Abstracts
Résumé
« Il n’y a pas de langue pour dire cela » (« L’outrage aux mots », dans L’outrage aux mots. Oeuvres II), écrit Bernard Noël à propos des atrocités qui se succèdent sans cesse depuis son enfance : répressions, terreurs, dictatures ; guerres, déportations, génocides. Cris d’une femme violée, hurlements de torturés, râles d’une vieille qu’on matraque : il est des horreurs qui mettent en échec la parole et nous ramènent à l’inarticulé – grognements, bruits, silences. Cependant, quand Noël parle du manque de langue, il ne renvoie pas seulement à l’indicible, il désigne aussi un problème inhérent aux rapports entre pouvoir, société et langage : « Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se retrouve censuré par sa propre langue ? » Réaliser ce retournement est un objectif fondamental pour l’écrivain, qui souhaite résister aux effets du pouvoir sur la langue, effets qu’il appelle « sensure ». Cet article traite cette question en l’abordant sous l’angle de l’articulation, lié à une critique du signe et du réalisme. Après avoir fait un retour sur la réflexion que Noël consacre à la sensure et à l’articulation, j’essaierai de voir comment sa poésie, en particulier Bruits de langue, tente de résister au dévoiement du langage en décrassant, revivifiant et réinventant diverses articulations langagières, de la phonétique à la syntaxe, en passant par le mot, le vers, la strophe, etc.
Abstract
‘There is no language to say this’ («L’outrage aux mots», in L’outrage aux mots. Oeuvres II), Bernard Noël writes about the atrocities that occur constantly since his youth: repressions, terrors, dictatorships; wars, deportations, genocides. The screams of a woman being raped, the howls of the tortured, the groan of an old woman being clubbed: there are horrors that defeat words and bring us back to the inarticulate—growls, noises, silences. However, when Noël mentions the lack of language, he doe not only refer to the unspeakable, he also addresses a problem inherent to the relation between power, society and language: ‘There is no language because we live in a bourgeois world, where the vocabulary of indignation is exclusively moral—and it is this very moral which slaughters and goes to war. How to turn around one’s language against itself when one is censored by one’s own language?’ To achieve this turnaround is a fundamental goal of the writer who wishes to resist the pressures of power on language, pressures he calls ‘sensorship’. This article deals with this question from the perspective of a work on articulation, linked to a criticism of sign and realism. After going back to Noël’s consideration of ‘sensorship’ and articulation, I will examine how his poetry, primarily Bruits de langue, attempts to oppose the debasement of language by scrubbing, reviving and reinventing various linguistic articulations, from the phonetics to the syntax, through the word, the verse, the stanza, etc.
Article body
« Il n’y a pas de langue pour dire cela[1] », écrit Bernard Noël à propos des motifs de s’indigner qui ne cessent de se succéder depuis son enfance : répressions, terreurs, dictatures ; guerres, massacres, déportations, génocides. « Des cris, comme d’une femme rendue folle. […] J’écoutais. J’écoute, mais à chaque fois que cela revient, il n’y a plus que le creux du cri. […] Cela crie, mais ne dit plus rien. […] J’ai beau le vouloir, je ne peux, ici, faire retentir le vide de ce cri vide » (« OM », 21). Cris d’une femme violée, hurlements de torturés, râles d’une vieille qu’on matraque : il est des horreurs telles qu’elles mettent en échec la parole, nous ramènent à l’inarticulé – grognements, clameurs, bruits, éclats, silences. Cependant, quand Bernard Noël parle du manque de langue, il ne fait pas seulement référence à cet indicible, il vise aussi un problème inhérent aux rapports entre le pouvoir, la société et le langage : « Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ? » (« OM », 22)
Tâche quasi impossible, la réalisation d’un tel retournement constitue pourtant un objectif fondamental pour Bernard Noël, qui souhaite résister aux effets du pouvoir sur la langue, effets qu’il appelle « sensure ». Quelques études ont analysé, déjà, le traitement de ce problème dans les essais, les récits et les poèmes de Bernard Noël[2]. Je reprendrai cette question ici en l’abordant sous l’angle d’un travail sur l’articulation, lié à une critique du signe et du réalisme. Après avoir fait un retour sur la réflexion que l’écrivain consacre à la sensure et à l’articulation, j’essaierai de voir comment sa poésie tente de résister au dévoiement du langage en décrassant, revivifiant et réinventant diverses articulations langagières, de la phonétique à la syntaxe, en passant par le mot, le vers, la strophe. Mon analyse portera principalement sur le recueil Bruits de langues[3], qui est contemporain des premiers textes sur la sensure.
Sensure et critique du réalisme
À l’époque où il écrivait son roman Le château de Cène[4], Bernard Noël prit conscience, en écoutant les discours du général de Gaulle à la radio (« OM », 34), d’une forme de censure plus pernicieuse que l’interdit de parole, puisque, muette et méconnue, elle agit dans cela même par quoi nous écrivons et pensons, la langue. Son premier essai sur le sujet, « L’outrage aux mots », date de 1975 ; il paraît la même année, lors de la réédition du Château de Cène. Après sa première publication en 1969, le roman a été censuré, ce qui a entraîné son auteur dans un procès pour « outrage aux moeurs » en 1973. Au départ, Noël a refusé de se défendre ; ses amis l’ont persuadé de le faire au nom de la liberté d’expression. Devant le tribunal, l’écrivain décide d’expliquer « pourquoi il est là », décrivant les violences « de l’armée, de la police et des institutions » ayant pesé sur lui et sur son langage. Après son témoignage, raconte-t-il, « la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif » (« OM », 24). C’est donc pour ce motif qu’il est acquitté, et il se sent alors prisonnier du pouvoir, qui avait investi la langue : « Dans le contexte de l’ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j’essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n’être là qu’un corps – l’un de ces corps que censure tout ordre moral » (« OM », 24). Si la liberté de parole semble acquise dans nos sociétés libérales, un autre mécanisme de censure s’est généralisé : il s’agit de « l’abus de langage », de l’emploi des mots dans une acception inhabituelle. Un tel usage de la langue sert l’exercice d’une « violence […] oppressive et efficace » sous le masque de la « tolérance » et de la liberté. C’est pour désigner cette violence que Bernard Noël propose le néologisme « sensure », qui indique non « la privation de parole » (comme dans la censure proprement dite), mais « la privation de sens » (« OM », 30) qui « vide l’expression pour la rendre inoffensive[5] ».
