Abstracts
Résumé
On remarque dans L’Étranger un emploi surprenant de la ponctuation : Camus semble privilégier une ponctuation « structurelle » (point, virgule, deux-points, point-virgule et tiret) plutôt qu’une ponctuation « expressive » (point d’exclamation, point d’interrogation, points de suspension), en particulier dans des séquences de discours rapporté. Cette « monotonie de la ponctuation » empêche le lecteur d’entendre la voix qui précède le texte et celle qui rapporte les discours : elle les déforme en leur attribuant un autre ton et, parfois, un sens différent. Rare mais systématique, cette perturbation de l’énonciation est significative s’agissant du personnage de Meursault et du récit en général. Cet article analyse ces phénomènes de ponctuation, qui permettent de décrire le rapport absurde du narrateur au langage et de comprendre le rapport ironique de l’auteur à son style, l’écriture blanche constituant un processus de distanciation de lui-même.
Abstract
One notices in The Stranger a surprising use of punctuation: Camus seems to favour “structural” punctuation marks (period, comma, colon, semicolon and dash) over “expressive” ones (exclamation mark, question mark and dots), especially in reported speeches. This “monotony of punctuation” prevents the reader from hearing the voice that precedes the text, reports the speeches, and also distorts them by ascribing them another tone, and sometimes a different meaning. Rare yet systematic, this enunciation disturbance is significant as it concerns Meursault and the entire novel. This article analyses these phenomena that allow us to describe the narrator’s absurd connection with language and to understand the author’s ironical relation to his style, blank writing expressing a process of estrangement from himself.
Article body
Impression de lecture bien connue depuis l’article du jeune Roland Barthes, la monotonie apparaît comme un trait caractéristique de L’Étranger[1] : l’uniformité de la voix de Meursault, quels que soient l’objet du récit (le meurtre de l’Arabe) et le contexte d’énonciation (le couloir de la mort), nous fait en effet percevoir sa conscience absurde et façonne cette écriture que l’on qualifie souvent de neutre. Au cours de notre étude, nous souhaitons analyser un aspect de l’oeuvre que la critique camusienne semble avoir négligé, à savoir la ponctuation, ou plus précisément un emploi particulier de celle-ci dont on repère des occurrences sans doute rares, mais qui n’en demeurent pas moins significatives. Insérée dans un ensemble cohérent d’éléments narratifs et stylistiques déjà explorés par la critique, cette ponctuation peu conventionnelle nous permet d’approfondir, voire de réinterpréter, la vision que l’on a pu avoir de l’absurde et de « l’écriture blanche[2] ».
En parlant de « monotonie de la ponctuation », nous faisons référence à une tendance de Camus qui consiste à limiter, dans ce roman, l’emploi des signes de ponctuation à valeur expressive (le point d’exclamation, les points de suspension et même le point d’interrogation) au profit des signes rythmiques et structurels, dont la valeur principale consiste à séparer et à distribuer les éléments de la phrase en créant des hiérarchies et des liens d’interdépendance (le point, la virgule, le deux-points, le point-virgule et, dans certains cas, le tiret)[3], alors que le contexte, la sensibilité du lecteur et la grammaire de l’énonciation exigeraient une ponctuation plus emphatique. Il s’ensuit que, au moment de la lecture, cette sobriété typographique extrême, qui relève d’un véritable travail de « déponctuation », empêche l’oralisation, silencieuse ou non, du texte, car elle ne donne aucune indication permettant d’entendre et de restituer cette voix fictive qui précède l’écrit. Le texte module, dès lors, une voix blanche, « détimbrée », « sans affect », voire « désaffectée », comme le dit Bernard Vouilloux[4], dans la mesure où elle ne garde pas de traces de la subjectivité qui s’exprime dans la langue, ni de celle du narrateur ni de celle des énonciateurs seconds dans les séquences de discours rapporté.
Pendant de la « dénarrativisation » dont parle Jean-Michel Adam, qui consiste, à l’échelle du récit, à décrire et à relater des actions sans opérer une mise en intrigue[5], la « déponctuation » consiste, à l’échelle de l’énoncé, à transcrire une parole sans lui attribuer ni ton ni intention et contribue à façonner cette « scénographie déroutante[6] » que le contenu et la forme de L’Étranger légitiment progressivement. Pour comprendre les raisons et les fonctionnements de ce choix stylistique de Camus, nous n’envisageons pas une approche phonétique ni prosodique, mais plutôt une description pragmatique de l’énonciation : en essayant de répondre toujours à la même question – pourquoi ce signe structurel plutôt qu’un signe expressif ? –, cette étude nous mènera de la conscience du protagoniste au processus de l’écriture, en passant par les rapports du narrateur à la langue et ceux de l’auteur à son oeuvre.
