Pas de chance en français, contrairement à l’anglais qui a deux termes, story et history, notre langue n’a qu’une histoire à sa disposition. Le mot « histoire » y désigne à la fois le passé de l’humanité et la connaissance de ce passé mais aussi le récit d’une aventure, une affaire, la narration d’événements, fictifs ou non. Comme il serait simple de pouvoir opposer le public au privé, l’érudition à l’imagination, la vérité à la fiction, l’histoire à la littérature. C’est impossible, bien entendu. La littérature revendique un droit sur la vérité du passé, collective et personnelle. L’histoire a, elle aussi, pour sujet des aventures individuelles – celles des « grands hommes » de la nation, dont le destin a provoqué l’événement « historique » et façonné le devenir des peuples, mais aussi celles des anonymes, vies du passé que les grandes crises, ou seulement la marche du temps, ont presque effacées. De Michelet et Quinet jusqu’à Carlo Ginzburg ou Ivan Jablonka, l’historien ne cherche pas seulement des continuités en construisant le récit des événements, il désire parfois aussi ressusciter les morts. L’écrivain a sensiblement la même ambition, mais lui veut également inventer des vivants. Un roman peut être un ouvrage d’érudition, l’histoire, par nécessité ou par défaut, produit des fictions. Quant au terme de « littérature », il ne renvoie pas seulement aux écrivains, il désigne aussi une discipline universitaire, avec ses processus de validation et ses controverses, son rapport à l’institution, des méthodes propres, dont l’objet est l’étude de l’oeuvre littéraire, dans ses formes, son histoire, ses mutations, ses corpus. Littérature et histoire : rien de simple dans cette simple coordination. Comme d’un vieux couple ou de nations ennemies qui se disputent un passé commun, il est difficile de démêler la mémoire et les intentions en écoutant seulement apologies et remontrances, de même parler de la littérature avec l’histoire exige que l’on se fraye un chemin à travers les déclarations anciennes, d’amour et de divorce, les appels à la tolérance et les portes claquées, pour découvrir ce qui, peut-être, relève d’un héritage en même temps que d’une responsabilité commune. Pourtant, de temps à autre, quelque chose bouge sur la ligne de front ; c’est le cas, semble-t-il, actuellement, où d’une tranchée l’autre, il y a des échanges, des tentatives de conciliations, des fraternisations peut-être. Si ces tentatives sont, depuis une dizaine d’années, plus nombreuses – et aussi plus précises –, c’est sans doute que la littérature, revenue au récit après la parenthèse textuelle du siècle dernier, a renoué explicitement avec ce qu’il faut bien appeler les sujets historiques – et cela avec la bénédiction de l’institution critique, comme en témoigne la série récente des prix Goncourt. Accordé en 2006 aux Bienveillantes de Jonathan Littell (avec le grand prix du roman de l’Académie), il a été attribué en 2011 à L’art français de la guerre d’Alexis Jenni, en 2012 à Pierre Lemaître pour Au revoir là-haut, qui se passe pendant la Grande Guerre, et en 2014 à Lydie Salvayre pour Pas pleurer qui remémore la guerre d’Espagne. Le nombre de romans « historiques » parus (dont plusieurs ont rencontré le succès sans obtenir de prix) excède très largement, bien entendu, celui des primés. Le succès des Bienveillantes, cependant, a éveillé une double polémique. Il a pu sembler d’une part à l’historien que la littérature, venant en quelque sorte se servir dans ses armoires, réussissait mieux à toucher un public toujours plus nombreux, et d’autre part que l’histoire, en manque de reconnaissance institutionnelle, ne pouvait finalement aspirer aujourd’hui qu’à devenir toujours plus littéraire. Ce dont témoignait déjà, …