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Un soir des plages à la mode on joue un air

Qui fait prendre aux petits chevaux un train d’enfer

Et la fille se pâme et murmure Weber

Moi je prononce Wèbre et regarde la mer

Louis Aragon, « Casino des lumières crues », Feu de joie (1920)

Le 11 octobre 1972, paraît sous le titre « Comment meurt un journal » le mille quatre cent cinquante-cinquième et dernier numéro de l’hebdomadaire Les Lettres françaises. Son directeur, Louis Aragon, sait depuis juin que son journal est techniquement en faillite et que le Parti communiste français (PCF) a renoncé à le maintenir à flot, près de quatre ans après la résiliation des abonnements dans les pays de l’Est, conséquence de la défense du Printemps de Prague par Aragon[1]. En guise d’ultime éditorial, au lieu de souligner, comme on s’y attendrait, les faits et gestes d’une publication née dans la Résistance, les bons coups de la presse communiste qu’il dirige depuis vingt ans, Aragon commet une nouvelle, « La valse des adieux[2] », qui sera reprise huit ans plus tard dans le recueil Le mentir-vrai (1980). Ce texte, à forte tonalité lyrique, tient tantôt de l’autocritique biographique, tantôt d’une promenade surréaliste entre fiction et « réel », participant de ce « mentir-vrai » par lequel l’auteur définit l’art romanesque. Collant à la forme canonique de la nouvelle enchâssée, ses séquences initiale et finale mettent en scène un « Je » qui se propose en contre-exemple aux lecteurs, imputant le ratage d’une existence à l’aveuglement idéologique. Sa diégèse présente d’abord une réminiscence, celle d’un air lié à l’enfance du narrateur, « La valse des adieux », que ce dernier prétend avoir associé, une fois adolescent, à un poème de Gérard de Nerval. Par la suite, il relate un soir d’errance à Paris, dans l’ancien quartier des Halles, où cet « air » le hante jusqu’à ce qu’il trouve refuge en banlieue, dans une maison « merveilleuse » (MV, 663), flanqué d’un cheval imaginaire à qui on va jusqu’à offrir le thé.

Devant un jeu si complexe entre fiction et réalité, dans un contexte de parution si surdéterminé, il est compréhensible que la part autobiographique de la nouvelle teinte, voire contamine complètement la lecture : Aragon y signe pratiquement son propre éloge funèbre politique. C’est ce que ne manquent pas de faire Pierre Daix et Pierre Juquin. Daix, qui fut l’adjoint d’Aragon pendant vingt ans, lit le texte comme l’aveu d’une défaite, celle « de ce qu’[Aragon] avait cru pouvoir, grâce à son journal, enseigner à ce parti[3] ». Juquin, qui siégeait au comité central du PCF de l’époque, l’inscrit dans la logique des interventions de l’auteur au cours de la précédente décennie, rappelant la multiplication de ses prises de position humanistes alors même que l’étau financier se resserre, mais nuance l’intention du geste du PCF en évoquant un contexte difficile pour l’ensemble des périodiques culturels. Juquin, enfin, témoin et biographe, est également plus enclin à produire une lecture de la nouvelle comme acte de communication et, après en avoir cité sans trop de commentaires plusieurs passages, il répond directement à l’affirmation la plus chargée de l’auteur : « Gâché ta vie, Louis ? Mais non. Cette espérance en nous, même dévoyée, même déboussolée et pour un temps détruite, c’est grâce à elle que, de génération en génération, nous allons vers un avenir humain[4]. »

Le texte soulève pourtant sa part de questions sur le plan esthétique, mais également, au-delà de l’illusion référentielle cette fois, sur le plan pragmatique. Pourquoi mêler autobiographie, politique et fiction alors qu’on met le point final à ce qui fut un temps le plus important hebdomadaire culturel de langue française, tous horizons politiques confondus ? Pourquoi croiser chanson populaire et poésie s’il s’agit d’une mise en garde, d’un discours à portée éthique ? On le voit, bien que ces questions soient soulevées par ce qui constitue une sorte de testament pour Aragon, aussi tributaires soient-elles de la position pour le moins ambiguë de l’auteur dans le champ littéraire français, elles ont une portée qui invite à penser son oeuvre comme l’expression d’une poétique de l’Histoire désillusionnée, sans doute caractéristique, du reste, du récit moderne.

C’est, en partie, cette lecture que fait Édouard Béguin, dans ce qui semble le seul article exclusivement consacré à « La valse des adieux » paru à ce jour. Tiré d’une communication prononcée en juin 2011, « “La valse des adieux” : une fable pour l’avenir » qualifie d’abord la nouvelle de morceau de « littérature de circonstance[5] », rappelant le sens de cette littérature pour Aragon, produit par la poésie de la Résistance, dont on connaît la forte référence à la poésie médiévale. La nouvelle participerait pleinement de l’esthétique du mentir-vrai en renouant avec son lieu d’origine, récits en prose présentant une vie plus ou moins imaginaire aux troubadours, générés par des mots d’une chanson (tout comme « La valse des adieux »…) et destinés à préparer l’auditoire à la prestation[6]. Dès lors, loin d’en rester à une visée moralisatrice, elle se voudrait un appel triomphant à « une compréhension plus authentique de l’Histoire », illustrant « cette cohésion de la vie et du langage que méconnaît la politique dégradée en idéologie, […] cohésion que manifeste l’imagination romanesque qu’il s’agit d’opposer à l’idéologie[7] ».