Le signe d’une conscience absurde
La critique camusienne a fait preuve d’une grande finesse dans l’analyse de l’absurde et on dispose désormais d’une foule d’études qui sembleraient en avoir examiné chaque aspect philosophique et littéraire, aussi bien narratif que linguistique. En ce qui concerne le style absurde de Meursault, on s’est penché surtout sur la question des tiroirs verbaux[7] et sur le sujet de l’énonciation[8], mais il nous semble que le maniement particulier de la ponctuation peut nous révéler quelque chose du rapport que le personnage narrateur entretient avec les autres et leurs discours.
Un premier exemple se situe dans les toutes premières pages du récit, quand Meursault, après le décès de sa mère, se rend au bar de son ami Céleste, qui essaie de le consoler :
J’ai pris l’autobus à 2 heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois[9].
Décousu et monotone à la fois, ce paragraphe juxtapose une série d’actions (au passé composé) et d’impressions (à l’imparfait) dont les liens de causalité et la chronologie restent implicites. Sans hiérarchie apparente et sans emphase, toute phrase ressemble aux autres, mais il en est une qui nous surprend particulièrement : il s’agit de la séquence de discours direct. Telle qu’elle est transcrite, la brève phrase de Céleste – « On n’a qu’une mère » – apparaît comme une assertion : elle serait donc censée décrire une portion du monde qui s’exprime par un énoncé de vérité générale, comme le montrent l’usage du pronom impersonnel « on » et du présent de l’indicatif. Linguistiquement acceptable, cette interprétation reste toutefois insuffisante d’un point de vue pragmatique, car tout lecteur peut reconnaître que le sens de l’énoncé dépasse les frontières du dit : l’énoncé reprend effectivement un lieu commun sur l’unicité de la mère, par opposition aux autres figures féminines qui interviennent dans la vie d’un homme (soeurs, amies, femmes, maîtresses…), mais il fait allusion à l’intensité et à l’universalité d’un chagrin supposé, plutôt qu’à une vérité biologique. Dès lors que l’on place le discours dans sa situation de communication[10], à savoir un échange entre amis, on voit apparaître une intention interactionnelle enfouie sous les mots : par le biais d’un trope illocutoire[11], Céleste souhaite en réalité consoler son ami en lui témoignant sa compréhension et son affection.
Or le signe de ponctuation qui peut connoter le mieux cette parole gênée et allusive, en indiquant l’inachèvement et en suggérant le sous-entendu, n’est certainement pas le point ferme, que l’on trouve dans le texte, mais plutôt les points de suspension : la valeur « conative[12] » de ce signe serait en effet partie intégrante du sens de l’énoncé. Dès lors, si le recours au trope est l’indice d’une amitié virile et nous renseigne implicitement sur le caractère réservé de Céleste, fonctionnement analogue à celui que l’on retrouve dans les séquences descriptives de l’ensemble du récit[13], l’absence des points de suspension nous révèle quelque chose sur le rapporteur du discours : Meursault reçoit la phrase de son ami comme une simple assertion sans percevoir l’acte perlocutoire de consoler, objet véritable de la communication[14]. Il apparaît donc étymologiquement absurde dans la mesure où, à l’instar de certains troubles autistiques, le fait de ne pas saisir l’implicite du langage limite les interactions avec ses semblables et le coupe du monde.
Par cette mise en texte inattendue de la parole d’un personnage, le lecteur peut remonter à une sorte d’état pur et préverbal du langage, tel qu’il est conçu par la « conscience vierge » de Meursault. Dépourvu d’une portée pragmatique, réduit au degré zéro de l’affirmation, l’énoncé « On n’a qu’une mère » apparaît désormais comme une lapalissade déplacée : on pourrait dire avec Sperber et Wilson que l’acte de communication se révèle impertinent dans la mesure où il n’« élargit » nullement l’espace « cognitif » de l’interlocuteur[15]. La déponctuation, qui traduit la perception absurde du narrateur, est donc un procédé rhétorique fonctionnant sur un principe de soustraction qui tend à neutraliser le discours et qui, de manière plus large, permet à Camus de déstructurer certains automatismes langagiers, en mettant ainsi en cause l’emploi normé de la langue. Au sein d’un ensemble de procédés de soustraction qui renoncent à la narration et refusent l’éloquence[16], le recours à la déponctuation constitue, par conséquent, un maniement particulier de la langue qui se justifie par le contenu du récit, en même temps qu’il étaie linguistiquement cette oeuvre qui déçoit une série d’attentes pour questionner certaines habitudes littéraires[17].
Le greffier, ou le refus du principe de coénonciation
La transcription de l’énoncé de Céleste laisse entendre un certain manque d’empathie de la part de Meursault et on peut en dire autant lorsqu’il s’agit de rapporter les paroles de son voisin Raymond :
Il m’a alors raconté qu’il avait trouvé un billet de loterie dans son sac et qu’elle n’avait pas pu lui expliquer comment elle l’avait acheté. Un peu plus tard, il avait trouvé chez elle une « indication » du mont-de-piété qui prouvait qu’elle avait engagé deux bracelets. Jusque-là, il ignorait l’existence de ces bracelets. « J’ai bien vu qu’il y avait de la tromperie. Alors, je l’ai quittée. Mais d’abord je l’ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit que tout ce qu’elle voulait, c’était s’amuser avec sa chose. Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur Meursault : “Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne. Tu connaîtras plus tard le bonheur que tu avais”. »
É, 158
En ce qui concerne étroitement les mots et les propos, on peut admettre que le narrateur (le locuteur) reste assez fidèle au discours tenu par le personnage (l’énonciateur)[18] : hormis la locution verbale « ignorer l’existence », qui constitue l’un de ces « îlots de littérarité » dont parle Anne-Marie Paillet[19], le registre familier et la syntaxe lâche connotent sociologiquement ce passage hybride, mêlant des séquences de discours direct, indirect et indirect libre, et parviennent à donner une idée de l’oralité du discours, ainsi que du caractère de Raymond Sintès[20].
