Abstracts
Résumé
Cet article s’intéresse à la réécriture de l’Élucidation médiévale (l’un des prologues « postiches » du Conte du graal et de ses trois premières Continuations) que propose La Tresplaisante et recreative hystoire de Perceval le Galloys, imprimée en 1530. Si le choix d’éditer ce prologue obscur – à tous les sens du terme – illustre sans doute le goût de la Renaissance pour une forme d’altérité médiévale, il témoigne aussi des limites de la compréhension de la forme d’archaïsme que met en oeuvre délibérément ce prologue qui invente, à la faveur d’une écriture lacunaire et opaque, un mythe sur l’origine perdue des récits arthuriens. L’article fait à terme l’hypothèse que l’imprimé marque, à cet égard, un autre rapport au temps, qui s’exprime dans un nouvel imaginaire de la production romanesque et un nouveau modèle de généalogie littéraire.
Abstract
This article examines the rewriting of the medieval Elucidation (one of the “false” prologues of the Story of the Grail and its first three Continuations) that is proposed by La Tresplaisante et recreative hystoire de Perceval le Galloys, printed in 1530. If the choice to publish this obscure prologue – obscure in every sense of the word – undoubtedly illustrates the taste of the Renaissance for a form of medieval otherness, it also demonstrates the limits of the understanding of the form of archaism that the prologue deliberately uses, which has created, owing to an incomplete and opaque writing style, a myth about the lost origin of Arthurian narratives. The article hypothesizes that the printed word marks, with regard to this, another relationship to time, which is expressed in a new imaginary of the novelistic production and a new model of literary genealogy.
Article body
Toute voix cherche un corps. Où est ma voix ? Où est ce que je fus ? […] C’était un autre monde. C’était une eau sans âge, lointaine, tonale, dormante, obscure, sans cesse accompagnée d’une voix de femme qui soutenait à proportion qu’elle apaisait comme nulle autre toutes faims. Cette eau est une eau perdue. Toute voix est perdue.
Pascal Quignard, La voix perdue[1]
La Tresplaisante et recreative hystoire de Perceval le Galloys que l’on intitule souvent, par commodité, le Perceval de 1530, constitue à proprement parler la seule reprise que connaît le Conte du graal et ses Continuations (ensemble que le Moyen Âge considérait déjà comme un tout[2]) entre le Moyen Âge et le xviiie siècle[3]. De fait, l’étoile du Conte du graal, le roman de Chrétien pourtant le plus copié durant le Moyen Âge central, pâlit depuis le milieu du xive siècle : sur les quinze manuscrits qui nous ont transmis ce roman, seuls trois sont postérieurs à 1325, et l’on ne compte aucune mise en prose parmi eux[4]. On peut dès lors s’interroger sur les motivations de Jean Longis, Jean Saint-Denis et Galliot du Pré, libraires parisiens renommés, qui, en 1530, se sont associés pour éditer cet ouvrage. Certes, les romans de la Table Ronde connaissent depuis 1488, date de l’édition princeps du Lancelot en prose, un succès qui ne se dément pas[5]. Mais ces réussites commerciales, qui valent au Lancelot, au Tristan en prose, à Guiron le Courtois ou encore au Perceforest d’être plusieurs fois réédités entre la fin du xve et le premier tiers du xvie siècle, concernent essentiellement de grandes architectures romanesques composées en prose à partir du xiiie siècle[6]. Pourquoi prendre la décision de mettre en oeuvre l’impression d’un volume organisé autour du Conte du graal et de ses Continuations alors même qu’ils semblent avoir depuis longtemps lassé les lecteurs[7] ? On ne peut guère invoquer une décision fantaisiste prise à légère : l’impression de l’ouvrage, un in-folio de plus de 220 feuillets recto verso, a de toute évidence représenté un travail considérable et coûteux. Elle a en outre fait l’objet d’une demande de privilège d’une durée, rare, de six ans, signe que les éditeurs-libraires y ont vu une véritable opportunité dont il s’est agi de s’assurer l’exclusivité le plus longtemps possible. Au surplus, le choix (sans doute intervenu dans un second temps)[8], de faire précéder la mise en prose du Conte du graal et de ses trois premières Continuations de celle de deux prologues rétrospectifs, la dite « Élucidation[9] » et Bliocadran, peut paraître étrange. Certes, l’ensemble ainsi réalisé représentait une « somme graalienne », pour reprendre l’expression de Maria Colombo Timelli[10], dont l’étendue, sans rivaliser avec celle du Lancelot-Graal ou du Perceforest, pouvait toutefois espérer satisfaire le goût du public pour les vastes ensembles romanesques se rattachant à la matière de Bretagne. Mais, outre que cet ensemble, relativement disparate du point de vue diégétique[11], ne pouvait prétendre à la fluidité des romans longs qui connaissaient alors le succès, la seule présence de l’Élucidation et du Bliocadran en ouverture du volume risquait fort de décontenancer les amateurs de récits arthuriens. Car si le roman de Chrétien et ses continuations proleptiques étaient certainement peu connus dans les années trente du xvie siècle, il est certain que très peu de lecteurs (sinon aucun) n’avaient entendu parler de ces deux prologues rétrospectifs, eu égard au très petit nombre de manuscrits qui nous les ont transmis (deux pour Bliocadran, un seul pour l’Élucidation – si l’on excepte une translation allemande du xive siècle). Il apparaît ainsi à première vue que les éditeurs n’auraient pas fait d’autres choix s’ils avaient voulu s’attirer un échec éditorial, et de fait, l’ouvrage ne semble pas avoir rencontré son public : non seulement il n’a jamais été réimprimé ou réédité, contrairement à l’immense majorité des romans arthuriens édités au xve et au xvie siècle, mais plusieurs dizaines d’exemplaires de la première impression n’ont pas trouvé preneur[12]. Si l’on met de côté l’hypothèse d’un suicide commercial planifié, comment donc expliquer le choix des trois éditeurs parisiens dont l’un au moins, Galliot du Pré, connaissait bien le marché des romans de la Table Ronde[13] ? L’hypothèse de l’« antiquarian excitement » défendue par Jane Taylor vient immédiatement à l’esprit : ce serait précisément le caractère perçu comme archaïque de ces romans du Graal en vers, et notamment des deux prologues rétrospectifs obscurs qui ouvrent le volume, qui aurait suscité l’intérêt des éditeurs, dans l’espoir qu’il piquerait la curiosité du public pour ce que l’on pourrait déjà appeler une forme d’altérité médiévale[14].
C’est cette piste d’interprétation que je commencerai par suivre, avant de tenter de montrer que la nature des remaniements que l’imprimé fait subir à l’Élucidation médiévale – sur laquelle se concentrera mon attention – témoigne aussi des limites du goût (et de la compréhension) que les éditeurs de la Renaissance ont pu développer à l’égard d’un archaïsme qui, en l’occurrence, n’était pas uniquement imputable à la distance temporelle qui les séparait de leur texte source. Au-delà de la (relative) altérité linguistique, esthétique et culturelle qui l’éloigne des pratiques et du goût des années trente du xvie siècle, ce singulier acte de naissance de la « fabula » arthurienne qu’est l’Élucidation a en effet multiplié, dès l’époque de sa composition, des effets d’archaïsme concertés que le remanieur et les éditeurs du xvie siècle ont même plutôt cherché, comme on va le voir, à amoindrir ou à effacer.
Une étrangeté linguistique exhibée
S’interrogeant lui aussi sur les raisons qui ont poussé les éditeurs de l’imprimé de 1530 à mettre en vedette Perceval – là où Lancelot, Tristan, Merlin, Guiron ou Perceforest jouissaient d’un prestige beaucoup plus grand –, Pierre Servet fait l’hypothèse de ce qu’on appellerait aujourd’hui un « coup » éditorial reposant sur l’intérêt supposé de l’exhumation et de la réécriture d’un manuscrit (et, peut-on ajouter, d’un héros) ancien. Il observe en effet que Jean Longis s’est « spécialisé dans la recherche d’originaux médiévaux, peut-être pour des motifs de concurrence[15] ». Pour preuve, son édition du Florimont en prose de 1528, qui, comme La Tresplaisante Hystoire, se fonde sur un manuscrit du Moyen Âge central. Dans les deux cas, souligne-t-il, la publication des ouvrages a été précédée par une demande de privilège, preuve que leur éditeur accordait une valeur particulière à son entreprise et craignait qu’elle ne soit copiée par d’autres. En somme, il s’agissait de protéger et ainsi de valoriser une trouvaille codicologique et philologique qui, à défaut d’être « originale » – cet adjectif n’ayant guère de sens pour le Moyen Âge –, était indubitablement « ancienne », pour reprendre une épithète fréquemment utilisée dans l’imprimé de 1530, c’est-à-dire sortie d’usage, ressentie comme obsolète aussi bien dans sa forme (rimée) que dans sa langue.