Cette interprétation, plus complexe, s’accorde à ce qu’on observe dans l’écriture romanesque et journalistique d’Aragon. Elle pourrait correspondre, d’abord, au terme de ce que Daniel Bougnoux considère comme la « période métalinguistique » de l’oeuvre narrative de l’auteur, qu’il ouvre par la rédaction de la nouvelle « Le mentir-vrai », en 1964, où l’auteur systématiserait une sorte de « carnaval narratif » qui se poursuivra dans ses oeuvres subséquentes :

Privilégiant désormais une narration ouverte, où l’Histoire s’éclipse au profit des histoires, Aragon revendique fièrement ces « mensonges » dont ses détracteurs l’accusent, et l’oxymore du mentir-vrai peut clore le cycle réaliste socialiste du Monde réel, et ouvrir une troisième période[8].

« La valse des adieux » brode ainsi habilement une petite histoire sur la toile de fond de la grande, littéraire et politique. Après la première séquence où le « Je » exprime un désarroi que le lecteur ne peut manquer d’associer à la fin des Lettres françaises[9], l’irruption d’un souvenir d’enfance, une chanson jouée par sa grand-mère qui donne son titre à la nouvelle, s’ouvre sur un intertexte qui, j’entends le montrer, permet à Aragon d’exprimer une lecture critique de l’Histoire. À partir de ce qu’il définit lui-même depuis Les collages (1965) comme un thème secondaire qui permet, à l’instar des intertextes héroïques de la poésie de la Résistance, de trouver « le chemin de certains coeurs[10] », le texte propose cette lecture en complexifiant le thème de l’aveuglement au-delà de ce qu’autorise une lecture centrée sur le contexte.

Le titre même de la nouvelle introduit cette construction. « Valse », de l’allemand Walzer, a la même origine latine que le mot « révolution », renvoyant à un mouvement de rotation, ce qui exprime le contraire d’une révolution politique. Les « adieux » sont en expansion à la valse, musique faite de va-et-vient, à laquelle on peut associer l’expression « valse-hésitation » : il y a, ainsi, et c’est sans doute le premier sens qu’on entendra, une sorte de quant-à-soi métalinguistique exprimé à l’endroit de la situation de communication. Aragon, quittant les lecteurs d’un journal surdéterminé par son histoire et son rôle de voix dissidente, ne saurait manquer de souligner le caractère dérisoire d’un « adieu » programmé, en comédien conscient des limites de son art. Mais la valse, c’est aussi cette danse longtemps scandaleuse, popularisée en France pendant la Révolution en opposition aux danses de l’Ancien Régime[11]. On trouve des traces de cette opposition chez les auteurs romantiques, où la valse, théâtre à la fois d’une intimité en rupture avec les usages et d’une communication fusionnelle des corps, exprimerait « une lutte contre l’autorité, la revendication d’une liberté individuelle fondamentale[12] ». Ainsi, dans le conte La cafetière, oeuvre de jeunesse de Théophile Gautier, on oppose au menuet maladroit et artificiel des personnages emperruqués des tableaux qui ont pris vie le naturel passionné de la valse endiablée de Théodore et Angéla. Or ce à quoi Aragon nous convie, incidemment, c’est à une valse, entre sa mémoire intime, celle des oeuvres, et un présent qui a lâché la main de l’avenir, modalité d’expérience du temps qui n’est plus celle du militant communiste. En s’inscrivant dans cette logique de la valse, le texte exprime une lecture critique de l’Histoire, qui ne peut plus être assimilée à une marche orientée, militaire ou philosophique. C’est ce divorce qu’on peut, entre autres, lire dans trois phénomènes distincts et leurs résonances dans l’ensemble de la nouvelle.

L’incipit : rappel d’un avenir qui avait eu lieu

Rappelons-nous qu’en nommant Aragon à la tête des Lettres françaises, le PCF a confié la direction d’un organe destiné à gagner les coeurs et les esprits à l’ancien membre d’une avant-garde incarnant, selon les critères officiels de la politique culturelle soviétique, la décadence bourgeoise comme les plus perverses valeurs de l’impérialisme américain. Elle jette en pleine lumière le grand poète de la Résistance, longtemps muselé pour sa défense d’un communisme national perçu comme un dangereux oxymore aux yeux du Kominform, qui fait plutôt la promotion d’un internationalisme camouflant mal les visées hégémoniques de Moscou. Après la mort de Staline, les événements tragiques qui achèveront de rappeler l’impossibilité de trouver le lieu de l’utopie amèneront Aragon à se poser de plus en plus comme un intellectuel engagé, à tout le moins en ce qui concerne la liberté d’expression en art, littérature en tête. Aragon, alors, fait plus que prendre ses distances d’avec le stalinisme et l’ouvriérisme, ruptures déjà consommées après le « scandale » du portrait de Staline, puis la parution du Roman inachevé (1957) et de La Semaine Sainte (1958) qui expriment une lucidité assumée. Les Lettres françaises, de même, s’en feront l’écho tout au long de la décennie suivante. Cette période, on peut l’ouvrir par la publication d’un article d’Elsa Triolet sur Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, où se trouve évoqué « le grand désastre que l’Union soviétique a vécu pendant un quart de siècle », et attaqués ceux « pour qui ce malheur a été un bonheur et qui espèrent revivre ces temps bénis[13] » ; on peut, de même, la refermer par les propos condamnant l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, en 1968, et ses conséquences les années suivantes. On sait, du reste, que La plaisanterie de Milan Kundera, porté à la connaissance des éditions Gallimard par Aragon, est publié en français en septembre 1968. La préface qu’il y signe est sans ambigüité :

