Volume 54, Number 2, 2018 Le regard et la proie Guest-edited by Martin Hervé and Alexis Lussier
Table of contents (9 articles)
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Présentation
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Paradigme cynégétique et archaïsme artistique : l’« écriture faite de bêtes » de Pierre Michon
Laurent Demanze
pp. 13–26
AbstractFR:
Dans La Grande Beune (Lagrasse, Verdier, coll. « Jaune », 1996), Pierre Michon prolonge son parcours de la peinture occidentale entrepris depuis Vie de Joseph Roulin (Lagrasse, Verdier, coll. « Jaune », 1988) et achevé avec Les Onze (Lagrasse, Verdier, coll. « Jaune », 2009), mais en s’attachant cette fois aux fresques rupestres. Ce « presque roman » est marqué tout entier par une teneur préhistorique et archaïque, qui transforme le narrateur, un jeune instituteur dans les années 1960, en un chasseur et le récit en une traque érotique : c’est tout ensemble un récit d’éducation interrompu et une quête érotique, transfigurés en parcours cynégétique. Cet article s’attache à suivre ce motif cynégétique, pour en faire, à la suite des travaux de Carlo Ginzburg, le modèle même de la narration. Voilà sans doute pourquoi les figures de l’écriture et du récit graphique entrent pour ainsi dire en concurrence avec les représentations rupestres. Pas de peinture de chasse dans la grotte, mais à défaut, une multiplication de présences animales tout au long du récit.
EN:
In La Grande Beune (The Origin of the World) (Lagrasse, Verdier, coll. “Jaune,” 1996), Pierre Michon continues his depictions of Western painting, first embarked upon with Vie de Joseph Roulin (Life of Joseph Roulin) (Lagrasse, Verdier, coll. “Jaune,” 1988) and rounded out with Les Onze (The Eleven) (Lagrasse, Verdier, coll. “Jaune,” 2009), but this time zeroing in on rock-hewn rupestrian frescos. There’s a prehistoric and archaic tone to this novella that transforms the protagonist, a young teacher in the 1960s, into a stalker and turns the narrative into an erotic hunt: ultimately it’s a tale of arrested education and an erotic quest transfigured into a cynegetic pursuit. This article focuses on the cynegetic motif and, following the work of Carlo Ginzburg, creates the very model of narration, with the writing and graphical account juxtaposed against the rupestrian images. There are no paintings of the hunt in the grotto but instead a multitude of animals inhabit the path of the narrative.
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La proie ouverte en son ombre : Blesse, ronce noire de Claude Louis-Combet
Martin Hervé
pp. 27–44
AbstractFR:
Dans Blesse, ronce noire (Paris, José Corti, 1995), Claude Louis-Combet se consacre à la vie imaginaire et érotique du poète Georg Trakl et de sa soeur Margarethe. Leur drame incestueux repose sur un fantasme d’union et de complétude qui articule tout un théâtre d’images troubles, si ce n’est doubles, du masculin et du féminin. Drame qui doit en passer par un scénario cynégétique pour que le frère et la soeur, le chasseur et sa proie, investissent la scène de la rencontre des corps. Celle-ci aura été autant désirée que retardée, mise à distance par ces images dans lesquelles les amants préfèrent se contempler et se leurrer plutôt que d’ouvrir les yeux, c’est-à-dire de faire face à l’impossible de leur rêve du comme un. Aussi l’acte sexuel sonne, non l’hallali de la jouissance, mais la curée funeste du désir. À l’impossible de la coïncidence des sexes, les amants Trakl n’opposent que le déni d’un jeu d’ombres.
EN:
In Blesse, ronce noire (Paris, José Corti, 1995), Claude Louis-Combet focuses on the imaginary and erotic life of the poet Georg Trakl and his sister Margarethe. Their incestuous drama draws on a phantasm of union and completeness that conjures a veritable theatre of troubled, even dual, imagery of masculine and feminine. The drama unfolds as a cynegetic scenario where brother and sister, the hunter and the prey, yield to a scene of bodies meeting. This should have been as much delayed as desired, the images made remote with the lovers choosing to contemplate each other in self-delusion rather than to clearly see and confront the impossibility of their dream as one. The sexual act yields not joy but the disastrous reprisal of desire. There is the impossible coalescing of the sexes, the Trakl lovers confronting but the denial of a game of shadows.
