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Qu’est-ce que la langue du roman québécois au début du xxie siècle ? Partons de deux séries de mises en parallèle pour essayer d’en saisir quelques formes dans un corpus, nécessairement insuffisant, d’une quarantaine de romans[1], souvent publiés par de jeunes maisons d’édition. Il s’agira de poser les bases d’une réflexion sur la langue littéraire telle qu’elle se donne à lire depuis quinze ans au Québec.

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Soit deux romans récents, l’un et l’autre mettant en scène le contact des langues.

Le Sermon aux poissons de Patrice Lessard paraît en 2011 :

Manuel avait appris le français en France alors il disait déjeuner pour dîner et dîner pour souper, etc., je dis, Tu veux déjeuner ? (almoçar, en portugais, est sans équivoque, et bon, dans cette conversation il y eut des bouts en portugais et d’autres en français, cette histoire de déjeuner devait être en français pour créer ce genre de confusion).

p. 58

Deux langues sont en contact, le portugais et le français, et deux variétés de ce français, celui parlé « en France » et celui du narrateur, qui vient du Québec. Cela est thématisé par la réflexion sur le lexique : déjeuner, dîner, almoçar. La « confusion » des langues est, en partie, l’objet du roman, ce dont il parle. Rien là d’étonnant : le narrateur est traducteur de son état et il quitte le Québec pour s’établir à Lisbonne ; il doit passer d’une langue à l’autre.

En 2015, Patrick Roy lance L’homme qui a vu l’ours. Le français de ce roman noir est doublement particularisé.

D’une part, le personnage principal, Guillaume Fitzpatrick, est présenté comme travaillant dans les deux langues officielles du Canada. Diplômé de l’Université Concordia à Montréal, il a collaboré à des journaux francophones et anglophones, et il est sous contrat avec un éditeur étatsunien pour rédiger la biographie d’un lutteur unilingue anglophone, Tommy Madsen. Jamais, la langue employée par Fitzpatrick dans les diverses situations romanesques n’est précisée. Au lecteur de déduire quand il parle français et quand il parle anglais. Sur ce plan, on peut parfois avoir l’impression de lire un roman noir traduit, ici de l’anglais.

D’autre part, le texte fait constamment appel au lexique populaire québécois. Cela touche autant les dialogues que la narration. Dans la scène décrivant un des moments charnières de la carrière de Madsen, on lit ainsi, dans la bouche des personnages, « maudit frais chié », « chien sale » ou « t’as prouvé ton point », et, sous la plume du narrateur, « rush d’adrénaline » et « pitonnant » (p. 254-256). Ce français-là n’est pas celui des traductions françaises auxquelles les fervents du roman noir sont habitués. Pareils choix lexicaux vont de soi pour le narrateur : il n’est besoin ni de les expliquer ni de souligner, par la typographie par exemple, qu’il y a passage d’une variante à une autre, du français de référence à sa variété québécoise[2].

Lessard balise les territoires linguistiques, pas Roy.

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L’écrivain français Martin Winckler vit à Montréal depuis quelques années. C’est là où il situe l’action de son roman Les invisibles (2011). Pour aller vite : meurtres, finalement résolus, parmi les itinérants autochtones, les éthiciens, et les mécènes des uns et des autres.

Sur le plan linguistique, on félicitera le romancier : il a tendu l’oreille. Les dialogues en langue populaire sonnent presque toujours juste : « T’es qui, toué ? » (p. 30) ; « Qu’est-ce t’attends ? » (p. 31) ; « Gad’ ta marde ! » (p. 32) ; « C’est-tu tout ce que tu peux faire ? » (p. 34) ; « Tu t’mets-tu à parler comme nous ? » (p. 161) ; « Comment t’sais ça ? » (p. 209) ; « Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ? Laisse-moé donc tranquille ! » (p. 217) ; « Ça vas-tu ? » (p. 264) ; « T’sais-tu [?] » (p. 268 et 270). Les tournures idiomatiques sont bien choisies : « la question à mille piasses » (p. 122) ; « Jamais dans cent ans ! » (p. 269). L’alternance codique (code switching) entre l’anglais et le français, si typique de Montréal, est fréquente.

Il y a néanmoins un aspect du roman – en l’occurrence de sa mise en pages – qui est moins réussi : des mots qui seraient propres au français du Québec sont en italique, d’autres pas, sans qu’il soit possible de comprendre pourquoi. Pour « parce que », il y a « Pasque » (p. 99) et « Pasque » (p. 264). Si on « s’enivre », on lit « s’paqueter la gueule » (p. 99) et « m’paqueter la gueule » (p. 200). Les compagnes sont des « blondes » (p. 152), puis des « blondes » (p. 154, 241 et 269). Pourquoi « logement » (p. 22, 173 et 213), mais « cans » (p. 20) ?

