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Peut-on parler d’un « long Mai 68 » à l’instar de l’historien britannique Eric Hobsbawm qui a diffusé le concept du « long dix-neuvième siècle[1] » ? Un parti pris historiographique au sujet de la crise a comme effet délétère de couper Mai 68 à la fois de ses causes et de ses conséquences[2]. Lorsqu’il s’agit de faire le récit littéraire de Mai 68, isoler les événements des mois de mai et de juin a peu d’intérêt, à moins de procéder à une analyse des représentations des grèves étudiantes dans les oeuvres artistiques ultérieurement publiées, ou de reconstituer une chronologie des « événements littéraires » ayant eu lieu durant cette période restreinte[3].

Nous nous intéresserons donc, dans cet article, à l’inscription conflictuelle de la littérature dans l’espace social durant le long Mai 68. Nous porterons notre attention sur les années d’existence des éditions Maspero, soit de 1959 à 1984, afin de rendre visible la coexistence de différentes acceptions de la littérature dans son catalogue. L’histoire des éditions Maspero, qui s’ouvre sur la guerre d’Algérie et qui se clôt durant le premier mandat de François Mitterrand, s’avère à la fois suffisamment longue pour mettre en évidence des changements paradigmatiques, et assez concentrée dans le temps pour faire montre d’une cohérence interne. De plus, le catalogue de la maison, riche de plus de mille trois cent cinquante titres, d’une dizaine de revues et d’environ trente collections constitue un échantillon significatif, même s’il se révèle évidemment partiel, des discours politiques circulant alors dans la sphère intellectuelle.

Cet article vise à identifier le rôle spécifique de l’éditeur dans la reconfiguration des politiques de la littérature autour de Mai 68. Ainsi, parmi les acteurs qui négocient la place congrue accordée aux lettres dans l’espace social, l’éditeur est un intermédiaire tout particulièrement important ; nous soumettons l’idée que durant la période observée, son influence dans la sphère publique est en croissance. François Maspero accompagne pendant plus de vingt ans les débats intellectuels et les événements qui ponctuent l’histoire contemporaine de la France, ce qui fait de sa maison un point de convergence de nouveaux courants de pensée. Nous ne postulons toutefois aucune adéquation simple entre le monde des idées et le militantisme politique. Comme le souligne Gérard Mauger, il est hasardeux de prétendre lier de manière substantielle les textes, leurs lecteurs et les événements pour identifier les « origines intellectuelles et culturelles de Mai-Juin 68[4] ». De plus, Maspero publie très peu de titres[5] qui concernent directement les événements à strictement parler, préférant garder une distance par rapport à l’effervescence éditoriale post-Mai.

Une grande variété de courants idéologiques cohabitent dans le catalogue de Maspero, qui devient le lieu de l’élaboration d’un intellectuel critique à la fois du stalinisme du Parti communiste français (PCF) et du pouvoir gaulliste. Son rôle est celui d’un relais intellectuel, engagement qui le distingue d’un intellectuel de l’écrit et qui consiste à valoriser les paroles critiques. Comme le soutient Julien Hage :

[L]a figure de l’éditeur engagé connaît dans le Second après-guerre un profond renouvellement, avec l’apparition « d’éditeurs protagonistes », aux pratiques plus radicales – notamment par leur activité politique –, à l’écho médiatique considérable, et qui jouent ainsi un rôle déterminant de passeurs dans les circulations internationales des textes politiques et littéraires[6].

Les éditions Maspero occupent une place relativement marginale dans le champ littéraire du long 68 en pleine transformation. Comme le soutient Boris Gobille, Mai 68 est avant tout un moment de « mobilisation » des avant-gardes :

Du même coup, les prises de position des acteurs, les logiques d’alliance et de conflit, les formes de mobilisation et les répertoires d’action sont marqués du sceau d’une incertitude inédite. Les ressources, les savoir-faire, les réseaux, et les positions qui fonctionnaient auparavant comme capital peuvent ainsi se trouver brusquement désajustés par rapport au nouveau contexte, comme, à l’inverse, des positions dévaluées par le passé sont susceptibles de connaître une soudaine relégitimation[7].

Ces luttes de légitimité entre les avant-gardes constituées et les avant-gardes qui sont de nouvelles entrantes dans le champ ont principalement lieu dans les revues littéraires. Tel Quel, Change, Action poétique sont des lieux importants dans ces transactions symboliques. La fondation des éditions Champ libre par Gérard Lebovici et Gérard Guégan dans l’immédiat après-68 révèle peut-être davantage l’esprit de l’époque par l’amalgame entre la réactivation d’un héritage avant-gardiste (notamment celui de Dada), la publication de textes situationnistes et de classiques du socialisme. L’importance de Maspero se situe pour sa part principalement dans les champs politique et intellectuel, plutôt que dans le champ littéraire à proprement parler. Si l’éditeur n’est pas producteur des idées, il en est le médiateur et le prescripteur, devenant de facto un vecteur de changement social et de politisation de l’espace intellectuel. Les éditions Maspero se font pourtant le relais de nombreuses mutations littéraires. Nous soumettons ici l’hypothèse qu’il politise le champ littéraire par l’articulation ambiguë entre théorie politique et création littéraire que l’on peut observer dans son catalogue. Après une brève histoire de la maison qui insistera sur le rôle de Maspero dans l’élaboration des idées politiques du long 68, nous nous pencherons sur quatre acceptions de la littérature qui circulent chez Maspero.

