Abstracts
Résumé
Si la problématique du regard est capitale chez Beckett, c’est dans son unique film – au titre rhématique – qu’il en fait le moteur d’une poursuite. En abordant un nouveau médium, il reprend un dispositif ancien reposant sur la représentation de l’« espace parcourable », composant l’espace de la quête. Le recours au célèbre Buster Keaton est solidaire de ce choix qui fait du film une fable. Si un dispositif « théorique » (Berkeley) est mobilisé par Beckett, le regard est lu ici en tant qu’objet, tel qu’il a été théorisé par Lacan, selon lequel chacun est soumis à un regard omnivoyeur, avant d’être constitué comme sujet. Beckett considère la caméra comme une instance pénétrante et impersonnelle. Dans Film, on voit la réalité constituée par l’imaginaire céder devant l’intrusion de ce regard. En l’absence d’un regard d’assentiment originel de la part de l’Autre, le sujet beckettien demeure irrémédiablement scindé, ce qui permet, dans cette oeuvre, de faire du regard un « personnage » à part entière : l’Oeil de la caméra, qui poursuit le personnage, appelé Objet (O). Le premier est subjectivité sans forme visible, le second est visibilité sans intériorité. Alors, au lieu d’être refoulé, le regard menace constamment de surgir dans le champ du visible. La fuite conduit le personnage à la chambre maternelle. Mais ce refuge ne permet pas de résolution, parce que le regard fait partie de la subjectivité du personnage. Le lieu d’une intériorité voulue parfaite révèle une brèche irrémédiable. Celle-ci offre un point d’ancrage, lieu d’une subjectivité impossible à effacer, et où le regard angoissant prend enfin la forme visible du double qui observe O en silence. Le spectateur trouve sa place mise en jeu : regardant ce film muet qui marque l’impossibilité de la communication et de l’identification, il occupe les places d’observateur et d’observé.
Abstract
If the problematic of the gaze is capital in Beckett’s work, it is in his only film – with its rhematic title – that it becomes the thrust of a pursuit. In discovering a new medium, he resumes an earlier setup involving the representation of “traversable space:” that of the quest. The recourse to the famous actor Buster Keaton is part of this choice that makes of the film a fable. If a “theoretical” (Berkeley) background is exploited by Beckett, the gaze is read here as an object, as theorized by Lacan, who contends that each one is subjected to an all-seeing gaze, before being constituted as a subject. Beckett considers the camera as a penetrating and impersonal agent. In Film, we see the reality constituted by the imaginary give way to the intrusion of this gaze. In the absence of an original assent of the Other, the Beckettian subject remains irremediably split, a fact that allows, in this film, to make the gaze a “character” in its own right: the Eye of the camera, which pursues the character, called Object (O). The former is subjectivity devoid of visible form, the latter is visibility devoid of interiority. So instead of being repressed, the gaze constantly threatens to spring up in the field of the visible. The character’s flight leads him to his mother’s room. But this refuge allows no resolution, because the gaze is part of his subjectivity. The site of supposedly perfect interiority reveals an irremediable breach. The latter offers an anchoring point, a place of a subjectivity that is impossible to efface, and where the terrifying gaze finally assumes the visible form of the double, who observes O in silence. The position of the spectator is also questioned: watching this silent film, he occupies the places of observer and observed.