Voyez où nous en sommes. Nous qui avons vécu toute notre vie sur l’avenir, pour l’avenir… et ce que nous avons sacrifié de nous-mêmes, déchiré de nous, de notre passé, est impossible à évaluer, mais nous le faisons pour l’avenir des autres. Et voilà qu’une fin de nuit, au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles. Que disait-elle, cette voix d’ombre, derrière les rideaux encore fermés du 21 août à l’aube ? Elle disait que l’avenir avait eu lieu, qu’il ne serait plus qu’un recommencement. Cette voix qui depuis ne se tait plus, qui impose d’appeler vertu le crime, qui appelle aide au peuple de Tchécoslovaquie l’intervention brutale par quoi le voilà plongé dans la servitude. Cette voix du mensonge qui prétend parler au nom de ce qui fut un demi-siècle l’espoir de l’humanité[14].

En plus de garder à l’esprit cet « avenir [qui] avait eu lieu », horizon désormais fermé, qui rejoint les allusions à l’aveuglement idéologique et la condamnation sans appel de l’« optimisme » qu’on retrouve dans les séquences narratives initiale et finale de « La valse des adieux », on reconnaîtra le titre et la finale de la nouvelle « Le contraire-dit », qui se logera tout juste avant et douze ans plus tard, dans le recueil Le mentir-vrai. L’allusion au transistor, qui signe « la condamnation [des] illusions perpétuelles » semble, en effet, anticiper les deux intertextes consécutifs qui terminent la nouvelle. Le premier serait la transcription d’un extrait d’émission radiophonique du 20 août 1968 racontant la violation des frontières tchécoslovaques par les troupes du pacte de Varsovie ; le second, laconique, est un extrait du communiqué de l’agence Tass, du 21 août, où il n’est plus question que d’une aide apportée à la demande du « peuple tchécoslovaque frère » (MV, 651). On appréciera l’ironie de ce « contraire-dit » jusque dans le dernier mot de la nouvelle, qui se clôt sur la référence au grand quotidien de Moscou du 22 août, la Pravda, nom qui, comme on le sait, veut dire « Vérité », en français.

Mais ouvrons enfin le bal, si je puis me permettre, pour aborder de front l’incipit de cette Valse… Il se présente à la manière d’un jeu sur la convention narratoriale, opposition au code attendu, où le texte, refusant de se laisser lire comme la parole ultime du directeur des Lettres françaises, ouvre les guillemets pour ensuite mettre le doute sur l’identité de son « Je » :

« Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m’en tenir, je connaissais le fond de l’abîme… »

Qui parle ? Mais qui vous voudrez. J’ai l’habitude de parler à la première personne. Pas vous ? De toute façon, dire je, dire moi est le plus simple : le lecteur, ensuite, en dispose.

Laissons là les guillemets : depuis des mois, je connaissais… Une amie à moi me disait ces jours-ci au téléphone : Ah quelle invention que la solitude… Oui. Mais encore on peut la tenir pour un progrès sur ce silence qu’on promène avec soi parmi les gens bruyants et bavards. Ou pire : dans leur compagnie, la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits. Il y a diverses façons de se taire. Il y a diverses façons d’être seul.

MV, 651

La narration n’est pas lancée que son statut est aussitôt remis en question par l’interrogation de l’énonciateur. Tout comme le fragment de « réel » intégré dans un tableau exprime à la fois la mimésis et la part d’illusion, de rêve, de ce que nous appréhendons comme étant la réalité, le métadiscours introduit le lecteur au bricolage qui s’ensuivra. Ce dernier est renforcé à la fois par la reprise des propos de l’« amie » en style indirect, alors qu’on vient, littéralement, de brûler les guillemets, et par les deux dernières phrases de l’extrait, où « la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits » renvoie à la fois au « fond de l’abîme » initial et à la fiction qui permet d’en complexifier l’expression. De même, la polysémie ouverte par les « diverses façons de se taire » et la réflexion sur la solitude qui clôt l’extrait étoffe la situation de l’auteur d’une ambivalence entre politique et métaphysique du quotidien. Plus loin dans cette séquence initiale, qui culmine par la répétition de la certitude d’avoir gâché sa vie, ce constat pathétique est généralisé :

Ces dernières semaines, j’étais isolé du monde. Par le mal qui se niche ici ou là dans l’homme, et en devient la grande affaire, si bien que le temps n’a plus de poids, que les jours passent, et les nuits. Tout prend le caractère équivoque des rêves. Des rêves ? Il n’est même pas sûr qu’il s’agisse des rêves. Cela ressemble à la vie. Une longue histoire. Et puis pas seulement. À la vie en général.

MV, 651-652

Le « mal » entraîne non seulement une désorientation du sujet, mais une sorte de suspension du temps, une plongée dans la durée où les « rêves » se mêlent à « la vie en général ». La séquence finale de la nouvelle ne démêlera pas cet écheveau, mais se servira de sa complexification pour proposer une morale claire :

Je sais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l’aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d’avance décidée de l’aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. […] C’est de leur malheur que peut fleurir l’avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis.