Ni le texte du Privilège ni ceux des prologues que l’on trouve dans l’imprimé de 1530 ne font toutefois de cette double obsolescence le signe, valorisant, de « l’authenticité » ou même de la « vénérabilité » du modèle médiéval utilisé, pour reprendre les termes de Jane Taylor. Elle est plutôt l’indice d’une dimension d’« estrangeté » par rapport à laquelle se définit la modernité d’un livre qui, j’y reviendrai, ne cesse de se dire « au présent » :
Privilège :
Scavoir faisons que sur la requeste a nous faicte par Jehan Longis et Jehan Sainct Denys, Libraires a Paris, ad ce qu’il leur fust permis imprimer ung ancien livre intitulé L’hystoire de Perceval le Gallois, lequel acheva les entreprinses des Chevalliers de la Table ronde faict en ryme et langaige non usité, lesquelz ilz avoient faict traduyre de ryme en prose et langaige moderne pour imprimer […][16].
Prologue du Conte du graal (dans l’imprimé) :
Et parce que le langaige dudict Mennessier ne de son predecesseur n’est en usaige en nostre vulgaire Françoys mais fort non acoustumé [et] estrange[17], je, pour satisfaire aux desirs, plaisirs et voulontez des Princes seigneurs et aultres suyvans la maternelle langue de France, ay bien voulu m’employer a traduire et mectre de Rithme en prose familiere les faictz et vie dudict vertueux chevallier Perceval en ensuyvant au plus pres selon ma possibilité et povair le sens de mes predecesseurs translateurs comme ay trouvé par leur escript.
f. I, v. Je souligne
Si la nécessité d’un renouvellement de la forme et de la langue des textes du Moyen Âge central est un topos des mises en prose des xve et xvie siècles, il n’en va pas de même de cette notion de traduction qui apparaît dans ces deux textes de seuil, dont Maria Colombo Timelli a relevé le caractère totalement inédit en 1530. Comme la médiéviste le fait observer, cette notion n’est jusque-là utilisée que pour signifier le passage du grec au français ou de l’italien au français, et non de l’ancien français au français du xvie siècle :
si d’un côté il s’agit de passer du vers à une prose perçue comme « familiere », plus accessible donc, de l’autre – et c’est là que réside la nouveauté – l’auteur a le sentiment de s’être livré à une opération de transcodage, de traduction au sens plein du terme, de ce que nous appelons aujourd’hui « ancien français » au français de son temps, d’une langue « autre » (tout comme le grec de Thucydide pour Claude de Seyssel, ou l’italien pour François Dassy) à sa langue maternelle. En d’autres termes, le verbe traduire nous donne nettement la mesure de l’écart qui devait se percevoir au début du xvie siècle entre le français « moderne » et la langue de Chrétien de Troyes ou de ses « continuateurs »[18].
On notera que l’opération de traduction dont il est question se distingue expressément de la « translation » à laquelle le remanieur associe l’activité des auteurs médiévaux, ses « predecesseurs translateurs ». Il s’agit bien ici de désigner un autre régime de transfert : la « translation » médiévale se définit, on le sait, comme une opération de transmission par déplacement (à la fois linguistique, poétique et culturel). Dans cette entreprise, définitoire du genre romanesque, s’affirme d’abord une volonté de continuité : en translatant la matière « de Rome » du latin à la langue romane, les auteurs médiévaux s’identifient comme des légataires, soucieux (pour reprendre une image récurrente) de faire fructifier une plante dont la graine a été semée par d’autres, dans d’autres formes et d’autres langues, sans doute, mais dans un terreau culturel essentiellement pensé comme commun. L’activité de la traduction suppose quant à elle la reconnaissance d’une altérité ou d’une altération consommée entre la langue source et la langue cible. À cet égard, il paraît significatif que le texte du prologue que le remanieur donne au Conte du graal dans l’imprimé tienne à distinguer la langue médiévale de la « langue maternelle » qu’utilise le Lecteur Modèle qu’il se donne (« les Princes seigneurs et aultres suyvans la maternelle langue de France ») : dans cette rupture de filiation linguistique forcée se fait jour l’une des formes de marginalisation du « Moyen Âge » par la « Renaissance » qui apparaît, en France, dans les premières décennies du xvie siècle[19].
Le statut de langue « estrange » que l’imprimé confère au français médiéval se manifeste de plusieurs manières. Il apparaît d’abord dans des opérations de glose où, plutôt que de remplacer un mot sorti d’usage par un autre (ce qu’il fait aussi), le remanieur s’attache à faire mesurer à son lecteur l’écart linguistique qui le sépare de son texte source en en faisant entendre et voir l’archaïsme. Quelques exemples : le « chaceor » qu’enfourche Perceval au début du Conte du graal est rendu par « chasseron », explicité comme suit : « est a dire le petit cheval sur lequel il alloit a la chasse des bestes et oyseaulx » (p. 503, l. 27-28). Lors de la scène du repas chez le Roi Pêcheur, le prosateur conserve le terme médiéval d’« eschaces », mais le glose par « treteaux » (p. 545, l. 11) ; selon le même procédé, les « renges » sont associées à « saincture » ; les « grailles » à « assiete », etc. L’estrangement de la langue médiévale s’exprime aussi, évidemment contre la volonté du remanieur, dans les contresens qu’il commet, même s’ils sont remarquablement peu nombreux sur l’ensemble du volume. Jean Frappier a lourdement ironisé sur la malheureuse erreur de lecture qui lui fait prendre le cas sujet « nois » (la neige) pour le substantif « noix », contresens qui conduit Perceval à contempler le visage de Blanchefleur dans… une noix tachée du sang d’une corneille (sens que le prosateur donne au substantif « gente ») ; Maria Colombo Timelli relève notamment la faute qui lui fait lire le substantif « baicheler » comme un verbe (« bacheler, qui vault a dire dancer, 98rb). Dans le texte qui nous occupe, la forme verbale « lait » qui apparaît au tout début de l’Élucidation médiévale (« Por ce, fait ke sages ki[l] lait / Et s’en passe outre simplement ») est comprise comme le présent du verbe « lire » (« Dont cil faict que saige quil le lyst et s’en passe tout oultre simplement », p. 493, l. 8-9) : la recommandation du narrateur de « passer outre » le « secret » du Graal avant qu’il soit temps de le révéler devient injonction à « passer outre » le conte à mesure qu’on le lit. Cette dernière erreur relève toutefois peut-être plus du lapsus révélateur que d’une réelle incompréhension linguistique. Car parallèlement à l’entreprise de traduction fidèle que le prosateur déclare poursuivre – et qu’il poursuit effectivement, en jouant sur des effets de renouvellement et d’archaïsme[20] –, c’est bien en réalité à une esquive et à un infléchissement délibérés des enjeux principaux du texte médiéval que l’on a affaire dans ce remaniement. Dans cette perspective, la critique s’est surtout attachée aux réorientations que l’imprimé fait subir à la diégèse et à la narration du Conte du graal, qu’il adapte à la représentation du pouvoir royal du début du xvie siècle[21], accompagne de préoccupations didactiques et morales, et surtout, alourdit d’une rationalité explicative qui va à l’encontre de l’écriture elliptique de Chrétien[22]. Mais l’essentiel des modifications qu’opère le prosateur me semble se trouver ailleurs : plus que le Conte du graal et ses Continuations, où la réécriture demeure au fond très proche de ses modèles médiévaux, les remaniements visent surtout les prologues rétrospectifs, dont l’économie générale est modifiée de manière à en réduire ou à en gommer la dimension métapoétique[23]. Concernant l’Élucidation médiévale, cette entreprise se manifeste surtout dans la réduction systématique de l’étrangeté littéraire de ce prologue.
