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Nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer Michèle Lesbre chez elle, à Paris, le 20 septembre 2018, soit quelques mois seulement avant la publication en février 2019 de Rendez-vous à Parme[2] – roman comportant, selon l’auteure, de « vraies lettres » – et un an environ après la parution, en 2017, de Chère brigande. Lettre à Marion du Faouët. Dans cette lettre, l’auteure s’adresse « réellement » à la « “Robin des bois” bretonne qui, dans les premières années du xviiie siècle, prenait aux riches pour redistribuer aux pauvres[3] ». L’auteure dialogue avec sa destinataire, lui dit son désenchantement dans un monde où sévissent les inégalités, tout en puisant dans son histoire de rebelle la force de « croire encore aux utopies, malgré le plomb de l’actualité[4] ». C’est en effet par sentiment d’impuissance mais aussi par admiration ou par amitié qu’elle « adresse cette lettre à sa “chère brigande”, qui l’accompagne depuis tant d’années[5] ». Cette dimension d’adresse se trouvait déjà dans des textes antérieurs de Lesbre, notamment dans Victor Dojlida (2001), livre adressé à l’ancien résistant, déporté à Dachau puis emprisonné quarante ans pour « deux braquages chez les collabos ». Quand « Victor » est mort, l’auteure a eu « envie », nous dit-elle ici, non seulement de rendre hommage à sa colère et à son engagement, mais aussi, dit-elle encore, de lui écrire, sur un ton personnel, des « choses intimes ». De même, quand est mort le « monsieur de la station Gambetta » à qui est dédié Le canapé rouge (finaliste du prix Goncourt 2007), elle lui adresse en quelque sorte, avec Écoute la pluie (2013), « une longue confidence pleine de pudeur et de fracas[6] ». Enfin, dans la mesure où Chemins (2014) représente, pour Lesbre, une réponse, tardive, à l’unique lettre reçue de son père, il se rapproche de La petite trotteuse (2004), roman né de la découverte par l’auteure de la montre de son père disparu. Ainsi, l’auteure de Chère brigande, qui a d’abord publié des polars – elle a entrepris sa carrière avec des romans noirs qui privilégient « la déambulation mentale[7] » –, est passée, depuis au moins Victor Dojlida, à « d’autres registres[8] ». Elle favorise désormais une autre forme d’écriture, plus « personnelle », dit-elle, susceptible de laisser deviner, voire de faire entendre ses préoccupations à la fois intimes et sociales.

Inspirées chez Lesbre par sa récente « envie » (telle qu’elle la désigne) d’écrire une Lettre à Marion du Faouët, par son geste a priori politique de s’adresser intimement, pour publication, à une femme rebelle d’une autre époque, mais aussi par sa pratique d’écrire « à ou pour ses morts » telle qu’elle se développe dans certains livres antérieurs à cette Lettre, nos questions pour l’auteure s’organisent autour de trois pôles : la lettre ou la forme adressée de l’écriture ; l’écrit « pour autrui[9] » comme « trace de l’intime[10] » et comme possible substitut de la parole privée ; et les usages publics de la lettre. Notre conversation avec l’auteure a porté sur l’évolution de son écriture vers une forme, dit-elle, plus personnelle, permettant de laisser jouer davantage son intimité et son émotivité. Dans le cadre de cette discussion sur son écriture depuis surtout Victor Dojlida, l’auteure s’est expliquée, de prime abord, sur son « besoin » de s’adresser à une brigande du xviiie siècle et, ensuite, sur le don qu’elle considère avoir reçu de son destinataire, « Victor ». Comme elle nous l’explique, l’ancien résistant lui aurait, sans le savoir, « ouvert le vrai champ d’action de [s]on écriture ». Cette réflexion sur le don a amené l’auteure à préciser ce que d’autres personnes, connues depuis longtemps ou non, lui ont donné comme inspiration. Pour finir, l’auteure a bien voulu commenter ses préférences de lecture en matière de correspondances publiées ainsi que sa réticence à militer au moyen de lettres ouvertes et de pétitions sans destinataires particuliers. Nous avons ainsi compris que, telle que Michèle Lesbre la pratique dans sa vie et dans son oeuvre, la lettre comporte « un enjeu sentimental » et, à ce titre, sert à « dire ce qu’on a à dire », parfois à répondre à ce qu’on croit avoir reçu.