L’histoire de la maison

Né à Paris en 1932[8], François Maspero est le fils de Henri Maspero, sinologue et professeur au Collège de France, et le petit-fils de Gaston Maspero, égyptologue. Son adolescence est marquée par la Résistance : son père meurt au camp de Buchenwald et son frère Jean, dirigeant des étudiants communistes, est fusillé en 1944. Dès 1955, Maspero apprend d’abord le métier de libraire à L’Escalier, rue Monsieur-le-Prince avant de reprendre la librairie La Joie de lire en 1958[9]. Il est déjà sympathisant du Front de libération nationale et l’année suivante, il décide de fonder sa propre maison d’édition. La publication liée à la guerre d’Algérie est alors dominée par Minuit[10]. Le 15 juin 1959 paraît La guerre d’Espagne de Pietro Nenni, premier livre des éditions François Maspero, tiré à près de 4 000 exemplaires. Suivra, quelques mois plus tard, L’an V de la Révolution algérienne de Frantz Fanon. Rapidement, l’exposition des violences coloniales se double d’une critique du PCF. La parution de Critique de base. Le Parti communiste français entre le passé et l’avenir mène d’ailleurs à l’exclusion de son auteur, le théoricien Jean Baby, au mois d’avril 1960[11]. Son livre s’attaque notamment aux positions des dirigeants sur la question algérienne. De plus, la publication du Droit à l’insoumission. Le dossier des 121 situe la maison d’édition dans le champ éditorial de l’extrême gauche. Ces nombreuses prises de parole contre le pouvoir gaulliste la placent dans une position délicate ; elles contrastent avec celles qui dominent l’espace médiatique, qui se montre alors prudent, craignant à juste titre les représailles de l’État.

L’ouverture sur les questions sociales hors de la France s’incarne également par un internationalisme en phase, non seulement avec la décolonisation de l’Algérie, mais aussi avec la situation au Viêt Nam ou la Révolution cubaine. Cet internationalisme est défini à la fois dans un regard français posé sur l’étranger et par la création de réseaux d’intellectuels multiculturels. La revue Partisans (1961-1972, 67 numéros) assure cette fonction. Les trois premières livraisons sont d’ailleurs interdites par le gouvernement français. Le texte introductif du premier numéro, « Nous sommes des partisans », est signé par Vercors dont le roman Le silence de la mer avait été érigé par Sartre en illustration parfaite de la doctrine de la littérature engagée, en raison de son ancrage dans l’actualité de la Résistance[12], et qui est le cofondateur des éditions de Minuit avec Pierre Lescure. On retrouve dans Partisans des contributions de Che Guevara, Fidel Castro, mais aussi d’intellectuels américains ou anglais associés à d’autres revues aux orientations idéologiques comparables, comme la New Left Review. Comme le remarque Claude Liauzu[13], à la fin de l’année 1967, environ 70 % du catalogue de la collection « Cahiers libres » concerne des enjeux géopolitiques dans les proportions suivantes : trente et un titres sur le Maghreb et l’Algérie, quinze sur l’Afrique noire et les Antilles, treize sur l’Amérique latine, dix sur le Viêt Nam, sept sur l’impérialisme en général. Considérant le rythme de production d’alors (qui ira nettement en augmentant dans l’après-68), il s’agit d’une proportion tout à fait importante.

Dès 1963, la maison d’édition prend de l’expansion et ouvre de nouvelles collections afin d’élargir son champ d’activité. Tout en continuant à alimenter les « Cahiers libres », Maspero publie notamment de nombreux ouvrages de poésie et construit une « Bibliothèque socialiste » qui comprend à la fois des interventions sur le présent et des textes historiques fondamentaux (Boukharine, Rosa Luxemburg). Le livre politique[14] cohabite avec les sciences humaines et sociales, s’appuyant sur des pactes de lecture et des usages distincts, et puisant dans des bassins d’auteurs différents (littéraires, philosophes, militants, universitaires). Sont fondées des collections consacrées à l’histoire classique et contemporaine, la sociologie, l’économie. L’ambition internationaliste trouve écho dans l’ensemble de ces domaines de savoir. Vers 1968, Maspero ouvre également des séries consacrées à la psychiatrie et à la pédagogie et publie de nombreux ouvrages sur des enjeux féministes : contraception (Mouvement français pour le planning familial), droit à l’avortement, histoire des femmes. L’anthropologie (« Bibliothèque d’anthropologie », dès 1971, dirigée par Maurice Godelier) ainsi que la géographie (la revue Hérodote, 1976-1982, trimestriel dirigé par Yves Lacoste) sont représentées.

En 1966, le nombre total d’exemplaires tirés dans toutes les collections ne dépasse pas les 100 000. Il passe à 200 000 en 1967, puis excède les 300 000 en 1968. La progression des ventes se poursuit jusqu’en 1972, où elles atteignent 800 000. Les années soixante-dix sont caractérisées par ce volume de production, mais aussi par d’importants problèmes logistiques et financiers. Dans l’après-68, le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin fait preuve d’un acharnement constant à l’égard de Maspero : la librairie subit une répression policière et essuie d’importantes amendes, notamment pour la diffusion du journal maoïste La cause du peuple. À la fin de l’année 1974, la librairie et les éditions cumulent 300 000 francs d’amendes[15], ce qui finit par entamer sérieusement les opérations.