En revanche, la ponctuation limitée à des signes structurels et dépourvue d’emphase prosodique apparaît quelque peu inapte à mimer la véhémence et le ton du récit du personnage, bien que de nombreux repères textuels appellent une typographie plus hétérogène. Dans la première phrase, l’adverbe « bien » n’est pas employé en tant qu’adverbe de manière, mais avec une valeur emphatique qui pourrait être explicitée par un point d’exclamation. Plus loin, le syntagme nominal « sa chose » est un euphémisme qui, par le recours au pantonyme, désigne le sexe de la Mauresque : infraction de la maxime de quantité[21], énonciation clivée et trope nécessitant un rétablissement du référent par l’interaction[22], l’euphémisme devrait être signalé par une typographie spécifique – des guillemets ou des points de suspension – qui signale la « modalisation autonymique[23] », tout en montrant la recherche d’une entente métalinguistique. À cet égard, on constate que l’entente est explicitée dans la version cinématographique réalisée par Luchino Visconti en 1967, car Georges Géret (Raymond), en disant « sa chose », indique son entrecuisse, et Marcello Mastroianni (Meursault) éclate de rire[24] : le récit ne montre pourtant aucune trace de cette complicité paillarde, qui serait d’ailleurs lourde de conséquences au moment du procès[25]. Un autre exemple, encore plus étonnant et à l’effet presque comique, se trouve dans la phrase « Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne », où l’emploi du point ferme transforme la modalité de la phrase : ce passage de l’interrogation à l’assertion constitue un contresens d’autant plus surprenant que la question rhétorique, en tant qu’effet oratoire et mise en scène langagière, inviterait naturellement à multiplier les signes de ponctuation (par exemple : « ? ! » ou « ?… »)[26]. Enfin, la dernière phrase, « Tu connaîtras plus tard le bonheur que tu avais », à mi-chemin entre la prophétie et la menace, comporterait de préférence soit un point d’exclamation, pour marquer le ton agressif, soit des points de suspension, pour suggérer la projection dans un futur imprécisé.
Encore une fois, Meursault manque d’empathie et apparaît détaché du discours de son interlocuteur, au point de produire de véritables contresens : il transcrit la chaîne verbale de l’énoncé, c’est-à-dire les mots, mais il ne prend pas en compte les aspects prosodique et pragmatique que devrait suggérer la ponctuation. En un mot, il se limite à transcrire sans interpréter. Du point de vue des sciences du langage, ce maniement du discours rapporté montre que le narrateur ne participe pas activement au travail de coénonciation : il se considère simplement comme le récepteur d’un message qui, dépourvu d’implicite et de dimension interactionnelle, n’aurait même pas besoin d’être décodé. En ce sens, Meursault ressemble au greffier du tribunal dans la deuxième partie du récit, qu’Uri Eisenzweig considère à juste titre comme une mise en abyme de L’Étranger [27], et il annonce, dans un tout autre contexte, la découverte de Tarrou dans La Peste (1947) : « [J]’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair[28]. »
Atténuer la virtuosité narrative
Jusqu’à présent, nous avons vu que la monotonie de la ponctuation dissimule derrière la voix uniforme du narrateur une parole bien plus vivante, qui correspond au discours cité originel. Si l’on se positionne du point de vue de l’auteur, il nous semble que ce même procédé peut cacher une écriture plus complexe qu’elle ne le paraît :
D’ailleurs, mon avocat m’a semblé ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m’a paru qu’il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l’éminent représentant du ministère public, j’ai trouvé quelque chose et je puis dire que j’y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j’étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l’employait, aimé de tous et compatissant aux misères d’autrui. Pour lui, j’étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu’il l’avait pu.