Le narrateur, un Français fraîchement débarqué à Montréal, se met à parler de « cellulaire » – on peut légitimement penser qu’il aurait dit « portable » à la maison –, on le voit « pitonner » dans un « 4 1/2 » (p. 226) et on l’entend dire « niaiseuse » (p. 152), tout cela sans italique. En revanche « poupouner » (p. 99), « pitoune » (p. 152) et « pantoute » (p. 239) en ont.

L’usage des jurons n’est pas plus clair. Page 30 : « Crisse ! Remue-toi ! » Page 166 : « toute une tabarnac de crisse d’utopie ». Page 210 : « Crisse ». Page 213 : « une tabarnac de procédure ». Page 217 : « Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ? » Page 260 : « Calisse ».

Deux ans avant Winckler, aussi dans un polar, la Québécoise Diane Vincent emploie l’italique pour marquer l’utilisation des mots de la langue populaire ou des anglicismes :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope.

p. 174

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique ; ils viendraient de la langue populaire ou de l’anglais. Dope, en revanche, non. Puis on lit : « Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote » (p. 175). Pourquoi shooter – entendu au sens de parler tout de suite – n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique[3] ?

La même année que Peaux de chagrins, William S. Messier publie son premier livre, Townships. En 2009, l’auteur est jeune : sur les conseils de son éditrice, il met en italique les mots de la langue populaire. En 2015, il l’est moins : dans la réédition du recueil, il enlève la plupart des italiques qu’il avait mis six ans plus tôt[4].

Bref, il reste des cas où le lexique populaire, dans le roman québécois, est traité avec une prophylaxie typographique.

C’est pourtant là une question très ancienne, longuement discutée. Dès le 27 mai 1920, dans le quotidien Le Devoir, Clovis Duval y allait d’une proposition simple :

S’il se place parfois dans nos oeuvres un mot purement canadien, ayons en outre le courage de l’accepter tout simplement, tout bravement, sans le mettre entre guillemets. Voilà la déplorable habitude. On voudrait enrichir notre vocabulaire de certains mots bien à nous. C’est très louable, c’est même là la seule manière de nous créer une espèce de cachet distinctif en littérature. Mais qu’arrive-t-il ? Le monsieur qui écrit le mot s’empresse de le mettre entre guillemets, comme l’on fait pour une langue étrangère, ce qui veut à peu près dire ceci : « Vous savez, je puis parler la langue de Racine dans toute sa pureté ; ce mot que j’écris sort de la bouche de nos paysans ; je n’en suis pas dupe, vous voyez bien ; j’écris mieux que cela, Dieu merci ! » Ces mots du terroir, il faut ou n’en pas écrire du tout, si on en a honte, ou les accepter franchement comme nôtres, il n’y a pas de milieu[5].

Il n’a manifestement pas été entendu par tous[6].

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Ces séries de mises en parallèle mettent en relief deux façons de concevoir la langue romanesque.

D’une part, Patrice Lessard, Martin Winckler et Diane Vincent tentent de cadastrer la langue de leurs personnages, soit en en faisant l’objet de réflexions métadiscursives, soit en ayant recours à des procédés typographiques pour distinguer les registres linguistiques. Plus radical encore, sur le plan métalinguistique, est l’ajout d’un glossaire à un roman d’un auteur « canadien » édité en France : c’est le cas d’Au pas des raquettes de Luc Baranger (2009). Dans un autre roman policier destiné au public français, L’érablière de Danielle Charest (1998), les explications linguistiques sont envoyées en notes[7]. Pour Les caprices du sport (2010), Renald Bérubé passe par une remarque à valeur de traduction : « mon père fendait du bois près du hangar – on disait “la shed” » (p. 125). Le narrateur de La nageuse au milieu du lac de Patrick Nicol (2015), lui aussi avec l’aide de l’italique, trace une histoire des mots, pour parler d’un « fou », Foucault : « On disait robineux dans ce temps-là. On n’employait par les mots itinérance ou santé mentale » (p. 30)[8]. La langue du roman québécois demande parfois explication.

Ces romanciers ne sont bien sûr pas les seuls à signaler le rapport à l’occasion conflictuel entre les variétés du français. Danielle Phaneuf, pour prendre un exemple entre mille, le faisait, en 2004, dans La folle de Warshaw : « Un Français l’avait larguée pour des raisons grammaticales. Scandalisé par sa parlure, il lui reprochait, ainsi qu’à l’ensemble des Québécois, son inaptitude à accorder les compléments d’objet direct avec l’auxiliaire avoir. Désaccordée, la Folle avait rompu les relations franco-québécoises en quittant brusquement la couche de l’académicien » (p. 78). La langue, au Québec, peut être affaire de (dés)amour, avec soi-même ou avec la France, mère patrie à la langue fantasmée[9].