Puisqu’elle est inhérente à la langue, la sensure rend impossible une formulation directe, limpide, de la révolte et de la solidarité. Bernard Noël se montre très critique à l’égard de « l’illusion réaliste », qui nous fait croire à la transparence du langage. Cette question revient fréquemment dans ses essais, notamment dans ceux qui composent Le sens la sensure[6]. L’écrivain explique que les sociétés croient avoir besoin d’un ordre, qui exige un référent central[7]. En France, jusqu’à la Révolution, le référent fondateur était Dieu. Avec la laïcisation de la société, il fut remplacé par la constitution, laquelle « suppose que les hommes soient égaux, non plus devant ce qui les crée, mais devant ce qui les fonde[8] », la langue. Pour que le droit séculier, censé être le même pour tous, fonctionne, il faut que la langue aussi respecte une certaine légalité, il faut « qu’un chat soit un chat, un voleur un voleur » (« LR », 169). Autrement dit, il doit y avoir un rapport juste entre la réalité et le langage : « La circulation verbale est garantie par la réalité – ou plutôt par la vision collective de la réalité – tout comme la circulation monétaire est garantie par le Trésor public. On sait depuis longtemps que le papier ne vaut plus de l’or, mais la réalité, quant à elle, paraît intangible. L’est-elle ?[9] » L’écrivain répond par la négative, puisque nous n’avons pas d’accès direct à la réalité et que celle-ci est toujours médiatisée par le visible : « Le visible ressemble au réel, mais c’est un réel en instance de signification – un réel détaché, si je puis dire[10] ». Même si, en apparence, les choses sont les choses, les mots ne les désignent pas de manière neutre, mais renvoient aux rapports que les humains entretiennent avec elles et entre eux. Cette absence de référent stable met en question la possibilité d’une communication sans reste : « Nous communiquons à partir de ressemblances. Et personne, au fond, ne parle la même langue » (« LC », 171).
Contrairement à d’autres écrivains, Bernard Noël ne voit pas seulement d’un mauvais oeil la « coupure générale » qui s’immisce entre nous, le langage et le réel. Il nous propose d’envisager cette séparation comme notre « véritable chance de communiquer » et d’accepter le fait que personne « ne parle [exactement] la même langue », plutôt que de nourrir « la nostalgie de l’union » (« LC », 172). Car une telle nostalgie fait précisément le jeu du pouvoir, qui « veut du sens unique » : « Le pouvoir aime le réalisme, et son réalisme consiste à présenter la réalité telle qu’elle devrait être selon ses voeux » (« LC », 172). Autrement dit, pour que la justesse de la communication soit possible, il faut que l’instabilité principielle des langues soit reconnue :
Le langage est un report qu’il faut sans cesse contrôler si l’on veut qu’il demeure juste quant à ses références. Le discours public, tenu par le pouvoir, fait comme si le report était valable une fois pour toutes. D’où ce décalage qui va s’élargissant au point que les mots ne disent plus ce qu’ils disent.
« B », 176
Une telle reconnaissance est impossible si le langage est perçu comme une nomenclature, un ensemble de signes indifférents, d’étiquettes posées sur des choses et des idées préexistantes. Cette perception, courante, favorise la sensure autant qu’elle est favorisée par elle. Bernard Noël précise en effet que cette dernière « oblitère » le signifiant, ou « corps » du langage.
Sensure et perte d’articulation
Oblitérer le signifiant, c’est oblitérer le principe de l’articulation dans les langues, qui fait de celles-ci, selon plusieurs théories du langage, un instrument de pensée. Saussure disait que l’on « pourrait appeler la langue le domaine des articulations », domaine dans lequel « chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe dans un son et où un son devient le signe d’une idée[11] ». Un peu plus tard, Martinet formulait la théorie de la « double articulation », la première étant la division des idées et du monde en unités « significatives », la seconde, la division des séquences sonores qui constituent ces entités sémantiques en unités « distinctives » ou phonologiques[12]. Bien avant eux, Wilhelm von Humboldt proposait une théorie plus développée de l’articulation, dont il faisait le concept clé d’une vision anti-sémiotique du langage. Par « anti-sémiotique », j’entends une théorie qui s’oppose à cette conception selon laquelle les langues seraient de simples nomenclatures. L’articulation désigne d’abord chez Humboldt un principe de division et de réunion commun au son et au concept, lesquels sont interdépendants et agissent l’un sur l’autre. Puisque des portions de « sons » correspondent à des portions de « pensée », le signifiant n’est jamais indifférent : « même dans le cas d’objets sensibles, les mots de différentes langues ne sont pas des synonymes parfaits et […] celui qui prononce hippos, equus ou Pferd ne dit pas absolument et entièrement la même chose[13] ». Ces dissemblances tiennent à deux facteurs principaux. D’un côté, elles proviennent d’expériences (sensibles, mémorielles, imaginatives) qui s’attachent au signifiant pour chaque locuteur, et de la relation que celui-ci entretient avec les choses et idées auxquelles il renvoie – ce qui se rapproche de ce que disait Noël à propos du lien entre le langage et notre rapport aux choses. De l’autre côté, elles proviennent d’un processus associatif lié au système de chaque langue, qui fait que telle ou telle portion « sonore » éveille toute une chaîne de mots aux sonorités semblables[14]. Enfin, puisque tout est séparation et liaison dans le langage – de la composition du mot à celle du discours, en passant par la phrase – Humboldt voit dans l’articulation l’essence de l’activité langagière dans son ensemble[15], du phonème à l’interlocution, passant par les unités de contenu et la syntaxe.
Les propos de Bernard Noël sur l’articulation sont beaucoup moins développés que la théorie de Humboldt sur le sujet. Celle-ci s’enracine dans un vaste projet d’étude de la diversité des langues, qui devait mener à une meilleure compréhension de la diversité de l’esprit humain. Bernard Noël évoque l’articulation dans quelques essais, de manière assez rapide, au milieu de propos sur la littérature, le langage, la pensée, ainsi que sur les liens sociaux. Son approche est plus immédiatement politique que celle du penseur allemand. Et puis la notion d’articulation reçoit chez lui une valeur particulière, liée à l’ensemble de sa poétique, comme nous le verrons. Mais il y a des parentés importantes entre les deux réflexions. Comme Humboldt, Noël voit dans l’articulation le fondement du langage, de la pensée et du dialogue. Dans un texte de La castration mentale, il donne l’exemple de la télévision, qui, par son flot ininterrompu d’images, entraîne chez le récepteur une passivité totale et la perte de l’articulation :
Avant la télévision, tous les moyens d’expression exigeaient un minimum de participation, donc d’effort vers l’autre. Même la conversation banale implique ce minimum d’effort. […] Avec la télévision, il suffit de se laisser glisser dans le courant irréversible, qui vous emporte comme le temps.