Une étrangeté littéraire effacée
L’Élucidation médiévale, qui se désigne dans son premier vers comme le « comencement » du « conte […] del Graal »[24], se donne essentiellement pour tâche d’expliciter les raisons dramatiques pour lesquelles l’accès à la cour du Roi Pêcheur s’est un jour perdu, justifiant ainsi que cette dernière fasse l’objet d’une quête dans les récits ultérieurs (dans l’ordre de la diégèse). Jadis, expose le narrateur, des demoiselles qui résidaient dans des grottes (des « puis ») prodiguaient de la nourriture aux voyageurs dans des coupes d’or. Après avoir été violées par le roi Amangon et ses hommes, elles ont cessé d’apparaître et se sont tues ; le royaume a été ruiné, la joie en a disparu et l’on n’a plus retrouvé le chemin de la riche cour du Roi Pêcheur. Malgré leurs efforts, les chevaliers d’Arthur ne sont jamais parvenus à revivifier les « puis » nourriciers, mais, stimulés par Blihos Bliheris, un chevalier-conteur descendant des demoiselles, ils ont réussi par sept fois à trouver la cour du Roi Pêcheur. Sept « gardes » (sept gardiens des contes, ou sept contes) rapporteront ces sept histoires. Le texte se clôt sur la guerre victorieuse des chevaliers d’Arthur contre le camp des demoiselles féeriques.
L’étrangeté de ce prologue rétrospectif, qui affecte autant la conduite du récit que son énonciation, ne peut échapper à aucun de ses récepteurs d’aujourd’hui. Elle a sans doute également frappé les lecteurs/auditeurs médiévaux, qui ne semblent pas lui avoir réservé un accueil très enthousiaste. Le texte ne nous est en effet parvenu qu’à travers deux témoins, un manuscrit du xiiie siècle conservé aujourd’hui à la bibliothèque communale de Mons[25] et une translation en dialecte alsacien du xive siècle insérée dans une version du Parzival de Wolfram von Eschenbach[26]. Encore le remanieur du xive siècle a-t-il considérablement simplifié son modèle français : les développements concernant les sept « gardes », les plus obscurs de l’histoire, y sont systématiquement retranchés, comme dans l’imprimé de 1530. Ce dernier élément est utilisé par Albert Wilder Thompson, le dernier éditeur de l’Élucidation médiévale, pour conforter son hypothèse selon laquelle tout ce qui concerne les sept gardes, dans le manuscrit de Mons, relève d’une interpolation. L’essentiel de ses arguments repose sur l’instabilité et l’opacité de cette référence et sur l’incohérence des développements qui lui sont associés : les « .vii. gardes » sont mentionnés au début du texte comme ceux qui « governent par tout le mont / Tous les bons contes c’on a dit » (v. 18-19). S’opère ensuite un léger glissement sémantique, par lequel ces sept gardiens des contes deviennent sept contes, ou plutôt sept formulations narratives de la quête de la cour du Roi Pêcheur (« Segneur, c’est verités provee / Que la cours fu .vii. fois trovee / Es siet souviestemens del conte ; / […] Saciés li .vii. souviestement / Sont les .vii. gardes vraiement ; / Cascune de[s] gardes dira / Endroit soi que la cort trova ; / Avant ne doit pas estre dit » (v. 339-347)[27]. Suit une énumération de sept branches narratives qui se veut expressément elliptique, puisqu’il s’agit seulement de les « nomer et dire » (et non de les résumer) pour ne pas épuiser l’intérêt du récit à venir. De fait, cette liste frappe par son caractère hétéroclite et obscur : des fragments d’histoires reconnaissables, que l’on peut rattacher à la Première Continuation, à la légende tristanienne, au Roman de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron ou au début du Lancelot, sont juxtaposés à des fragments d’aventures inassignables, soit parce qu’elles se retrouvent un peu partout dans le corpus arthurien (comme cette « Aventure del Escu » [v. 379], qui forme la première des sept branches), soit parce qu’elles ne se trouvent nulle part, du moins dans les textes qui nous sont parvenus (telle l’histoire de l’« ostour / Dont Castrars ot le grant peour » et dont « Pecorins li fius Amangon / Porta tous jors le plaie el fron » censée constituer la troisième branche, v. 365-368). Certes, il est fort probable que cette liste étrange soit grevée d’erreurs de copie : il serait par exemple plus cohérent que le « Conte du ciel », qui fait manifestement référence à une séquence de la Première Continuation bien repérable, doive plutôt être lu comme le « Conte du cygne » ou « de la nef », ainsi que le suggèrent respectivement Jessie Weston et Albert Thompson. Il est d’autre part évident que « le grant content de la travaille », qui énonce de manière particulièrement obscure le sujet de la sixième branche, n’a pas de sens. Faut-il pour autant en déduire, comme le fait Albert Thompson, que l’ensemble du passage relève d’une interpolation maladroite issue d’un prologue perdu, dont le copiste ne se serait pas aperçu qu’elle ne convenait pas au Conte du graal ? Outre que les sept « gardes » sont également mentionnés à deux reprises au début du texte, l’ensemble de cette énumération disparate et fragmentaire s’inscrit à mon sens dans une logique narrative d’ensemble sur laquelle je reviendrai. Pour l’heure, j’aimerais m’attarder sur son effet d’opacité, qui, manifestement, n’est pas seulement dû à des erreurs de copie et au fait que les sept « branches » annoncées se rattachent mal aux autres récits contenus dans le manuscrit. Que l’on fasse ou non l’hypothèse d’une interpolation, que l’interpolateur supposé ait eu ou non une connaissance approximative du Conte du graal et de ses continuations, il reste que cette énumération est objectivement et presque continûment obscure, et que cette obscurité ne peut pas avoir échappé au rédacteur du texte, aussi ignorant, désinvolte ou distrait soit-il. Cet effet, qui plus est, est loin d’être isolé : si la liste des sept « gardes » est particulièrement et même ostensiblement sibylline, plusieurs passages cruciaux du récit, comme le reconnaît du reste Albert Thompson, sont également redoutablement opaques. Quel lien existe-t-il entre la cour du Roi Pêcheur et les « puis » des demoiselles nourricières ? Pourquoi les chevaliers d’Arthur partis restaurer la fertilité de ces grottes ont-ils combattu les descendants de ces demoiselles ? Comment s’articulent les visites au château du Graal de Gauvain et de Perceval rapportées dans le texte avec les sept quêtes de la cour du Roi Pêcheur (sans parler de leur lien avec le Conte du graal et les Continuations) ? Quel est au juste le motif de la guerre qui clôt le récit ? Les questions de ce genre sont légion : la « faible motivation » (« poor motivation ») des épisodes, leur « maladresse » (« awkwardness »), pour reprendre des expressions significatives de l’introduction de Thompson[28], caractérisent de fait l’ensemble de la trame narrative du prologue, que l’éditeur aurait dû assimiler dans sa quasi-totalité, pour être cohérent, à une interpolation particulièrement mal maîtrisée. Si l’on écarte cette solution philologique évidemment absurde, il reste à considérer l’opacité de l’Élucidation médiévale comme constitutive du récit qu’elle transmet, dans sa conduite comme dans son énonciation. Je ferai l’hypothèse qu’elle est effectivement consubstantielle à la fonction que ce récit de seuil se donne, à savoir remonter à l’origine de la fable arthurienne, qu’il situe non à la cour du roi Arthur, mais dans un Autre Monde et un « jadis » difficilement situables, et surtout désormais définitivement forclos :
v. 29-78La tiere fu morte et deserte, […]
Qu’il pierdirent des puis les vois
Et les puceles k’ens estoient
Car de si grant cose servoient
Que nus n’errast ja par cemin,
U fust au soir ou au matin,
Que pour boire ne por mangier
Lor esteüst voie cangier
Fors tant qu’a .i. des puis tornast.
Ja cele rien ne demandast
De biau mangier que lui pleüst
Qu[e] il tout maintenant n’eüst
Por tant que raison eüst quis ;
Car lués issoit, ce m’est avis,
Fors del puis une damosele ;
Il ne demandassent plus bele.
Coupe d’or portoit en sa main
Avoec lardés, pastés et pain. […]
Rois Amangons l’enfraint premiers ; […]
Des puceles une esforcha,
Sor son pois le despucela
Et la coupe d’or li toli […]
Si l’en dut bien mesavenir ;
K’ains pucele ne siervi puis
Ne n’issi fors de celui puis
Por nul home ki i venist
Et a mangier i requesist. […]
Le geste rétrospectif de l’Élucidation médiévale, contrairement à celui de Bliocadran, dépasse de beaucoup les « enfances » de l’univers de fiction du Conte du graal, puisqu’il tente un retour aux origines, qu’il identifie comme féeriques et vocales, des aventures arthuriennes. Dans le même temps, il constitue d’emblée ce « retour amont » comme un idéal impossible à atteindre ; l’espace-temps mythique de l’origine a été irrémédiablement altéré : « Ains puis de nul des puis n’issi / Puciele nule, ne siervi » (v. 87-88), insiste le narrateur. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner que le récit de cette rétrospection irréalisable se caractérise précisément par sa discontinuité narrative et son opacité sémantique. Elles fonctionnent toutes deux comme des indices de l’authenticité de la démarche tentée par le narrateur, en attestant qu’il se tient dans un espace-temps liminaire instable, où l’écho des « voix » originelles inarticulées ne peut se faire entendre qu’en paraissant menacer le récit d’inintelligibilité, en semblant défaire son articulation syntaxique et sémantique[29].