D’autre part, Patrick Roy et William S. Messier donnent l’impression de se tenir à l’écart des débats qui ont si longtemps occupé les écrivains québécois. Ils refusent de hiérarchiser les langues du roman, voire de thématiser leur interaction. Le roman n’est pas l’espace où penser la langue, mais où la faire résonner.

On a des manifestations particulièrement nettes de ce type de relation à la langue chez Geneviève Pettersen, William S. Messier et Samuel Archibald.

On peut ouvrir La déesse des mouches à feu (2014) de Geneviève Pettersen n’importe où et tomber sur des passages tel celui-ci :

Mes parents s’étaient rencontrés quand ma mère était revenue de Los Angèle. Dans le condo, elle me racontait leur histoire tout le temps, en me montrant son album photo de quand elle était mannequin. Au début, elle était grande pis mince avec des cheveux longs teindus blond. Elle ressemblait un peu à la Brigitte Bardot des pauvres. Mais quand on arrivait au milieu de l’album, elle était grande pis grassette avec des cheveux qui virent au jaune.

p. 24

S’y lisent graphies fantaisistes (Los Angèle), québécismes (condo, pis, grassette), syntaxe oralisée (de quand) et fautes (teindus), rien de cela n’étant marqué de quelque façon que ce soit par la narratrice, cette Catherine qui écrit non pas au moment de l’action, mais par la suite. La langue adolescente n’est pas « corrigée » par une narratrice ayant vieilli[10].

Dixie (2013), de William S. Messier, est plus intéressant encore, dans la mesure où le lexique populaire, fortement anglicisé dans ce cas, côtoie, dans la narration, des formes grammaticales recherchées. Il y a chez lui aussi bien des locutions conjonctives réputées fautives (« à cause que », p. 36) qu’une phrase où l’indicatif présent est employé avec « après que » (p. 31), le subjonctif étant pourtant plus commun. On fait de la musique avec une « chainsaw » (p. 139), mais une voiture a un « silencieux » (p. 145), alors que muffler aurait été du registre de chainsaw. Le romancier prend son bien là où il le trouve, sans s’imposer un réalisme linguistique strict. L’hypercorrection n’est pas son horizon de sens.

L’action du plus récent roman de Messier se déroule dans la région de Brome-Missisquoi, près de la frontière : « De l’autre côté, les États » (p. 65), cette frontière que ne cessent de franchir les personnages de L’homme qui a vu l’ours de Patrick Roy. Les « histoires » que publie Samuel Archibald en 2010 dans Arvida ou sa novella de 2013, Quinze pour cent, elles, ont souvent pour décor la région du Saguenay. On entendra décor à la fois au sens géographique et au sens linguistique. Le territoire mis en récit par Archibald est fait de lieux et de mots. Qu’est-ce que ces « restants de crosse » d’Arvida (p. 86) ? Que signifie « scèner de la bière » dans Quinze pour cent (p. 65) ? Les lecteurs saguenéens d’Archibald ont leur petite idée là-dessus, moins partagée qu’ils ne le pensent. Or le romancier ne se donne pas la peine d’expliquer le sens de pareilles expressions. Au lecteur de s’y retrouver, soit grâce au contexte, soit en consultant des locuteurs autochtones ou des ouvrages de référence[11].

Archibald, dans des « Dialogues américains[12] » qu’il a confiés à la revue L’Inconvénient à la fin de 2015, revendique « le caractère résolument vernaculaire, nordique et régional d’Arvida » (p. 22) et il affiche sans équivoque son point de vue linguistique.

Dans la valse éternelle entre nos pôles culturels, le rapport à la France m’a toujours préoccupé davantage, parce que c’était de là que mon complexe identitaire me travaillait le plus, parce que j’y ai habité et que c’est là-bas que j’ai pris la décision inaugurale d’arrêter d’essayer d’écrire pour l’ensemble des lecteurs francophones. Je me suis libéré très tôt de la sempiternelle interrogation de l’écrivain québécois quant à son éventuelle lisibilité pour des lecteurs parisiens. On s’en fout, des Français, ai-je répété souvent en éditant Arvida.

p. 19

Voilà qui est clair.