É, 201-202
Dans le discours de l’avocat défenseur, la phrase « j’y ai lu à livre ouvert » soulève plusieurs enjeux qui nous feraient privilégier des points de suspension au point ferme. En situation interne, la métaphore sert à produire un effet oratoire sur la cour et les jurés que l’avocat marquerait sans doute par une pause prosodique, d’autant plus qu’il est en train de filer, par un effet dialogique et dans une visée polémique, la même métaphore de la lecture qui concluait le plaidoyer du procureur : « par l’horreur que je ressens devant un visage d’homme où je ne lis rien que de monstrueux » (É, 201). L’emploi des points de suspension se justifierait également en situation externe, car il permettrait d’accentuer ironiquement l’incohérence de l’avocat défenseur qui, pour plaider en faveur de « l’âme » de Meursault, s’attarde sur un domaine qui ne relève guère du spirituel, à savoir son attitude au travail. Ils marqueraient également l’écart entre l’élan rhétorique que prépare la métaphore de la lecture et la perception littérale, et donc défaillante, du narrateur qui, dans le passage du discours direct au discours indirect (« il y avait lu que »), montre son incompréhension des codes du discours judiciaire, à l’instar de cette transcription naïve, dont parle Anne-Marie Paillet[29], qui avait reproduit l’effet d’amplification de l’anaphore « par hasard que », tout en gommant l’ironie des interrogations rhétoriques du procureur :
Il a voulu savoir si c’était par hasard que je n’étais pas intervenu quand Raymond avait giflé sa maîtresse, par hasard que j’avais servi de témoin au commissariat, par hasard encore que mes déclarations lors de ce témoignage s’étaient révélées de pure complaisance.
É, 196-197
Néanmoins, en même temps qu’il renonce narrativement à l’éloquence du « discours judiciaire[30] », dont le « morceau de bravoure » constitue un topos littéraire, Camus souhaite renoncer aussi à une certaine éloquence de la littérature et, pour ce faire, il dissimule la mise en abyme du « livre ouvert[31] ». Contrairement à La Chute, qui ébranle le langage et la rhétorique, aussi bien judiciaires que littéraires, en multipliant les commentaires et en montrant les ficelles d’un discours qui ne cesse de se contredire, L’Étranger reste encore fidèle à une conception classique du style et questionne la forme par son absence même, en restant « en deçà dans l’expression[32] ».
Valoriser l’unique
Au sein d’un récit somme toute uniforme, plongé irrémédiablement dans l’absurde d’une conscience et d’une langue qui ne saurait dépasser sa valeur référentielle, purement constative[33], un passage fait exception, au point que Jean-Paul Sartre le qualifie d’« illumination[34] » :
Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir… J’étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on m’arrachait l’aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et m’a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s’est détourné et il a disparu.
Lui parti, j’ai retrouvé le calme.
É, 212
Dans cette fin où l’énonciation se fait plus littéraire[35], l’épisode de la révolte contre l’aumônier de la prison rayonne comme un point culminant du récit, mais il constitue un véritable unicum[36]. Depuis l’incipit, et surtout depuis que Meursault se trouve au banc des accusés, le lecteur attend le dévoilement du protagoniste : son tempérament réservé laisse ici la place à une véritable colère et sa voix détimbrée se transforme en un cri. S’opposant aux vérités doxiques qu’expose l’aumônier, le protagoniste, cet homme qui « à la vérité […] ne pense pas », comme l’écrit Maurice Blanchot[37], acquiert enfin une conscience réfléchie : avec un certain recul, il observe son comportement, le confronte à ce que l’on attend de lui ainsi qu’aux comportements des autres, et finit par revendiquer la légitimité de son mode de vie. La conscience de soi s’esquisse, par conséquent, par une prise de conscience conflictuelle des autres, qui lui sont étrangers et par rapport auxquels il est étranger à son tour. Aussi ce clivage de la raison a-t-il des répercussions sur le discours : les descriptions, les juxtapositions, les constats et la logique sèche auxquels le narrateur nous avait habitués cèdent le pas aux injonctions, aux exclamations, aux questions rhétoriques, aux arguments polémiques, aux généralisations, à des dislocations à la fois emphatiques et orales, à l’incohérence thématique et à cette conjonction « donc » qui témoigne d’un processus déductif. Pourtant, la rupture stylistique ne semble pas comporter une perturbation radicale de la ponctuation : ce n’est pas grâce à la typographie, mais plutôt grâce aux indices lexicaux et narratifs que l’on peut envisager l’intonation de l’énoncé, à savoir le cri (« J’étouffais en criant tout ceci »).
Dans la perspective qui nous intéresse, le passage demeure cohérent avec le reste du récit, mais il nous semble que l’enjeu de la monotonie de la ponctuation est maintenant tout autre : il ne s’agit plus pour Camus de représenter l’absurde de Meursault, mais plutôt de mettre en relief le silence cruel qui s’impose au condamné et que les points de suspension signalent. Il s’agit de montrer que l’illumination du protagoniste s’éteint aussitôt, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, si l’on s’en tient aux éléments narratifs, on peut considérer que la révolte de Meursault contre le mode de pensée imposé par la doxa est immédiatement bridée par l’ordre établi (on n’oubliera pas que le roman est publié sous le régime de Vichy), incarné par les gardiens de la prison : les points de suspension indiquent donc la parole entravée[38]. Ensuite, en passant aux effets stylistiques, cette ponctuation met en évidence l’expression « du fond de mon avenir » et invite le lecteur à réfléchir à son contenu problématique[39] : le « souffle obscur » de la mort montre au condamné l’absurde de sa vie passée, du peu de vie qui lui reste, mais aussi de toute existence. Enfin, signe du manque, les points de suspension ouvrent vers un autre type d’énonciation où ces intuitions prendront plus d’envergure et seront systématisées : on pense bien entendu au volet philosophique du cycle de l’absurde, Le mythe de Sisyphe, essai qui paraît aussi en 1942. Signe « polyvalent[40] », les points de suspension rayonnent dans le passage, dans le récit et même en dehors de celui-ci, car ce silence de Meursault relève au fond du « drame de l’expression » dont parlait Francis Ponge, poète cher à Camus :
Mes pensées les plus chères sont étrangères au monde, si peu que je les exprime lui paraissent étranges. Mais si je les exprimais tout à fait, elles pourraient lui devenir communes.