Les dernières années de la maison sont marquées par un intérêt de plus en plus soutenu pour une autre forme de dissidence, qui ne concerne pas le PCF. C’est notamment dans la revue L’Alternative (1979-1985) que s’élabore une parole critique des dérives du socialisme en Europe de l’Est. C’est durant cette même période que les Nouveaux Philosophes investissent un terrain semblable, mais à des fins politiques radicalement différentes. Michael Scott Christofferson, dans son ouvrage Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981)[16] rend raison de l’invention, par les Nouveaux Philosophes, d’une filiation entre marxisme et totalitarisme. Ainsi, au fil des années 1970, la tradition internationaliste révolutionnaire que les éditions Maspero ont assidûment relayée se trouve marginalisée, au détriment d’un tiers-mondisme dépolitisé[17].

À la même époque, Maspero publie huit livres et quatre « cahiers » dans la collection « Yenan », dirigée par Sylvain Lazarus et Alain Badiou, qui ne laissent planer aucun doute sur leurs allégeances maoïstes. Si Maspero affirme regretter certains titres de la collection « Yenan[18] », il faut distinguer la dissidence promulguée par la droite politique et culturelle qui émerge dans la seconde moitié des années 1970, et qui se construit largement contre les idéaux révolutionnaires de Mai 68, de celle qui trouve sa place chez Maspero et qui apparaît comme la suite d’un intérêt de longue date pour toutes les formes de domination.

Qu’en est-il plus spécifiquement des politiques de la littérature qui se dégagent d’un tel parcours ? Voyons comment se superposent chez Maspero diverses acceptions des rapports entre littérature et politique, tels qu’ils se déploient chez un éditeur que l’histoire a plutôt retenu pour son apport à l’évolution des sciences humaines et sociales.

Sartre, préfacier

La présence de Jean-Paul Sartre aux éditions Maspero marque les débuts de l’histoire de la maison, dont la légitimité symbolique est encore frêle[19]. Il y signe deux préfaces : en mai 1960, celle d’Aden Arabie de Paul Nizan ; en novembre 1961, celle des Damnés de la terre de Frantz Fanon.

En se mêlant au mouvement de la décolonisation, Sartre trouve une nouvelle cause qui lui permet de tirer un trait sur ses longues années de flirt avec le PCF, de réussir un repositionnement stratégique et de contrer le pessimisme qui l’habite concernant la situation politique en France. Mais son association aux éditions Maspero n’a pas que des implications politiques. En signant la préface d’Aden Arabie de Paul Nizan, Sartre réactive l’héritage littéraire des années trente, rendant hommage à son ami disparu, un écrivain progressivement oublié depuis la Libération. Celui qui a longtemps été un compagnon de route amorce son autocritique qui culminera quatre ans plus tard dans Les mots : son engagement auprès du PCF était une erreur, et Nizan devrait servir d’exemple, lui qui a tôt vu les dérives idéologiques du Parti qu’il quitte en 1939[20]. Si Sartre réhabilite la mémoire de son ami Nizan, c’est aussi parce qu’il fut accusé en 1940 d’être un traître par Maurice Thorez, alors secrétaire du PCF.

Il semble que plusieurs éléments de ce court texte annoncent en quelque sorte le Sartre de Mai 68, celui qui soutiendra la Cause du peuple, celui qui sera plus enclin à sympathiser avec les maos qu’avec les communistes, celui qui invitera en 1970 les ouvriers de Renault à Billancourt à soutenir les intellectuels. Sur le plan politique, la préface d’Aden Arabie fait montre d’une radicalité antiparlementaire qui se distingue de l’appel démocratique qui marquait jusqu’alors sa pensée politique. Au moment de l’élaboration des fondements de la littérature engagée, Sartre conçoit la littérature comme l’un des rouages de la reconstruction de l’espace démocratique européen. Ici, la littérature est plutôt placée sous les auspices de la révolte, Nizan est vanté pour son extrémisme : « Nizan, c’était un trouble-fête. Il appelait aux armes, à la haine : classe contre classe ; avec un ennemi patient et mortel, il n’y a pas d’accompagnements ; tuer ou se faire tuer : pas de milieu[21]. »

Cette tentation radicale de Sartre peut certainement être lue comme une déception à l’endroit de la gauche, qualifiée ici de « grand cadavre à la renverse » (AA, 11), depuis longtemps dans une « inflexible agonie » (AA, 8). Mais cette amertume est principalement dirigée vers le PCF.

Un jeune homme est venu me voir : il aimait ses parents mais, dit-il avec sévérité : « Ce sont des réactionnaires ! » J’ai vieilli et les mots avec moi : dans ma tête, ils ont mon âge ; je m’égarai, je cru avoir affaire au rejeton d’une famille aisée, un peu bigote, libérale peut-être et votant pour Pinay. Il me détrompa : « Mon père est communiste depuis le congrès de Tours. »

AA, 11

Nizan sert d’inspiration pour se départir de ces « mélancolies de surface » (AA, 18) qu’il partage avec lui. « Ce qui ne variait pas, c’était son extrémisme : il fallait en tout cas ruiner l’ordre établi » (AA, 18). Aux jeunes personnes qui « brisent tout » et « tourn[ent] la violence contre eux-mêmes » (AA, 12), ceux pour qui il faut « que ça saigne » (AA, 12), Sartre n’a rien à inspirer, sinon sa « radicale impuissance » (AA, 12). C’est plutôt vers Nizan qu’ils doivent se tourner.