MV, 667

La critique de l’aveuglement idéologique est explicite : « pratique d’avance décidée » et posée en « contentement de soi », elle nie toute possibilité de faire « fleurir l’avenir des hommes », référence à l’acception la plus puissante du rêve, qui justifiait paradoxalement le travestissement du réel. Refuser la « douleur », c’est refuser de voir. C’est tout accorder à l’avenir, au sens que l’expression pouvait prendre en art comme en politique pour un écrivain communiste, faire table rase du passé et occulter jusqu’au présent, comme on l’a fait maintes fois, et comme on vient de le faire de nouveau, en 1972. On notera, d’ailleurs, l’explosion des pronoms personnels qui mettent en scène le passage où l’on retrouve la seconde occurrence du « fond de l’abîme » mentionné dans l’incipit et qui le présente comme une communication directe :

Pour ma part, j’ai regardé en moi et j’ai vu le fond de l’abîme. Je ne vous dis rien d’autre dans ces jours où la beauté de l’automne risque de nous faire croire au printemps. Je ne vous dis rien d’autre qu’il faut savoir regarder en face le malheur, et ne pas le déguiser en son contraire. Je vous le dis à vous qui avez encore le temps de profiter de cette leçon de ma vie et de mes rêves.

MV, 668

Le « vous », pratiquement disparu après la fin de la séquence initiale, repris en italique dans l’extrait précédent comme pour mieux exprimer la variété des lecteurs possibles, jeunes communistes, jeunes maoïstes (nous sommes en 1972), jeunes tout court à mettre en garde (« à vous qui avez encore le temps »), responsables du Parti à qui l’on peut dire leurs quatre vérités[15], est ici répété dans une suite d’antithèses qui expriment l’aveuglement. La plus forte est sans doute celle qui crée une identité entre le printemps et l’automne, où la situation de l’auteur, qui perd sa « belle vieillesse à vouloir expliquer quoi que ce soit aux gens » (MV, 665), s’affirme parallèlement à celle d’un rêve politique dont on ne voit plus que le cauchemar. La répétition du « Je ne vous dis rien d’autre », en se concluant par une phrase déclarative où s’effacent les adverbes de négation renforce, du reste, l’importance du message, qui s’impose à la manière d’un testament.

Les intertextes : « un air à la fois doux et tendre »

Dans la deuxième séquence du texte, sans encore caractériser l’« abîme », ce « fond noir du puits » ou ce « mal » qui trouvera sa résolution à la fin de la nouvelle, le « Je » parle d’une « espèce de douleur », laquelle s’apaiserait au souvenir d’une chanson :

On dirait je ne sais quelle chanson la berce, la vainc, la surmonte, une chanson pourtant oubliée, mais qui se réveille, une chanson de mon enfance, et j’essaye d’en retrouver les mots, la musique…

MV, 652

On remarquera la gradation des verbes, qui lie la « douleur » à un chagrin d’enfant, de même que la volonté de situer le remède – et non le mal – dans la mémoire par tous les signes susceptibles de concourir à son anamnèse. La chanson est, du reste, associée au souvenir de la « grand’mère » du « Je », qui aimait à pianoter « deux ou trois rengaines de son temps à elle » (MV, 652). On en reste pourtant à la seule allusion de ce premier intertexte, qui ne sera bientôt proposé au lecteur que par la médiation d’un second, la première strophe de « Fantaisie » de Gérard de Nerval. Aux dires du « Je », l’odelette, texte de jeunesse du poète romantique, lorsqu’il « fu[t] d’âge à lire Nerval », réactivait dans sa mémoire « l’une [des] chansons » (MV, 653) jouées par sa grand-mère. En voici le texte complet, dont j’ai souligné la première strophe :

Il est un air, pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre,

Un air très vieux, languissant et funèbre

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit…

C’est sous Louis xiii – et je crois voir s’étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit ;

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux peints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.

Puis une dame, à sa fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en son costume ancien

Que dans une autre existence peut-être

J’ai déjà vue et dont je me souviens[16] !

Trois éléments m’apparaissent plus importants que les autres. D’abord, l’ambigüité induite par l’usage vieilli du pronom relatif « qui », dont le référent, ici, est une chose « non personnifiée ». Cet emploi est déjà « exceptionnel[17] » à l’époque de Nerval et le vers est d’ailleurs cité en exemple dans la sixième édition du Bon Usage. Au-delà du fait qu’il ne pouvait que paraître tel aux yeux d’Aragon, « La valse des adieux » introduit également le statut du « Je » sous une certaine ambivalence, s’adressant au lecteur dès la fin de la citation initiale : « Qui parle ? Mais qui vous voudrez » (MV, 651). Je me bornerai à rattacher cette ambigüité au statut particulier de l’« air », qui s’oppose ici à l’oeuvre complète de trois compositeurs, dont deux sont les contemporains de Nerval, ce qui renforce d’une part son caractère archaïque, mais souligne, surtout, son dérisoire, rattaché à des souvenirs intimes, sans valeur sociale (« Qui pour moi seul a des charmes secrets »). Que dire, de plus, des adjectifs qui le caractérisent ? « Un air très vieux, languissant et funèbre » ? Nouvelle ambigüité, entre le passé et l’avenir, le souvenir et la mort, exprimée dès le paragraphe qui suit par la référence au suicide de « Gérard » (MV, 653), qui s’est pendu à une grille de la rue Vieille-Lanterne en janvier 1855. Enfin, rappelons que le revers connoté du mot « air », lorsqu’il dénote une mélodie, signifie un radotage, voire un lieu commun, ce qui ne saurait échapper, en d’autres mots, à personne.

