et opte pour l’hélicoptère et l’avion.
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[12]
Si le lecteur en apprendra très peu sur Stevens, la brève description qui est faite de lui permet de justifier ses aptitudes à se tirer d’affaire : « Jaume Roiq Stevens, diplômé de Harvard et de Cambuse, major de la classe d’astro de la Nasa et lauréat de Gdansk, honorifique boursier en géophysique, théoricien ès propergols et ingénieur de bord » (DM, 15-16).
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[13]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 147.
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[14]
Même si j’adhère largement à l’analyse du roman de Céline Minard par Jean-Paul Engélibert, je n’affirmerai pas que ce roman est « sans enjeu narratif dès lors que Jaume a découvert sa solitude » et qu’« il n’a pas à proprement parler d’intrigue » (Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, la Découverte, « L’horizon des possibles », 2019, p. 65). Jaume Roiq Stevens a clairement une quête qui motive ses actions.
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[15]
Comme le souligne Ricoeur, la mémoire implique le corps mais aussi l’espace : « La transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux est assurée par des actes aussi importants que s’orienter, se déplacer, et plus que tout habiter » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 49).
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[16]
Ibid., p. 36-37.
-
[17]
Le programme est ambitieux et se présente en quatre étapes : la Chine (les barrages de Gezhouba et des Trois-Gorges), l’Inde (les barrages Sardar Sarovar et Narmada Sagar), le Brésil (le barrage Itaipú) et l’Égypte (le haut barrage d’Assouan). Stevens mènera à bien les deux premières.
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[18]
« La station se range toute seule », admet Stevens (DM, 394).
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[19]
Ricoeur définit ainsi le temps chronique : « Je me borne au rappel de la définition que Benveniste donne du “temps chronique”, que j’appelais tiers temps pour les besoins de mon argument [dans Temps et récit. 3] : 1) référence de tous les événements à un événement fondateur qui définit l’axe du temps ; 2) possibilité de parcourir les intervalles de temps selon les deux directions opposées de l’antériorité et de la postériorité par rapport à la date zéro ; 3) constitution d’un répertoire d’unités servant à dénommer les intervalles récurrents : jour, mois, année, etc. » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 191).
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[20]
Ibid., p. 50.
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[21]
Ibid., p. 173.
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[22]
Ibid., p. 536.
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[23]
Je tire ici l’expression du titre de l’étude de Jean-Paul Engélibert (Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, op. cit.).
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[24]
Les apocalypses « immanentes » plongent le lecteur dans une fin du monde au présent. Elles se distinguent des apocalypses « imminentes » qui, elles, sont en attente de la fin du monde (Jean-Paul Engélibert, op. cit., p. 79). Engélibert emprunte cette distinction à Frank Kermode, The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, Oxford University Press, 1967.
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[25]
Concept propre au xxie siècle, l’anthropocène désigne une ère géologique marquée par l’impact des activités humaines sur la planète ou, plus précisément, par la prise de conscience de cet impact. La datation de cette ère suscite discussion. On peut lire à ce sujet le chapitre I, « Anthropocène et apocalypse », du livre de Jean-Paul Engélibert (op. cit., p. 27-50). Engélibert précise que, même si le concept d’anthropocène est récent, les fictions de fin du monde liées aux impacts de l’activité humaine existent depuis la révolution industrielle, comme l’illustre Le dernier homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville publié en 1805 (ibid., p. 20).
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[26]
Jean-Paul Engélibert, op. cit., p. 12.
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[27]
Anne Simon, « Creuser la terre, creuser la langue. Zoopétique de la vermine », Communications, no 105 (« Vivants sous terre »), 2019-2, p. 223. Anne Simon inclut le roman de Céline Minard dans ses exemples.
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[28]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 570.
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[29]
Ibid., p. 574.
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[30]
Ibid., p. 571.