Ruiner l’ordre établi : Sartre obéit à cette injonction au point de se retourner contre lui-même et d’opérer un tournant autocritique. Alors qu’à la fin des années 1940, il considère le surréalisme comme le symbole même de l’irresponsabilité des écrivains, leur révolte fait ici l’objet d’un retour en grâce. L’« acte surréaliste le plus simple », soit celui de prendre un revolver et de tirer au hasard dans la foule, est vu dans Qu’est-ce que la littérature ? comme un « processus multicolore et chatoyant d’anéantissement ». Cette « négation absolue et hypostasiée » est l’aboutissement d’une « légèreté gaspilleuse d’une aristocratie de naissance[22] ». À peine plus de dix ans plus tard, l’argument est complètement renversé. Le fait de ne pas avoir accompli l’acte surréaliste le plus simple devient une trahison à sa jeunesse. Breton se voit même associé au « temps de la haine, du désir inassouvi, de la destruction[23] » qu’il est nécessaire de retrouver. Ce lyrisme nihiliste autrefois conspué est maintenant célébré et annonce l’« imagination au pouvoir » de Mai 68[24].

Cette proximité de Sartre avec la nouvelle gauche qui se constitue en marge du PCF est aussi observable, de manière plus nette encore, dans sa préface des Damnés de la terre. La mise en cause d’un humanisme bourgeois « universel » passe, ici aussi, par une critique de l’hypocrisie d’une gauche qui fait mine d’écouter les revendications tiers-mondistes :

Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vérité de leur vie, qu’ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres, votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent[25].

La préface à l’ouvrage de Fanon constitue un appel à un socialisme révolutionnaire international, conformément au projet des éditions Maspero. Mais ici aussi, la réflexion prend les allures d’une autocritique. S’adressant aux Européens, il semble s’adresser à lui-même : « Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous[26]. »

Le repositionnement de Sartre annonce donc de plusieurs manières Mai 68 par les rapports inédits qui se nouent ici entre littérature, politique et société. Rappelons tout de même que dès Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre se montrait méfiant à l’égard du PCF et ses chiens de garde. Il renoue donc, au tournant des années soixante, avec des postures qu’il avait en partie suspendues le temps de la guerre froide. Mais en mettant à distance l’humanisme dont il se faisait le défenseur, en rejetant la démocratie parlementaire, en conspuant le PCF, il ébranle fortement les assises conceptuelles sur lesquelles reposait l’édifice de la littérature engagée. Si Sartre « utilise » Maspero pour se refaire une jeunesse, c’est en fournissant lui-même les armes à ses détracteurs. Ainsi, c’est aux éditions Maspero, dans ces deux préfaces marquantes, que Sartre opère une conversion politique et esthétique qui aura une importance considérable moins de dix ans plus tard alors qu’il appuiera avec bienveillance les mouvements étudiants et ouvriers.

Perec et le réalisme

En 1962 et 1963, Georges Perec publie cinq articles dans la revue Partisans où il met en place une théorie de la littérature[27]. Le petit ensemble, regroupé trente ans plus tard dans L.G. Une aventure des années soixante[28], est formé par « Le Nouveau Roman et le refus du réel[29] », « Pour une littérature réaliste[30] », « Engagement ou crise du langage[31] », « Robert Antelme ou la vérité de la littérature[32] » et « L’univers de la science-fiction[33] ». Georges Perec, durant la période qui précède la publication des Choses en 1965, assiste à quelques réunions de la revue Arguments et participe également à La Nouvelle Critique, le journal des intellectuels communistes, et à Clarté, celui des étudiants communistes. Comme l’explique Claude Burgelin, ces articles étaient d’abord destinés à La Ligne générale, projet de revue avorté[34]. La nébuleuse d’intellectuels dont fait partie Perec est proche du PCF, mais ils se montrent très critiques de sa politique culturelle et de son esthétique, dont les principaux représentants officient dans Les Lettres françaises, l’hebdomadaire dirigé par Louis Aragon. C’est donc dans une perspective de renouvellement de la pensée marxiste qu’il faut lire ces textes.

Perec s’en prend rageusement aux oeuvres de son époque, rejetant simultanément le Nouveau roman et la littérature engagée. Si la seconde n’a produit « aucune oeuvre qui ne parvient à dépasser les structures conventionnelles qui les régissaient toutes », qu’elle se situe « au niveau des bons sentiments et, par son schématisme arbitraire, n’[a] aucune prise sur le concret[35] », les productions du Nouveau roman, pour leur part, « présentent une image falsifiée du monde et de l’homme », « utilisent un langage mort » et « renvoient à une réalité dépassée[36] ». Perec s’en prend au « mythe de l’avant-garde » qui pousse la gauche à considérer le Nouveau roman comme de la bonne littérature, alors qu’il lui apparaît que c’est une « idéologie profondément réactionnaire[37] » qui soutient cette mouvance. Elle est « l’école des nouveaux chiens de garde », car elle fige le monde « hors du temps, de l’histoire[38] ».

L’échec de ces deux pans de la littérature d’après-guerre exige une reformulation à nouveaux frais de la notion de réalisme. Pour Perec, la littérature réaliste est révolutionnaire parce qu’elle est un « moyen de connaissance, moyen de prise de possession du monde » et « l’une des armes les plus adéquates qui, à long terme, permettent de lutter contre les mythes que secrète notre société[39] ». Le réalisme a comme fonction de dévoiler un réel brouillé par l’idéologie. Les productions médiatiques sont mensongères, et le roman réaliste, tel que le conçoit le jeune Perec, a pour visée de donner accès au réel. Le récit concentrationnaire L’espèce humaine de Robert Antelme en est le meilleur exemple dans la littérature contemporaine, car il réussit, selon lui, à transformer « une expérience en langage », créant « une relation possible entre notre sensibilité et un univers qui l’annihile[40] ». L’écriture d’Antelme est à même de dévoiler, plutôt que de masquer, comme le ferait le Nouveau roman, et va à l’encontre d’une mystique de la création dont la valeur cardinale serait l’« inexprimable ».