Obsédant dans le prologue médiéval, cet imaginaire de la perte se fera significativement beaucoup plus discret dans l’imprimé, qui, après avoir rapidement mis à distance l’ensemble de l’histoire des « puis » comme relevant de la féerie, supprime la déclinaison des modalités de la ruine et de la disparition qui ouvrait le récit proprement dit dans son texte source et efface dans la foulée la dimension irréparable du traumatisme initial en ouvrant la possibilité d’une restauration de la perte subie :
De la source des récits au récit source
C’est à partir de ce mythe d’origine qui rapporte une perte irrémédiable que l’Élucidation médiévale invente les conditions de la naissance de la « fabula » du Graal. L’aventure chevaleresque, matière première du roman arthurien, n’apparaît en effet dans le récit qu’à partir du moment où, les « puis » nourriciers s’étant épuisés, les chevaliers d’Arthur se rendent dans la forêt pour tenter, en vain, de les régénérer. À ce déplacement des chevaliers vers le foyer de la ruine du royaume répond le déplacement (contraint) de l’un des descendants des demoiselles nourricières : dans la forêt, Gauvain conquiert Blihos Bliheris, qu’il envoie se rendre à Arthur. Or ce chevalier – trouvaille majeure du texte – se trouve être également un conteur extraordinaire. C’est lui qui transmettra à la cour l’histoire du viol des demoiselles et de la fermeture des grottes nourricières, et surtout qui dévoilera le moteur fondamental des aventures et des récits à venir, à savoir la quête de la cour du Roi Pêcheur, sujet unique des sept « gardes » :
v. 204-212. Je soulignePar le forest, par les contrees
Les estevra ensi aler
Tant ke Dex lor donra trover
La court dont la joie venra
Dont cis païs resplendira.
Tes aventures avenront
A çaus ki la court cierkeront,
Qui ne furent onques trovees
En ces païs, ne recontees.
On notera tout d’abord que ce discours inaugural, qui marque la naissance du récit arthurien proprement dit, s’énonce à la faveur d’un déplacement croisé (celui de Gauvain dans les forêts de l’Autre Monde/celui de Blihos Bliheris à la cour d’Arthur), occasion de revérifier la dimension fondatrice, pour le roman, du phénomène de translation. On remarquera ensuite que là où l’imprimé indique que le traumatisme subi par les demoiselles nourricières pourra être réparé par la découverte de la cour du Roi Pêcheur (« la perte ja restauree ne sera a nul jour du monde tant que dieu laisse trouver la court »), le prologue médiéval se garde bien d’indiquer un tel type de restauration. Dans ce récit, la redécouverte de la cour du Roi Pêcheur n’entraîne pas la régénération des « puis » du premier royaume ; elle ne marque pas le retour des demoiselles nourricières, ne permet pas de réentendre leurs voix. Cette « joie »-là, où l’Autre Monde prodiguait généreusement ses bienfaits, est perdue pour toujours : « Ja li damages ne sera / Recovrés a nul jor del monde » (v. 192-193)[31]. C’est à partir de ce constat d’une perte irréparable que Blihos Bliheris engage les chevaliers d’Arthur à tenter l’aventure : les fées, les voix et les grottes originelles sont perdues pour eux, mais il leur reste à s’efforcer de tenter de trouver la cour du Roi Pêcheur (« Par le forest, par les contrees / Les estevra einsi aller / Tant que Dex lor donra trover / La court […] ») pour faire surgir une autre joie, génératrice de vie et de prospérité, certes, mais surtout d’ « aventures » et de récits.
Le premier conteur Blihos Bliheris opère ainsi un partage de l’espace et du temps qui ouvre la voie à une triple conversion, grâce à laquelle peut s’opérer un processus de renoncement et de renaissance. À l’espace-temps mythique, désormais forclos, doit succéder le temps de « cis païs » : celui, romanesque, du royaume arthurien. L’abondance du premier royaume, où tout – l’aventure amoureuse, le chant, la nourriture – était dispensé avec prodigalité, doit faire place à l’effort de la quête et au risque de l’aventure. Aux voix qui se sont tues doit enfin se substituer la parole articulée du « conte » oral et écrit : si la voie d’accès à la cour du Roi Pêcheur peut encore être « trovee », c’est en effet à condition de donner à ce terme son sens de « troveüre » narrative, comme nous y encourage la rime « trovees/recontees » (v. 211-212) et comme le confirme, plus loin, l’identification des « siet souviestemens del conte » avec la manière dont la cour « fu .vii. fois trovee » (v. 340).
À travers cette figure emblématique du premier conteur, seul descendant d’un « jadis » révolu dont le nom reprend en anamorphose celui de « maistre Blihis » invoqué dans les premiers vers comme le gardien du secret du Graal[32], le récit arthurien revendique clairement son origine mythique tout en affirmant la nécessité du travail de déplacement qu’il lui fait subir. Dans ce double mouvement, où se lit à la fois une reconnaissance de dette et l’affirmation d’un écart irrémédiable, s’exprime la relation ambiguë, à la fois nostalgique et distanciée, que la fiction arthurienne, surtout à ses débuts, ne cessera d’entretenir avec une forme de vocalité première et créatrice d’essence celtique et musicale (les « vois des puis » indistinctes suggérant ici davantage le chant que le récit oral)[33]. Mais s’y exprime surtout l’idée que la médiatisation que permet l’invention romanesque, la « troveüre » – dont la quête du Graal est l’une des représentations privilégiées aux xiie et xiiie siècles – est la seule voie d’accès possible à cette double origine dont l’immédiateté (rêvée) a pour toujours été perdue : l’Autre Monde, ses demoiselles, ses voix et ses mets ne sont désormais plus accessibles que par les récits que l’on peut en faire. De ce point de vue, l’Élucidation se lit comme le prologue de tous les prologues, celui où s’énonce le récit de la manière même dont la littérature arthurienne « s’invente » une origine – dans les deux sens que le Moyen Âge accorde à ce verbe, qui désigne à la fois une mise au jour et une forgerie – et dont elle la fantasme, dans le même temps, comme défaillante[34].
L’imprimé de 1530 amoindrit considérablement la force de ce passage métapoétique. Blihos Bliheris (désormais nommé Bliomberis) n’y incarne plus en effet cette figure de conteur premier et universel que l’on ne peut se lasser d’écouter, mais simplement un chevalier « premier conquis » qui, à la demande de la reine, lui raconte son histoire – schéma narratif bien connu des romans arthuriens en prose :
Cette normalisation de la figure du conteur, parallèlement à la suppression du caractère irrémédiable de la perte des « sources » premières du récit, nous confirme que le temps de l’Élucidation du xvie siècle n’est ni le temps mythique révolu (hormis dans la fiction du « conte ») ni le temps romanesque dont le prologue médiéval rapportait et effectuait tout à la fois, en un geste performatif, l’acte de naissance. C’est le temps chronologique de l’Histoire, qui s’applique autant à l’univers de fiction, appréhendé comme une chronique biographique, qu’à celui de la composition du texte, dont l’actualité se mesure à l’aune du temps linéaire qui règle le déroulement des lignages et du calendrier ; où le « présent » se définit par opposition à l’« ancien », et où la nouveauté du récit s’apprécie par rapport à la date de l’achevé d’imprimer :
Prologue du Conte du graal (dans l’imprimé) :
[ledict conte Philippes] […] commanda a aucun docte orateur de rediger et mectre par escript les faictz et vie dudict noble et preux chevallier Perceval le Gallois suyvant la chronique d’iceluy prince et tractié du Sainct greal. Mais parce que le chroniqueur dudict Phelippes et luy trespasserent de ce siecle avant l’achevement et accomplissement du livre, et que leur intention vint a effect long temps aprés passé que treshaulte et excellente princesse Madame Jehanne contesse de Flandres eust veu le commencement de la chronique, sachant l’intencion du conte Philippes son aieul, elle meue de pareille charité commanda a ung sien familier orateur nommé Mennessier traduire et achever icelle chronique en la forme qu’elle estoit encommencee […].
p. 502, l. 15-26
Rubrique qui précède le prologue du Conte du graal :
Cy aprés vient le Prologue de cil qui redigea le compte en ancienne rime françoyse, qui puis a esté mis en tel escript comme vous le povés veoir a present.
p. 501, l. 25-27. Je souligne
Colophon :
Fin du romant et hystoire du preulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys, jadis chevallier de la Table ronde […]. Le tout nouvellement imprimé a Paris pour honnestes personnes Jehan Sainct Denis et Jehan Longis, marchans libraires demourans audict lieu. Et fut achevé de imprimer le premier jour de septembre, l’an mil cinq cens trente. (Je souligne.)