Les deuxième et troisième éléments logent dans la part manquante de l’intertexte, à savoir trois strophes sur les quatre du poème de Nerval. Le « château […] / Ceint de grands parcs, avec une rivière / Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs », semble préparer l’irruption du fort de Malmaison, plus loin dans la nouvelle, et la découverte d’un cadavre dans ses fossés, image obsédante, de l’aveu du « Je », sur laquelle nous reviendrons. Le dernier élément, la « Blonde aux yeux noirs », figure mélancolique qui évoque le motif des deux Iseult du Tristan, est aussi important puisqu’il s’agit d’un nouveau motif récurrent chez Aragon, invariablement lié à la mémoire et à l’oubli : le personnage de Blanche, dans Blanche ou l’oubli (1967) se trouve notamment opposé à une Marie-Noire qui servira de mémoire inventée au personnage-narrateur du roman.

Ensuite, la mise en scène de la réminiscence passe de la référence à Nerval à l’évocation d’une mélodie « comme des demoiselles en jouaient ou chantaient […] quand Gérard s’était pendu déjà depuis une dizaine d’années » (MV, 653). Alors, après avoir fait imaginer un cahier de musique où la chanson est ornée de gravures montrant ces « demoiselles du monde de Mme de Ségur », le premier intertexte est explicité :

Il est un air à la fois doux et tendre,

Qu’on nous jouait avant de s’endormir.

Et nous aimions chaque soir à l’entendre :

J’en ai gardé le lointain souvenir.

Je n’en sais plus les paroles qu’on chante

Et nous chantions jusqu’à fermer les yeux.

C’est une valse à l’allure entraînante :

Nous l’appelions « La Valse des Adieux ».

MV, 653

J’ai souligné « yeux » et « Adieux » pour la simple raison qu’il s’agit, outre le nom de l’« air », des seuls éléments présents dans le texte original du chansonnier Gustave Nadaud, publié dans un recueil en 1865, que Daniel Bougnoux cite dans les notes du cinquième tome des Oeuvres romanesques complètes :

Il est un air à la fois vif et tendre

Dont j’ai gardé le touchant souvenir ;

J’aimais jadis, j’aime encore à l’entendre ;

Il m’annonçait qu’elle devait venir.

[…]

Le souvenir, même d’une folie,

A quelquefois les larmes dans les yeux ;

J’ai retenu la valse qu’elle oublie

Pour l’appeler la Valse des adieux[18].

Du texte source à l’intertexte, les modifications sont radicales, et la narration, par un commentaire intégrateur qui loge à l’enseigne du mentir-vrai, vient rapidement jeter un doute quant au caractère involontaire de celles-ci : « Ça doit être à peu près comme ça, ou est-ce que je reconstitue les mots à ma manière ? Qu’importe ! Le dernier vers, au moins, je ne l’invente pas » (MV, 654, je souligne). On notera, d’abord, la transformation totale de la diégèse : alors que la chanson de Nadaud évoque le souvenir d’un amour perdu, sans hésitation sur l’identité de la valse qui le rappelle, le premier couplet de l’intertexte aragonien renvoie, comme une infinie mise en abyme, à un air dont on n’aurait gardé qu’un « lointain souvenir » : il est lui-même une mise en scène de la réminiscence qui redouble celle de toute la nouvelle. Ensuite, il évoque, comme la première occurrence de la chanson qui l’associe à la « grand’mère » au piano, l’enfance, et non content d’en rester à l’analogie nostalgique avec une berceuse, il exprime une nouvelle représentation de l’aveuglement au deuxième couplet. « Je n’en sais plus les paroles qu’on chante » ne dit pas qu’on ne les connaît pas, mais qu’on les « chante » désormais sans en savoir la portée, restituant à l’ « air » sa valeur de lieu commun. Le vers suivant, pour sa part, ne nécessite guère d’interprétation : « Et nous chantions jusqu’à fermer les yeux. » Que la valse, ensuite, soit d’une « allure entraînante » renvoie au sens romantique dont je faisais mention plus haut, nouvelle occurrence de l’aveuglement, lié cette fois à la fascination de la table rase inhérente aux révolutions, artistiques ou politiques, ce que déploiera la séquence narrative suivante.

Cette dernière installe le « Je » dans une sorte de non-lieu entre la mémoire et le présent, mise en scène d’une expérience désorientée du temps et de l’espace où l’« air » et sa charge sémantique viennent servir de repère :

Pourquoi, ce soir-là, l’air, mais l’air vraiment de cette valse m’était-il revenu, me possédait-il comme j’allais à force de le répéter m’endormir en ce lieu si peu fait pour le sommeil, où je me trouvais par hasard, amené là je ne sais comment, avec toute l’inconséquence des rêves, l’égarement des mots, une sorte de sentiment de me perdre, et ce n’était point une forêt, j’étais en plein Paris, en plein coeur, en plein ventre de Paris. On ne peut pas mieux dire, puisque j’étais dans un bistro, non loin de la pointe Saint-Eustache, ou du moins me semblait-il, je ne sais trop quand, accoudé au zinc, en raison de l’aspect des gens que j’y voisinais, et qui semblaient le carnaval d’un autre temps.