Au centre de L’Espèce humaine, la volonté de parler et d’être entendu, la volonté d’explorer et de connaître, débouche sur cette confiance illimitée dans le langage et dans l’écriture qui fonde toute littérature, même si, de par son projet même, et à cause du sort réservé, par notre culture, à ce que l’on appelle les « témoignages », L’Espèce humaine ne parvient à s’y rattacher complètement[41].

Perec pose la difficile question de la littérarité et de la valeur esthétique des témoignages. En régime contemporain, il appert que le rapatriement des témoignages dans les corpus littéraires est achevé : au début des années 1960, entre les géants du Nouveau roman et de la littérature engagée dite des « bons sentiments », il y a peu de place pour une esthétique qui combine une quête de la liberté par le langage à une pulsion de connaissance des événements historiques.

Il ne faut certes pas exagérer l’importance de ces textes de Perec dans l’économie générale du catalogue de Maspero. L’influence de l’écrivain, deux ou trois ans avant la parution des Choses et de son prix Renaudot, est pratiquement inexistante. Mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer le positionnement politique que constituent les propositions esthétiques de Perec. Elles s’inscrivent pleinement dans la volonté de Maspero d’entretenir une dissidence à l’égard du PCF et, en l’occurrence, de marquer un écart face à la rigidité stalinienne du jdanovisme en matière esthétique. Les textes critiques et théoriques de Perec permettent de définir la littérature comme une instance potentiellement contre-idéologique, à condition de mettre à distance la bien-pensance de l’engagement sartrien, l’humanisme bourgeois et le formalisme réactionnaire.

Si l’oeuvre de Perec n’est pas automatiquement associée à 68, Claude Burgelin a raison de lier Les choses à la Critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre. Les « façons d’habiter, de consommer, de vivre loisirs et travail » qui forment le « substrat » des Choses, note-t-il, forment également le « terreau de 68[42] ». Mais avant d’en arriver à cette critique de la société de consommation et des mécanismes de domination (entre autres culturels) qui la balisent, Perec, dans ses articles de la revue Partisans, élabore des idées qui participent à l’éclosion d’une certaine modernité esthétique à la fois dans le PCF et contre le PCF. Ces articles annoncent des mutations profondes qui ont une incidence réelle sur le cours des événements de 68. Le Congrès d’Argenteuil en 1966 marque en effet une tentative de renouvellement des politiques culturelles du PCF. Certes, ce ne sont pas les articles de Perec dans Partisans qui provoquent ces accommodements des apparatchiks, mais ce sont en partie les périodiques communistes qui, au début des années soixante, font pression sur les instances culturelles jdanovistes du parti. Les textes de Perec expriment simultanément un soupçon quant au potentiel de transformation sociale des avant-gardes formalistes, et un refus de l’orthodoxie communiste et de l’engagement littéraire.

Les écritures du réel

Cette conception d’une littérature réaliste véhiculée par Perec dans Partisans permet de lire autrement la place de la littérature dans l’ensemble du catalogue de Maspero. « Voix » (1960-1982) et « Voix, nouvelle série » (1971-1982) sont les principaux espaces consacrés aux oeuvres littéraires chez Maspero. Le nom de la collection indique une prise en charge d’une multiplicité de paroles. Parallèlement à un discours spécialisé et engagé qui se développe dans les collections de sciences humaines et sociales sont publiés des ouvrages consacrés à la poésie et à la chanson « populaires » de différentes régions du monde : Kurdistan, Grèce, Andes, Kabylie. Les thèmes de la révolte et de la résistance dominent, ce qui correspond au premier abord aux valeurs d’indignation sociale de la littérature engagée. Toutefois, à la lumière de notre parcours, il serait possible d’y voir une sorte de pendant esthétique et sensible aux enquêtes sociologiques ou ethnologiques qui abondent chez Maspero. Dans le souci constant de l’éditeur d’offrir une variété de points de vue sur les luttes politiques, « Voix » constitue un accès aux rites et aux modes de vie des peuples en question. Or la poésie ou la chanson ne sont pas réduites à leur fonction esthétique, elles ont également valeur de témoignage ; le livre de Meri Franco-Lao est à cet égard très révélateur : Basta ! Chants de témoignage et de révolte de l’Amérique latine (1967). La presque entièreté des titres de la collection est constituée de traductions qui forment un canon de la littérature mondiale de résistance du xxe siècle : Nâzim Hikmet, John Berger, Tahar Ben Jelloun, Victor Serge, Anna Akhmatova, Yannis Ristos. « Voix, nouvelle série » poursuit le même projet et incarne la vision éditoriale de Fanchita Gonzalez Battle, soit la diffusion d’une poésie populaire, au sens où elle exprime les aspirations des peuples et des classes sociales opprimées.

La collection « Actes et mémoires d’un peuple » (1975-1982), dirigée par Louis Constant, correspond à une définition plus inclusive de la littérature. Ces textes ont, comme les recueils de poésie populaire, pour objectif de donner la parole aux subalternes. Or ici, la fonction testimoniale rencontre la science historique. Les documents du passé viennent former une contre-histoire insurrectionnelle. Les mémoires d’un compagnon d’Agricol Perdiguier, présentées par Alain Faure (du collectif Les Révoltes logiques, dont faisaient entre autres partie Jacques Rancière, Geneviève Fraisse et Arlette Farge) côtoient Louise Michel et les Mémoires d’un esclave américain de Frederick Douglass. Signe d’un intérêt pour la dissidence soviétique, on y retrouve également les récits de la Kolyma par Varlam Chalamov. Le xixe siècle domine cette collection ; la Commune y apparaît comme un événement historique primordial.

