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« Tout en vénérant l’Émerveilleur, ils détestaient en secret à travers lui le pouvoir abusif de la vérité et son manque total, quasi obscène, d’imagination. »

B. B. Diop, Les petits de la guenon (p. 315)

Dès son premier roman, Le temps de Tamango, Boubacar Boris Diop réunit les données d’un problème littéraire qui hante son écriture : à quelles conditions, à quel prix, et à quelle fin peut-on faire oeuvre littéraire dans l’Afrique des indépendances ? L’interrogation esthétique est, dès le départ, corrélée à celle de la pertinence politique du projet littéraire. Cette corrélation est établie de façon si large qu’elle englobe, bien qu’à des degrés divers, l’ensemble des acteurs de la littérature. Et c’est à dessein que l’on emploie ici le mot « acteur » qui peut s’entendre selon deux perspectives : d’un côté, la littérature envisagée comme pratique sociale résultant de l’effort conjugué – et distribué – des écrivains / conteurs, éditeurs / communautés, lecteurs / auditeurs[1] (etc.) sans qui elle n’existerait tout simplement pas ; d’un autre côté, cette pratique en tant qu’elle ne se reçoit pas uniquement dans la perspective d’un plaisir de l’esprit mais se laisse interroger dans sa capacité, ou non, de constituer et d’inspirer une action politique. Le premier plan constitue la sphère qui médiatise la production et l’appréciation de l’oeuvre littéraire, tandis que le second constitue le relais de l’oeuvre vers un possible prolongement politique. À bien lire Diop, les deux plans sont présents dans son oeuvre. Ils constituent le cadre dans lequel, par un détour métapoétique toujours recommencé, les figures fictives de l’écrivain circonscrivent ce que l’on pourrait appeler une « crise du littéraire » affectant non pas seulement ces figures mais l’ensemble du champ sémiotique qu’instaure l’oeuvre.

Nous venons d’évoquer un « détour métapoétique ». Il convient de préciser le sens de cette expression. Earl Miner, définissant la poétique comme « examen de la nature et de la pratique de […] la littérature en tant que sujet autonome[2] », ajoute que cet examen « traite généralement de ce qui est implicite dans la pratique des poètes[3] ». Si donc, par défaut, la poétique s’intéresse à ce qui informe implicitement l’oeuvre littéraire, elle devient métapoétique dès lors qu’elle est explicitement incorporée, d’une manière ou d’une autre, au discours littéraire lui-même. Dans une récente étude consacrée à un roman de Diop, Morgan Faulkner[4] recourt au terme de « métatexte » dans l’acception que lui donne Gérard Genette : « la relation […] de “commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle[5] ». Notre choix terminologique vise à souligner la nature spécifique du commentaire examiné, à savoir la critique du texte littéraire, non pas sous l’angle de son rapport à un autre texte, mais comme fruit d’un imaginaire[6] qui éclaire le rapport du discours au monde humain. En d’autres mots, il ne s’agira pas uniquement d’examiner le sens de l’oeuvre achevée, ou de l’oeuvre en cours, mais également la figuration de l’invention créatrice qui rend cette oeuvre possible ainsi que le caractère à la fois incontournable et problématique des discours (littéraire en premier, mais aussi historique et politique) dans leur relation au monde.

Cette question qui, chez Diop, apparaît intimement liée à celle de la crise aide à montrer comment certaines approches du métapoétique interrogent la littérature sans pour autant se désintéresser du monde. Permettant de « penser simultanément le monde et la littérature comme deux faces réversibles d’un même univers[7] », la crise révèle la nécessité existentielle de l’art qui problématise l’art même[8]. Le caractère global de cette problématique, le fait qu’elle embrasse, chez Diop, la totalité des acteurs et des institutions littéraires tout en les articulant à leur monde, définit la portée de la question soulevée ici. Les pages qui suivent s’intéressent donc à cette dynamique qui va de la question littéraire ainsi suggérée à l’oeuvre littéraire qui la porte et la réfléchit. Il s’agira également d’examiner la façon dont cette oeuvre se donne comme fruit de cette même question qui, en définitive, est diffraction d’une crise politique plus large.

