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La littérature québécoise contemporaine, enfin celle de l’extrême contemporain pour reprendre une terminologie de plus en plus répandue, est tiraillée entre deux grands récits contradictoires. D’un côté, s’imposent ceux qui lui reprochent d’avoir perdu ses traits caractéristiques, de ne plus se distinguer des autres arts et divertissements populaires, de ne pas répondre en somme à « un système de valeurs qui lui serait propre[1] ». De l’autre, se trouvent ses défenseurs qui vanteront sa diversité, son foisonnement, le renouveau de ses lieux d’édition et de diffusion. Délaissant l’un et l’autre de ces récits qui opposent de manière assez convenue le discours de la perte et de l’essoufflement à celui du ressourcement et de la nouveauté[2], j’entends adopter dans le présent article une perspective d’histoire littéraire du contemporain afin de montrer comment le cas singulier d’une jeune maison d’édition, La Mèche, peut traduire, dans une certaine mesure évidemment, ce qui se joue dans le milieu de l’édition littéraire québécois, tant sur le plan des structures concrètes que sur celui des orientations esthétiques.

L’examen d’un catalogue de maison d’édition, aussi attentif soit-il, doit forcément prendre en compte les hasards et les coïncidences : manuscrits reçus et acceptés, rencontres, croisements inattendus, ordre imprévisible des publications constituent des facteurs décisifs qui orientent les choix et précisent les exigences des éditeurs. Il s’avère ainsi difficile d’être assurée de la pertinence de ses interprétations devant une matière aussi mouvante, incertaine, vouée à se transformer au fil du temps. Mon enquête, il va sans dire, aura des limites, des bornes, des impensés, répondant en cela aux incertitudes générales de la critique littéraire des oeuvres du temps présent, au « karma du contemporain », pour reprendre les mots de René Audet. « Aussitôt cerné, précise-t-il, l’objet nous file entre les doigts, s’évanouissant ou se déplaçant constamment, selon le point de vue. Est contemporain ce qui n’appartient qu’à aujourd’hui[3]. »

Ces limites étant posées, je tenterai d’apporter un éclairage partiel au nouveau paysage esthétique québécois en m’attachant aux entours et au contenu des textes publiés par la maison d’édition La Mèche entre octobre 2011 et mai 2013. Le corpus étudié regroupe huit ouvrages, romans, romans graphiques[4], correspondance littéraire, qui ont reçu un écho généralement favorable dans les médias. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’analyse tentera de cerner, s’il y a lieu, la cohérence interne du catalogue de la maison d’édition en dégageant les tendances esthétiques et les thèmes récurrents qui traversent ses différentes publications. Les représentations du social et de l’institution littéraire seront également privilégiées, dans la mesure où elles permettent de rendre compte d’un certain ethos littéraire contemporain et d’offrir une vue d’ensemble des conceptions de la culture livresque qui circulent dans la littérature québécoise actuelle.

La Mèche par elle-même

Fondée en 2011, La Mèche est une division de la maison d’édition de littérature jeunesse La courte échelle. D’octobre 2011 à novembre 2013, elle est dirigée par l’éditrice Geneviève Thibault qui a fait paraître les dix premiers titres du catalogue de la maison d’édition. Comme elle me l’a confié lors d’un entretien réalisé le 12 mai 2015, elle souhaitait alors publier des textes animés par une soif de résistance, des « écritures de la voix » pour reprendre ses mots. En 2013, La courte échelle connaît d’importantes difficultés financières. Geneviève Thibault choisit alors de fonder sa propre maison d’édition, Le Cheval d’août. La Mèche ne disparaît pas pour autant. Pierre-Luc Landry en devient l’éditeur en août 2014 et continue depuis à en alimenter le catalogue.

Avant de plonger dans l’analyse des premiers textes publiés par La Mèche, il convient d’examiner les stratégies paratextuelles que déploie la maison d’édition depuis sa fondation. Dans le paysage littéraire contemporain, celles-ci sont certes diversifiées, empruntant à la fois aux dispositifs publicitaires les plus conventionnels (publicités publiées dans les journaux et les magazines culturels) et aux nouvelles ressources des réseaux de socialisation (blogues, Twitter, Facebook) afin de faire connaître leurs nouvelles publications. Comme le note David Ruffel au sujet du milieu littéraire français,

C’est donc à une transformation profonde qu’on a assisté ces dernières années, transformation affectant non pas quelques pratiques isolées ou marginales mais l’ensemble du champ. Si bien que les actions les plus inventives côtoient les formes les plus publicitaires d’intervention dans l’espace public et le développement de la création en situation est contemporain d’un nouvel entertainment littéraire, soutenu par le marketing éditorial et la vogue des grands festivals. L’ensemble définit notre temps qui est celui de l’exposition littéraire[5].