Cette modification du régime temporel de l’histoire racontée, du récit et du texte, va de pair avec un remaniement profond de l’enjeu du prologue médiéval. Alors que ce dernier mettait en récit la perte et le ressurgissement des sources de la « fabula » arthurienne (depuis les « puis » mythiques taris jusqu’à la parole intarissable du conteur), sa reprise tardive se préoccupe davantage de conformité philologique au récit source. Le « jadis » délibérément a-chronique qui lançait le récit dans l’Élucidation médiévale y est remplacé par un « anciennement » qui relève d’un passé historiographique à valeur d’attestation (« Moult en sot an parler jadis », v. 28, devient « Il est vray qu’anciennement », p. 493, l. 18). Le texte est ponctué d’incises qui posent l’édition moderne comme l’héritière de l’« ancienne hystoire » : « [les pucelles] se tenoient en caves que l’ancienne hystoire appelle aultrement puys […] » (p. 493, l. 23) ; « L’ancienne hystoire nous parle en maint lieu de […] » (p. 495, l. 8). Et alors que le prologue médiéval problématisait le rapport de la matière arthurienne à ses origines en posant l’impossibilité de remonter à la source première de son inspiration, désignée comme mythique et inarticulée, l’édition moderne remplace cette interrogation inquiète par la question – ou plutôt l’affirmation – de la fidélité documentaire (« Come nous tesmoigne la vraye histoire […] », p. 495, l. 38). Dans le même temps, la fable, ses conditions d’émergence, mais aussi de transmission et d’expansion, cessent d’être le sujet central du récit pour laisser place au livre et à ses conditions de composition et de publication. C’est peut-être davantage ce déplacement du point de gravité du prologue qui explique pourquoi l’Élucidation moderne supprime les développements consacrés aux sept « gardes » tout en signalant, il convient de le noter, qu’ils étaient présents dans son modèle (le remanieur choisissant ainsi de souligner le processus de la suppression au lieu de le masquer). L’énumération délibérément elliptique des sept branches narratives, dans le prologue médiéval, n’a pas en effet pour unique fonction d’identifier comme appartenant au corpus graalien des récits déjà écrits, et l’on ne peut que s’épuiser à vouloir les identifier tous précisément. Elle indique aussi, à côté des voies qui ont déjà été empruntées – dans la Première Continuation, le Roman de l’Estoire dou Graal, le Lancelot ou encore le corpus tristanien – des alternatives inédites et des matrices narratives neuves, dont le rôle est d’ouvrir d’autres possibles fictionnels (raison pour laquelle ces sept branches, tout à fois, « gardent » et « governent », c’est-à-dire « défendent » et « commandent » tous les contes du monde, comme il est dit dans les premiers vers du texte). Parmi ces voies encore à trouver, le prologue indique un « Conte des Grandes Douleurs » (deuxième branche) qui ne renvoie pas au début du Lancelot, comme on pouvait s’y attendre[35], mais à un épisode, donné comme inédit, où Lancelot perd sa valeur (« La seconde n’est pas trovee / A tesmoing des bons conteors ; / C’ert li Contes des Grans Dolors, / Coment Lanselos dou Lac fu / La ou il perdi sa vertu », v. 370-374). Il suggère aussi quelques pistes pour inventer (troisième branche) l’histoire d’un dénommé Pécorin, fils d’Amangon de sinistre mémoire, marqué au front par un mystérieux autour en souvenir, peut-être, de la faute originelle de son père (« L’autre est la tierce, del ostour / Dont Castrars ot le grant peour ; / Percorins li fus Amangon / Porta tous jors le plaie el fron ; / Or vous ai la tierce nomee », v. 365-369).
*
Les modifications que l’imprimé de 1530 fait subir à l’Élucidation médiévale, au-delà des aménagements idéologiques et formels convenus à cette époque, impliquent ainsi l’émergence d’un autre imaginaire de la production romanesque. Bien moins que l’origine et les potentialités de l’invention fictionnelle, ce sont ses conditions matérielles et linguistiques de transmission et de survie qui intéressent remanieur et éditeurs, dans un contexte où la langue vernaculaire conquiert un nouveau statut, et où le processus de diffusion des oeuvres connaît des modifications profondes et irréversibles. C’est aussi un autre rapport au temps que l’Élucidation moderne laisse transparaître : là où le prologue rétrospectif médiéval mettait en oeuvre un mythe sur la mémoire du temps perdu (ou, plus précisément, constitué comme perdu), à partir duquel s’ouvraient les sentiers bifurquants d’une fiction vivante, engagée dans une dynamique d’invention, l’imprimé du xvie siècle s’inscrit au contraire dans un temps historique linéaire, où le présent mesure son actualité par comparaison avec un passé sorti d’usage, dans une logique patrimoniale d’héritage et de conservation. S’ouvrir un futur, préparer ses prolongements et imaginer ses bifurcations possibles est évidemment plus stimulant qu’hériter d’un texte usé, mis en scène comme archaïque dans sa langue et dans sa forme. Dans cet appauvrissement de l’imaginaire de la source (de sa naissance comme de son jaillissement) se lit la réorientation que la Renaissance est en voie d’opérer de son histoire littéraire et plus généralement culturelle. À un moment où les humanistes s’inventent un arbre généalogique qui s’enracine dans le terreau grec et latin de l’érudition philologique, les aspects les plus délibérément archaïques (et les plus métapoétiques) de cette « vielle hystoire » puisant aux sources perdues d’un Autre Monde mythique, dont trois éditeurs-libraires prennent le risque de ranimer le souvenir lointain et obscur, commençaient sans doute à n’être plus opératoires ni même audibles[36].
Ce n’est qu’au xxe siècle que s’est ravivée, chez Pascal Quignard surtout mais aussi, différemment, chez Yves Bonnefoy, la force de cette fable d’origine dont il devient évident, à lire ces auteurs contemporains, qu’elle nous parle de notre naissance au monde en « inventant » celle de la littérature en langue vernaculaire. Comme le premier conteur Blihos Bliheris, nous avons tous habité autrefois, nous rappelle Quignard, un monde d’avant la parole articulée ; nous avons vécu un temps où la voix maternelle se faisait entendre et où la nourriture nous était dispensée à profusion. Si cet autre monde est révolu, si en ce sens « toute voix est perdue » et ne peut pas être retrouvée dans l’immédiateté de sa présence (il nous est impossible de nous défaire du langage qui nous constitue, sinon par la folie ou par la mort), ils se laissent cependant encore percevoir dans quelques expériences fondamentales, dont celle de l’invention littéraire – écriture et lecture confondues – où l’effort et la joie de la « trouvaille » des mots justes nous rappellent qu’ils ne vont pas de soi pour nous, qui, « jadis », avons existé sans eux. Grâce à la langue littéraire et à sa « troveüre » peut ainsi affleurer le souvenir de ce que nous avons perdu dans l’acquisition de la langue commune, « la mémoire de ce dont je ne me souviens pas[37] », pour parler avec les mots de Quignard. C’est la seule voie, pour adopter cette fois davantage la perspective et la langue d’Yves Bonnefoy, qui puisse nous rendre présents au monde. Non pas à cet autre monde ou cet « arrière-pays » rêvés, mais bien à « cis païs », ce monde-là où nous vivons et nous mourons, dont nous avons la responsabilité et qu’il nous appartient d’habiter, ensemble, le mieux possible[38].
Appendices
Note biographique
Mireille Séguy est professeure de langue et de littérature du Moyen Âge à l’Université Paris VIII. Elle a publié de nombreux travaux sur les voies de l’invention littéraire dans les fictions arthuriennes des xiie et xiiie siècles ainsi que sur les relectures des formes et des images médiévales dans la création et la critique contemporaines, en faisant surtout porter son intérêt sur le temps et la mémoire des oeuvres.
Notes
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[1]
Paris, Champ Vallon, 2000, p. 32-33.
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[2]
Sur ce sujet, voir Francis Gingras, « Le livre arthurien et la matière du roman », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne (BBSIA), vol. LXII, 2010, p. 277-306, surtout p. 283 et suiv. Comme le souligne l’auteur, plusieurs manuscrits tentent d’unifier l’ensemble Conte du graal-Continuations en leur donnant le même titre (« le romans de Perceval le Galois » : BnF, fr. 12577 ; « li romans de Percheval » : BnF, fr. 12576 ; ou simplement « Perceval le Galois » : Montpellier, Bibl. de l’École de médecine H249).