MV, 654, l’auteur souligne

Arrivé « par hasard », sans savoir « comment, avec toute l’inconséquence des rêves », dans un sentiment de désorientation générale, le narrateur est dans un bistro de l’ancien quartier des Halles, alors éventré par le déménagement en banlieue, à Rungis, des vieilles structures mises en place, au milieu du xixe siècle, par l’architecte Balthard. « [C]e soir-là » de septembre 1972 (MV, 655) arrête le temps vaguement désigné par les repères précédents qui, pour ne pas briller par leur précision, ont du moins tous pour point de fuite le 11 octobre 1972, date de publication de ce texte ultime du directeur des Lettres françaises : « Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m’en tenir » ; « depuis des mois, je connaissais… » ; « Ces dernières semaines, j’étais isolé du monde » (MV, 651). À cette dérive du temps qui évoque le laisser-aller ou le lâcher-prise correspond celle du décor, « carnaval d’un autre temps » au milieu des ruines. Un « grand gaillard blond », camionneur qui proposera plus tard de raccompagner le « Je » chez lui, porte casque et fouet qui rappellent l’équipement d’un cavalier de jadis. L’intertexte nervalien est alors réintroduit en même temps qu’est proposée une analogie avec le romantisme, par l’énumération de traits communs entre la mode contemporaine et celle des romantiques (la longueur des cheveux, les « chapeaux baroques », etc.), romantisme qui, aux dires du narrateur, « n’est peut-être qu’une idée [qu’il se fait] des choses » (MV, 655). On notera, de plus, l’allusion au suicide de Nerval, « qui a dû venir ici dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855 » (MV, 654). La situation du « Je », sur le point de sortir du bistro, est présentée en parallèle de celle de Nerval, qui aurait dîné dans un cabaret pour ensuite « errer » : « Cela devait avoir longtemps duré […], on ne se tue pas si facilement que cela. Même si on a profondément ancré en soi le sentiment d’avoir gâché sa vie » (MV, 655). Par la répétition de ce terrible constat, l’« air » qui semblait remplir une fonction d’apaisement au début de la nouvelle est désormais associé à la douleur elle-même, opposé qu’il est à la possibilité antithétique de « [s’]endormir en ce lieu si peu fait pour le sommeil ». Cette sorte de rêve éveillé maintient le « Je » entre deux époques, celle du Second Empire et de la désillusion romantique, et celle, contemporaine à l’écriture de la nouvelle, où il est impossible de ne pas voir le totalitarisme figé derrière le voile du communisme soviétique.

Les intentions du narrateur, en quittant le bistro, sont donc teintées par ce qu’on connaît de celles qu’a réalisées Nerval en 1855, « cette nuit de dix-huit degrés au-dessous de zéro » (MV, 655). S’arrêtant sur des éléments détachés de ce décor en ruines, opposant, enfin, aux « brusques coins éclairés, ses longues rues d’ombre » (MV, 655-656), la possibilité du suicide se conjugue au flou jeté sur le temps : « J’ai beau savoir : en quelle année sommes-nous ? S’il ne faisait pas si beau, si doux, si tendre… » (MV, 656, je souligne). L’identité entre le thème principal, qu’on pourrait associer à la conscience de l’aveuglement, et le thème secondaire composé de l’« air » et du suicide de Nerval se trouve exprimée par le constat de la différence de température, formulé par les adjectifs de « La valse des adieux » recomposée par Aragon. C’est l’intervention du camionneur qui rompt la confusion des temps et de l’espace, invitant celui qu’il appelle « grand-père » à s’orienter, d’abord par la négative : « Je ne vais pas rue de la Vieille-Lanterne, d’ailleurs elle n’existe plus, cette rue-là… quelle drôle d’idée ! » (MV, 656).

Il ne paraît pas saugrenu, alors, que l’invention de Rungis comme destination apparaisse plus tard ainsi motivée : « Je m’attendais à retrouver une sorte de survie de ce que j’avais bien connu à Paris dans les années trente, quand j’étais journaliste […] » (MV, 659). Le sens de cette motivation m’apparaît double. Premièrement, par la référence aux prémices de la carrière journalistique d’Aragon, c’est une plongée aux sources d’une identité elle-même en ruine au présent de l’écriture ; secondement, « les années trente » correspondent au véritable début de son militantisme communiste et à la liquidation des liens avec le surréalisme, après la publication de Misère de la poésie : l’affaire Aragon devant l’opinion publique d’André Breton (1932), destiné à prendre sa défense au nom de la liberté du poète. Des anciennes Halles aux nouvelles, c’est le chemin vers l’origine de l’aveuglement qu’on poursuit, mais qu’on ne rencontre pas dans « cette énorme lumière où se faisaient les échanges et les achats » :

En réalité, il n’y avait là rien de pareil […] et tout semblait de ce fait même plongé dans un silence surnaturel, qui n’était peut-être pas du tout du silence mais une sorte de stupéfaction du bruit, comme l’orangé de la lumière n’était qu’un aveuglement de violence.

MV, 658

Tout se passe alors comme si l’« orangé » de la rumeur commerçante chassait le « bleu » du rêve, couleur étendue de la nuit qui fondait au décor le camion[19], véhicule comparé au cheval et, donc, lieu de passage entre les temps. S’il y a bien un « aveuglement de violence », celui-ci s’éloigne trop de la logique du récit pour permettre d’appréhender une vérité intérieure que nous ne frôlerons que plus tard, lorsque loin de Rungis, le « Je » renouera avec le temps de ce qui est proposé comme la première expérience consciente de l’aveuglement, si on me permet le pléonasme.