[…]
Le plus inquiétant dans cet effet d’emportement est la perte progressive de l’articulation, qui est la base de toute relation véritable, la base de tout langage et donc de toute pensée[16].
Même hors de ce cas extrême qu’est le flux télévisuel, la sensure mine notre capacité d’articulation en imposant la sienne : elle n’attaque donc pas seulement le lexique, mais tout le langage. Dans « L’outrage aux mots », Bernard Noël établissait par exemple un lien entre la sensure, le pouvoir et la syntaxe : « Comment traiter ma phrase pour qu’elle refuse l’articulation du pouvoir ? » (« OM », 24-25)
Il n’existe pas de réponse toute faite à une telle question, mais le poète se prononce à quelques reprises sur le rapport au langage que suppose un tel refus. Il assigne notamment à la littérature la tâche de redonner au langage « son immédiateté », parce que « nous ne sommes pas au monde », mais enfermés dans un « verbalo-moralisme » (« B », 176-177). L’immédiateté, c’est le rêve de fonder l’écriture sur un nouveau référent premier, qui serait le corps. Pour Bernard Noël, le corps et le langage présentent une propriété commune : l’articulation. Le lien qu’établit Noël entre les articulations du corps et celles du langage lui est propre : il n’apparaît pas chez Humboldt. Cette analogie est par ailleurs favorisée par le fait que le mot « articulation » possède une signification anatomique – le « mode d’union des os entre eux[17] » – qu’on ne trouve pas dans ses équivalents allemands :
Le corps est un langage pour moi. Un langage qui m’a permis de réarticuler les mots ensemble, en me référant à quelque chose de précis, de déjà fondé, le corps.
Dans le corps, il y a des relations organiques, des rapports d’équilibre, de force, de rythme… et j’ai imaginé qu’en articulant les mots à ces relations, ça leur rendait une véracité, une espèce de légalité. Ça les autorisait, quoi[18].
Bernard Noël écrit aussi que, pour démonter le jeu de la sensure, la littérature doit refuser toute forme de communication réduite à l’information : « Un texte littéraire n’est pas un message exact, mais l’invitation à une expérience relative et multiple » (« LC », 172). Et puisque la sensure fausse la légalité du langage, l’écriture doit la « déjouer », en « matérialisant son décalage et sa duplicité » (« B », 177).
Est-il possible de concilier un discours de la distance, qui mette à nu la duplicité du langage, et celle d’une écriture « immédiate », qui fasse parler le corps ? L’analyse qui sera faite ici aura pour but de montrer comment les poèmes de Bruits de langues travaillent à contre-sensure par l’une et l’autre de ces voies.
Articuler, désarticuler, réarticuler 1 : poésie et décalages
Vers la fin de « L’outrage aux mots », Bernard Noël fait la réflexion suivante : « Je voudrais à présent travailler au niveau du bruit de la langue. Ou peut-être mécrire, comme dit Denis Roche » (« OM », 34). En réalité, il travaillait depuis 1972 à ce projet, qui donne lieu en 1980 à un livre justement intitulé Bruits de langues, composé de quatre suites de poèmes. Ce livre présente une dimension critique manifeste, il effectue la « matérialisation » d’une duplicité. Cependant, sa cible la plus apparente n’est pas le discours issu des institutions qui, tels les gouvernements, la cour de justice, les médias, les religions, semblent les plus à même de fabriquer de la sensure. Bruits de langues effectue plutôt « un travail de perversion de la langue aristocratique entre toutes : celle de la Poésie[19] », comme l’observe Jacques Ancet, qui situe ce livre dans la lignée de la « haine de la poésie » de Georges Bataille. Noël a maintes fois témoigné son estime pour le travail de Bataille, notamment en préparant l’édition de L’Archangélique et autres poèmes pour le Mercure de France en 1967. Dans une préface rédigée en 2008 pour cette même oeuvre (republiée par Gallimard), il décrit comme suit l’affront que fait subir Bataille à la poésie :
[L]a poésie est attaquée dans sa nature même et bientôt pervertie ou, plus exactement, souillée. On se protège de cette souillure mentale en l’attribuant aux sujets, souvent obscènes ou scatologiques, alors qu’il s’agit d’une chose tout autre – qu’il s’agit d’un saccage interne faussant les articulations ordinaires du poème pour leur faire desservir leur propre élan. Il y a de la brutalité dans ce retournement : une façon de trousser le vers pour exhiber sa nudité sonore scandée à contresens de ce qu’il dit[20].
Le « saccage » qui fausse « les articulations ordinaires du poème » me semble s’appliquer, bien plus qu’à ceux de Bataille, aux vers de Noël lui-même, surtout à ceux qui composent Bruits de langues, dont la « nudité sonore » n’a guère d’équivalent dans L’Archangélique.
« La poésie a trop chanté ; il faut qu’elle déchante et trouve là le véritable chant », écrit Noël dans l’« en tête » qui ouvre Bruits de langues (p. 149). Son refus de chanter et d’enchanter passe par l’usage de « grilles » et de « règles » : « Tout projet se joue entre le durable, qui cherche à s’instaurer par la loi, et la dérision, qui est de nous savoir mortels, donc sans durée. Ici, la loi loge dans les grilles et les règles, la dérision, dans les “bruits” » (p. 149). L’ensemble est en effet très bien « réglé ». Chacune des suites compte onze poèmes de quinze vers et chaque poème est régi par l’acrostiche. Les textes ne portent pas de titre, mais sont numérotés de 1 à 44. Les vers des deux premières suites sont libres et brefs, ceux des deux dernières sont rimés et mesurés. La troisième série est en alexandrins, alors que dans la quatrième le mètre varie d’un poème à l’autre.