Dans l’ensemble du catalogue, nombre de textes épousent des formes hybrides, à mi-chemin entre les sciences humaines et sociales et la littérature : récits de voyage publiés dans la collection « La Découverte », récits militants dans « Luttes sociales », correspondance de Rosa Luxemburg dans « La Bibliothèque socialiste ». La collection « Domaine maghrébin », qui comprend une douzaine de titres en amont et en aval de Mai 68, est symptomatique de l’appartenance générique (voire épistémologique) incertaine de nombreux textes. Y cohabitent des réflexions sur l’éducation, sur l’agriculture, des ouvrages théoriques sur le conte kabyle et des anthologies de poésie. L’internationalisme de Maspero ne connaît donc pas les frontières disciplinaires, et vise à offrir le maximum de visibilité à des peuples opprimés tout en contribuant à l’intelligibilité des problèmes sociaux abordés. Le rôle de l’éditeur politique est certes de répondre de ses actes sur la place publique (ce que Maspero doit faire à de nombreuses reprises), mais aussi de rendre disponibles des outils théoriques et des expressions artistiques pour alimenter l’action collective.

En amont et en aval de Mai 68, ces ouvrages rendent compte d’un intérêt chez Maspero pour une parole populaire caractéristique de l’époque. Ces publications sont contemporaines de l’établissement en usine de nombreux intellectuels[43], mouvement qui donnera lieu à toute une série de témoignages. La lutte contre l’idéologie, pour les jeunes maos qui décident d’abandonner leurs fonctions intellectuelles, passe par une critique (en acte) de la division entre travail manuel et travail intellectuel et par le désir d’aller au plus près des conditions d’existence des dominés. C’est le sens de l’établissement de maos, comme c’est le sens de la publication par Maspero de ces chants et poèmes populaires. Dans cette troisième acception de la littérature se dessine en creux le rôle de l’éditeur. Mai 68 repose sur une tension irrésolue entre une démocratisation des institutions culturelles et leur abolition sous prétexte qu’elles sont essentiellement bourgeoises. Maspero prend part à ces discussions en procédant à une double démocratisation de la littérature et des sciences humaines : démocratisation de l’écriture, en donnant une voix aux subalternes ; démocratisation de la lecture, en diffusant largement ces ouvrages à prix abordable.

Les althussériens : art et idéologie

L’action de Maspero dans la diffusion du structuralisme intervient au moment de sa politisation[44]. Avec la publication de Pour Marx de Louis Althusser en 1965, s’amorce véritablement la réception du structuralisme auprès d’un plus large public, qui culminera l’année suivante, notamment avec le succès populaire des Mots et les choses de Foucault. Dès 1948, Althusser est agrégé-répétiteur à l’École normale supérieure. La même année, il entre au PCF. Son travail philosophique sur Marx débute en 1960. Il élabore, durant la première moitié de cette décennie, un appareil conceptuel qui vise à séparer le jeune Marx d’un Marx scientifique. La « coupure épistémologique » qu’il identifie le distingue clairement d’autres intellectuels du PCF, notamment Roger Garaudy, et du marxisme humaniste dont ils se font les partisans. L’ensemble des trente livres qu’Althusser édite aux éditions Maspero dans la collection « Théorie » présente une vaste exploration de l’histoire du marxisme. L’art et la littérature y sont l’objet d’une théorisation principalement par Althusser lui-même ainsi que par Pierre Macherey.

L’althussérisme est une réfutation de l’existentialisme qui diffère grandement de celle proposée par Perec. Contre l’idée sartrienne que les hommes font l’histoire et que le sujet infléchit les structures, Althusser croit que le sujet se construit dans et par l’idéologie, qui trouve son incarnation matérielle dans les Appareils idéologiques d’état (école, armée, hôpitaux, etc.). Celle-ci est une dimension fondamentale de l’esprit humain, au même titre que l’inconscient. D’ailleurs, elle s’exprime dans les oeuvres d’art sans que les écrivains en soient conscients. Le travail du critique est donc de repérer les traces de l’idéologie dans le texte, comme le psychanalyste qui rechercherait les symptômes de la névrose dans le discours. Le texte littéraire n’est pas le reflet de l’idéologie, comme le soutient la théorie marxiste classique, il est plutôt un lieu de production de tensions idéologiques que l’auteur n’a pas la capacité de maîtriser. Dans l’une des « Deux lettres sur la connaissance de l’art[45] », Althusser distingue l’art véritable et authentique qui donne à voir et à percevoir, et qui se « détache » de l’idéologie, dans lequel il naît et auquel il fait allusion. L’art se distingue de la science ; le premier relève du domaine du sensible alors que le second est une connaissance. Pour les althussériens, la théorie est supérieure à la science, parce qu’elle permet de distinguer la science de l’idéologie, mais aussi de l’art et de la littérature.

La collection « Théorie » fait d’ailleurs une large place à la réflexion sur l’épistémologie des sciences. On y retrouve des textes d’un petit groupe d’auteurs : Althusser lui-même, Pierre Macherey, Dominique Lecourt, Michel Pêcheux, Étienne Balibar et Alain Badiou. La plupart des ouvrages sont inédits, mais on y republie aussi des textes fondamentaux de Hegel et Feuerbach. La science, l’art et la classe ouvrière (1977) est présenté par Lecourt et Henri Deluy. Ce dernier dirigera d’ailleurs avec Élisabeth Roudinesco une collection liée à la revue « Action poétique », dans laquelle paraît une poignée d’essais consacrés à l’art et la psychanalyse.