Le basculement colonial

L’oeuvre romanesque de Boubacar Boris Diop a une dimension politique indéniable. Le temps de Tamango[9] explore les répercussions de l’ordre colonial à l’aube des indépendances et ce sera un sillon que l’auteur ne cessera de creuser. Avec ce premier roman paraît, dans le même volume, une pièce de théâtre – Thiaroye terre rouge[10] – dont l’action, située aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, pose, comme le roman, le problème de la révolte anticoloniale et du retour à l’autodétermination. Plus qu’une coïncidence éditoriale, la publication simultanée de ces deux textes constitue, de façon concertée, le coeur du problème politique que ne cessera d’explorer Diop. En effet, au centre de l’une et l’autre oeuvres se trouvent des figures révolutionnaires qui affrontent le pouvoir colonial (Thiaroye) ou ses avatars (Le temps de Tamango). De ce point de vue, le monde de Diop trouve son origine et sa difficulté dans le basculement colonial qui a fait entrer l’Afrique dans l’ère tourmentée de l’impérialisme transcontinental.

Cette ère n’est pas seulement celle de l’action politique directe, elle est également, pour paraphraser Gilles Deleuze, celle d’un discours qui manque et du doute esthétique. En effet, comme l’a montré Fredric Michelman qui fait l’hypothèse d’un éclairage réciproque des deux textes inauguraux[11], la structure et le propos de Thiaroye remettent en question l’exploitation esthétique de la misère politique, une exploitation pratiquée par Mérimée auteur de Tamango, mais qui semble aussi reprise par certaines des voix qui portent l’architecture complexe du Temps de Tamango. Cet effet de tension entre les deux livres apparaît notamment dans la scène finale de Thiaroye qui oppose la parole posthume de Naman (dont le lyrisme reprend celui de sa bien-aimée Kadia[12]) à celle tout aussi posthume de Moctar qui n’a guère de patience pour de telles envolées :

Naman. – Ah ! Je l’avais dit au vieux Farba : d’autres viendront ! Ils sont venus ! Les fils ont prêté serment et la beauté sur la pointe de leurs fusils à l’assaut des cascades de pourritures ! Oui, le vrai combat contre les vrais ennemis.

Moctar. – Pouah ! Un poème… ! Je déteste ceux qui mettent en musique le sang des autres ! (Désignant hargneusement le public, voix fatiguée et tendue :) Regardez-les, ils sont venus à un spectacle et ils se disent : c’est beau comme un poème la mort d’un innocent ! C’est à vous que je parle : vous n’avez plus le droit de vous tenir bien au chaud alors que nous pourrissons sous terre !

TTR, 202-203

Aux yeux de Moctar, le poème symbolise la jouissance tranquille du beau et cette tranquillité est perçue comme le contraire de l’action.

Rapprochant cette vision de celle de N’Dongo qui, dans Le temps de Tamango, rejette les graffiti que ne soutient aucune action organisée, Michelman soupçonne dans Thiaroye une possible mise à distance de cette « expérimentation esthétique » louée par Mongo Beti dans sa préface au premier roman de Diop (TT, 5). Il écrit :

Are these empty graffiti a metaphor for poems on the death of innocent people and, perhaps, in an audacious gesture of self-disparagement, for Le temps de Tamango itself ? Is the post-revolutionary Narrator’s ambiguous and multi-styled text a subtle commentary, in the form of pre-revolutionary French literary fashions, on the persistence of neocolonialism ? Considered in this light, can Moctar’s condemnation of misplaced lyricism and his bold call to action be seen as a plea to end the sterile literary posturing that leads nowhere[13] ?

Les modalisations prudentes de Michelman rappellent le caractère indécidable, voire déroutant, du premier roman de Diop. Mais en dépit de cette difficulté de lecture, apparaît dès les premiers textes, ce besoin de confronter la littérature à la réalité politique d’une Afrique qui n’en a pas fini avec les forces coloniales qui en sous-tendent l’actualité.

Contre cette intrusion, s’impose la nécessité d’un discours (politique, historique, mais aussi littéraire) émancipé de la tutelle coloniale. Et c’est pour ces mêmes raisons que ce discours s’envisage non pas seulement par rapport à ses auteurs (les écrivains par exemple), mais également par rapport au circuit intégral qu’il instaure ainsi que par rapport à ses modalités. Le recours au métapoétique permet ainsi d’explorer les conditions du dire comme celles de l’interprétation sans oublier la forme même – et la portée – du discours littéraire.