L’expression « exposition littéraire » décrit assez nettement la prolifération des stratégies publicitaires et des mesures visant à rendre visibles les oeuvres littéraires dans un marché saturé par les offres culturelles de nature diverse.

Dès sa fondation en 2011, La Mèche se dote d’un site officiel[6], d’une page Facebook[7] et d’un blogue[8] qui rendent compte à la fois de l’évolution de son catalogue et des prises de position esthétiques et politiques de ses animateurs. Quel portrait La Mèche offre-t-elle d’elle-même entre 2011 et 2013 ? Dans la description qu’affichait le site de la maison d’édition à l’origine[9], La Mèche est présentée dans un texte assez succinct : « guidée par une politique d’auteur », elle mise sur les collaborations au long cours, est ancrée dans « l’imaginaire nord-américain », « aime l’inédit », « le brassage des influences, les bonnes histoires et les métissages avec la culture pop ». On n’y trouvait nulle mention de ses liens avec la maison d’édition La courte échelle dont elle était une division. Le texte entier insistait plutôt sur les thèmes de la rencontre, du rassemblement, de l’entrelacement des motifs, des genres, des influences. Le nom de la maison d’édition est bien sûr à l’image de ces valeurs : cordon de fils que l’on fait brûler, la mèche renvoie autant aux soudains embrasements qu’aux grandes complicités.

Le blogue de La Mèche, alimenté de 2011 à 2103 par Geneviève Thibault, trahissait également les valeurs, les objectifs et les obsessions des animateurs de la maison d’édition. Dès le mois d’octobre 2011, Geneviève Thibault évoquait le devoir de résistance qui animait alors certains citoyens nord-américains, affirmant que « la colère populaire s’organise tranquillement en résistance : en culture comme ailleurs, les citoyens auront à l’oeil les abus de pouvoir de leurs gouvernants » (entrée du 13 octobre 2011). Le constat est repris au mois de novembre suivant alors que l’éditrice fait référence à « la gang d’Occupons Québec » qui, à l’instar des « libraires indépendants de la capitale résistent à l’air ambiant dans le calme et la détermination ». Une allusion au « printemps érable » dans une entrée du mois d’avril 2012 fait écho au dessin de Mathieu Lavoie placé dans le coin gauche de la page d’accueil du site, lequel présente un petit bonhomme allumette sautant sur un trampoline en forme de carré rouge.

Ces quelques passages glanés au hasard des textes accompagnant les ouvrages édités par La Mèche nous ramènent à la résistance citoyenne, confirment l’existence de liens étroits entre la maison d’édition et l’actualité politique et culturelle. Fait peut-être plus étonnant encore, ils témoignent d’une foi certaine en l’avenir des lettres[10]. Lisant les textes du site, ceux de la page Facebook, et les entrées du blogue, l’on constate que la culture contemporaine ne serait pas coupable de l’inanité des productions culturelles récentes, mais nourrirait plutôt l’effervescence de ces dernières. Cette effervescence serait lisible en différents lieux plus marginaux tels les blogues littéraires, les soirées de lecture, les lancements des jeunes maisons d’édition. Ces constats contredisent les lieux communs sur la déchéance de la culture littéraire maintes fois ressassés dans nombre d’essais et d’articles depuis le début des années 1980 au Québec et ailleurs[11], et insistent sur l’existence de réseaux émergents, de solidarités nouvelles entre les membres du milieu culturel et éditorial québécois. Des allusions au Marchand de feuilles, au Quartanier, à l’Expozine, « géniale foire des petits éditeurs » selon Geneviève Thibault, et au gala de l’Académie de la vie littéraire organisé par Mathieu Arsenault en témoignent tout particulièrement. Maisons d’édition, lieux de diffusion et d’exposition, festivals, académie, aussi différents soient-ils de leurs prédécesseurs, n’en témoignent pas moins de l’existence d’une institution littéraire organisée, dotée d’appareils permettant la perpétuation de la culture livresque. La création d’une communauté interprétative, au sens où l’entendait Stanley Fish dans Is There a Text in This Class[12], est également au coeur des interventions de Geneviève Thibault et fait signe vers un ethos collectif, une manière commune d’appréhender le fait littéraire.