Le texte « Notes sur un théâtre matérialiste[46] » dans Pour Marx peut être considéré comme représentatif de la conception de l’art qui se dégage de la collection « Théorie ». Althusser y signe une longue critique de la pièce de Carlo Bertolazzi montée par le Piccolo Teatro à Milan en 1962. La première partie de l’article s’intéresse spécifiquement au spectacle ; la seconde, quant à elle, est une analyse théorique sur la possibilité d’un théâtre matérialiste qui s’appuie sur Brecht. La réflexion d’Althusser concerne l’efficacité du théâtre sur la transformation de la conscience du spectateur. Conformément à la définition de l’idéologie qu’il élabore à cette époque, il soumet l’idée que le spectateur se reconnaît d’abord dans l’idéologie présente dans l’oeuvre, idéologie qui l’interpelle et qui forme sa conscience de soi.

Avant de s’identifier (psychologiquement) au héros, la conscience spectatrice en effet se reconnaît dans le contenu idéologique de la pièce, et dans les formes propres à ce contenu. Avant d’être l’occasion d’une identification (à soi sous les espèces d’un Autre), le spectacle est, fondamentalement, l’occasion d’une reconnaissance culturelle et idéologique. Cette reconnaissance de soi suppose, au principe, une identité essentielle (qui rend possibles, en tant que psychologiques, les processus d’identification psychologique eux-mêmes) : celle qui unit les spectateurs et les acteurs assemblés en un même lieu, pour un même soir. Oui, nous sommes d’abord unis par cette institution qu’est le spectacle, mais plus profondément unis par les mêmes mythes, par les mêmes thèmes, qui nous gouvernent sans notre aveu, par la même idéologie spontanément vécue[47].

Brecht voulait créer un nouveau rapport critique et actif entre le public et la pièce par l’effet de distanciation. Cette rupture avec les formes traditionnelles de l’identification, avec la catharsis qui rendait le spectateur passif est toutefois restée incomplète, selon Althusser, car ce concept a trop souvent été interprété en termes scénographiques. Pour parachever le projet brechtien, c’est la pièce elle-même, dans sa dynamique interne, qui doit produire « un nouveau spectateur ». Cette hypothèse mène Althusser à louanger les grandes pièces de Brecht, celles où la distanciation agit au « niveau plus profond de la dynamique structurale de la pièce[48] ». La question de l’« art populaire » est posée tout autrement que dans les collections de Maspero consacrées aux paroles subalternes. Pour Althusser, n’est pas forcément populaire une oeuvre qui reproduit les conditions de vie des classes prolétaires, mais bien celle qui fait percevoir le « rapport tacite du temps du peuple du temps du drame[49] », dans ce rapport latent qui dépasse le spectateur et que pourtant, il applaudit.

Cette méfiance à l’égard de la théorie marxiste du reflet est également présente dans Une théorie de la production littéraire de Pierre Macherey. Cet ouvrage pose très clairement la question de l’autonomie de l’oeuvre littéraire par rapport à l’idéologie et la vérité : « La spécificité de l’oeuvre, c’est aussi son autonomie : elle est à elle-même sa propre règle, dans la mesure où elle se donne ses limites en les construisant[50]. » La littérature arrache le langage et l’idéologie à eux-mêmes afin « de leur donner une nouvelle destination, les faisant servir à la réalisation d’un dessein qui leur appartient en propre[51] ». Mais la littérature n’est pas pour autant indépendante, car elle entretient des rapports avec les formations sociales et avec l’histoire de la production littéraire.

Macherey propose une théorie sociale du texte qui rompt avec le sociologisme qui a cours au PCF. La théorie du reflet est mise à distance, tout comme l’adéquation simple entre littérature et idéologie. Le rôle du critique est de savoir lire les signes qui permettent de mesurer « l’écart qui sépare l’oeuvre d’art d’un savoir véritable (une connaissance scientifique) mais qui aussi les rapproche, dans leur commune distance à l’idéologie[52] ».

La conception de l’art et du sujet des althussériens se révèle, à certains égards, contraire à celle élaborée dans le reste de ce que publie la maison. La « lecture symptômale » et le fort avant-gardisme politique qui caractérisent leur rapport à l’art ne semblent pas épouser les acceptions du littéraire proposées par Sartre, Perec ou celles des livres de poésie publiés par Maspero. La reformulation des relations entre marxisme et art par les althussériens place les intellectuels en surplomb, car ceux-ci sont détenteurs d’un savoir théorique supérieur à celui de la science. Ce marxisme scientiste a, il est vrai, peu à voir avec le souci du réel que l’on retrouve essaimé dans l’ensemble de la production de Maspero. Il procède toutefois d’une conjonction comparable entre art et sciences sociales que l’on peut observer dans nombre de textes hybrides publiés dans cette maison et s’inscrit semblablement aux textes de Perec parus dans Partisans dans l’histoire d’un marxisme hétérodoxe.

Les avancées théoriques proposées par les althussériens ont une importance cruciale dans le long 68. Sur le plan littéraire, il est clair que le marxisme structural aura une influence décisive sur le développement des théories sociales du texte dans les années 1970. Sur le plan de l’histoire des idées, Althusser est celui qui, après Henri Lefebvre, aura imposé Marx comme philosophe en sol français. En ce qui concerne les prémices politiques de 68, il est remarquable que dès 1966, nombre de jeunes personnes de l’entourage d’Althusser s’éloignent du PCF pour fonder des associations qui deviendront des bastions du gauchisme en France. Robert Linhart fonde l’Union des Jeunesses communistes (marxistes-léninistes), puis la Gauche prolétarienne avec Benny Lévy, organisation dans laquelle Jacques Rancière sera impliqué. La toute-puissance de la théorie, érigée en axiome fondamental de l’althussérisme, sera mise à rude épreuve lorsque, sous l’impulsion de la critique maoïste du savoir livresque, ils s’implanteront en usine après y avoir fait des enquêtes.