L’écrivain et son double

On pourrait, en effet, dire de façon lapidaire que l’écriture de Diop est hantée par la recherche de l’écrivain. Cela se voit dans Le temps de Tamango dont le récit se donne à la fois comme relation d’une révolution étouffée dans les années 1970 et comme mise en ordre d’un texte inachevé au fil duquel se profile un « narrateur » élusif. Avec ce premier roman, nous assistons à l’édition – au sens philologique du terme – d’un texte qui trahit partiellement son auteur. La même quête se poursuit, mais dans un registre mythique cette fois, avec Les tambours de la mémoire et Le cavalier et son ombre[14]. Dans le premier cas, le personnage de Fadel Sarr part à la recherche d’une reine – Johanna Simentho – déclarée fictive par un régime politique qui a tout intérêt à la gommer. La quête de Fadel l’oppose à son propre père, autrefois ministre dans « le premier gouvernement après l’Indépendance » (TM, 28) et auteur d’un découpage territorial destiné à « liquider froidement toutes les nostalgies archaïques et dérisoires que véhiculaient les noms [des] anciens royaumes » tels que celui de Johanna Simentho (TM, 29). Le père estime ainsi qu’une nation nouvelle est à créer et qu’elle doit s’ériger sur les ruines – voire l’effacement – du passé. Son fils considère au contraire qu’en renouant avec la longue histoire des peuples, il sera possible de solder le passif colonial. Le roman se construit ainsi autour d’un conflit discursif qui coûtera la vie à Fadel. Après la mort de ce dernier, apparaît une figure d’écrivain en la personne d’Ismaïla Ndiaye, narrateur – par la force des choses – de ces meurtrières péripéties.

La veine politique est moins explicite dans Le cavalier et son ombre qui, en revanche, pousse plus loin la mise en abyme. Le récit est porté par Lat-Sukabé dont la femme, Khadidja, a autrefois accepté l’offre inhabituelle d’être conteuse rémunérée pour le plaisir d’un riche auditeur invisible. Le métier de conteuse s’avère plus périlleux qu’il n’y paraît puisque Khadidja est progressivement prise au piège de ses propres inventions au point de disparaître vers une terre légendaire où son mari entend la retrouver. Ce sera la terre d’un cavalier mythique, tout droit sorti de l’imagination même de Khadidja, et qui erre à travers morts et mythes comme on le ferait par monts et vallées. Conformément à ce que suggère le titre, l’oeuvre est placée sous le signe du dédoublement : non seulement celui du cavalier doublé de son ombre, mais aussi dédoublement, voire multiplication, des figures de conteurs, d’auditeurs et de récits imbriqués. On ajoutera à ces figures le principal narrateur des Petits de la guenon[15], un grand-père sans nouvelles de son petit-fils émigré et qui se présente, ici encore, comme un débutant en perte de maîtrise, oeuvrant par la force des choses :

Il y a eu certes un petit problème, bien difficile à résoudre pour un vieil écrivain débutant comme moi. N’étant pas un de ces poètes fameux dont notre peuple est si fier, […] je me suis senti désemparé quand, au fil des semaines, d’autres événements ont en quelque sorte exigé d’être racontés, eux aussi. […] De guerre lasse et sans doute encore une fois par inexpérience, je les ai laissés avoir le dernier mot. […]

J’aurais préféré te parler de vive voix, comme tout conteur digne de ce nom, pour faire battre plus vite ton coeur et t’éprouver par mes déroutantes énigmes. Les signes seraient alors enfouis dans les profondeurs de l’océan et il te faudrait des nuits de patience pour les atteindre et en percer les mystères.

Je t’écris, faute de mieux, et parce que sans cela il me serait bien égal d’être mort ou vivant.

PG, 18-20

Écrire faute de mieux, voilà un thème dont l’oeuvre de Diop offre une variation sans cesse renouvelée. Dans Les petits de la guenon, il s’agit d’une concession faite à l’absence du petit-fils et à l’imminence de la mort de l’auteur : « je te livre tout », dit le grand-père à l’absent, « [à] ton retour tu en prendras connaissance et ce sera comme si tu n’avais jamais été absent » (PG, 18).

L’écriture répond ainsi à une séparation semblable à celle que nous inflige la mort. De fait, il y a, entre l’auteur et son lecteur, un fossé infranchissable qui structure et détermine la circulation de la parole littéraire. Si la situation de Nguirane Faye, le narrateur des Petits de la guenon, laisse théoriquement la porte ouverte à un retour de Badou, le petit-fils, les choses sont plus tranchées dans Le temps de Tamango, où l’auteur est mort, laissant des notes qui seront ordonnées par un lecteur qui se mue en narrateur. Il en va de même du Cavalier et son ombre où le contrat de la conteuse spécifie que jamais elle ne verra ni n’entendra son auditeur. Le cas des Tambours de la mémoire est hybride : si, réagissant à la mort de Fadel, Ismaïla assume le rôle de narrateur vivant, il se retrouve bien vite dans une position de lecteur qui rappelle Le temps de Tamango. Il hérite en effet, lui aussi, d’un paquet de notes désordonnées émanant d’un défunt – Fadel. Si le lecteur / auditeur occupe le pôle de l’absent dans Le cavalier et son ombre et dans Les petits de la guenon, c’est l’écrivain qui s’estompe dans Le temps de Tamango et dans Les tambours de la mémoire comme le constate Ismaïla : « Par la magie de ces innombrables phrases hâtivement griffonnées sur des cahiers d’écolier, Fadel s’installait parmi nous et nous contraignait à prendre en compte sa présence physique, présence d’autant plus tyrannique qu’elle était silencieuse, immobile, définitive » (TM, 45).