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Penser l’image sous le signe de la chasse : lecture du mythe de Diane dans Le chef-d’oeuvre inconnu de Balzac
Véronique Cnockaert
pp. 45–55
AbstractFR:
Selon Frenhofer, le peintre génial du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, la peinture, celle qui fait la vie, est un art de la démesure, du dépassement de la limite, du débordement. Nous retrouvons ici un des thèmes du mythe de Diane et Actéon : voir ce qui ne peut être vu, la déesse nue. Le peintre tout comme Actéon est un voyeur, et ce qu’il voit (ou montre) décide de son destin tragique. Cet article voudrait montrer que les enjeux entre le chasseur et le peintre ne sont pas si éloignés les uns des autres. La Belle Noiseuse, qui est le nom que Frenhofer donne à son oeuvre, tout comme la déesse, ne se laisse pas prendre, personne ne peut rendre compte de sa beauté, qui d’ailleurs ne semble exister que par le voile qui la recouvre.
EN:
According to Frenhofer, the genius painter in Balzac’s The Unknown Masterpiece (Le chef-d’oeuvre inconnu), a painting’s ability to bring to life what it depicts is correlated with crossing over boundaries. It is an art of excess, of overstepping, of going beyond limits. In this capacity we return to the ancient myth of Diana and Actaeon: seeing what one cannot, the naked goddess. Actaeon’s indulgence, like the painter’s, is voyeurism, and what he sees (or shows) determines his tragic destiny. This article seeks to show the profound similarity between the issues confronting the hunter and the painter. Not unlike the Greek goddess the Belle Noiseuse (name given by Frenhofer to his painting) cannot be caught. No one can witness her beauty, which seemingly exists only in conjunction with the veil that covers her.
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Regard et prédation dans Film de Samuel Beckett : de la fable à la structure
Llewellyn Brown
pp. 57–72
AbstractFR:
Si la problématique du regard est capitale chez Beckett, c’est dans son unique film – au titre rhématique – qu’il en fait le moteur d’une poursuite. En abordant un nouveau médium, il reprend un dispositif ancien reposant sur la représentation de l’« espace parcourable », composant l’espace de la quête. Le recours au célèbre Buster Keaton est solidaire de ce choix qui fait du film une fable. Si un dispositif « théorique » (Berkeley) est mobilisé par Beckett, le regard est lu ici en tant qu’objet, tel qu’il a été théorisé par Lacan, selon lequel chacun est soumis à un regard omnivoyeur, avant d’être constitué comme sujet. Beckett considère la caméra comme une instance pénétrante et impersonnelle. Dans Film, on voit la réalité constituée par l’imaginaire céder devant l’intrusion de ce regard. En l’absence d’un regard d’assentiment originel de la part de l’Autre, le sujet beckettien demeure irrémédiablement scindé, ce qui permet, dans cette oeuvre, de faire du regard un « personnage » à part entière : l’Oeil de la caméra, qui poursuit le personnage, appelé Objet (O). Le premier est subjectivité sans forme visible, le second est visibilité sans intériorité. Alors, au lieu d’être refoulé, le regard menace constamment de surgir dans le champ du visible. La fuite conduit le personnage à la chambre maternelle. Mais ce refuge ne permet pas de résolution, parce que le regard fait partie de la subjectivité du personnage. Le lieu d’une intériorité voulue parfaite révèle une brèche irrémédiable. Celle-ci offre un point d’ancrage, lieu d’une subjectivité impossible à effacer, et où le regard angoissant prend enfin la forme visible du double qui observe O en silence. Le spectateur trouve sa place mise en jeu : regardant ce film muet qui marque l’impossibilité de la communication et de l’identification, il occupe les places d’observateur et d’observé.