Ces deux façons de considérer la langue romanesque aujourd’hui au Québec ne sont pas mutuellement exclusives. Dans Six degrés de liberté de Nicolas Dickner (2015), le narrateur utilise beaucoup de mots venus de l’anglais, notamment de l’informatique, sans se sentir obligé de les mettre en italique, tout en conférant, dans le même temps, un statut particulier à certaines expressions : « monsieur Morin vient cogner à la porte des Routier afin de demander si Lisa aurait envie, ouvrez les guillemets, d’aller faire une ride » (p. 108). « Photoshopé » (p. 66) n’exige aucun traitement, mais « faire une ride », si.

L’année la plus longue, de Daniel Grenier (2015), est traversé par des réflexions sur la langue des personnages, principalement celle d’Albert Langlois. Bien que la langue anglaise soit incorporée dans son patronyme, quand il débarque à Chattanooga, Tennessee, Albert maîtrise mal cette langue, qui est celle de sa future femme, Laura :

Son accent était si prononcé qu’elle a fait semblant de comprendre en souriant jusqu’à ce qu’elle comprenne quelques secondes plus tard, en analysant les sons, en les décortiquant comme autant de biscuits chinois mal traduits. Son anglais s’améliorerait avec le temps, et son français à elle aussi, elle apprendrait à dire plusieurs phrases consécutives et même à savourer certaines tournures, si proches et si lointaines, grammaticalement et phonétiquement. La première fois qu’elle amènerait Albert chez ses parents, la conversation à table tournerait exclusivement autour des questions de langage, de langue, d’accent, de différences culturelles, occultant les questions de valeurs et de croyances, qui allaient tout gâcher quelques mois plus tard.

p. 41-42

À la maison, leur enfant aura deux noms : « To-ma » et « Thaw-muss » (p. 25). Les interrogations d’Albert, de Laura, des parents de celle-ci, de Thomas – quelle langue parler ? avec quel accent ? – ne sont pas celles qu’aborde explicitement le narrateur, s’agissant de la langue qu’il emploie pour raconter. Il utilise, sans marques ni explications, des mots d’usage courant au Québec, mais pas en français de référence – « accoté » (p. 12), « crémage » (p. 32), « s’enfargeant » (p. 39), « polyvalente » (p. 73), « proche de » pour « près de » (p. 91) –, à côté de mots venus de l’anglais – « white trash » (p. 25), « up North » (p. 26), « rush » (p. 46), « moonshine » (p. 144) – ou des langues amérindiennes – « cherokee » (p. 25). Ces deux visions de la langue paraissent se déployer dans deux univers parallèles.

Il ne s’agit évidemment pas de ramener l’ensemble de la production romanesque québécoise récente à ces deux seules façons de mettre la langue en scène, ni de dire que cette production se définit par son seul rapport à la langue, ni d’affirmer que chaque maison d’édition défend une conception, et une seule, de la langue romanesque. Aux romanciers évoqués ici, dont le travail ne se résume pas à leur perspective sur la langue littéraire, on m’en opposera d’autres, certains jouant radicalement de l’ostentation linguistique (Hervé Bouchard, Mailloux, 2002 et Parents et amis sont invités à y assister, 2014 ; Alexandre Soublière, Charlotte before Christ, 2012 ; Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-d’roches, 2015), d’autres pas du tout (Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City, 2008 ; Perrine Leblanc, L’homme blanc, 2010 ; Nicolas Langelier, Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles, 2010 ; Lise Tremblay, Chemin Saint-Paul, 2015). Il aurait en outre fallu faire place à des romans qui sont particulièrement réussis sur le plan de l’usage de la langue populaire, ceux de François Blais (Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009 ; La nuit des morts-vivants, 2011), de Michael Delisle (Le sort de Fille, 2005 ; Tiroir no 24, 2010 ; Le feu de mon père, 2014) et de Francine Tougas (Les mardis de Béatrice, 2004). La langue des personnages de Jean-Simon DesRochers (La canicule des pauvres, 2009), de Vickie Gendreau (Testament, 2012) et d’Alice Michaud-Lapointe (Titre de transport, 2014), nourrie par les contacts linguistiques, notamment avec l’anglais, et par la représentation des idiolectes, par exemple la « langue des jeunes » ou celle des travailleurs du sexe, appellerait aussi une analyse. Chez Sophie Bienvenu (Et au pire, on se mariera, 2011), l’interaction à interpréter serait celle de la langue populaire québécoise, de l’anglais et de formes venues du français hexagonal[13].