*

Karin Schwerdtner : Avec Chère brigande vous écrivez ce que vous appelez vous-même « une vraie lettre[11] ». Qu’entendez-vous par vraie lettre ? Est-ce vous qui parlez dans ce texte ?

Michèle Lesbre : Absolument, c’est moi qui parle, dans cette lettre d’une femme à une femme.

KS : Selon le résumé du livre figurant en quatrième de couverture, Chère brigande. Lettre à Marion du Faouët serait « le plus personnel » de vos livres. Vous dites pourtant qu’en écrivant, vous souhaitiez surtout « être au plus près de [vous][12] », ce que, selon vous, le roman permet davantage que le genre « strictement autobiographique[13] »…

ML : Chère brigande est effectivement très personnel dans la mesure où il s’agit d’un livre où je parle de mon rapport, réel, à la Bretagne. Je pouvais difficilement faire autre chose qu’une lettre à cette femme ; d’abord, parce qu’il y a une intimité dans la forme de la lettre, que j’aime beaucoup ; ensuite, parce qu’il se trouve que, dans ma vie privée, j’ai eu affaire à la Bretagne avec un homme que j’ai beaucoup aimé et il nous est arrivé d’aller sur les lieux où Marion du Faouët avait été. Dans ce sens, écrire Chère brigande, c’était presque lui écrire à elle, à cette Bretagne et à cette histoire d’amour aussi.

Ce qui m’intéresse en écrivant, c’est de montrer comment ma vie se faufile dans celle des autres, de mettre ma vie un peu en perspective à travers d’autres trajectoires. Donc je n’allais pas raconter la vie de Marion avec cette distance que suppose la biographie. Mais je n’allais pas non plus verser dans l’autobiographie en délaissant tout à fait la fiction. Si dans Chère brigande je raconte des histoires, c’est parce qu’elles me permettent d’y trouver ma place. Je voulais de la tendresse et je ne voyais pas d’autre forme que la lettre intime. Quand on veut dire aux gens qu’on les aime, on leur écrit.

KS : Pour vous, la lettre est ainsi une forme d’écriture qui permet à l’auteur de faire part de ses émotions intimes. Qu’y a-t-il dans l’épistolaire qui vous plaît par ailleurs ?

ML : Écrire une lettre, c’est toute une démarche. Il faut trouver le stylo, le timbre, l’enveloppe. Il faut passer à la Poste. On met du temps. C’est un moment passé avec son destinataire. On donne de soi, physiquement. Et on donne volontiers. Moi, en tout cas, j’aime être seule face à ma feuille et mon stylo. J’aime cette solitude. Je trouve par ailleurs qu’en écrivant une lettre, on peut aller beaucoup plus profondément qu’en parlant. L’auteur d’une lettre attend d’avoir l’idée, éventuellement il rature. Il peut se relire. Par rapport aux dialogues oraux, les échanges épistolaires peuvent alors être plus fructueux.

KS : Vous aviez donc envie de passer un moment avec Marion – « envie de lui écrire une lettre[14] » ? Pourriez-vous expliquer davantage sur cette envie, dans ce cas précis ?

ML : Ce personnage historique, je le connais depuis longtemps. Et je savais qu’un jour, il y aurait quelque chose entre Marion et moi, mais que ce ne serait ni une biographie ni un roman. Je crois que, sans me le dire, j’attendais le moment où j’aurais besoin de lui écrire. En écrivant Chère brigande, j’avais le sentiment que « parler » à Marion de sa révolte et de l’affection que j’ai pour elle à cause de sa façon de vivre allait me faire du bien. Et j’avais raison. Pour moi, il y a une sororité entre nous. Avec cette lettre, je renouais une relation avec Marion qui me donnait le courage de m’exprimer, de dire mon désenchantement, de ne pas être d’accord avec notre monde, avec la violence qui s’y déchaîne, avec ses catastrophes. Ma lettre est alors un exercice d’admiration, de tendresse. S’adresser par écrit à Marion, c’est presque lui demander son compagnonnage – presque lui demander de ne pas me laisser toute seule.

KS : En 2017, lors de votre passage à l’émission Le Temps des écrivains, vous avez déclaré : « dans tous mes romans, ce sont des femmes qui parlent et je pense que c’est une façon de les faire exister un peu plus[15] ». Écrire davantage à une femme que sur une femme, est-ce, pour vous, une façon particulièrement efficace de la faire exister ?