EN:
If the problematic of the gaze is capital in Beckett’s work, it is in his only film – with its rhematic title – that it becomes the thrust of a pursuit. In discovering a new medium, he resumes an earlier setup involving the representation of “traversable space:” that of the quest. The recourse to the famous actor Buster Keaton is part of this choice that makes of the film a fable. If a “theoretical” (Berkeley) background is exploited by Beckett, the gaze is read here as an object, as theorized by Lacan, who contends that each one is subjected to an all-seeing gaze, before being constituted as a subject. Beckett considers the camera as a penetrating and impersonal agent. In Film, we see the reality constituted by the imaginary give way to the intrusion of this gaze. In the absence of an original assent of the Other, the Beckettian subject remains irremediably split, a fact that allows, in this film, to make the gaze a “character” in its own right: the Eye of the camera, which pursues the character, called Object (O). The former is subjectivity devoid of visible form, the latter is visibility devoid of interiority. So instead of being repressed, the gaze constantly threatens to spring up in the field of the visible. The character’s flight leads him to his mother’s room. But this refuge allows no resolution, because the gaze is part of his subjectivity. The site of supposedly perfect interiority reveals an irremediable breach. The latter offers an anchoring point, a place of a subjectivity that is impossible to efface, and where the terrifying gaze finally assumes the visible form of the double, who observes O in silence. The position of the spectator is also questioned: watching this silent film, he occupies the places of observer and observed.
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La dernière tentation de saint Antoine : mimétisme et psychasthénie d’après Roger Caillois
Alexis Lussier
pp. 73–91
AbstractFR:
À propos de La tentation de saint Antoine, Roger Caillois croyait reconnaître dans les toutes dernières pages du texte de Flaubert l’expression d’un mimétisme général, une généralisation et une tentation de l’espace. Il apparaît qu’en posant la question du mimétisme, comme il en serait d’un « trouble de la perception de l’espace », c’est-à-dire, en somme, en ramenant le regard au-devant de la question du mimétisme – y voir une pathologie du sensible hantée par la visualité même de l’espace –, revient non pas seulement à « anthropomorphiser » le phénomène, mais plutôt à construire, depuis la question du mimétisme, une certaine disposition subjective où la question du regard se pose en fonction d’un imaginaire de la prédation et de la dévoration. À la conception d’un saint Antoine lyrique devait s’ajouter, pour Caillois, la vision d’un saint Antoine psychasthénique, dont le drame se précise entre désir de disparition et identification à la matière, volonté d’assimilation par le dehors et tentation de faire corps avec l’espace. En même temps, c’est l’espace lui-même qui semble perçu comme une puissance dévorante, un « espace noir », capable de dévorer la personnalité même de celui qui ne se distingue plus du « noir », et dont il est lui-même la proie. Tel saint Antoine, l’animal mimétique, dont Caillois a pu rêver, s’abandonne à la tentation de n’être plus que semblable à la matière, bigarré sur fond bigarré, ou quelle que soit l’image qu’il cède, et qu’il abandonne, dans un espace prédateur où il n’est plus que la négation de lui-même.
EN:
In the concluding pages of Flaubert’s La tentation de saint Antoine (The Temptation of Saint Anthony), Roger Caillois believed he saw a general and generalized mimicry, a temptation in space. Raising the question of mimicry would seem to suggest a space perception problem, that is, by again setting the gaze before mimicry – perceiving in it a pathology of sensibility haunted by the visibility of space itself – would not only again “anthropomorphize” the phenomenon, but would further construct, from the mimicry a certain subjective view where the question of the “gaze” appears in terms of an imaginary of predation and devouring. For Callois, to the conception of a lyrical Saint must be added the vision of a psychasthenic Saint Antoine where the drama congeals between the desire to disappear or the will to identify with the subject, between the will to assimilate by the outside or the temptation to merge body and space. At the same time, space itself is seemingly perceived as a devouring power, a “black space” capable of devouring the very personality of the one who no longer distinguishes the “black,” and is himself the prey. So Saint Antoine, the mimetic animal dreamt of by Caillois, succumbs to the temptation to be a likeness only, like patterns overlaying patterns, or regardless of the image he evokes or discards, in a predatory space where he is but his own negation.