Anicet… ou l’aveuglement

Loin d’avoir trouvé le sommeil recherché et désormais délesté de sa fatigue, malgré l’heure avancée, le narrateur tente « d’effacer en [lui le] sentiment de l’abîme » (MV, 659). C’est là que se trouve introduite une référence implicite à Anicet ou le Panorama, par l’évocation d’un appel téléphonique reçu la journée même l’informant du succès que connaîtrait à la foire de Francfort auprès de « jeunes gens », d’« étudiants », plus de cinquante ans après sa publication, cette « manière de roman qui depuis ce temps-là n’a guère eu de succès » (MV, 660). Le souvenir s’ouvre sur une sorte d’anamnèse qui ramène le « Je » au Chemin des Dames, en 1918, lieu où il aurait commencé l’ouvrage :

Je songeais aussi à ce livre de chansons que j’avais un peu plus tard trouvé sur un jeune Allemand mort, dont les yeux grands ouverts, depuis, m’ont toujours poursuivi dans mes rêves, des yeux comme une protestation de ce qu’ils voyaient sans doute en lui à la dernière minute. Et moi qui n’avais pu que continuer d’écrire ce livre, après tout inutile, puisque personne ne s’y intéressait… toute la vie ainsi passe, et un beau jour en Allemagne, imaginez-vous, en Allemagne… J’y repensai marchant dans la nuit en direction de Fontainebleau. […] Et voilà que j’avais perdu l’air à la fois doux et tendre, que je n’arrivais plus même à murmurer juste La Valse des Adieux.

MV, 660-661

Si le souvenir d’un cadavre portant un « livre de chansons » fait perdre l’« air » de la « Valse » au narrateur, c’est peut-être que cette dernière a rempli sa fonction, amenant le lecteur à une représentation littérale de l’aveuglement. Ce sont les « yeux grands ouverts » du « jeune Allemand mort », regard aveugle, qui font voir au point de hanter les rêves du narrateur. Son présent, même, semble retourner la situation, alors que le livre dont l’écriture s’impose ici comme une dénégation (« Et moi qui n’avais pu que continuer d’écrire ce livre ») reprend vie, et au-delà de la seule mémoire de son auteur, dans le pays d’origine de l’ancien ennemi. Anicet ou le panorama, roman est le roman qui fermait les yeux sur la guerre au moment de la faire, s’inscrivant dans une démarche où le seul avenir souhaitable ne pouvait se réaliser qu’en effaçant la mémoire du présent. L’aveuglement tient d’abord en cela, dans l’oubli volontaire de ce qui se lisait pourtant en toutes lettres dans les yeux d’un cadavre, hantise toujours vivace en 1972, où le regard sur l’avenir se veut lucide, désillusionné.

Plus loin, au terme de son itinéraire, le narrateur, après être définitivement descendu du camion, enfourche un cheval imaginaire qui le conduira à Fontainebleau, dans « une maison comme il n’y en a pas » (MV, 663). Par le retour au surréalisme, on parviendrait à fixer la « maintenance[20] » des grammaires révolutionnaires. Le sens de l’aveuglement est alors définitivement associé à l’enfance, la seule référence à un tableau de Balthus nettement reconnaissable (le portrait de Marie-Laure de Noailles, réalisé en 1936, décrit à la page 664) générant une analogie entre l’univers fictionnel de la comtesse de Ségur, mentionné plus tôt, et l’enfance dans l’oeuvre de Balthus :

[C]ette maison, encore qu’elle fût d’un siècle au moins plus ancienne, c’était la maison de La Valse des Adieux, pas comme la jouait ma pauvre grand-mère, mais sans doute comme elle l’imaginait, enfin la maison des grandes petites filles qu’on voyait sur la musique-papier, et par une rencontre étrange je m’apercevais pour la première fois de la parenté qui régnait entre ce monde pervers des enfants dans la peinture de Balthus et celui des Petites filles modèles.

MV, 665

Dans cette maison improbable, « toute chargée d’objets merveilleux » (MV, 665), que le narrateur date d’avant la Révolution française, nous passons sans escale d’un voyage entre 1972 et la fin du romantisme, au temps infini du surréalisme, campé dans un décor dont les référents associent l’art à la haute bourgeoisie, tout en renvoyant aux premières oeuvres d’Aragon. Dans cette dernière scène entre le rêve assumé et l’illusion de réel, où on va jusqu’à proposer un thé à un cheval imaginaire appelé Isidore[21], 1972 correspondrait à une nouvelle sortie du rêve, que l’aveuglement ne suffit plus à combler. Illusion de la toute-puissance du désir scandaleusement représentée, chez Balthus, par des corps à peine nubiles ou enfance ravie à son temps par un avenir aveugle à ses origines, cette représentation renforce l’apologie de la lucidité qui sera exprimée en toutes lettres à la fin de la nouvelle :

J’essaye de détourner mes regards, les vôtres, de ce qu’au bout du compte j’ai lu jadis aux yeux d’injustice de ce grand enfant mort dans les fossés autour du fort de la Malmaison. Mais lui, il n’avait vu la chose qu’à la dernière minute, celle dont on meurt. Ce dont j’essaye de me, de vous détourner, n’est pas l’affaire d’un instant. Cela ressemble à ces longues maladies qui tout au contraire font appeler la fin à ceux qui en sont frappés.