ML : Oui, dans les petites lettres que j’ai faites – j’en ai écrit pour Rendez-vous à Parme –, je pense que la femme existe plus que dans mes romans. Tous les lecteurs n’ont pas apprécié que je fasse « exister » Marion du Faouët – une voleuse ! – dans Chère brigande. Mais il faut dire que Marion semble assez aimée en Bretagne. En tous cas, peu après la sortie de ce livre – et je ne pense pas qu’il y ait forcément un lien de cause à effet –, il y a eu des graffitis sur tout le village breton de Faouët et, en particulier, sur les bâtiments publics : « Marion revient ! » Cela nous a fait rire, mon éditrice et moi : je me suis dit que c’était une publicité géniale.

Vous me direz peut-être que, dans Chère brigande, je tiens à distance mon personnage, que je porte mon regard sur Marion, comme le ferait un biographe. D’abord, à mon avis, les meilleures biographies sont celles où l’auteur ne reste pas dans un regard distant. Ensuite, en écrivant à Marion, je partage quelque chose avec elle…

KS : Lors de cette même émission, vous avez affirmé : « [L]a littérature est là pour ouvrir des portes et pour laisser passer des voix que l’on n’entend pas[16]. » Et la lettre ?

ML : Parce qu’il s’agit d’une adresse, la lettre peut laisser passer des voix, oui. Et elle favorise ce genre de dialogue, de communication, auquel je crois fermement. En revanche la notion de communication sur Internet n’a pour moi aucun sens.

KS : Auriez-vous pu vous adresser non seulement à Marion mais aussi à l’inconnue aux cheveux roux qui aurait inspiré votre lettre : celle que vous avez rencontrée lors d’une soirée chez des amis, puis croisée à nouveau dans la rue, avant qu’elle disparaisse entièrement de votre quartier ?

ML : M’adresser à Marion a été pour moi une façon, détournée, de m’adresser aussi à cette femme dans la rue…

KS : Comme le montrent certaines scènes rapportées dans Chère brigande, le dialogue avec l’inconnue dans la rue était difficile, voire impossible. Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez pas pu, ou pas voulu, vous adresser par lettre à cette femme ?

ML : Je ne pense pas que j’avais envie d’écrire à cette femme. J’ai respecté sa façon de m’envoyer sur les roses, très poliment, ce qu’elle faisait à d’autres passants, aussi. Comme je crois le dire dans Chère brigande, elle me mettait devant quelque chose qui est insupportable : cette misère dont j’étais participante, d’une manière même passive. C’est ce sentiment d’impuissance et de révolte, par rapport aux femmes et aux hommes vivant dans des conditions absolument impossibles, par rapport à une société que je trouve d’une indifférence absolue à leur égard. Et donc la politique, l’engagement – la lutte contre cette indifférence, la xénophobie, la violence, l’irrespect de tout être humain –, n’est pas étrangère à ma lettre à Marion, ni d’ailleurs à celle que j’ai écrite sur Victor.

KS : Vous dites avoir écrit « sur Victor », dans Victor Dojlida. Une vie dans l’ombre, votre livre publié pour la première fois en 2001[17]. Pour vous, est-ce la même chose écrire pour et écrire à ?

ML : Pour pouvoir écrire à quelqu’un, je dois ressentir entre nous une complicité. Il faut qu’il y ait un enjeu sentimental, amical. Il peut aussi y avoir eu un malentendu…

KS : Quoiqu’il ne s’agisse peut-être pas, dans ce cas, d’une « vraie lettre », vous favorisez, comme dans Chère brigande, le tutoiement ; ici, pour vous adresser à ce résistant, déporté, puis emprisonné, que vous avez rencontré en 1989 et avec qui vous avez gardé contact jusqu’à sa mort en 1997. Vous avez donc eu le temps de connaître votre destinataire. Vous avez passé plusieurs mois à l’écouter raconter ses souvenirs d’enfance et de résistance, son internement dans les camps et ses années de prison…