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[3]
Comme l’a signalé récemment Sébastien Douchet, il existe toutefois, avant les deux réécritures parues dans la Bibliothèque universelle des romans, un remaniement de l’épisode consacré à Caradoc dans la Première Continuation réalisé par Madame de la Force, en 1698. Voir Sébastien Douchet « “Perceval vient encore à son tour”. Errances du Perceval à l’époque moderne (1579-1698) », communication prononcée au colloque « Figures de Perceval. Du Conte du graal au xxie siècle » organisé par María Pilar Suárez et Michèle Gally, Universitad Autónoma de Madrid, 1er, 2 et 3 mars 2018, texte à paraître dans les Actes du colloque.
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[4]
Voir de nouveau Francis Gingras, « Lumières sur le Moyen Âge : les Perceval concurrents de la Bibliothèque universelle des romans », Revue des langues romanes, vol. 15, no 1, 2011, p. 49-72.
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[5]
Sur cette question, on se reportera notamment l’article fondateur de Cedric E. Pickford, « Les éditions imprimées de romans arthuriens en prose antérieures à 1600 », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne (BBSIA), 1961, vol. XIII, p. 99-109 ; Philippe Ménard, « La réception des romans de chevalerie à la fin du Moyen Âge et au xvie siècle », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne (BBSIA), vol. XLIX, 1997, p. 234-273 et, plus récemment, Sergio Cappello, « Le passage à l’imprimé des mises en prose de romans. Giglan et Guillaume de Palerne “a l’enseigne de l’escu de France” », dans Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman (dir.), Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Roman, chanson de geste, autres genres, Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes littéraires du Moyen Âge », 2014, p. 69-84 et enfin Giovanni Matteo Roccati, « Le roman dans les incunables. L’impact des stratégies éditoriales dans le choix des titres imprimés », dans Anne Schoysman et Maria Colombo Timelli (dir.), Le roman français dans les premiers imprimés, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2016, p. 95-126. Si les lecteurs du xvie siècle appréciaient manifestement la littérature arthurienne (le Lancelot en prose, le Tristan en prose, le Merlin et sa Suite Vulgate connaissent chacun pas moins de huit éditions entre la fin du xve et les premières décennies du xvie siècle), ce sont toutefois les mises en prose des romans antiques et surtout les chansons de geste qui connaissent le plus de succès.
-
[6]
Une exception intéressante est fournie par le singulier Giglan, un roman issu de l’adaptation en prose par Claude Platin de deux récits en vers médiévaux (Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu et Jaufré), plusieurs fois réédité au cours du xvie siècle à Paris et à Lyon. Sur ce sujet, voir Sergio Cappello, art. cit., et Sylvie Lefebvre, « Giglan et Claude Platin entre Lyon et Paris. Des livres imprimés à Internet : la lente métamorphose d’un dossier », dans Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman (dir.), Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Roman, chanson de geste, autres genres, p. 195-212.
-
[7]
Le nom même de Chrétien semble définitivement tombé dans l’oubli en 1530 : à l’inverse de « Mennessier », identifié comme un « familier orateur » de Jeanne de Flandres, Chrétien n’est jamais mentionné dans l’imprimé (sinon par la périphrase « cil qui redigea le compte en ancienne Rime Françoyse », ou des désignations telles que « l’acteur », « aucun docte orateur », ou encore « le Chroniqueur »). Mais il n’apparaît pas davantage dans les mises en prose d’Érec et de Cligès réalisées au xve siècle à la cour de Bourgogne. Sur ce sujet, voir L’Histoire d’Érec en prose. Roman du xve siècle, éd. Maria Colombo Timelli, Genève, Droz, coll. « Textes littéraires français », 2000, p. 18-19 et Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligès son filz. Roman en prose du xve siècle, éd. Maria Colombo Timelli, Genève, Droz, coll. « Textes littéraires français », 2004, p. 11-13.
-
[8]
Que le cahier contenant les deux prologues rétrospectifs du Conte du graal ait été rajouté à l’ensemble dans l’après-coup se marque à plusieurs indices : les deux prologues n’apparaissent pas dans la table des titres, ils sont signés de deux majuscules AA et sont absents dans trois exemplaires des ouvrages qui sont parvenus jusqu’à nous. Sur ce sujet, voir Maria Colombo Timelli, « La Tresplaisante et recreative hystoire du trespreulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys … (1530), mise en prose tardive du “cycle du Graal” », Le Moyen Français, no 64, 2009, p. 13-54 ; Maria Colombo Timelli, « Un recueil arthurien imprimé : la Tresplaisante et recreative hystoire de Perceval le Galloys (1530) », dans Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher (dir.), Actes du 22e congrès de la Société internationale arthurienne, Rennes, 15-20 juillet 2008. Disponible en ligne : www.sites.univ-rennes2.fr/celam/ias/actes/pdf/colombo.pdf (page consultée le 2 janvier 2019) ; et Francis Gingras, art. cit.
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[9]
Ce titre, par lequel on désigne aujourd’hui indifféremment le prologue médiéval et son remaniement du xvie siècle, est une invention de l’imprimé (où il désigne l’ensemble de la section contenant les réfections de l’Élucidation médiévale et de Bliocadran). S’y exprime clairement une intention explicative à la fois lexicale, diégétique et narrative absente du prologue médiéval, qui, bien que de nature étiologique, cultive quant à lui l’opacité – j’y reviendrai.
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[10]
Maria Colombo Timelli, art. cit. L’expression est reprise dans l’introduction à son édition de Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 26-58, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 10.
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[11]
Pour ne citer que les discordances les plus manifestes, on rappellera que le héros principal de la Première Continuation n’est pas le même que celui des deux suivantes (même si le rédacteur de l’Élucidation semble les confondre), que l’histoire rapportée par Bliocadran contredit le début du Conte du graal (Perceval y est fils unique ; c’est son père, Bliocadran, qui perd ses frères par la faute des armes) et que l’histoire comme le registre de l’Élucidation font manifestement écart avec ceux des autres récits. Certes, le prosateur s’attache à amoindrir ces décalages en présentant les six récits rassemblés dans le volume comme relevant de la même « Tresplaisante et recreative hystoire du trespreulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys », ce lissage diégétique étant accompagné d’un travail d’effacement des frontières matérielles entre les différents textes, par lequel le remanieur du xvie siècle relaie ses prédécesseurs médiévaux (cf. Maria Colombo Timelli, op. cit., introduction, p. 15 et suiv.). On soulignera toutefois que les copistes médiévaux eux-mêmes, tout attachés qu’ils aient été à présenter comme un tout le Conte du graal et ses Continuations (auxquelles s’ajoute Bliocadran dans le manuscrit de Londres, BL add. 36614), ont eu du mal à intégrer la singulière Élucidation à cet ensemble : dans le manuscrit de Mons, la transition entre l’Élucidation et Bliocadran est marquée par une rubrique qui annonce « Ci endroit comence li Contes del Saint Greail », plaçant de facto l’Élucidation à part. Dans l’imprimé de 1530, le statut singulier des deux prologues rétrospectifs se marque dans le titre spécifique qui leur est donné dans le corps de l’ouvrage « Elucidation de L’hystoire du Graal ». L’absence de cette section dans la table des titres, si elle peut s’expliquer par le fait qu’elle a été rajoutée a posteriori, peut aussi témoigner d’un certain malaise à la considérer comme faisant partie du même ensemble que les autres récits.
-
[12]
C’est ce qui ressort de l’inventaire du fonds de la librairie de Galliot du Pré dressé en 1561, où l’on compte 34 exemplaires complets du Perceval, alors qu’il ne reste plus que des rames (exemplaires imparfaits ou incomplets) de son Perceforest imprimé en 1528, pourtant beaucoup plus volumineux (l’ouvrage a été réédité dès 1531 par Gilles de Gourmont en raison de son succès). Sur ce sujet, voir Annie Parent, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974 et Tania Van Hemelryck, « Du Perceforest manuscrit à l’imprimé de Galliot du Pré (1528). Un long fleuve tranquille ? », dans Anne Schoysman et Maria Colombo Timelli (dir.), Le roman français dans les premiers imprimés, p. 159-174. C’est donc l’imprimé de 1530 qui, jusqu’à l’édition de Potvin de 1865, a assuré la transmission de « Perceval le Gallois », c’est-à-dire de l’ensemble formé par le Conte du graal et ses continuations proleptiques et analeptiques.