Par « articulations ordinaires du poème », Bernard Noël semble entendre le vers, la rime et les autres sonorités. La mise à nu du sonore caractérise l’ensemble du recueil Bruits de langues. L’offensive contre la poésie est cependant plus apparente et violente dans les séries où le vers est compté, d’une part parce que le mètre et la rime en sont les « articulations ordinaires » les plus anciennes et les plus connues (et donc les plus immédiatement perceptibles), d’autre part parce que ces suites sont truffées de citations, littérales ou déformées[21], empruntant pour la plupart à la poésie française, de La Fontaine à Breton, Leiris et Daumal, en passant par Nerval, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé – ce dernier étant de loin le plus souvent convoqué[22]. Mes premières observations porteront donc sur deux poèmes en alexandrins, les numéros 23 et 27[23] :
23
1. ô mot-mac, tous les dessous pillés te vaudront
2. un lit vide en la bouche et l’hallali au rond,
3. tant le temps fait retour pour nous damer le fion.
4. on guéguéroie de langue et ça crée du poème :
5. foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême.
6. mais qu’est-ce que la voix qu’on fêle dans la voix ?
7. entre mes dents, un peu d’azur moque mon choix.
8. ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !
9. nous écrivons le monde à travers la fenêtre
10. d’un zobjectif gobant maya à plein urètre !
11. abîme, et c’est le noir d’où sort le vieux désir ;
12. la treizième revient nous gommer le visage,
13. on voit la vie croiser la mort et embellir.
14. nu-nu, fait la muse, et pouèt prend ton vit sage
15. et porte-plume-moi jusqu’à m’en équarrir.
27
1. riant de la risée du branlaboum quoi couac,
2. il affriol’ la résiduance et l’ excroisse,
3. emmanchant l’avaleur de jours à trique trac.
4. nul ne pleure d’oignon qui se farcit la poisse.
5. qu’erre-t-il de nous quand le nom même se mythe ?
6. un culossal pas-plouf, car dico n’est grand’mer.
7. il ne pouss’ ventral clope aux chutés de l’abîte.
8. n’aliborons point : tout s’asticote sous vers,
9. eh peaucrite lèchteur, mon pareil bookmaker.
10. sa suinteté jette l’encre en papage, et hop
11. on la voit scier des mots à grand ahan d’arrière :
12. il faut qu’un prépuscrit se débite au galop,
13. tant les cris durs de plume en font très feinte affaire.
14. dans nos cerveaux ribote un peuple de motgnons.
15. un côté marie-honnête et tout l’autre cochon.
La métrique des vers des Bruits de langues est généralement stricte, si bien que l’oreille exercée y entend aisément les boiteries. La majorité des alexandrins du livre sont bien caractérisés, avec une césure marquée[24], mais il arrive que la sixième position tombe sur une syllabe faible, soit qu’elle passe au milieu d’un mot : « ô mot-mac, tous les dessous pillés te vaudront » (23 : 1[25]), soit qu’elle tombe sur un « e » instable : « sa suinteté jette l’encre en papage, et hop » (27 : 10) ou sur un mot normalement non accentuable : « nu-nu, fait la muse, et pouèt prend ton vit sage » (23 : 14). Ce dernier exemple illustre aussi une autre forme de traitement infligé par Noël au vers, qui souvent atteint son nombre en mêlant des éléments de diction « classique » (diérèse, « e » comptés) avec des prononciations laborieuses, discordantes (hiatus, réduplications, cacophonie) ou populaires (apocopes). Le nom de l’inspiré des Muses subit un changement d’orthographe : le « o » devenu « ou » et le « e » disparu, le « pouèt » se transforme en onomatopée. Seuls l’accent grave, le compte (il faut entendre « pou-èt ») et le contexte empêchent qu’on le confonde entièrement avec un bruit de klaxon ou de trompe. Le vocable « nu-nu », prêté à la muse au début du vers, remplit le compte avec sa syllabe double : introuvable dans la plupart des dictionnaires, ce mot m’a d’abord semblé inventé, pouvant évoquer ici un redoublement de « nu » (injonction à se dénuder ?), ou encore, le substantif « nunuche ». Cependant, d’après le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), à l’article « Nullus » (où l’on trouve aussi, d’ailleurs, « nunuche »), l’usage de « nunu » est bel et bien attesté : on le retrouve de la Picardie au Poitou, ainsi que chez Balzac. Le mot prend, selon les contextes, le sens de « bagatelle », « mensonge, plaisanterie » ou « mirliton »[26]. Est-ce un hasard ? La combinaison de « bagatelle » et de « mirliton » sied, en tout cas, particulièrement bien à ce vers.
La rime se fait désacralisante, passant de l’ontologie au sexuel-scatologique par la vue (« Êtres », « fenêtre », « urètre » ; 23 : 8, 9 et 10) et de l’éros à la violence bouchère par la beauté (« désir », « embellir », « équarrir » ; 23 : 11, 13, 15). Devenue calembour, elle transforme le « visage » en « vit sage » (23 : 12, 14). « Bijou d’un sou », elle cliquette et sonne creux, tout en évoquant l’échec, la peur, l’excès, la déveine (« couac », « excroisse », « trac », « poisse » ; 27 : 1 à 4). Avec « se mythe » et « l’abîte », elle déforme des mots à connotation littéraire : mué en « se mythe », le premier éveille l’homophone « se mite », et le « nom même » qu’il affecte pourrait tout autant être troué qu’élevé à la hauteur d’une légende ; quant au second, il adjoint une bite à un reste d’abîme et fait aux « chutés » un étrange habitat.