MV, 666

Revenir au temps d’Anicet…, c’est revenir à un aveuglement concernant la Grande Guerre, mais également à l’aurore du surréalisme, éclairée, notamment, par le cubisme. La rhétorique guerrière contre laquelle se sont construites les avant-gardes participerait d’une logique similaire à celle qui conduit à préférer cette « illusion d’aller de victoire en victoire » (MV, 667) à la conscience du malheur. On sait qu’Aragon a très tôt réfléchi et écrit sur le collage, transposant la pratique dans son art romanesque. Si, empruntant du collage la visée ironique qu’il pouvait avoir chez les plasticiens, il l’inscrivait à l’époque des Beaux quartiers, comme le rappelle Tiphaine Samoyault, sous le signe d’un réalisme, si j’ose dire, illusionné, désignant comme collages de « petits fragments de la vie réelle […] directement reproduits dans son roman[22] », la notion, aux temps qui nous intéressent ici, s’étend à ce qu’Aragon décrit comme un « système romanesque[23] ». Ce type de collage, le « thème secondaire » évoqué plus haut, est ainsi présenté dans l’article éponyme du recueil Les collages par un extrait de La mise à mort, alors à paraître :

[L]e thème secondaire introduit donne sens à ce qui profondément agite les personnages, leurs arrière-pensées, je dirais leurs arrière-passions, dont ils ne sauraient eux-mêmes être que les porteurs passagers et peut-être inconscients, à demi-conscients. C’est ainsi qu’aux jours de l’invasion allemande, le pays ne savait pas encore de ceux qui s’armaient, commençaient à faire sauter les rails, qui soudain abattirent le premier Allemand au métro Barbès, ce qu’il devait, ce qu’il allait penser : mais la signification des choses s’éclaircit par des chansons, où le nom de Roland roulant depuis le lointain Roncevaux de l’histoire fit du partisan le héros… Le thème principal était certes la Résistance, mais eut-il trouvé le chemin de certains coeurs sans le thème secondaire[24] ?

Que cette nouvelle acception du collage soit illustrée par l’exemple de la poésie de la Résistance ne fait, selon moi, que préciser le sens de la pratique intertextuelle explicite d’Aragon. Outre qu’exprimer un message directement, sans médiation apparente, puisse être difficile pour le résistant sous l’Occupation comme pour le militant communiste de la guerre froide, il s’agit avant tout d’une aberration pour un écrivain du xxe siècle, un ancien surréaliste qui ne peut qu’être vacciné contre les sirènes de l’illusion réaliste ou les velléités de la thérapeutique littéraire. C’est donc l’implicite, la part manquante des intertextes qui est le plus à même d’appuyer une lecture pragmatique – au sens commun – du texte. Mais plus signifiant encore, la Résistance est décrite par Aragon dans des termes qui ressemblent étrangement à ceux déployés pour décrire le « mal » du « Je » dans « La valse des adieux », comme on peut le lire dans J’abats mon jeu (1958), texte d’une conférence destinée à établir un lien entre Les communistes et La Semaine Sainte :

[C]ontrairement à ce qu’on en a écrit, ici l’auteur s’exerce à plein, il ne s’efface point, même s’il ne dit pas je, il ne parle que de ce qu’il a vu ou pu voir, de ce qu’il a vérifié, touché, contrôlé de première main, il est le saint Thomas de notre époque, il a mis sa main dans la plaie du côté. Pas simplement celle de La Semaine Sainte pour les généraux d’Empire, mais celle des Communistes. […] Les Communistes sont le livre du déchirement français, de cette chose en moi saignante pour les hommes de mon pays dont j’ai partagé les périls et les douleurs[25].

Servant à introduire la référence au « déchirement français », qui n’est autre, les titres des romans le confirment, que le déchirement communiste de la Débâcle puis de la Résistance, l’énonciation de la valeur testimoniale, quasi obsessionnelle, autorise le décodage d’un texte critique à l’égard de l’aveuglement, lui-même supporté par un thème secondaire. Ce dernier, l’intertexte évangélique, est introduit par un bricolage complexe où l’« auteur » pose en saint Thomas, l’apôtre qui doit voir pour croire, mais se désigne également comme un Christ, identifié aux « hommes de [s]on pays » qui portent en eux « cette chose » encore « saignante », témoignage d’une résurrection qui, ici, signifie moins par elle-même que par sa réconciliation du passé avec le futur : celui qui revient d’entre les morts porte le témoignage de ce qui fut tout en incarnant ce qui sera. Cette trajectoire de l’« avenir [qui] avait eu lieu[26] » et de ce qu’il peut signifier pour Aragon serait donc d’emblée surdéterminée dans un texte où la désillusion est, pratiquement, posée comme une prémisse obligatoire à tout engagement.

Mais dans ce dernier mot du directeur des Lettres françaises, doit-on s’étonner que l’avenir ne s’anticipe pas plus qu’il ne s’édifie, qu’il marche moins qu’il ne valse ? En le représentant par le mode de la répétition, déjà-vu de l’horreur que masque mal l’aurore des révolutions, il renouvelle les voeux, anciens, d’un mariage usé entre littérature et politique, où le réalisme prend le pas sur l’illusion, paradoxalement entretenue par les tenants d’une réalpolitique récusée par l’auteur au nom d’un humanisme moins tardivement exprimé qu’on ne l’entend souvent. Ainsi, « La valse des adieux », sorte de testament à l’héritage incertain, s’inscrit comme une pièce importante de cette vaste entreprise de réécriture et de réédition entamée plus d’une décennie auparavant, qui accentue, dans l’oeuvre d’Aragon, l’expression d’une mémoire littéraire du siècle, désillusionnée à l’égard de l’Histoire.