Hélas ! Le puis-je ? Elles me paraissent étranges à moi-même. J’ai bien dit : les plus chères…[41]
Genèse de l’écriture blanche : le style simplifié
Quel que soit le but poursuivi, le recours à la déponctuation caractérise l’ensemble de L’Étranger : il façonne le personnage de Meursault et donne un corps linguistique aux réflexions philosophiques de Camus. Ce style déroutant reste néanmoins le fruit d’un travail, d’une mise en texte : il n’est donc pas moins étranger à son auteur qu’il ne l’est à ses lecteurs. Comme l’ont montré Jean-Michel Adam et Mireille Noël à propos d’une séquence descriptive[42], les avant-textes témoignent d’une recherche technique précise et font émerger une différence entre la langue du narrateur et celle de l’auteur.
Cet extrait du manuscrit CMS2.Ac2-01.01, conservé à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, semble révélateur : « Marie m’a crié qu’il fallait espérer. J’ai dit : “Oui”. En même temps, je la regardais et j’avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe… [43] », que Camus parvient à créer cette parole référentielle, sans malice et sans intentionnalité, que l’on a déjà eu l’occasion d’analyser. Cette variation nous permet de constater à quel point les anomalies et les infractions des conventions langagières ne relèvent pas d’une « ponctuation d’auteur », mais plutôt d’une « ponctuation de narrateur » : loin d’être authentiques et spontanés, loin d’exprimer la « vision du monde » de l’auteur, la pensée et le langage de Meursault ont été forgés à travers l’acte d’écriture par un processus de désubjectivation du style, tel que le théorise Roland Barthes[44], ce qui permet de mieux percevoir le sens de cette note des Carnets dans laquelle Camus affirme que « toute [s]on oeuvre est ironique[45] ».
J’avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il fallait espérer en dehors de lui. » Le maniement de la ponctuation apparaît tout à fait ordinaire et les points de suspension résonnent immédiatement comme la trace discrète du désir sexuel suscité par la sensation tactile du « tissu fin », qui renvoie par métonymie à la chair : confirmé ensuite par la locution verbale euphémique « avoir envie », ce désir ne s’exprime que de manière allusive pour des raisons de bienséance. En revanche, le texte de l’édition définitive (É, 184) ne trahit pas cette pulsion puisqu’on trouve un point ferme : c’est donc grâce à la déponctuation, au sens cette fois de « biffureUne conclusion s’impose, enfin, sur la notion d’écriture blanche et sur l’équivalence avec le style simple, deux notions qui occupent la critique depuis le célèbre article de Roland Barthes, « L’écriture et le silence » (1953). L’étude de la monotonie de la ponctuation montre que l’originalité stylistique de L’Étranger réside dans une certaine simplicité de l’expression, mais dans une simplicité qu’il ne faudrait en aucun cas associer au langage ordinaire, car cette « langue basique », comme l’appelle Barthes, est « également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit[46] ». L’énonciation de Meursault nous surprend précisément par cette contraction extrême et forcée des moyens expressifs, qui perturbent les fondements mêmes de notre communication, et par ces procédés rhétoriques et narratifs de soustraction, qui s’opposent à certaines tendances et habitudes littéraires : dès lors, comme le montre l’examen génétique, l’étiquette « style simple » apparaît réductrice et trompeuse dans la mesure où il faudrait percevoir le style en tant que processus[47] et parler de style, voire de langage, simplifié – procédé qui, cela va de soi, n’est pas simple du tout.
Au cours de cette étude, les occurrences textuelles qui ont retenu notre attention présentaient un traitement peu conventionnel, pour ne pas dire déstabilisant, des signes de ponctuation, qui se révèlent comme des éléments linguistiques significatifs, aussi bien à l’échelle de la phrase qu’à l’échelle du récit[48]. Différentes analyses nous ont permis d’illustrer en quoi la perturbation de l’énonciation qui en découle façonne l’absurde langagier de Meursault et concrétise une réflexion de Camus sur le langage, mais elles nous ont aussi montré un décalage entre ces deux instances discursives, celle du narrateur et celle de l’auteur, qui nous oblige à revoir la définition d’« écriture blanche » et à la percevoir comme un processus. Nous rejoignons, dès lors, la thèse de Jean-Michel Adam qui nuance la notion barthésienne et préfère parler d’un « blanchiment de l’écriture », dans la mesure où L’Étranger apparaît comme le produit « d’opérations linguistiques, d’un travail opéré dans les grammaires de la langue et du récit, travail producteur d’effets énonciatifs et plus largement stylistiques propres[49] ».