La coupure entre l’écrivain et son lecteur définit, il est vrai, le mode même de circulation du texte littéraire. Elle est pour ainsi dire inscrite dans la nature du signe écrit dans la mesure où ce dernier répond fondamentalement aux limites phénoménologiques de la parole orale : cette dernière exige que son destinataire soit à portée du locuteur ou de son messager (qui est un autre locuteur). Le signe écrit, lui, permet de communiquer au-delà de cet impératif de présence et par là, il instaure un périmètre spatial et temporel bien plus large que celui de la parole. Cet avantage vient avec un inconvénient : le signe écrit rend la présence facultative et parfois, en raison de sa plus grande portée, irréalisable. Dans cette perspective, on peut lire la citation précédente comme un commentaire applicable au-delà du cas précis de Fadel. Avec le signe écrit, la présence physique de la personne est troquée contre la présence physique de son écriture, sorte de voix métonymique et silencieuse à laquelle on ne saurait répondre sur le mode de la conversation.

Cette perte du rapport immédiat avec l’auditeur n’est bien entendu pas propre à Diop ni à son monde puisqu’elle est au principe de l’écriture même. On ne peut néanmoins s’empêcher de la lire comme un symptôme révélateur du trouble littéraire qui frappe les figures d’écrivains chez Diop. À cet égard, le roman le plus exemplaire est Le cavalier et son ombre. Si l’on en croit le narrateur, la conteuse Khadidja sombre dans la folie parce qu’elle cherche sans cesse à combler le silence – et à élucider le mystère – qui entoure son auditeur (CO, 32 et 274). Cet effort trahit la précarité énonciative de tout auteur : pour qui écrit-on / conte-t-on ? L’incertitude que génère cette question se trouve portée par Khadidja dans le roman de Diop. Le fait que quelqu’un soit prêt à la rémunérer pour entendre des histoires inventées paraît si étrange à Khadidja qu’elle soupçonne une plaisanterie, voire une ruse périlleuse (CO, 56). Mais l’apparent besoin du mystérieux auditeur rejoint la pauvreté matérielle de la conteuse.

Il n’est pas illégitime de lire cette interdépendance comme l’affirmation de la nécessité vitale de la littérature. Sans que l’on en sache beaucoup sur l’auditeur, ses actes semblent dénoter un besoin vital de littérature, corollaire du besoin matériel qu’éprouve Khadidja. C’est du reste cette hypothèse qui met en branle l’imagination de la conteuse. Cherchant à savoir le besoin précis qui motive la générosité de son auditeur, elle fait le tour de plusieurs hypothèses : son employeur chercherait à satisfaire le caprice de son enfant gâté, ou il s’agirait plutôt d’un enfant malade pour qui les histoires constitueraient le dernier et précaire plaisir d’un condamné, à moins qu’il ne s’agisse d’un grand bourgeois rompu à la manipulation psychologique. L’incertitude nourrit la curiosité de Khadidja qui, à son tour, nourrit son imagination. Le travail d’invention sera d’autant plus fécond que Khadidja se sera fait une idée précise (mais pas pour autant vraie) de son auditeur. Plus précisément, le parcours littéraire de Khadidja est celui d’un auteur d’abord débutant, puis maître de son art et enfin perdant le fil, et ce, selon une corrélation directe aux figures imaginaires qu’elle se fait de son auditeur. Avec la coupure qui sépare auteur et auditeur, la pratique du conte tire ainsi avantage (avant d’être victime) de la précarité énonciative qui lui est imposée.

L’écriture, la pensée et la folie

Il faut dire que, dans le monde de Diop, l’artiste comme le militant avancent aux bords de la folie. Dans l’oeuvre qui nous intéresse ici, le motif de la folie peut se lire comme le signe ambivalent d’une déhiscence acquise, c’est-à-dire l’état de coupure existentielle provoquée par l’environnement où évolue le personnage. C’est en raison de cette origine environnementale (ou contextuelle) que cette coupure est dite acquise, même si sa condition de possibilité semble inscrite dans la personnalité même du personnage et dans les contraintes fondamentales des signes qu’il manie.