ML : Quand Victor est mort, je lui ai écrit. Et oui, j’ai inscrit mon adresse sur le mode du « tu ». En conversation, nous nous sommes toujours vouvoyés, bien entendu. Mais parce que j’ai eu beaucoup de tendresse pour ce fils d’immigrés polonais, cet homme abîmé par la guerre, et que j’avais envie de lui dire, sur un ton personnel, des choses intimes, concernant mes expériences et mes émotions, et que je n’ai pas dites quand nous nous parlions, j’ai préféré le tutoyer. Entre nous, il y avait une différence d’âge qui aurait pu faire de Victor un grand frère. Et puis, ce qu’il me disait, lors de nos conversations, avait des résonances incroyables dans ma propre vie. Victor avait un tempérament impulsif. Il n’a pas réglé ses colères avant de mourir, ce qui m’a bouleversée. Pour moi, lui écrire revenait alors à écrire à un proche qui avait payé cher ses engagements et ses colères. C’est l’émotion de sa mort qui m’a donné envie, vraiment envie, de faire ce texte. La difficulté résidait plutôt dans la forme ; dans la manière d’incorporer, dans le langage intime [caractéristique de l’adresse familière], les documents que j’avais accumulés et les enregistrements de mes conversations avec Victor. Chaque fois que je n’étais pas contente, je recommençais le livre. Je l’ai donc écrit deux ou trois fois.

KS : Écrire une lettre, disiez-vous, c’est « donner de soi ». Et au début de Victor Dojlida, on lit : « J’espère très sincèrement qu’en écrivant ces pages, je saurai rendre hommage à ton inextinguible et légitime colère » (folio 14). Insistons sur la dimension de don, de contre-don ou de remerciement inhérente à l’expression « rendre hommage » : Victor Dojlida vous aurait-il donné quelque chose ?

ML : Sans le savoir, Victor m’a donné au moins les deux livres qui ont suivi Victor Dojlida (2001). Le fait de l’entendre raconter son périple a fait ressurgir des souvenirs de la guerre que j’avais enfouis dans un tiroir de ma mémoire. Dans la foulée, j’ai écrit Un certain Felloni (2004) et La petite trotteuse (2005). Dans un sens, Victor m’a ouvert le vrai champ d’action de mon écriture. Grâce à lui, j’ai compris que naître pendant une guerre n’est pas anodin, que ce que j’avais vécu faisait partie de moi. Je me suis posé la question de savoir comment on faisait, comment on fait toujours, pour grandir et se construire dans un pays en guerre et, une fois la guerre finie, pour avancer dans la vie.

Si je n’avais pas rencontré Victor, je n’aurais peut-être pas quitté aussitôt le roman noir. Je ne me serais peut-être pas rendu compte que j’avais des choses plus intimes à dire…

KS : Dans Écoute la pluie (2013) également, vous rendez hommage, en quelque sorte, au « petit monsieur de la station Gambetta » à qui est dédié Le canapé rouge (2007)…

ML : Avant de se suicider dans le métro, cet homme est venu me dire deux, trois mots. Longtemps j’ai tenté d’oublier cet homme et ses mots, ou plutôt d’accepter son geste. J’avais du mal à m’en remettre. Dix ans après, j’ai écrit Écoute la pluie en me disant qu’il m’avait donné quelque chose, finalement. On n’est pas là pour oublier. On y est pour faire quelque chose avec ce qui nous arrive. Victor et l’homme dont je ne suis pas arrivée à savoir le nom m’ont tous deux fait comprendre que raconter des histoires ne me suffisait pas, que j’avais besoin de dire autre chose. Quelque chose d’intime.

KS : Dans vos livres et en interview, il vous arrive d’évoquer des lettres reçues qui vous ont touchée ou perturbée. Dans Chemins (2014), par exemple, il est question de l’unique lettre reçue de votre père. Et après la parution du livre, vous avez déclaré (lors d’un entretien filmé à la librairie Mollat) que ce livre « était peut-être une réponse tardive à cette lettre ». Pour vous, Chemins se présente-t-il donc comme une lettre de réponse ?

ML : C’est ce que je me suis dit après. Et pourtant, la lettre de mon père ne demandait pas de réponse ! Je devais avoir six ans quand il m’a envoyé cette lettre, dans laquelle, selon une promesse qu’il n’a pas tenue, il promettait de m’acheter un âne. Mon père n’avait aucun don pour le bonheur. Il avait une façon de partager son malheur avec son entourage qui était assez violente. Et donc avec lui tout dialogue était impossible. Avec lui, j’étais en conflit permanent. Il m’a ratée et moi je l’ai raté, cela ne se répare pas.