Appendices
Note biographique
Doctorant à l’Université McGill et à Sorbonne Université, Edoardo Cagnan prépare, sous la direction de Mbaye Diouf et de Jacques Dürrenmatt, une thèse sur le positionnement discursif de Senghor et de Sembène dans le champ littéraire sénégalais. Ses recherches portent sur les littératures italienne (Pavese), française (Camus, Malraux, Perec) et francophones (Senghor, Sembène, Saint-Denys Garneau) du xxe siècle, qu’il étudie sous l’angle de la stylistique et de l’analyse du discours.
Notes
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[1]
« [L]e style de L’Étranger [… est] une sorte de substance neutre, mais un peu vertigineuse à force de monotonie » (Roland Barthes, « Réflexion sur le style de L’Étranger », Existences, no 33, juillet 1944, recueilli dans Oeuvres complètes, t. I, 1942-1961, éd. établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, « Essais littéraires », 2002 [1993], p. 75). Voir aussi Armand Renaud, « Quelques remarques sur le style de L’Étranger », The French Review, vol. 30, no 4, February 1957, p. 292.
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[2]
Roland Barthes, « L’écriture et le silence », dans Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1972 [1953], p. 55 ; recueilli dans Oeuvres complètes, op. cit., t. I, p. 217.
-
[3]
Nous reprenons la distinction entre les « valeurs expressives » et les « valeurs rythmiques » du point qu’expose Roger Laufer dans « Du ponctuel au scriptural (signes d’énoncé et marques d’énonciation) », Langue française, no 45 (« La ponctuation », dir. Nina Catach), février 1980, p. 79.
-
[4]
Bernard Vouilloux, « L’“écriture blanche” existe-t-elle ? », dans Dominique Rabaté et Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, « Lire au présent », 2009, p. 33-34.
-
[5]
Jean-Michel Adam, « Barthes et L’Étranger. Le blanchiment de l’écriture », dans ibid., p. 62.
-
[6]
Dominique Maingueneau, Le contexte de l’oeuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Paris, Bordas, « Lettres supérieures », 1993, p. 132.
-
[7]
Jean-François Cabillau, « L’expression du temps dans L’Étranger d’Albert Camus », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 49, fasc. 3, 1971, p. 866-874 ; Renée Balibar, « Le passé composé fictif dans L’Étranger d’Albert Camus », Littérature, no 7 (« Le discours de l’école sur les textes »), octobre 1972, p. 102-119 ; Violaine Géraud, « Cohérence et discohérence chronologiques dans L’Étranger de Camus », dans Frédéric Calas (dir.), Cohérence et discours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Études linguistiques », 2006, p. 371-381.
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[8]
Cvetanka Conkinska, « Le “je” polyphonique du monologue intérieur dans L’Étranger d’Albert Camus », Cahiers de narratologie, vol. 10, no 1 (« La voix narrative »), 2001, p. 285-295.
-
[9]
Albert Camus, L’Étranger (1942), dans Oeuvres complètes, publiées sous la dir. de Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2006, p. 141. Désormais abrégé É suivi du numéro de la page.
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[10]
Voir Dominique Maingueneau, « Situation d’énonciation, situation de communication », dans Carme Figuerola, Montserrat Parra et Pere Solà (dir.), La lingüística francesa en el nuevo milenio, Lleida, Milenio, 2002, p. 11-19.
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[11]
Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Rhétorique et pragmatique : les figures revisitées », Langue française, no 101 (« Les figures de rhétorique et leur actualité en linguistique », dir. Ronald Landheer), février 1994, p. 58 et suiv.
-
[12]
Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu. De la ponctuation et de la division du texte romantique, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Essais et savoirs », 1998, p. 38.
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[13]
Ce fonctionnement implicite des séquences descriptives, qui nous semble pouvoir s’appliquer aux séquences de discours rapporté, est analysé par Amélie de Chaisemartin : « Si tous les événements et les personnages de L’Étranger sont perçus par le personnage-focalisateur Meursault, l’interprétation de l’auteur est en effet toujours implicite, ou, pour reprendre les expressions d’Alain Rabatel, la composante perceptive de la description est toujours enrichie d’une composante interprétative implicite » (« La description des personnages dans L’Étranger : une insignifiance significative », dans Anne-Marie Paillet [dir.], Albert Camus, l’histoire d’un style, Louvain-la-Neuve / Paris, Academia / L’Harmattan, « Au coeur des textes », 2013, p. 78).
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[14]
John L. Austin définit comme perlocutoires les « actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher, et même surprendre ou induire en erreur » (Quand dire, c’est faire, trad. par Gilles Lane, Paris, Seuil, « Points-Essais », 1991 [1962], p. 119).