Le premier à être frappé de folie est le personnage de N’Dongo qui, dans Le temps de Tamango, infiltre la résidence du Général Navarro sous le pseudonyme littéraire de Tamango. La scission qui frappe ce personnage semble réfléchie – au sens spéculaire – à travers une série d’aliénations corrélées. Ainsi, N’Dongo a eu des velléités littéraires au cours d’un long séjour en Allemagne qui lui vaut une double aliénation. D’une part, la longue distance qui le sépare de son pays natal provoque un sentiment d’exil qui, d’autre part, cherche à s’exprimer à travers l’écriture d’un roman intitulé Les fenêtres de Lauchammer. Or, l’auteur en devenir n’est pas plus en phase avec son oeuvre qu’il ne l’est avec son pays hôte :

Je me suis aperçu que j’étais un enfant en foulant une terre étrangère. Alors sans hésiter je me suis blotti contre les chauds souvenirs de mon Afrique - Mère - Poule. J’avais atrocement peur et froid. J’ai écrit. Pour retrouver un sol ferme sous mes pas. Les fenêtres ce n’était pas vraiment un livre, plutôt un talisman.

TT, 55

Il n’y aurait pas déhiscence si le but de l’écriture était atteint, si l’écriture de ce roman avait permis de retrouver par-delà la Méditerranée cette terre d’Afrique dont le manque constitue exil. Mais tel n’est pas le cas. En effet, à l’occasion d’un passage de la République démocratique allemande en République fédérale d’Allemagne – autre changement de pays et de milieu –, le manuscrit apparaît vidé de toute sa promesse : « Un jour de tristesse et de solitude, j’ai essayé de relire Les fenêtres. J’ai eu honte de tous ces enfantillages, je n’arrivais plus à m’y reconnaître. Alors sais-tu ce que j’ai fait ? J’ai déchiré le manuscrit et je l’ai balancé dans la cheminée ! » (TT, 54) On assiste ainsi à une déchirure poétique (l’échec du roman coupe l’auteur de son intention poétique) qui reflète la déchirure existentielle qu’est l’exil.

Cet échec poétique peut raisonnablement être corrélé à la méfiance subséquente vis-à-vis des mots. Le mépris qu’affiche N’Dongo à l’égard des graffiti révolutionnaires qui tournent à vide fait, en effet, écho à ce bibelot d’inanité sonore que sont Les fenêtres de Lauchammer. Pour renverser la situation, le jeune diplômé privilégie désormais l’action concrète et organisée, ce qui ne l’empêche pas de continuer à pratiquer l’écriture et de mener son combat politique sous un pseudonyme littéraire ! Car si les héros de Diop découvrent tôt ou tard les limites de la littérature, ils en illustrent aussi le caractère incontournable. De plus, l’action organisée n’est pas aussi simple que pourrait le laisser croire la tirade de Moctar. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le sort de N’Dongo qui, ayant infiltré le domicile du Général Navarro, est rendu fou par la situation – au demeurant théâtralement marquée – de dédoublement et de pastiche. N’y a-t-il pas quelque chose d’ironique et de pessimiste dans le fait d’adopter le nom d’un personnage littéraire dont l’entreprise révolutionnaire ne fut qu’un succès passager avant de tourner au fiasco ? Le Tamango de Diop, tant s’en faut, n’est pas plus heureux que celui de Mérimée.

Et si son échec se prête à une lecture politique, celui de Khadidja dans Le cavalier et son ombre semble toucher à quelque chose de plus fondamentalement littéraire. De fait, le parcours de la conteuse s’inscrit, de prime abord, dans un cadre littéraire. La jeune femme a des dons plus qu’ordinaires pour l’invention. L’offre de travail qu’elle reçoit sollicite directement ces dons. Mais, dans une torsion qui fait basculer le traditionnel dans le moderne, la conteuse sera rémunérée comme le serait un écrivain publié. Cette situation bâtarde scellera, on le sait, le destin de Khadidja. En effet, le métier qu’elle exerce est doublement valorisé selon deux axes éventuellement complémentaires mais qui s’avèreront de plus en plus incompatibles. La première valorisation est financière et c’est elle qui, au départ, décide Khadidja dont la situation précaire devenait chaque jour plus critique. Mais cette valorisation ne peut constituer un moteur pour un personnage que seuls intéressent les plaisirs de l’imagination. Pour une conteuse comme elle, le véritable prix du conte est dans la joie partagée avec l’auditeur ; d’où l’obsession d’une rencontre impossible avec son employeur. Khadidja est donc coupée de la véritable valeur de son oeuvre et c’est à la poursuite de cette valeur qu’elle va s’enfoncer de plus en plus loin dans le territoire incertain de la métapoétique. Jouant avec les codes, les genres et les imbrications de récits, elle croit pouvoir arracher son auditeur à son mutisme. Cependant, elle ne réussit qu’à se perdre dans le labyrinthe de ses propres récits, un peu comme si la littérature était peu à peu passée de la nécessité à l’addiction, et de l’addiction à la perte du sens des réalités.