La Mèche vue de l’intérieur

Qu’en est-il de la topographie interne du catalogue de La Mèche ? La maison d’édition compte depuis ses débuts deux collections dûment nommées, soit « Les doigts ont soif » qui rassemble trois romans graphiques, et « L’ouvroir » qui comprend deux titres, Lettres crues, le brûlot épistolaire de Bertrand Laverdure et de Pierre Samson dont il sera question un peu plus loin, et Autobiographie de l’esprit d’Élise Turcotte. Les quatre autres livres de notre corpus, tout comme les textes publiés par Pierre-Luc Landry après le départ de Geneviève Thibault, se présentent comme des romans non graphiques, et ne sont pas rattachés à une collection particulière. Les critères qui président à la constitution des deux collections seraient donc formels et regrouperaient les ouvrages les plus atypiques du catalogue, ce qui témoigne en sous-main de l’hégémonie indiscutable du roman sans images, seul à se défendre sans être rangé dans une catégorie particulière.

Lettres crues

Lettres crues, ouvrage de non-fiction comme diraient les Anglo-Saxons, détonne dans le catalogue de La Mèche. Ce projet de correspondance littéraire a été proposé à l’éditrice Geneviève Thibault par Bertrand Laverdure qui ne connaissait pas encore personnellement son futur interlocuteur Pierre Samson. Souhaitant créer une collection qui rappellerait celle de « Traits et portraits » au Mercure de France, Geneviève Thibault en a fait le premier titre de sa collection « L’ouvroir » destinée à accueillir des textes sur la pratique de l’écriture au sens large, explorant notamment le « comment écrire » et la condition des écrivains contemporains. Dans Lettres crues, le ton des deux auteurs est fort contrasté : Bertrand Laverdure est plutôt conciliant, ménage la chèvre et le chou ; Pierre Samson, quant à lui, tire à boulets rouges sur presque tout. Sans être inconnus des lecteurs et des critiques, les deux auteurs ne font pas partie du canon littéraire québécois. Tous deux s’en ouvrent d’ailleurs assez ouvertement au fil de leur correspondance. Bertrand Laverdure avoue, sur le mode du dépit, qu’il a été déçu de ne pas avoir vu ses poèmes retenus dans l’anthologie de la poésie québécoise de Laurent Mailhot et de Pierre Nepveu. Pierre Samson, apparemment moins sensible aux honneurs de l’institution, lui répond :

Tu m’as entendu brailler parce que je ne figure pas dans Histoire de la littérature québécoise de Dumont, Nardout-Lafarge et Biron chez, quoi d’autre, Boréal ? Ça fait un velours, j’en suis convaincu, d’être reconnu par ces trois zigotos, ça mène où, littérairement parlant[13] ?

Les auteurs ne sont pas toujours tendres à l’égard du milieu universitaire et de ses représentants. Samson ira jusqu’à qualifier ces derniers de « distributeurs de savoirs et d’opinions décantées » (LC, 69), mais dans le contexte particulier de son propre parcours : « Non, je n’ai pas “fait” l’université parce que je suis le fruit de ma classe sociale. Je le regrette » (LC, 69). Cette allusion à l’impossibilité d’accéder aux études supérieures sera rejouée à plusieurs reprises au cours de l’échange épistolaire, renvoyant à l’autodidactisme proclamé de l’auteur. Si le milieu universitaire est loin d’être épargné, les admonestations de Samson sont encore plus tranchantes lorsqu’il est question des critiques littéraires des grands quotidiens et des médias traditionnels qui, affirme-t-il, « sont si médiocres, si paresseux intellectuellement parlant » et qui « écrivent comme des pieds » (LC, 227). C’est le spectacle littéraire québécois, ses institutions les mieux établies (la maison d’édition Le Boréal, les départements universitaires, les médias de grande diffusion), ses grands auteurs (VLB, Laferrière, Blais, etc.) qui sont pris à partie par Samson. Échappent à son couperet les éditions des Herbes rouges – où il est publié – et quelques rares écrivains, dont Élise Turcotte. La correspondance littéraire des deux auteurs en est ainsi déséquilibrée : les jugements à l’emporte-pièce de Samson répondent à la bienveillance de Laverdure, et vice-versa. On en vient presque à deviner les réactions de l’un et l’autre, comme dans un match de ping-pong aux coups prévisibles. Lettres crues n’en demeure pas moins éclairant aux yeux de ceux qui s’intéressent de près à l’histoire de la critique littéraire québécoise. C’est que le dialogue entre Laverdure et Samson pourrait bien refléter, de manière microcosmique, les tensions qui ont animé le milieu littéraire québécois depuis les années 1960. Entre les défenseurs de la culture locale, conscients des faiblesses d’une jeune littérature ayant été mal dotée, et les juges les plus intransigeants de celle-ci, le débat semble éternel.