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Du regard d’Actéon à Don Juan : conversation avec Hervé Castanet
Exercices de lecture
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« Passer le générique » : intertextualité et (dés)engagement dans Baise-moi de Virginie Despentes
Jean-Benoit Cormier Landry
pp. 111–130
AbstractFR:
Sur la base d’un rappel de la réception particulière dont a bénéficié la parution, au mitan des années 1990, de Baise-moi (Paris, Florent Massot, 1994), le premier roman de Virginie Despentes, cet article propose une analyse de la dimension autoréflexive du roman avec pour point d’ancrage la scène, centrale dans l’oeuvre, du meurtre du personnage de l’architecte. Il a pour objectif de mettre en lumière les stratégies intertextuelles à l’oeuvre dans le texte qui, en s’articulant aux tactiques éditoriales et de mise en marché du livre au moment de sa parution, ancrent Baise-moi dans le champ des productions culturelles de son époque d’une manière oblique. Dans la perspective ouverte par l’analyse, Baise-moi apparaît, sur les plans esthétique, historique, tout comme sur celui des « politiques de la littérature », dans un fonctionnement dialectique où la surexposition brutale des corps sensibles, sexués et violents ne s’oppose plus à l’entreprise intellectuelle, où la négation forte d’un attachement à l’époque est indissociable d’une inscription complexe dans l’histoire (littéraire et plus largement culturelle) où sont consommés (détruits et assimilés) les codes, les frontières et les hiérarchies d’oeuvres, de médias et de pratiques qui sont ceux d’une modernité faussement porteuse d’émancipation et dont le roman de Despentes dresse un portrait lucide et violent, où ont part simultanément la destruction et l’hommage.
EN:
Recalling the particular reception enjoyed by the publication in the mid-1990s of Baise-moi (Paris, Florent Massot, 1994), the first novel by Virginie Despentes, this article aims to clarify the self-reflexive dimension of the novel by analyzing the scene, central to the novel, of the murder of the character of the architect. The aim is to highlight the intertextual strategies which, by articulating the book’s publishing and marketing tactics at the time of its publication, situate Baise-moi in the field of cultural productions of its time, in an oblique way. This analysis of Baise-moi serves to show aesthetically and historically, as well as through the “politics of literature,” its dialectical functioning where the brutal overexposure of sensitive, sexed and violent bodies no longer opposes the intellectual enterprise, where attachment to its era is strongly negated yet inseparable from a complex historical adherence (both literary and more largely cultural). In the novel are consumed (destroyed and assimilated) the codes, borders and hierarchies of works, mediums and practices that represent a modernity falsely bearing emancipation and of which Despentes’s novel offers a lucid and violent representation simultaneously incorporating destruction and homage.
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Le spectre de la noblesse : L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam
David Martens
pp. 131–144
AbstractFR:
Noble d’ancienne lignée, Villiers de l’Isle-Adam s’est volontiers présenté comme étranger à son siècle. Cette posture s’enracine dans un attrait pour la noblesse qui informe l’ensemble de son oeuvre. Ainsi en va-t-il de L’Ève future (1886), qui met en scène une relation problématique entre désir et artifice technologique et conduit à un dénouement occultiste qui conjugue les enjeux d’une poétique du surnaturel et d’un imaginaire nobiliaire. Cette méditation romanesque sur les rapports entre le spirituel et le technologique, mais aussi entre le métaphysique et l’idéologique, se conçoit comme un refus du deuil de l’identité aristocratique et du faisceau de valeurs dont elle est porteuse.
EN:
An aristocrat from an ancient lineage, Villiers de l’Isle-Adam liked to present himself as an outsider to his century. This pose is rooted in a fascination for the aristocracy that informs his entire oeuvre. It also holds true for L’Ève future (1886), which presents a problematic relationship between desire and technological artifice, leading to an occultist conclusion that combines a poetics of the supernatural with an aristocratic imaginary. This novelistic meditation on the links between the spiritual and technology, but also between metaphysics and ideology, emerges as a refusal to accept the demise of the aristocratic identity and its values.