Le même moyen qui permet d’explorer la réalité humaine peut donc contribuer à la brouiller. Le travail du langage peut éclairer la pensée comme il peut brouiller la conscience. Cette ambivalence semble découler de la mobilisation d’une même faculté, l’imagination, qui touche au caractère à la fois spécialisé et général de la littérature. D’une part, outil à la portée de tous, elle intervient dans tous les domaines de la vie et de l’activité humaines. De l’autre, elle nourrit et informe le travail spécifique de l’art, comme c’est le cas pour la conteuse Khadidja. Or, il existe, à la frontière de l’ordinaire et du créatif, une forme hybride d’invention semi-littéraire : le récit de soi. Ce récit, dont la forme la plus courante est fort lâche, ne couvre pas seulement l’enchaînement de notre histoire personnelle : il englobe aussi cette part fantasmée de notre « biographie », cette espèce de mythe obscur et fragmentaire à l’aide duquel nous tentons de saisir le sens de ce que nous sommes. Lors de leur séjour en Autriche, Khadidja et Lat-Sukabé vivent leur amour à grand renfort de pareil récit.

Sur ce terrain hybride, l’on retrouve une autre figure issue de l’oeuvre de Diop et qui, à première vue, semble avoir peu en commun avec les figures d’écrivains. Il s’agit d’un personnage secondaire des Petits de la guenon nommé Yacine Ndiaye. À partir d’un agrégat de constats fondés (concernant notamment le racisme infligé aux Noirs) et de fantasmes complaisants, Yacine Ndiaye développe un sentiment de supériorité par rapport à ses voisins sénégalais qu’elle juge indignes de son respect. Voulant rompre avec un monde perçu à travers le prisme de la honte, elle se prête à la plus radicale et, si l’on peut dire, la plus aboutie des créations : celle d’un personnage réellement vivant. Ainsi, avec l’aide d’un sorcier rusé, elle crée un double d’elle-même, mais un double blanc désormais : Yacine Ndiaye cède la place à Marie-Gabrielle von Bolkowsky. On ignore la formule magique qui réussit pareil prodige mais un principe littéraire reste inviolé : avec une nouvelle identité surgit un nouveau personnage et qui dit nouveau personnage dit nouvelle histoire. Dès lors, Marie-Gabrielle von Bolkowsky ne saurait être la mère des enfants de Yacine Ndiaye (malgré le sentiment de continuité maternelle qu’éprouve l’intéressée). Cette coupure infranchissable fait donc d’elle une auteure victime de son oeuvre et cela la conduit, elle aussi, au bord de la folie.

La politique de l’être

Dans Les tambours de la mémoire, Fadel, écrivant à son frère Badou, fait une frappante remarque : « de Johanna, il n’y a rien à dire sinon qu’elle existe » (TM, 154). L’intention politique de cette phrase est évidente : le pouvoir en place cherche à décrédibiliser ses opposants en affirmant que leur héroïne est une pure fiction. Il suffirait donc, selon le raisonnement de Fadel, de « dire » que cette héroïne existe pour exposer de ce fait même le mensonge du gouvernement. Or, ce « dire » est plus complexe qu’il n’y paraît, car il ne s’agit pas d’avancer une assertion sans preuves. Le contexte polémique fait que les acteurs sont pris dans un conflit de récits. Dès lors, la victoire politique dépend en partie de la capacité à imposer son récit comme étant véridique, c’est-à-dire à poser un éthos de crédibilité. Pour cela, Fadel prend l’initiative d’aller à Wissombo afin de recueillir toutes les preuves à l’appui de son assertion. Ces preuves elles-mêmes auront besoin d’être interprétées, ordonnées, mises en valeur. C’est seulement à cette condition qu’elles seront preuves et qu’elles permettront de dire, avec tout le poids politique de l’assertion, que Johanna existe.