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[13]
Galliot du Pré (en association avec les frères Le Noir) avait publié entre 1514 et 1516 l’édition princeps d’une Histoire du Saint Graal en deux tomes (t. 1 : L’Estoire del saint Graal ; t. 2 : Perlesvaus). En 1528, il avait édité un énorme Perceforest (en 6 volumes) et Meliadus.
-
[14]
Jane Taylor, « “Minds of the vulgar sort” : the Arthur of the Renaissance and the anxiety of reception », dans Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher (dir.), Actes du 22e congrès de la Société internationale arthurienne, Rennes, 15-20 juillet 2008. Disponible en ligne : www.sites.univ-rennes2.fr/celam/ias/actes/pdf/taylor.pdf (page consultée le 2 janvier 2019).
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[15]
Pierre Servet, « D’un Perceval l’autre. La mise en prose du Conte du Graal (1530) », dans Claude Lachet (dir.), L’oeuvre de Chrétien de Troyes dans la littérature française. Réminiscences, résurgences et réécritures. Actes du colloque (23 et 24 mai 1997), Lyon, Centre d’études des interactions culturelles (CEDIC), no 13, 1997, p. 199. Dans la même perspective, on peut rappeler, avec Cedric E. Pickford, l’attrait du public du xvie siècle pour une présentation matérielle des romans arthuriens faisant « Moyen Âge » : les éditions des romans de la Table Ronde qui voient le jour à la Renaissance, loin de rompre avec la forme des manuscrits, cherchent au contraire à la reproduire. Dans leur très grande majorité, ce sont de gros volumes in-folio, imprimés en lettres gothiques, qui donnent l’impression d’être des fac-similés des codex médiévaux (cf. Cedric E. Pickford, art. cit.) On notera également que les éditions de luxe des romans de la Table Ronde réalisées par Vérard au siècle précédent à l’intention de souverains ou de grands seigneurs étaient encore plus proches de manuscrits in-folio richement enluminés : imprimés sur vélin, ils étaient illustrés à la main. Sur ce sujet, voir encore Cedric E. Pickford, « Antoine Vérard : éditeur du Lancelot et du Tristan », Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Charles Foulon, Rennes, Institut de français, Université de Haute-Bretagne, 2 tomes, 1980, t. 1, p. 277-285.
-
[16]
Alfons Hilka, Der Perceval roman von Christian von Troyes, Max Niemeyer, Halle, 1932 (mon édition de référence), p. 485. L’édition de Hilka ne concerne que les quarante-sept premiers feuillets de l’imprimé, soit, outre le frontispice, le privilège et la table des titres, les deux prologues rétrospectifs et le Conte du graal. Maria Colombo Timelli a récemment fait paraître une édition des trois premières branches de la mise en prose de la Première Continuation, premier volume d’une édition complète à venir de l’imprimé de 1530 : Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 26-58. L’exemplaire numérisé de l’imprimé conservé à la bibliothèque de l’Arsenal est consultable en ligne sur Gallica : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8533378/f1.image.r=Perceval%20%20le%20galloys%201530 (page consultée le 2 janvier 2019). Outre des modifications marginales de typographie et de ponctuation, je serai ponctuellement amenée à corriger l’édition Hilka d’après cet exemplaire (ces corrections seront indiquées en note).
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[17]
Le manuscrit donne : « acoustumete estrange ».
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[18]
Maria Colombo Timelli, « Perceval Le Galloys (1530), première “traduction” moderne du “cycle du Graal” », dans Giovanna Bellati, Graziano Benelli, Paola Paissa et Chiara Preite (dir.), Un paysage choisi. Mélanges de linguistique française offerts à Leo Schena, Torino/Paris, L’Harmattan, 2007, p. 119-120. Voir aussi l’introduction de Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 26-58, p. 13 et suiv. Une édition de l’Élucidation médiévale et de son remaniement de 1530 a été récemment publiée, malheureusement trop tard pour être prise en compte dans cet article : Les Prologues au Conte du Graal. Élucidation, Bliocadran, L’Elucidation de l’hystoire du Graal (1530), éd. Hélène Bouget, Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes littéraires du Moyen Âge », 2018.
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[19]
Dans cette perspective, les années 30 semblent marquer une période de bascule pour ce qui concerne la production romanesque arthurienne. Les impressions des ouvrages arthuriens connaissent en effet un net ralentissement après le premier tiers du xvie siècle : selon le relevé établi par Cedric E. Pickford, sur plus de quatre-vingts éditions différentes de romans de la Table Ronde, seules treize sont imprimées après 1540 (en incluant Le Nouveau Tristan de Jean Maugin et l’abrégé du Lancelot imprimé par Benoist Rigaud à Lyon en 1591) (cf. Cedric E. Pickford, « Les éditions imprimées de romans arthuriens en prose antérieures à 1600 »). Philippe Ménard a également relevé la date de 1530 comme constituant une charnière dans le succès que connaissent au xvie les romans de la Table Ronde composés au xiiie siècle (art. cit., p. 241).
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[20]
Maria Colombo Timelli a en particulier bien montré la présence du « patron » du texte source dans l’imprimé, où se font entendre de nombreux octosyllabes et où les mots-rimes sont encore perceptibles sous la mise en prose, laquelle s’apparente dès lors à un véritable dérimage. Elle a également mis en valeur la présence de tournures syntaxiques sorties d’usage, comme la construction absolue du complément de nom. Voir « Mémoire littéraire / mémoire linguistique dans le Perceval en prose de 1530 : le livre de Carados », Mémoires arthuriennes. Actes du colloque des 24, 25 et 26 mars 2011, Danielle Quéruel (dir.), p. 185-205 et l’introduction de son édition Perceval le Galloys en prose, op. cit., p. 23 sq. Comme le montre Sébastien Douchet, les lecteurs ont été sensibles, dès le xvie siècle, à ces caractéristiques stylistiques : en 1579, Nicolas Moreau d’Auteuil annote ainsi son exemplaire de l’imprimé de 1530 en mettant en relief les gloses lexicales ainsi que les couplets d’octosyllabes perceptibles dans le remaniement en prose (cf. « Perceval vient encore à son tour […] », communication citée).
-
[21]
Voir Pierre Servet, art. cit.
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[22]
Dès son article pionnier, Jean Frappier a souligné (pour les condamner) ces modifications sémantiques et narratives (voir « Sur le Perceval en prose de 1530 », Mélanges de philologie française offerts à Robert Guiette, Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, 1961, p. 233-247). La volonté d’explicitation du prosateur s’exprime notamment dans la multiplication des marques de régie du récit et dans l’ajout d’un « chapitre 0 », pour reprendre l’expression de Maria Colombo Timelli, qui, intercalé entre le prologue et le début de l’histoire du Conte du graal, entreprend une mise en contexte ruineuse pour les effets de suspens et d’obscurité ménagés par Chrétien.
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[23]
Concernant Bliocadran, ce processus d’effacement peut se lire, en particulier, dans la suppression pure et simple de la totalité de la dernière partie du récit consacrée à l’installation de Perceval et de sa mère à l’orée de la « gaste forest » où ils vivent à l’écart du monde, quatorze ans durant. Cet épisode, présenté comme une parenthèse idyllique, est d’abord l’occasion pour le narrateur de renforcer l’axe principal de son récit (la condamnation de la violence chevaleresque). Mais il lui permet aussi de ménager pour son prologue, de manière nécessairement éphémère puisque le Conte du graal va bientôt commencer, un espace d’autonomie où il s’agit d’exploiter une voie narrative (le récit bucolique d’une vie à l’écart) que le roman de Chrétien a laissée de côté mais qu’il aurait pu suivre, et à laquelle d’autres suites, pourquoi pas, pourraient encore donner vie. Ce mode du conditionnel passé est l’une des marques génériques des prequels qui, comme l’a bien montré Richard Saint-Gelais, ont certes pour fonction d’introduire à la lecture de leur récit tuteur, mais doivent aussi s’en écarter quelque peu pour espérer susciter l’intérêt de leur public (cf. Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2011, en particulier p. 86 et suiv.). Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à Nathalie Koble et Mireille Séguy, « Un nid pour quoi faire. À l’orée de Perceval : les inventions de Bliocadran », à paraître dans les Mélanges offerts à Dominique Boutet (études rassemblées par Sébastien Douchet, Marie-Pascale Halary, Sylvie Lefèvre, Patrick Moran et Jean-René Valette).
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[24]
Albert Wilder Thompson, The Elucidation. A Prologue to the Conte del Graal, New York, Publications of the Institute of French Studies, New York, 1931, v. 1, p. 86.