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Approcher les politiques de la littérature à travers un catalogue d’éditeur comme le propose Anne Simonin[53] permet de dégager une conception de la littérature qui n’est pas uniforme, parce qu’elle s’élabore à la fois dans des ouvrages théoriques, des revues ou des recueils de poésie. Observer la constitution d’un catalogue d’éditeur place également les parcours individuels au second plan, au profit de dynamiques collectives. De plus, les contingences matérielles, le mélange d’activité et de passivité de l’éditeur (Maspero est à la tête de la maison, mais ce sont parfois les directeurs de collection qui décident de la publication des textes) créent des politiques de la littérature conflictuelles. Les différences fondamentales entre les multiples définitions des rapports entre politique, société et texte qui circulent chez Maspero montrent bien la manière dont le long Mai 68 est aussi le lieu d’affrontements continuels sur l’usage même des mots « littérature », « politique », « réalisme », « témoignage », « théorie »… Si l’histoire littéraire réduit souvent les années soixante et soixante-dix à une succession mécanique d’avant-gardes éphémères (et à leur échec inévitable), l’examen du catalogue de Maspero inscrit la littérature dans un horizon émancipateur qui repose non pas sur une dissociation radicale entre le texte et la société, mais plutôt sur une perméabilité entre sciences sociales et littérature et sur un souci du réel qui n’est pas inféodé à une neutralité axiologique. Au fur et à mesure que les sciences sociales acquièrent leur autonomie, la littérature perd sa centralité dans la vie intellectuelle. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle disparaît de l’espace social. L’analyse du catalogue de Maspero permet d’observer ce changement de statut. Observer le long 68 à travers l’histoire de l’éditeur fait émerger une narration qui déconstruit l’adéquation supposée entre avant-gardes politiques et esthétiques. Elle met également en relief des tensions dans le champ intellectuel en ce qui concerne le rôle de l’imprimé dans les changements sociaux et la responsabilité des intellectuels. Mais son principal avantage méthodologique est aussi de dévoiler le fonctionnement d’instances collectives de mise en visibilité de la littérature.

Si Maspero n’est pas a priori au coeur des débats littéraires en amont et en aval de Mai 68, l’étude de ces quatre déclinaisons des rapports entre littérature et politique qui circulent chez cet éditeur recèle plusieurs enseignements. D’une part, on peut clairement observer que Maspero est le lieu d’une critique du PCF dont les conséquences ne sont pas exclusivement politiques. S’il est évidemment erroné d’ériger les doctrines esthétiques du PCF en prescription indépassable en France, il faut néanmoins remarquer qu’elles marquent fortement les lettres françaises d’après-guerre. Cet affranchissement du réalisme socialiste par Sartre, Perec et les althussériens constitue un moment important de la perte d’influence du PCF sur la création et la théorie littéraire et annonce le versant contre-culturel de Mai 68.

Maspero est également le lieu d’une mise en cause de la littérature engagée. De manière intéressante, Sartre participe lui-même à une reformulation, à nouveaux frais, de l’engagement de l’écrivain. En effet, dans l’ensemble du catalogue de Maspero, la littérature est vue comme un témoignage des luttes des peuples, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle est réduite à sa fonction de reflet. C’est là où les élaborations théoriques d’Althusser et de Macherey nous permettent de mieux saisir la place de la littérature dans le catalogue de Maspero. Contrairement à une critique marxiste orthodoxe, la conception althussérienne de la littérature lui confère une relative autonomie par rapport à l’idéologie.

L’observation des politiques de la littérature par l’analyse du parcours d’un éditeur incite en outre à une attention à la manière de lier discours et pratique, ou pourrait-on dire, élaboration et diffusion des discours. La figure de l’éditeur n’est pas pour autant assimilable à celle de l’intellectuel. D’ailleurs, Maspero récuse l’étiquette d’intellectuel pour désigner sa fonction sociale, et c’est aussi en cela qu’il incarne les idéaux égalitaristes en amont et en aval de 68. L’éditeur est bel et bien un « homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie[54] ». Mais comme le remarque Camille Joseph, ce refus correspond également à une figure d’autodidacte, de « simple ouvrier », souvent revendiqué par les éditeurs :

Travailler comme un « artisan », créer sans capitaux, tout comme devenir éditeur sans avoir suivi de formation, permet d’obtenir un grand « crédit » aux yeux des militants suspicieux de la moindre trace d’héritage bourgeois[55].

La distinction entre l’intellectuel et l’éditeur réside donc dans leur manière de négocier l’équilibre entre la vie des idées et les contingences commerciales. Son intervention concerne au premier chef le discours imprimé ; sa lutte est contre-hégémonique. Joseph remarque justement que Maspero a su trouver sa place « parce qu’il s’est investi dans un métier déprécié du point de vue des “purs” intellectuels, tout en développant les qualités de “désintéressement” et d’engagement politique valorisées par ces derniers[56] ». Si Maspero est garant du long 68, c’est parce que les pratiques d’édition qu’il met en place prennent acte des contestations antiautoritaires de l’époque et qu’il a su pérenniser son ouverture aux pensées subalternes dans un modèle d’organisation collectif qui possède encore une valeur normative dans le champ éditorial contemporain.