On peut donc comprendre que la crédibilité est fonction de la syntagmatique, soit d’un certain ordonnancement de faits établis en vue de la constitution d’un récit. Sur la base de ce récit, s’il est crédible, on pourra affirmer l’existence de ses acteurs. Ce modèle, on l’aura deviné, est le modèle du récit historique. Il repose sur l’importance, implicite et pourtant cruciale, de l’existence comme pierre d’angle du politique. Car la politique, y compris dans sa version caricaturalement corrompue, ne peut échapper à la nécessité d’agir (ou de prétendre agir) sur le réel. Et cette (parfois prétendue) action n’est concevable que si elle repose sur une juste appréhension de l’existence. Il faut donc à la politique une forme discursive qui atteste sa lucidité. De toutes les options envisageables, la plus puissante semble être le récit, qui a le pouvoir d’authentifier des expériences individuelles tout en les dotant d’une valeur exemplaire susceptible d’atteindre une collectivité. Le plus naïf des mortels sait pourtant qu’un récit est vite inventé. Mais la frontière entre histoire avérée (potentiellement intégrable à l’Histoire ou, du moins, à sa logique) et l’histoire imaginée est si poreuse que l’on peut parfois substituer une habile fiction à la réalité. Ces zones de non-droit poétiques sont explorées par les personnages de Diop et, comme pour en illustrer les dangers, elles finissent par entraîner les plus avertis (les écrivains ou conteurs) dans la folie.

S’il est un truisme millénaire, c’est qu’un récit n’a pas besoin d’être vrai pour être juste. Lat-Sukabé en fait l’aveu : « Je suis bien placé pour savoir à quel point Khadidja avait déformé la réalité. Presque pas un seul mot de vrai dans tout ce qu’elle avait raconté et pourtant tout était si profondément juste » (CO, 94). Le problème du mensonge narratif devient plus épineux dès lors que le mensonge touche juste. Mais il peut également tourner au vertige. Ainsi, si la seule chose à dire au sujet de Johanna est qu’elle existe, encore faut-il préciser de quel ordre d’existence elle relève. Existe-t-elle sur le plan historique (naïvement considéré comme le degré zéro de l’existence) ou existe-t-elle parce qu’elle est le fruit d’une imagination mensongère qui, à l’instar de celle de Khadidja, touche juste ? Poser cette question, c’est montrer que le terrain premier de la politique en acte est l’imagination. Avant de transformer la réalité, il faut en proposer la forme imaginée, une forme qui se donne sinon pour vraie du moins pour juste. Vue sous cet angle, la politique est projection, à l’instar de ce récit de soi évoqué plus haut qui, sans être nécessairement vrai, pose pourtant les bases de notre subjective vérité.

Le récit apparaît donc à la fois comme projection, action et leurre. En tant que projection, il permet de conférer forme et sens à ce qui, autrement, serait informe, épars et insignifiant. Le récit-projection est la syntaxe d’une vie :

Il arrive pourtant à chacun de nous de se demander, en essayant de remonter aux siècles les plus lointains, quand a vraiment commencé pour lui toute cette histoire, je veux dire sa vie parmi les autres humains. Accepter de n’en rien savoir, c’est se résigner à mourir avant d’être né.

PG, 80

Cette remontée du temps se fait sur la trace des ancêtres, en suivant la chaîne des filiations (d’où la métaphore de la syntaxe) qui ont conduit à notre propre existence. Curieusement, Nguirane – à qui nous empruntons le propos – considère que c’est seulement à travers ce récit imaginé que l’on naît vraiment. Ce rapprochement entre naissance et récit rappelle une idée récurrente chez Diop, voire une conviction poétique, selon laquelle la vie est l’archétype même du récit, le récit par excellence :

Quand un peuple ne sait plus où il en est ni où le conduisent ses pas, chacun veut vivre assez longtemps pour avoir une chance de connaître le mot de la fin, une petite chance de savoir au moins comment tout cela, la vie je veux dire, la plus compliquée de toutes les histoires, va bien pouvoir se terminer.

CO, 67

C’est dire l’importance de la « décision sémiotique », pour reprendre l’expression de Jean-Marie Klinkenberg[16], dans la constitution du sens narratif. Qu’il s’agisse d’un individu ou d’un peuple dans son ensemble, le récit n’émerge que si, éprouvant le besoin de sens, l’individu (ou la communauté) mobilise une forme à laquelle il attribue un potentiel sémiotique.