Une grande partie des « articulations ordinaires du poème » sont attirées du côté du grotesque, tel que le définit Typhaine Garnier : « Le geste d’écriture grotesque fait surgir dans la langue le bas matériel, moral et intellectuel que les défenseurs de la décence verbale et de la “dignité” de la littérature ne sauraient voir. Car il s’agit bien, au sens propre, de “désaffubler” la langue (pas seulement “littéraire”) pour en montrer les “dessous”[27] ». Cette description convient au traitement que fait Noël du sonore dans les Bruits de langue, avec la construction de séries cacophoniques, la prolifération de l’homophonie et l’usage fréquent de l’onomatopée, des mots-valises et autres néologismes. De tels procédés dominent tout le poème 27, comme l’annonce son premier vers : « riant de la risée du branlaboum quoi couac ». La poésie est l’une des cibles principales de cette risée, on l’a vu avec « mythe » et « abîte ». Il faut aussi souligner la « mer », insérée dans « grand’mer » (27 : 6), à la fois matriarche et grammaire, ainsi que sa rime aux « vers » grouillants, sous lesquels « tout s’asticot(e) » (27 : 8). À « mer » et « vers » fera lointainement écho la reprise très déformée d’un vers de Baudelaire : « eh peaucrite lèchteur, mon pareil bookmaker[28] », qui, en plus de donner de la peau et de la lèche à « l’hypocrite lecteur », le transforme en preneur de paris, tout comme le poète, dont il est le « pareil bookmaker » (faiseur de livres…). Le « prépuscrit » et « les cris durs de plume » (écrits durs de plume, et « plume » comme lit) allient l’isotopie érotique à celle de l’écriture. Mais la poésie n’est pas seule à être visée, et, à travers celle-ci, c’est surtout ce que Noël appelle le « verbo-moralisme » et son hypocrisie qui sont attaqués. Ainsi dans « sa suinteté jette l’encre en papage, et hop », les néologismes mettent de la sueur et du tapage dans la sainteté du pape et sur la page maculée des mots qu’elle (la sainteté) a « sci[és] » (chiés ?) « à grand ahan d’arrière ». Le poème s’achève en montrant « nos cerveaux » assiégés par « un peuple de motgnons » en « ribote » : cogneurs ou amputés, ces mots ripailleurs ont une double face, l’une vertueusement fantoche (« marie-honnêtes », marionnettes), « et tout[e] l’autre cochon ».
Dans les troisième et quatrième suites, la plupart des textes présentent une syntaxe hiérarchisée : quand celle-ci organise des syntagmes et propositions tels que ceux du poème 27, il en résulte une dimension absurde, qui vient montrer à quel point une apparente construction logique ne suffit en rien à garantir « un report » du langage qui soit « juste quant à ses références » (« B », 176). On trouve aussi dans ces deux séries de nombreux énoncés de structure proverbiale, tels « foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême » (23 : 5) ou « nul ne pleure d’oignon qui se farcit la poisse » (27 : 2), qui agissent un peu comme l’armature logico-syntaxique : la combinaison du caractère péremptoire de la formule avec son contenu grotesque ou absurde met à mal la prétention de ce type d’énoncés à la sagesse, la raison ou la vérité universelles.
Les « décalages » mis en oeuvre par les Bruits n’affectent donc pas seulement les articulations du poème, mais également les articulations syntaxiques et logiques du discours. Par la multiplication des rapports, des strates et des glissements de sens qu’elle produit, une telle organisation met bien au jour l’instabilité principielle du langage, sa possible duplicité, la facilité avec laquelle on peut lui infliger des distorsions.
Articuler, désarticuler, réarticuler 2 : bruire, dire, dire, bruire
Les « signes de poésie » des Bruits de langues – vers, figures sonores, emprunts à d’autres oeuvres – n’ont pas tous et pas simplement pour fonction la raillerie. Le vers métrique, par exemple, n’agit pas seulement comme rappel d’une « langue noble » qu’il faudrait souiller. Bernard Noël le voit à la fois comme loi (associée au désir de durée, mais contraignante) et comme bruit (lié à « la dérision […] de nous savoir mortels », p. 149). Et ce bruit est également figure, relief, « matière sensible » :
Ce qui m’intéresse dans le vers régulier, c’est la sonorité. Je me suis aperçu, dans un livre que je n’ai plus, Bruits de langues […] qu’il y avait, en français, des figures sonores, surtout l’octosyllabe et l’alexandrin. Si on les traite comme unité sonore, ça prend un relief automatiquement, c’est étrange : on peut jouer de la sonorité de ces vers matriciels en tant que sons, et baser le poème, le fonder, sur cette espèce d’assemblage sonore qui devient sa matière sensible.
EP, 47
En tant que « matière sensible », le vers régulier se rapproche du corps. Et, dans son souci de mettre le bruit en valeur, Bernard Noël a donné cette matérialité à la plupart des vers de son livre, même ceux qui ne sont pas métriques. On a alors réellement l’impression que le vers « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue[29] », comme l’écrivait Mallarmé. Cela tient à divers facteurs – fréquence des mots courts, omission de déterminants, répétition de phonèmes, ruptures d’isotopie –, présents dès la première strophe du livre : « brassé bas / au bâillement du bout / idylle à cri / l’espèce bouffe les fils / ahâne / i fève du râle » (p. 153). Ensemble, ces traits d’écriture produisent une grande densité accentuelle, ce qui donne beaucoup de présence à la dimension acoustique des poèmes, tout en estompant les limites des mots. Reprenant la terminologie de Martinet, on pourrait dire que la première articulation (celle des unités de contenu) est brouillée, alors qu’est mise en relief la deuxième (celle des phonèmes, ou plutôt de leur source physique, la phonation et le son).
Les rapprochements sémantiques produits par le travail sur les signifiants présentent des constantes, dont je ne donnerai ici que quelques exemples. Les collisions homonymiques superposent souvent des expressions abstraites et concrètes. Le poème qui suit rapproche « l’idéalité » (comprise comme « préjugé ») du « creux » que « nous sommes » :
idée à l’eau / l’idéalité // même préjugé / au fond / nous sommes un creux / garni / en bas l’âge des dieux / tout ce qui sent l’homme / a trou bleu // la forme évide / art chie vent / néanmoins le nom / grelot du gain / un jeu de lie / et de lu
p. 167
Avec l’« idée à l’eau » du premier vers, on perçoit la noyade de « l’idéal haut » ; cette proximité sonore facilite l’entente d’une « idée alitée » sous l’« idéalité ». « La forme évide », peut-être parce qu’elle-même « est vide », et que l’« art chie [du] vent ». Ou encore, dans un énoncé qui accumulerait les renvois à la négation, au néant, à la vanité : « la forme est vide archivant néanmoins le non ». Quelques poèmes jouent avec l’homophonie entre l’écrit et les cris, comme on l’a vu plus haut avec « les cris durs de plume » du poème 27 (p. 181) : par le signifiant, le « bruit » du langage, une activité langagière et silencieuse se trouve ici jointe à un acte physique, inarticulé et sonore. Un vers comme « raie crie le monde » (p. 161) déforme « récris le monde » (qui serait un véritable cliché) pour associer l’animalité (la raie comme poisson) et la sexualité (la raie des fesses) à l’écriture (la raie en tant que ligne droite). À la fin d’un autre poème, le vers « et cris vains » (p. 174), disant le vide ou la vanité du cri, suggère également ceux du texte ou de son auteur (écrivain).