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[15]
En fondant leur théorie de la pertinence, Dan Sperber et Deirdre Wilson postulent que « [l]es humains communiquent […] pour modifier et élargir l’environnement cognitif mutuel qu’ils partagent entre eux » (La pertinence : communication et cognition, trad. par Abel Gerschenfeld et Dan Sperber, Paris, Minuit, « Propositions », 1989 [1986], p. 101).
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[16]
Christelle Reggiani démontre que « les récits de Camus mettent […] en scène ce congé poétiquement donné aux formes publiques de l’éloquence » (« Le blanc, le neutre, le classique : les déterminations historiques du style de Camus », dans Anne-Marie Paillet [dir.], op. cit., p. 66 et suiv).
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[17]
« L’Étranger de Camus se présente comme la légitimation progressive de la scénographie qui lui permet précisément d’énoncer en “étranger”. Quand on ouvre ce texte nous parvient une certaine parole, étrangère aux scénographies romanesques usuelles : phrases brèves au passé composé, rapportées à un “je” désinvesti » (Dominique Maingueneau, Le contexte de l’oeuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, op. cit., p. 132).
-
[18]
Sur la distinction entre locuteur et énonciateur, voir Alain Rabatel, « Retour sur les relations entre locuteurs et énonciateurs : des voix et des points de vue », dans Marion Colas-Blaise, Mohamed Kara, Laurent Perrin et André Petitjean (dir.), La question polyphonique ou dialogique en sciences du langage : actes du colloque Metz-Luxembourg 2008, Metz, Université Paul Verlaine, « Recherches linguistiques », 2010, p. 357-373.
-
[19]
Anne-Marie Paillet, « Régimes de littérarité dans L’Étranger », dans Anne-Marie Paillet (dir.), op. cit., p. 127.
-
[20]
Voir, par exemple, Roger Grenier, Albert Camus soleil et ombre. Une biographie intellectuelle, Paris, Gallimard, « Folio », 1991 [1987], p. 112-113.
-
[21]
C’est à Herbert Paul Grice que nous devons la définition des quatre maximes conversationnelles qui fondent le principe de coopération dans les échanges (« Logique et conversation », Communications, no 30, 1979, p. 60-62).
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[22]
« [L]’euphémisme rogne sur l’information, que notre connaissance des référents visés permet de rétablir immédiatement » (Anna Jaubert, « Dire et plus ou moins dire. Analyse pragmatique de l’euphémisme et de la litote », Langue française, no 160 [« Figures et point de vue », dir. Alain Rabatel], décembre 2008, p. 111).
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[23]
« [L]’énonciateur fait usage d’un élément X et s’ajoute à cet usage de l’élément standard, un retour sur cet usage […]. / Cette configuration complexe, appelée connotation autonymique ou modalisation autonymique, est extrêmement courante : outre les cas où elle passe par un commentaire explicite […], elle se réalise par le simple signal typographique (du guillemet ou de l’italique) ou un signal intonatif à l’oral » (Jacqueline Authier-Revuz, « Repères dans le champ du discours rapporté », L’information grammaticale, no 55, octobre 1992, p. 41).
-
[24]
Luchino Visconti, Lo Straniero, Italie-France-Algérie, 1967, vingt-troisième minute.
-
[25]
En plus des implications éthiques, la complicité avec Raymond dans l’adaptation de Visconti permet à Bertrand Murcier de percevoir un désir homo-érotique de la part de Meursault, alors que le récit se prête mal à accueillir de telles interprétations psychologiques (« Lo Straniero de Visconti : une étrangeté inachevée », dans Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua, Emmanuel Fraisse et Anne-Marie Lilti (dir.), Albert Camus et les écritures du xxe siècle, Arras, Artois Presses Université, « Études littéraires », 2003, p. 66-67).
-
[26]
Au contraire de la déponctuation, la « surponctuation », sans doute plus fréquente, permet de dévoiler le trope illocutoire. Dans la phrase « Je suppose que vous avez une pièce d’identité ? » (Albert Camus, Le Malentendu [1944], dans Oeuvres complètes, op. cit., t. I, p. 466), le point d’interrogation indique que l’assertion est en réalité une requête.
-
[27]
Uri Eisenzweig, Les jeux de l’écriture dans L’Étranger de Camus, Paris, Lettres modernes, « Archives des lettres modernes », no 211 (« Archives Albert Camus », no 6), 1983, p. 4.
-
[28]
Albert Camus, La peste (1947), dans Oeuvres complètes, op. cit., t. II, p. 210. Au demeurant, la réplique de Maria « Tu pourrais faire tout cela en prenant un langage simple » annonce le dénouement du Malentendu (ibid., t. I, p. 464).
-
[29]
Anne-Marie Paillet, loc. cit., p. 124.
-
[30]
Christelle Reggiani, loc. cit., p. 67.
-
[31]
D’après son avocat, l’âme de Meursault serait transparente et compréhensible comme « un livre ouvert », et en même temps qu’il lit cette phrase, le lecteur se trouve face à un livre et à un personnage qui ne sont pas moins mystérieux, en dépit du style apparemment simple.