Rien ne provoque autant ce besoin et cette mobilisation sémiotique que la crise. Si on remonte la chaîne des ancêtres à l’appui de sa propre naissance, c’est parce que l’on éprouve son existence comme précaire. Et si l’on s’accroche à la vie, selon la logique de notre dernière citation, c’est parce qu’on ne sait plus où on en est. Le récit signifiera par et à travers sa forme parce que le propre de l’imagination narrative est de renverser la successivité (syntagmatique) en causalité. Les digressions métapoétiques qui saturent Le temps de Tamango tournent autour de ce problème syntagmatique comme on le voit dans cette remarque : « Faisons semblant de croire que les événements réels sont assez idiots pour défiler comme ça, à la queue-leu-leu, selon notre dérisoire volonté » (TT, 85). En vérité, les événements sont sinon idiots du moins dépourvus de sens jusqu’à ce qu’une conscience humaine s’en saisisse pour les couler dans une forme signifiante. Et cette forme devient une façon privilégiée d’agir en ceci que, donnant sens à l’existence, elle pose les fondements de toute évaluation, de toute critique et des projections ultérieures.

Si on envisage le corpus que nous avons retenu dans l’ordre chronologique, on peut dire que les deux premiers romans se situent à l’aube d’une ère nouvelle, celle où la logique coloniale est paradoxalement reconduite par une classe politique occupée à assurer sa propre survie au détriment d’un peuple qui espère encore puisqu’il croit à la révolte. Avec Le cavalier et son ombre, on perçoit une sorte de résignation à travers l’effacement des hautes figures dirigeantes, figures si coupées du peuple qu’elles n’entrent même plus dans l’ordinaire du discours. Si la désillusion politique est sensible, c’est à travers la misère du narrateur et de sa compagne, une misère qui corrompt jusqu’au travail littéraire (le travail du conte) dont les conditions en font une trahison de soi (CO, 273, 274, 281). La coupure entre la conteuse et son auditeur (coupure homologable à celle qui sépare l’écrivain de son lecteur) agit alors comme une image du fossé qui sépare le misérable de son maître cynique. La même coupure traduira, dans Les petits de la guenon, une étape supplémentaire, celle où les jeunes qui le peuvent s’exilent dans l’espoir d’une vie meilleure sous d’autres cieux. On constate ainsi une évolution en dégradé de ce motif de l’exil depuis N’Dongo heureux de rentrer au bercail (avant de déchanter), puis Khadidja et Lat-Sukabé rongés par la misère après un séjour dans une Autriche peu séduisante, jusqu’à Badou littéralement exilé dans l’inconnu puisque personne ne sait précisément où il vit, si tant est qu’il vive encore.

Sur le fond de ce marasme politique se détache l’oeuvre mise en abyme de Diop ou, mieux, l’oeuvre littéraire reflétée dans l’oeuvre littéraire de Diop. Car on ne saurait trop insister sur la dimension métapoétique qui la caractérise. Le procédé est vieux comme la littérature et ne revêt pas la même signification chez tous les écrivains. Il semble cependant que, chez Diop, le recours au métapoétique permet de projeter dans l’oeuvre une autre oeuvre mal assurée sur ses bases afin de corréler, aux yeux du lecteur averti, le naufrage littéraire au naufrage politique, car les écrivains qu’il projette se perdent dans les plis de leur oeuvre comme ces peuples qui ont tant lutté pour l’indépendance avant de se retrouver pris au piège de gouvernements sans gouvernail. Les jeux métapoétiques révèlent ainsi une crise littéraire dans laquelle les acteurs sont dépassés. On peut aussi voir dans ces jeux l’esquisse en creux des conditions requises pour une oeuvre littéraire maîtrisée – et une partie de ces conditions est d’ordre politique.

De fait, si les figures littéraires proposées par Diop sombrent dans la folie, c’est en partie parce que leur monde est en proie au naufrage. Leur folie est, en dernière analyse, la conséquence extrême des conditions sociales et politiques qui leur sont imposées. Il faut pourtant noter que, pendant un temps au moins, leur vitalité poétique découle de leur réaction à cette crise politique. Dès lors, n’est-on pas confronté à un combat paradoxal dans la mesure où la résolution politique de la situation déboucherait sur une perte d’inspiration ? Dès lors, peut-on envisager une littérature sans crise ? La question n’est pas aisément résoluble. Il reste que le succès de la littérature, à ce qu’il paraît, est tributaire du vacillement des certitudes. À ce prix, elle peut approcher la justesse qui est peut-être plus vitale – et assurément plus ouverte – que la vérité.