Les mots-valises réunissent eux aussi des isotopies abstraites ou élevées (langage, pensée, idéal) et concrètes ou basses (sexualité, scatologie) : « ramotnades » (p. 171), « prépuscrit » (p. 181), « pissuis-je » (p. 186), « chiervelle » (p. 187). Certains néologismes, par exemple « branlaboum » et « trique trac », associent un mot d’origine expressive (« badaboum », « tric-trac ») à un autre substantif (« branle », « trique »), le second ajoutant un sémantisme au premier et celui-ci transformant le signifiant arbitraire en bruit motivé (p. 181). En créant des liens entre des signifiants imitatifs et d’autres qui ne le sont pas, de tels composés agrandissent la part onomatopéique du langage, mais, surtout, ils semblent atténuer la frontière entre le phonème et le son expressif, inarticulé. Cela est encore plus frappant quand le poème donne le statut de bruits à des mots grammaticaux – pronoms, déterminants, prépositions, conjonctions –, souvent qualifiés de « vides », par opposition aux « mots lexicaux », ou « pleins ». Bernard Noël en fait de la « matière sensible » de plusieurs façons. Il les fait voisiner avec des onomatopées de sonorité proche : « riant de la risée du branlaboum quoi couac » (27 : 1 ; je souligne). Il en use en fin de ligne pour créer des enjambements marqués et renforcer la sensation du vers comme mot « étranger à la langue » : « il faut écrire au » (p. 157), « qui use qui / une langue tire un / immense abus // tu regrettes le / un / et le nu » (p. 160) ; « un fou qui » (p. 162) « sucer sa / canne à cancan » (p. 172). Il en remplit des vers entiers, leur adjoignant au besoin un verbe comme « être » ou « avoir » : « sans que soi soit » (p. 166), « on n’a qu’une » (p. 169), « pas je ne suis » (p. 173). Ces mots grammaticaux se situent dans la frange la moins figurative du langage, ils n’ont pas de corrélat direct dans les choses ni dans nos actions, ils ne peuvent être réduits à une nomenclature, tout en eux est articulation. Leur fonction consiste essentiellement à marquer des relations : déictiques, anaphoriques, syntaxiques, etc. En mettant en relief, comme il le fait, leur valeur sonore, Bernard Noël rapproche des unités linguistiques abstraites, relationnelles, du bruit inarticulé, du corps.
Dans l’analyse approfondie qu’il fait de Bruits de langues, Michael Brophy insiste beaucoup sur la négativité (ontologique et langagière) de ce livre. Il fait un lien entre l’importance du lexique lié aux « besoins digestifs et reproductifs les plus primitifs de l’être » et ce qu’il appelle la « corruption fétide[30] » du langage, lequel d’après lui « sabote effrontément la tentative de l’être de s’approprier un sens[31] ». Il décrit le travail sonore comme un « hideux enfantement cacophonique qui rompt la communication en signalant une reproduction purement matérielle de la langue[32] ». Or, il est vrai que toute l’oeuvre de Bernard Noël est marquée par le « savoir du Néant[33] », par le manque de sens de l’existence. Mais pour cette raison, justement, il me semble problématique de parler à son sujet d’une « tentative de l’être pour s’approprier un sens ». Problématique aussi parce que, selon le poète, la littérature doit lutter contre le sens unique. De toute évidence, les Bruits de langues parasitent (bruitent) la communication ; mais je n’y vois pas de véritable rupture de cette dernière ni de réduction de la langue à sa matérialité. Les poèmes sont organisés en discours et, malgré leurs entorses à la norme et leurs inventions lexicales, ils usent de la syntaxe et du vocabulaire français : partout, de la signification passe, ne serait-ce que par éclats.
Michael Brophy souligne avec raison l’importance du vocabulaire renvoyant aux viscères et aux diverses formes d’évacuation dans Bruits de langues. Pour « faire parler le corps », Bernard Noël considère en effet ce dernier dans son ensemble, avec ses organes, qu’il compare à « un prolétariat analphabète » :
C’est comme si le langage avait toujours été réservé à une aristocratie, qui serait l’esprit, et une bourgeoisie, qui serait le corps – l’apparence du corps. Quand on veut donner la parole à ce qui fonctionne dedans, à l’organique, impossible : cela gargouille, cela fait des bruits, mais pas de mots. L’organique est comme un prolétariat analphabète. Pire qu’analphabète, il grogne, mais il ne parle pas. Ce qui me préoccupe, à travers ce silence forcé, c’est l’outrage fait au langage. Celui qu’on prive de langage, ou celui dont on fausse le langage sont également opprimés[34].
Mais il ne tombe pas dans les « éructations asémantiques[35] » privilégiées par certaines formes de performances et de poésie sonore. Refuser le dire pour se contenter de bruire comme les organes, ce serait sortir du langage, et donc reproduire la privation de parole et de sens, en reconduire l’outrage.
L’auteur du Château de Cène écrit en sachant qu’il est « impossible » de « donner la parole à ce qui fonctionne dedans » et que, même si le corps et le langage sont tous deux composés d’articulations, celle qui les relie demeure introuvable :
Quel est le lieu du corps où nous prenons langue ? […] Comment savoir ? Comment repérer l’articulation qui s’est si bien fondue dans notre intimité qu’il n’y a plus moyen de marquer sa différence ? […]
Où est la bouche interne et comment l’appeler ?
Tout le monde s’exprime, mais qui sait comment ? depuis où ? Et selon quel trajet s’opère la transformation ?[36]
Mais dans ses poèmes, par le travail du signifiant que nous venons de voir, Bernard Noël tente malgré tout de donner quelque intelligibilité aux grognements, borborygmes, râles et cris, et d’enraciner dans le corps les éléments les moins figuratifs du langage, ses unités relationnelles. Cela en s’attaquant aux « bases mêmes de l’articulation[37] », comme l’écrivait Michael Brophy, mais pour en créer de nouvelles.
En même temps, les Bruits de langues disent parfois explicitement l’hiatus, quand ils évoquent la fêlure entre le texte et l’expérience, par exemple érotique : « on guéguéroie de langue et ça crée du poème : / foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême » (p. 177). Ils le manifestent aussi, autrement, dans la tension entre leur part organisée, proportionnée, « noble » et leur part anarchique et triviale – tous ces cancans, crincrins, patati, patata, patatras, turlututus, césures bancales et apocopes qui les font grincer. Dans cette tension, sont visés le « chapeau moral », sous lequel « les mots prennent des rides » ; le « ronron qui suinte aux articulations » du langage et du poème ; la conscience qui, « empiffrée de savoir », « a du bide », dont le « caca mental engorge la vision » : autrement dit tout discours usé qui fige et fausse le réel, tout discours idéalisant qui, détaché de l’expérience corporelle, « n’est que signe, humanisme et littérature[38] », aveuglement sur notre finitude.