Comme à Victor, avec qui je n’ai pas eu le temps de discuter de certaines choses, à mon père j’ai pu parler par lettre. Je crois qu’on peut écrire à des absents. Bien entendu qu’ils n’entendent rien, mais ce qui est dit est dit. C’est ce qui compte parfois.

KS : Diriez-vous donc que la lettre est parfois un progrès par rapport à l’entretien oral ?

ML : Parfois la lettre permet d’avoir un vrai échange qui n’est possible ni au gré du vivant ni en face à face. Avec mon père, je n’aurais jamais pu dialoguer. Du moins la lettre permet-elle de s’adresser. Et à mon père, je n’ai jamais pu dire quoi que ce soit. Évidemment, dans Chemins, je ne lui dis pas tout ce que j’aurais voulu lui dire au jour le jour. Mais c’est une réponse à sa lettre, oui. J’en suis persuadée.

KS : Selon théoriciens et critiques de la correspondance, « chaque expéditeur répond à quelqu’un, ce n’est pas lui qui prend la parole le premier[18] ». Telle que vous la concevez pour votre part, la lettre permet-elle, aussi, de rétablir un contact, de créer des ponts ? Peut-elle avoir pour effet, selon vous, de relier deux êtres dont elle traduit la relation ?

ML : Écrire une lettre, c’est renouer des liens qui n’ont pas eu lieu. L’écriture n’est pas, selon moi, une thérapie. Mais, il faut bien dire les choses à un moment ! Après avoir écrit Chemins, j’avais l’impression d’avoir un peu maîtrisé le conflit…

KS : Au moment de la parution de Chemins, vous avez déclaré : « Souvent on écrit pour quelqu’un […]. Peut-être que j’ai écrit tous mes livres pour mon père[19]. »

ML : Je ne le dirai plus aujourd’hui. À l’époque, j’écrivais La petite trotteuse, où la guerre, la violence sont éminemment présentes. Si j’écrivais alors pour mon père, c’est que je me le reconstruisais en quelque sorte. C’est comme si la relation avait été coupée trop tôt et qu’on n’avait pas eu le temps de se dire des choses…

Parfois on se dit ces choses plus facilement dans une lettre, une carte postale. À une époque, j’adorais aller dans les marchés aux puces et lire les cartes postales, où se glisse parfois un mot personnel. Je trouve émouvant, bouleversant, de voir ces cartes postales envoyées par la poste, reçues par des gens qui n’ont probablement pas de descendants, pas de famille, et qui se débarrassent alors de leurs papiers privés.

KS : Partageriez-vous, avec l’historienne Arlette Farge, Le goût de l’archive (1997) ?

ML : Elle est magnifique, Arlette Farge. Elle a une façon de parler du présent à travers les textes du passé qui est magnifique…

KS : « Heureusement », écrivez-vous dans Victor Dojlida, « que les hommes laissent des traces, même après leur mort » (folio 76). Et vous, laissez-vous des traces ?

ML : Je pense que oui. Je ne parle pas de mes romans, même s’ils en font partie d’une certaine manière, mais plutôt de mes grands cahiers, qui ne sont pas des journaux mais qui y ressemblent. Je suis assez soucieuse de laisser des traces (même si cela n’intéresse personne, au bout du compte) parce que j’aurais aimé avoir davantage de traces de mes parents et de mes grands-parents. Le temps fuit tellement vite, avec une cruauté absolue. Tout d’un coup, on prend conscience du fait qu’il faut saisir les choses et les garder.

C’est il y a une douzaine d’années que j’ai commencé à tenir, non pas un journal intime, mais des cahiers. Et il m’arrive de les relire pour visiter certaines périodes… Mon premier cahier date de l’époque du suicide de l’homme dans le métro, probablement parce que j’ai eu, à ce moment-là, une vision de la fragilité des choses qui, du jour au lendemain, d’une minute à l’autre, disparaissent. Et puis, l’oubli, c’est un peu ma hantise. Je plains énormément les personnes qui sont malades de la mémoire.

KS : Parmi d’autres traces qu’on pourrait laisser de soi, citons également les lettres, les correspondances. En tant qu’écrivain, échangez-vous des lettres avec vos lecteurs ?