-
[32]
« Pour écrire, être toujours un peu en deçà dans l’expression (plutôt qu’au-delà). Pas de bavardage en tout cas » (Albert Camus, Carnets I (mai 1935-février 1942), Paris, Gallimard, « Folio », 2013 [1962], p. 104 ; ou Carnets 1935-1948 (cahier II : septembre 1937-avril 1939), dans Oeuvres complètes, op. cit., t. II, p. 856). Partiellement cité par Gilles Philippe, Le rêve du style parfait, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 123.
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[33]
Daniel Delas évoque, à propos du style de L’Étranger, un « ton constatif » (« Une écriture étrangère : le coup de force pongien de l’incipit de L’Étranger », dans Sylvie Brodziak et al. [dir.], op. cit., p. 21).
-
[34]
Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Étranger », Situations, t. I : février 1938-septembre 1944, Paris, Gallimard, 2010 [1947], p. 136.
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[35]
« Enfin, l’énonciation littéraire l’emporte nettement à la fin du récit avec le discours indirect libre en je, qui retrace la colère de Meursault : le je n’est plus rapporté, il se dit » (Anne-Marie Paillet, loc. cit., p. 126).
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[36]
Sans parler d’unicum, Pierre Van Den Heuvel rappelle qu’une lecture fréquente de L’Étranger le considère comme un « texte écrit à l’envers, un véritable récit où tous les éléments sont organisés en fonction de la fin. […] Cette distance entre les moments mal définis du passé et un “maintenant” qui n’a jamais de véritable présent est peu à peu réduite et semble bien vouloir s’annihiler à la clôture où la narration du passé et l’écriture du présent, mais aussi la lecture de ces deux activités, se rejoignent. Le récit bascule alors dans un espace abstrait : le discours narratif s’efface devant le discours philosophique et le récit semble avoir été le prétexte à l’expression de la Pensée » (Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Paris, Corti, 1985 [1984], p. 173-174).
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[37]
Maurice Blanchot, « Le roman de l’étranger », dans Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 250.
-
[38]
Jacques Dürrenmatt, op. cit., p. 40.
-
[39]
Comme le souligne Jacques Dürrenmatt, « [l]es points signalent aussi la nécessité d’une réinterprétation sémantique de l’énoncé qui précède. Ils aident à en déceler l’ironie ou à en percevoir le fonctionnement figuré (hyperbole, litote, etc.) » (ibid., p. 42).
-
[40]
Julien Rault, « La ponctuation : problématiques linguistiques », Le français aujourd’hui, no 187 (« Enseigner la ponctuation », dir. Jacques David et Sandrine Vaudrey-Luigi), 2014-4, p. 17.
-
[41]
Francis Ponge, « Drame de l’expression » [1926], dans Le parti pris des choses, précédé de Douze petits écrits, suivi de Proêmes, Paris, Gallimard, « Poésie », 1991, p. 125.
-
[42]
Jean-Michel Adam et Mireille Noël, « Variations énonciatives : aspects de la genèse du style de L’Étranger », Langages, no 118 (« Les enjeux de la stylistique », dir. Daniel Delas), juin 1995, p. 64-84.
-
[43]
Almuth Grésillon souligne que la « biffure » (ou rature) possède « une existence double, elle est tout à la fois perte et gain, manque et excès, vide et plein, oubli et mémoire » (La mise en oeuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, « Textes et manuscrits », 2008, p. 88).
-
[44]
Dans son article « Qu’est-ce que l’écriture ? », Roland Barthes considère le style comme « un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur », alors qu’il présente l’écriture comme « une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire » (Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, op. cit., p. 12, p. 14 ; Oeuvres complètes, op. cit., t. I, p. 178, 179-180).
-
[45]
Albert Camus, Carnets II (janvier 1942-mars 1951), Paris, Gallimard, « Folio », 2013 [1964], p. 323 ; ou Carnets 1949-1959 (cahier VI : février 1949-mars 1951), dans Oeuvres complètes, op. cit., t. IV, p. 1085.
-
[46]
Roland Barthes, « L’écriture et le silence », dans op. cit., p. 56 ; Oeuvres complètes, op. cit., t. I, p. 217.
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[47]
Il s’agit dès lors d’une stylistique transformationnelle qui « a pour objet une écriture en mouvement. / […] La forme et le sens se modifient ensemble, et le projet d’écriture se transforme avec le travail de l’oeuvre » (Anne Herschberg-Pierrot, « Du style des manuscrits aux styles de genèse », La Licorne, no 98 [« Dans l’atelier du style, du manuscrit à l’oeuvre publiée », dir. Stéphane Bikialo], 2012, p. 45).
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[48]
À bien des égards, L’Étranger nous invite donc à appliquer également au récit la considération suivante de Julien Rault : « De la lettre à la phrase, les signes de ponctuation […] doivent être envisagés comme des unités linguistiques absolument significatives » (loc. cit., p. 16).
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[49]
Jean-Michel Adam, « Barthes et L’Étranger. Le blanchiment de l’écriture », loc. cit., p. 58.