Appendices
Note biographique
Lucie Bourassa est professeure à l’Université de Montréal depuis 1994. Ses cours portent sur la théorie littéraire (littérature et linguistique, poétique), la poésie française et québécoise et les poétiques d’auteur. Dans ses recherches, elle s’est d’abord intéressée au rythme du discours, puis aux modes de structuration et de représentation du temps dans la littérature contemporaine. Elle a publié trois livres sur ces questions : Rythme et sens, des processus rythmiques en poésie contemporaine (Balzac, 1993 ; réédition Rhuthmos, 2015), Henri Meschonnic. Pour une poétique du rythme, (Bertrand-Lacoste, 1997 ; réédition revue et augmentée, Rhuthmos, 2015), L’entrelacs des temporalités. Du temps rythmique au temps narratif (Nota bene, 2009). Ses travaux actuels se partagent entre deux projets : le premier porte sur les relations entre les théories du langage et les formes de l’écriture chez les poètes contemporains, le second, sur les notions d’articulation et de rythme dans les écrits de Wilhelm von Humboldt. Ces dernières recherches ont reçu l’appui de la fondation Alexander von Humboldt pour deux séjours à la Freie Universität de Berlin, l’un à l’été 2010 et l’autre à l’automne 2013.
Notes
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[1]
Bernard Noël, « L’outrage aux mots », dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, Paris, P.O.L, 2011, p. 22. (Paru initialement dans Le château de Cène, suivi de L’outrage aux mots, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1975.) Désormais abrégé « OM » suivi du numéro de la page.
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[2]
Voir notamment Anne Malaprade, L’épreuve des c/sensures, les c/sensures à l’épreuve, Paris, S. Arslan, 2003, 186 p., et Stéphane Bikialo, « Bernard Noël : la langue contre la sensure », dans Philippe Baudorre, Dominique Rabaté et Dominique Viart (dir.), Littérature et sociologie, Presses universitaires de Bordeaux, « Sémaphores », 2007, p. 139-158.
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[3]
Bruits de langues, Roeulx (Belgique), Talus d’approche, 1980. La suite est reprise dans Bernard Noël, Extraits du corps, Paris, Gallimard, « Poésie », 2006, p. 147-199. Je ferai référence à cette dernière édition en ne donnant que le numéro de la page. Les trois premières suites de Bruits de langues (qui en contient quatre) ont d’abord paru séparément en 1974, 1975 et 1977.
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[4]
Il s’agit sans doute de l’époque de la première rédaction du Château de Cène, qui remonte à 1958.
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[5]
« La pornographie », dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit., p. 51 (d’abord paru sous le titre « Un bon écrivain est un écrivain sensuré » dans Digraphe, no 35 (« De la pornographie »), janvier 1985, p. 100-107 ; recueilli à la suite du Château de Cène dans la réédition Gallimard, « L’Arpenteur », 1990).
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[6]
Ces essais ont connu une première publication entre 1975 et 1980 et ont été réunis pour la première fois dans Le sens la sensure, Roeulx (Belgique), Talus d’approche, 1985, puis dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit., p. 133-203.
-
[7]
On pense ici au « signifié transcendantal » de Derrida : voir notamment L’écriture et la différence, Paris, Seuil, « Points », 1979 [1967], p. 410-411.
-
[8]
« Littérature et réalité », recueilli en 1985 dans Le sens la sensure puis dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit., p. 168. Désormais abrégé « LR » suivi du numéro de la page.
-
[9]
« B. comme légalité », recueilli en 1985 dans Le sens la sensure puis dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit., p. 175. Désormais abrégé « B » suivi du numéro de la page.
-
[10]
« Littérature et communication », recueilli en 1985 dans Le sens la sensure puis dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit., p. 171. Désormais abrégé « LC » suivi du numéro de la page.
-
[11]
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Payot, « Payothèque », 1975, p. 156.
-
[12]
André Martinet, Éléments de linguistique générale, 5e édition, Paris, Armand Colin, 2008 [1960], p. 37-39.
-
[13]
Wilhelm von Humboldt, Latium und Hellas oder Betrachtungen über das klassische Altertum, dans Gesammelte Schriften, publié par Albert Leitzmann, Berlin, B. Behr’s Verlag, t. III, 1904, p. 170 ; cité par Jürgen Trabant, « Signe et articulation. La solution humboldtienne d’un mystère saussurien », Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 54, 2001, p. 277 ; j’ai modifié un peu la traduction de Trabant. À ma connaissance, ce texte de Humboldt n’est pas traduit en français. Le titre pourrait se lire ainsi : Le Latium et l’Hellade ou Considérations sur l’Antiquité classique.
-
[14]
Humboldt donne l’exemple de la série « Wolke, Welle, wehen, Wolle, weben, wickeln, wälzen, wollen » en allemand (voir Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues [1827-1829], dans Gesammelte Schriften, op. cit., t. VI, première partie, 1907, p. 231). Ce livre est pour une bonne part une version antérieure de l’ouvrage le plus connu de Humboldt, L’introduction à l’oeuvre sur le Kavi, et n’est pas traduit en français. Le titre pourrait se lire ainsi : Sur les diversités de structure du langage humain. – Je suis ici Denis Thouard qui traduit par « structure » le terme « Bau », même s’il ne faut pas faire de Humboldt un structuraliste avant la lettre : dans ses textes en français, Humboldt lui-même employait tantôt le mot « structure », tantôt le mot « charpente » pour désigner un ensemble de rapports constitutifs de l’identité d’une langue, à un moment donné de l’histoire. Voir le « Glossaire » de Denis Thouard dans Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, présentés, traduits et commentés par Denis Thouard, Paris, Seuil, « Points Essais », 2000, p. 167-168.
-
[15]
Voir Wilhelm von Humboldt, Über die Buchstabenschrift und ihren Zusammenhang mit dem Sprachbau, dans Gesammelte Schriften, op. cit., t. V, 1906, p. 122. C’est dans ce texte que la réflexion de Humboldt sur l’articulation est la plus développée. J’ai fait une traduction de ce texte qui devrait paraître en 2020 sous le titre « Sur l’écriture alphabétique et son rapport avec la structure de la langue ».