ML : Chaque fois que je reçois d’un lecteur une lettre manuscrite, je réponds, quoi qu’il advienne. Comme je disais, écrire une lettre, c’est toute une démarche. Pour moi, il faut répondre à une personne qui a mis du temps à écrire et à envoyer sa lettre.

KS : Aimez-vous lire des correspondances publiées ?

ML : Les correspondances amoureuses ne m’intéressent vraiment pas, je ne les lis pas. Il y a quelque chose que je trouve très discutable sur le geste. La correspondance de Maria Casarès et Albert Camus, par exemple, et les lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot – même si elles sont remarquables par la beauté de l’écriture – sont un commerce. Par contre, je vais sûrement acheter la correspondance de Nicolas de Staël, peintre que j’admire parmi d’autres et qui, dans ses lettres, ne parle que de son travail.

KS : En tant qu’écrivain, vous arrive-t-il d’écrire des lettres ouvertes, pour des causes politiques ? Comment concevez-vous cet usage de la lettre pour grand public ?

ML : Il est vrai qu’on écrit à quelqu’un pour faire passer une idée, pour la défendre, éventuellement pour s’insurger contre d’autres ou, comme dans ma Lettre à Marion du Faouët, pour exprimer mon désenchantement. Mais quand j’écris, j’écris à quelqu’un, à un destinataire privé, je n’écris pas au monde entier. Pour ma part, je préfère aller à des manifestations, m’y rendre physiquement. Quant aux pétitions sur Internet, par exemple, je ne les signe jamais : c’est se débarrasser facilement d’un choix, d’une obligation. Si on veut militer, on descend dans la rue, on y va dire ce qu’on a à dire.

S’il fallait écrire une lettre contre un écrivain que j’estimerais d’extrême droite, j’en serais capable. Je ne le ferais pas, cependant, si l’auteur n’était pas beaucoup lu, s’il n’avait pas un lectorat exceptionnel. Ça le mettrait plus en lumière qu’autre chose.

KS : Pour Foucault, « la missive, texte par définition destiné à autrui, […] agit, par le geste même de l’écriture, sur celui qui l’adresse, comme elle agit par la lecture et la relecture sur celui qui la reçoit[20] ». Est-ce une observation pertinente dans le cas de vos « lettres », notamment celles qui peuvent être considérées comme des « réponses » ?

ML : Foucault a raison. Parce que la lettre est un lieu de liberté totale où il est possible de dire ce qu’on a à dire. Elle est faite aussi pour être lue, éventuellement pour persuader. On peut arriver dans une lettre à développer des arguments, en toute connaissance de cause et calmement, ce qui n’est pas forcément possible dans une discussion orale…

KS : Vous dites ne pas écrire au monde entier dans vos missives. Mais n’est-il pas vrai que vos lettres publiées, que vos textes écrits à ou pour un individu en particulier, sont destinés à être lus par le public ? Qu’en est-il des lettres dont il est question dans votre livre Rendez-vous à Parme ?

ML : Comme le suggère le titre, il est question dans ce livre de La Chartreuse de Parme de Stendhal, que j’ai relu et que la narratrice, elle aussi, a lu toute jeune, dans des conditions particulières, sur une plage de Normandie. Quarante ans plus tard, quand elle relit La Chartreuse de Parme, les conditions de cette relecture font remonter des scènes de la première lecture. Alors, dans sa tête, elle crée quelqu’un à qui elle s’adresse.

Rendez-vous à Parme comporte donc deux lettres courtes – même si, au départ, je n’avais pas prévu d’en mettre – et une sorte de lettre non écrite, ou plutôt, écrite mentalement et alors destinée à ne jamais être lue par son destinataire. Ces lettres sont une sorte de complément concernant les rapports entre la narratrice et l’homme auquel elles s’adressent et qui est disparu. J’ai préféré cette forme à un développement qui m’intéressait moins et qui n’aurait pas eu la même charge affective et émotionnelle. 

KS : Considérez-vous qu’il s’agit, dans Rendez-vous à Parme, de « vraies lettres » ?

ML : Ah oui, absolument. Ce sont de vraies lettres. Le roman lui-même, qui parle beaucoup de livres et de théâtre, m’a permis d’exprimer ma gratitude pour tout ce qui me tient debout. Sans doute ai-je voulu aussi remercier mon grand-père maternel, grand lecteur, auprès duquel j’ai grandi, et qui m’a donné le goût de la compagnie des livres.