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[25]
Bibl. com, no 4568. Le texte en a été édité par Charles Potvin (Perceval le Gallois publié d’après le manuscrit de Mons, Mons, Lacrois, 1865).
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[26]
Le manuscrit se trouve dans la bibliothèque du Prince de Fürstenberg à Donaueschingen (no 97). Cette insertion a été éditée par Karl Schorbach : Parzival von Claus Wisse und Philipp Colin (Elässische Litteraturdenkmäler aus dem xiv-xvii Jahrhundert, V), Strasbourg, 1888. Un autre témoin de ce récit nous a été transmis (Rome, Bibliotheca Casanatensis A. I, 19), mais il ne contient que la seconde partie du texte, où ne figure pas l’Élucidation.
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[27]
Je tente la traduction suivante de ces vers difficiles (en m’inspirant de la proposition de Potvin pour le substantif « souviestement ») : « Seigneurs, il est avéré / que la cour fut trouvée sept fois / dans les sept formes que le conte a d’abord revêtues ; / […] Sachez que ces sept formes premières / sont, en vérité, les sept gardiens ; / chacun d’eux dira, / à son tour, qui trouva la cour ; / avant cela, on ne doit pas le révéler. »
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[28]
Ibid., introduction, cit. p. 53 et 54.
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[29]
Le caractère elliptique qui, dans une bien moindre mesure, caractérise également l’évocation de la visite de Gauvain à la cour du Roi Pêcheur reprise à la Première Continuation, obéit à une autre logique. Outre que cette scène est, dans la Première Continuation elle-même, relativement obscure, la discontinuité de l’épisode tel qu’il est évoqué dans l’Élucidation me semble surtout ressortir à la difficulté dans laquelle se trouvent tous les prequels d’annoncer la suite du récit sans le dévoiler entièrement.
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[30]
Je corrige ici la transcription de Hilka, qui note « faire » là où l’imprimé donne « fairie ».
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[31]
À la fin du prologue, la « trouvaille » de la cour du Roi Pêcheur et du Graal suscite bien le retour de la joie et de la prospérité dans le royaume, mais elle provoque aussi la colère du camp des demoiselles nourricières, qui édifie des forteresses et rassemble une armée pour s’opposer à ceux de la Table Ronde (v. 401 et suiv.)
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[32]
« Pour le noble comencement, / Comence .i. romans hautement / Del plus plaisant conte qui soit : / C’est del Graal dont nus ne doit / Le secret dire ne chonter ; / […] Car se maistre Blihis ne ment, / Nus ne doit dire le secré. (v. 1-5 ; 12-13). « Blihis » et « Blihos Bleheris » résonnent avec toute une série de noms qui, dans des récits historiographiques ou romanesques, sont associés à des personnages de chevaliers, de rois et/ou de conteurs-chanteurs, depuis Bledhericus ou Bleddri, le conteur gallois célèbre [famosus] que mentionne Giraud de Barri dans sa Descriptio Cambriae, jusqu’à Bleobleheris/Bleheris, chevalier de la Table Ronde assis aux côtés de Tristan dans Érec et Énide, en passant par le roi-musicien Bledgabred de l’Historia Regum Britanniae, Breri, le conteur au savoir encyclopédique du Tristan de Thomas, Bliobliheri/Bleobleheris/Blioberis, que le narrateur de la Première Continuation désigne comme étant à la source de son récit, Bleheris, le conteur né au Pays de Galles qui apparaît dans la Deuxième Continuation, et Blaise, le scribe du Merlin. Au sein de cette « véritable nébuleuse » de personnages, pour reprendre l’expression de Pierre Gallais, où se succèdent ou se superposent l’activité guerrière et la pratique du récit et du chant, l’Élucidation est le seul récit à désigner aussi nettement Blihos Bleheris-Blihis, qui se tient à la fois à l’intérieur de l’univers de fiction (c’est le chevalier-conteur premier conquis) et à l’extérieur (c’est le « maistre », le sage clerc qui veille à la diffusion des récits concernant le Graal), comme l’inventeur du récit arthurien. La question de l’identité (biographique et narrative) de ce personnage multiforme a surtout été débattue au tournant des xixe et xxe siècles (essentiellement par Gaston Paris, Joseph Loth, Jessie Weston et E. Owen, ce dernier ayant proposé d’y voir un avatar littéraire de Bleddri ap Cadivor, un chevalier actif à la fin du xie et au début du xiie siècle allié aux Normands et surnommé « l’Interprète »). Elle a été remise plus récemment sur le métier par Jacques Roubaud dans Graal fiction (Paris, Gallimard, 1978) et par Pierre Gallais dans L’imaginaire d’un romancier français de la fin du xiie siècle. Description raisonnée, comparée et commentée de la « Continuation-Gauvain » (Première suite du « Conte du Graal » de Chrétien de Troyes), 4 tomes, Amsterdam, Rodopi, 1988-1989, t. 2, p. 795 et suiv.
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[33]
Je ne parle pas ici, bien sûr, des modes de diffusion des récits arthuriens, qui comme on le sait ont longtemps été rendus publics essentiellement sur le mode de la performance, mais d’une conception de la voix comme matrice de l’invention arthurienne. Cette relation d’attachement et d’arrachement assumée, qui relève du processus de deuil, est notamment sensible dans les Lais de Marie de France, que leur Prologue présente comme des mises en écrit d’histoires célébrées par des chansons bretonnes entendues autrefois par la narratrice, qu’il s’agit ainsi de sauver de l’oubli (en les coupant cependant de leur mélodie et de leur langue initiale). Le Laüstic, qui se clôt sur l’image du cadavre d’un rossignol enveloppé d’un linceul recouvert d’inscriptions déposé dans une châsse somptueuse, peut se lire à cet égard comme un tombeau littéraire du chant (le lai conserve précieusement le souvenir de l’oiseau, mais au prix de son figement dans la mort), où s’illustre métaphoriquement le geste même de Marie. Plus d’un siècle plus tard, les Prophéties de Merlin, dernier surgeon du Lancelot-Graal, réduiront Merlin « entombé » à une pure voix, cependant productrice d’aventures présentes et à venir. Sur cette question, voir Paul Zumthor, La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », p. 147. Sur la dimension vocale et chantée des premières formes littéraires narratives en langue vernaculaire, voir ibid., p. 37 et suiv.
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[34]
Sur la manière dont la littérature médiévale s’invente un passé disparu dont elle serait le vestige et multiplie, pour ce faire, les effets d’archaïsme (discontinuité, fragmentation, opacité), voir Michel Zink, « Littératures de la France médiévale », leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 24 mars 1995, p. 13 et suiv. Disponible en ligne : books.openedition.org/cdf/1122 (page consultée le 5 janvier 2019). Plus généralement, le caractère structurant de la mémoire que l’on garde/que l’on invente de ce qui a été perdu (ou dont on imagine la perte) a été très bien analysé par Judith Schlanger, Présence des oeuvres perdues, Paris, Hermann, coll. « Savoir lettres », 2010.
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[35]
Ce titre fait en effet directement écho au début du Lancelot, où le narrateur indique que le récit, à ses débuts, doit porter le nom que la reine de Bénoïc se donne à elle-même après avoir perdu son époux, son fils et son royaume : « “M’aïst Diex, voirement sui je la roine as grans dolors.” Pour chest non qu’ele se mist est apelés chis contes el commenchement : “Li contes de la Roine as Grans Dolors” », Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, t. VII, Paris-Genève, Droz, 1980, IIIa, 10, p. 29.
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[36]
Dans la même perspective, Christophe Imperiali montre combien certaines erreurs de lecture du texte du Conte du graal présentes dans l’imprimé révèlent l’incompréhension, de la part du remanieur, des structures profondes du mythe de Perceval. Voir En quête de Perceval, Paris, Honoré Champion, coll. « Mémoire du Moyen Âge », sous presse.
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[37]
Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993, p. 61.
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[38]
Yves Bonnefoy et Pascal Quignard sont, on le sait, des auteurs dont l’oeuvre s’ancre dans une lecture constante et novatrice des textes anciens. Il se trouve que tous deux se sont appuyés sur la figure médiévale de Perceval pour définir – pour « trouver », pourrait-on dire en prolongeant le sens médiéval de ce terme dans la langue contemporaine – leur approche de ce qu’est la langue littéraire (de ce qu’est la poésie, dirait Bonnefoy). Sur ce sujet, on se reportera surtout, pour Pascal Quignard, au Nom sur le bout de la langue et, pour Yves Bonnefoy, à la synthèse qu’il a opérée de ses lectures des romans du Graal dans Le Graal sans la légende, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2013.