Cela étant, on peut se demander si l’idée de « surconscience linguistique », créée par Lise Gauvin à partir du début des années 1990, et couramment reprise par la critique depuis, est la clé de compréhension la plus efficace du roman québécois depuis 2000 (pour aller très vite), du moins chez beaucoup de romanciers évoqués. Voici comment Gauvin définit cette « surconscience » en 2003 :

Je crois en effet que le commun dénominateur des littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au coeur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature dans des contextes différents. La complexité de ces rapports, les relations généralement conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – qu’entretiennent entre elles une ou plusieurs langues, donnent lieu à cette surconscience linguistique dont les écrivains ont rendu compte de diverses façons.

p. 24

Plus loin, elle précise :

En écrivant Speak what, Marco Micone s’inscrivait dans une longue lignée de réflexions qui renvoient à la surconscience linguistique des Québécois et des francophones, soit une conscience de la langue comme espace de friction et de fiction, comme objet d’inquiétude et de doute, mais aussi comme laboratoire privilégié, ouvert à tous les possibles. Surconscience, c’est-à-dire conscience exacerbée, synonyme à la fois d’inconfort et d’invention, qui oblige l’écrivain à « penser la langue ».

p. 28[14]

Deux aspects de cette définition méritent qu’on s’y attache.

Que la langue soit affaire de « fiction », « objet d’inquiétude et de doute », « laboratoire privilégié », « conscience exacerbée » et « invention », que l’écrivain doive « penser la langue », on ne saurait en disconvenir. C’est le propre de la langue littéraire, pas seulement de la québécoise ou de la francophone, ou celle « des littératures dites émergentes ».

En revanche, que la langue du roman soit toujours source de « friction », qu’elle soit marquée par l’« inconfort » ou par les « relations généralement conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – qu’entretiennent entre elles une ou plusieurs langues », cela ne paraît pas être le cas chez tous les écrivains contemporains québécois. L’idée de « proposer, au coeur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature » leur est étrangère. S’ils souffrent de l’« hypertrophie de la glande grammaticale » diagnostiquée chez les francophones par Jean-Marie Klinkenberg dans La langue dans la Cité, ils ne le laissent pas trop voir[15].

Ce que l’on a imaginé être la volonté de réalisme linguistique des romanciers de Parti pris (la maison d’édition, la revue), celle-ci liée à un projet politique émancipateur et à une mise en conflit des langues, n’a plus cours chez eux. La diabolisation de l’anglais, pourtant encore largement active dans la doxa politique, ne joue guère de rôle dans leurs oeuvres. Leurs langues, ce sont le français, évidemment, mais aussi l’anglais, le yiddish, le créole, le portugais, le mohawk[16]. Sauf exception sans grand intérêt, Montréal n’est plus la ville du joual, forme aliénée de la parole québécoise ; c’est un carrefour de langues, comme dans le Hadassa de Myriam Beaudoin (2006) ou le Côte-des-Nègres de Mauricio Segura (1998). Leur paysage linguistique n’est pas celui de leurs prédécesseurs.

C’est peut-être cela le roman québécois contemporain : une multitude de relations à la langue, dont certaines plus libres, plus assumées, que dans le passé, moins obsédées par la norme lexicale. Des auteurs ont fait le choix de cette « langue bâtarde » que lit Laurence Côté-Fournier, dans un article à valeur de manifeste intitulé « Le parti pris du niaiseux »[17] (2014), chez Mathieu Arsenault (La vie littéraire, 2014) et chez François Blais (Document 1, 2012). On pourrait croire qu’il s’agit d’une position décomplexée par rapport aux débats sur la langue, décomplexée par rapport à la norme réputée française ou décomplexée par rapport à la tradition romanesque québécoise[18]. Ce serait peut-être accorder une trop grande importance au « complexe » dont on serait en train de se défaire. Il est vrai que l’existence de ce « complexe » tient de l’évidence dans le discours public[19]. Chez nombre de romanciers actuels, la question ne paraît simplement pas se poser.

De même, ils ne semblent pas souffrir, du moins explicitement dans leurs oeuvres, de cette « insécurité linguistique » si souvent diagnostiquée chez les Québécois francophones. Forgé par le sociolinguiste américain William Labov (1976)[20], ce concept est utilisé par plusieurs linguistes du Québec, par exemple Anne-Marie Beaudoin-Bégin dans La langue rapaillée (2015)[21]. Jean-Denis Gendron, lui, préférait parler de « culpabilité linguistique » (1984)[22]. On peut d’ailleurs se demander si l’idée de « surconscience linguistique » promue par Lise Gauvin et ses épigones n’est pas l’incarnation positive, en littérature, de cette « insécurité » ou de cette « culpabilité ».

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un débat auquel les romanciers rassemblés ici participent dans leurs oeuvres. Leur langue est leur langue. C’est comme ça.