-
[16]
Je souligne. – « Pour la culture », texte d’abord lu à des états généraux de la culture en 1987, publié dans La castration mentale, Paris, P.O.L, 1997 [1994], ouvrage recueilli dans L’outrage aux mots. Oeuvres II, op. cit. (la citation est p. 443-444). Les textes de ce livre prolongent la réflexion sur la sensure en l’entraînant sur le terrain de la communication visuelle.
-
[17]
Le Petit Robert, édition électronique, 2014. En allemand, Humboldt emploie Artikulation et Gliederung, mais aucun de ces mots n’a le sens anatomique décrit ici. Il faut mentionner, cependant, que Glied peut avoir le sens de la partie articulée du corps, que l’on traduit par « membre », « phalange », etc.
-
[18]
Bernard Noël, L’espace du poème. Entretiens avec Dominique Sampiero, Paris, P.O.L, 1998, p. 27. Désormais abrégé EP suivi du numéro de la page.
-
[19]
Jacques Ancet, « Itinéraire » (entretien avec Bernard Noël), dans Bernard Noël ou l’éclaircie, Pessac, Opales, 2002, p. 33.
-
[20]
« Le bien du mal », préface à Georges Bataille, L’Archangélique et autres poèmes, Paris, Gallimard, « Poésie », 2008, p. 7.
-
[21]
Par exemple, dans le poème 23, reproduit ici, le vers 8 « ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! » est tiré du poème « Le gouffre » des Fleurs du mal de Baudelaire. Dans ce même poème 23, le vers 12 emprunte son premier hémistiche à Nerval : « La Treizième revient… C’est encor la première » (« Artémis », dans Les chimères) et l’articule à un second qui est nouveau : « la treizième revient nous gommer le visage ». Dans le poème 27, également reproduit ici, le vers 14 réécrit un vers du poème liminaire, « Au lecteur », des Fleurs du mal : « Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons » (je remercie Fabrice C. Bergeron de m’avoir signalé cette citation).
-
[22]
Les citations ne sont marquées d’aucune façon, ni par les italiques, ni par des guillemets, ni par des notes. Il est probable que plusieurs d’entre elles m’ont échappé.
-
[23]
Bruits de langues, p. 177 et p. 181. Je numérote les vers.
-
[24]
J’entends « césure » au sens métrique, comme marquage par un accent tonique (certain ou possible) de la position qui constitue la première frontière interne d’un mètre complexe, la sixième pour l’alexandrin.
-
[25]
Dans cette partie de l’analyse, j’indique le numéro du poème (23 ou 27), suivi du numéro du vers entre parenthèses.
-
[26]
Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), art. « Nullus » (disponible en ligne : apps.atilf.fr/lecteurFEW/index.php/page/lire/e/180634, page consultée le 22 octobre 2019). Dans cet article, « nunu » voisine d’ailleurs « nunuche ». Je remercie Stéphane Vachon de m’avoir fait connaître la définition de ce mot, en me mentionnant son usage chez Balzac et en me citant un article de Joseph et Pierre Rézeau : « nunu : soit variante de nono / nounou soit à rattacher à nunu qui, au sens de “bagatelle, mirliton, etc.”, couvre une aire très large de la Picardie au Poitou (FEW 7, 232 b NULLUS, qui l’indique aussi chez Balzac […]) » (« Objets transitionnels, avez-vous donc un nom ? », Cahiers de lexicologie, vol. LXI, 1992-2, p. 185). Stéphane Vachon m’écrit par ailleurs ceci, concernant l’emploi de ce mot par l’auteur de La Comédie humaine : « Il existe au moins trois occurrences de “nunu” sous la plume de Balzac : deux dans les Lettres à madame Hanska (Paris, Laffont, « Bouquins », 1990, t. I, p. 402, 25 août 1837 ; p. 682, 15 mai 1843 ; chaque fois au pluriel au sens de « bagatelles »), et une dans La Comédie humaine. Dans l’esprit de Balzac, le mot est certainement d’origine populaire : il le donne en pensée à Constance Birotteau qui s’entretient avec elle-même de la bêtise et de la pureté qu’elle prête à son mari : “Si quelqu’un mérite le paradis, n’est-ce pas lui ? De quoi peut-il s’accuser à son confesseur ? Il lui dit des nunu.” (César Birotteau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. VI, 1977, p. 39 ; ou Livre de poche, « Classiques », 2018, p. 79). » Wartburg donne justement l’exemple : « conter des nunus, “conter des sornettes” » dans l’article cité.
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[27]
Typhaine Garnier, Le grotesque chez Christian Prigent : une lecture de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs, mémoire de Master 2, Université de Rennes, 2012, p. 66 (disponible en ligne : dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00751698/document, page consultée le 22 octobre 2019).
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[28]
Il s’agit du dernier vers du poème liminaire « Au lecteur » des Fleurs du mal : « – Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! »
-
[29]
Mallarmé, « Crise de vers », dans Oeuvres complètes, publiées par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 213.
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[30]
Michael Brophy, Voies vers l’autre : Dupin, Bonnefoy, Noël, Guillevic, Amsterdam / Atlanta, Rodopi, « Chiasma », 1997, p. 109.
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[31]
Ibid., p. 108.
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[32]
Ibid., p. 114.
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[33]
Bernard Noël attribue ce savoir à Mallarmé et à Bataille dans sa préface aux poèmes de ce dernier, voir « Le bien du mal », loc. cit., p. 14.
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[34]
Treize cases du je, Paris, P.O.L, 1998 [Flammarion, 1975], p. 103.
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[35]
Christian Prigent, « Introduction. Tarkos / Sokrat », dans Christophe Tarkos, Morceaux choisis, Arras, Les Contemporains favoris, « Morceaux choisis », 1995, p. 7 de l’édition numérique.
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[36]
Bernard Noël, Treize cases du je, op. cit., p. 133.
-
[37]
Michael Brophy, op. cit., p. 112.
-
[38]
Depuis « chapeau moral », toutes les citations sont extraites du poème 24 des Bruits de langue, p. 178. On reconnaît au moins deux citations transformées : un titre d’André Breton, « Les mots sans rides » ; un vers de l’« Art poétique » de Verlaine, « Et tout le reste est littérature ».