Les liens entre cet ouvrage et les autres titres du catalogue de La Mèche n’en demeurent pas moins ténus. L’on pourrait bien sûr retenir la rudesse d’une langue qui, surtout chez Samson, ne se soucie ni du bon goût ni des convenances sociales. La posture du franc-tireur, adoptée par Samson, et les références nombreuses à la culture populaire rappellent également l’esthétique des romans, graphiques ou non, de la maison d’édition.

Romans graphiques 

La collection « Les doigts ont soif » rassemble trois textes graphiques de formats différents. Le premier titre de la collection est paru en mars 2012. Intitulé Martine à la plage[14], il a été rédigé par Simon Boulerice et illustré par Luc Paradis. Les deux autres titres font partie de la série « Carnets libres » de Daniel Sylvestre, soit Fous, folles paru en octobre 2012 et Le compteur intelligent[15], « récit de quartier, survivaliste et illustré » lancé en avril 2013. Martine à la plage fait bien sûr écho à la série belge de livres pour enfants Martine, fort populaire des années 1950 à 1970, à laquelle il emprunte l’esthétique vintage et le paysage d’une banlieue proprette. D’abord présentée sous la forme d’une pièce de théâtre en 2010 au bain Saint-Michel, Martine à la plage se situe à mi-chemin entre le texte théâtral et le roman graphique, comme l’illustre éloquemment la mise en page de l’ouvrage. S’y présentent en alternance dialogues en style direct, monologues intérieurs de l’héroïne adolescente Martine Racra et passages descriptifs, lesquels sont retranscrits dans une police différente afin de mieux mimer les didascalies théâtrales. Les dessins de Luc Paradis s’inspirent de l’imaginaire des pin-ups des années 1950, ce qui constitue à la fois un clin d’oeil à la série des Martine, mais aussi une reprise, sur un mode doucement ironique, des thèmes du récit de Boulerice. Martine Racra, en effet, se présente comme une lolita de banlieue, hantée par les spectres de Jayne Mansfield et de Karen Carpenter, amoureuse de son voisin, l’optométriste et père de famille exemplaire Gilbert Marcel. Le nom de ce dernier est d’ailleurs composé des deux prénoms des créateurs des Martine. Les dessins, qui sont toujours disposés sur des pages entières, s’avèrent candides et inquiétants à la fois, empruntant autant à l’esthétique glacée des cartes postales et des publicités des années 1950-1960 qu’à celle des films hitchcockiens dans lesquels la blondeur placide des héroïnes est le plus souvent trompeuse.

Chez Daniel Sylvestre, textes et images entretiennent des liens plus étroits. Dans Fous, folles, « collection personnelle » de « fous véridiques[16] » pour reprendre les mots de l’auteur, les images sont toujours placées sur les pages de gauche, et les courts textes, coiffés de titres distincts, sur les pages de droite. Les dessins sont des portraits des fous et des folles qui ont traversé, furtivement ou non, la vie de Daniel Sylvestre. Ce dernier se manifeste dans presque tous ses textes sous les traits d’un je, d’un nous ou d’un on inclusif, tentant de maintenir vivante la mémoire de marginaux qu’il ne met jamais à distance de manière nette. Fous et folles ordinaires, psychiatrisés, personnages déprimés, borderline ou violents se côtoient dans ce petit livre considéré par La Mèche comme une chronique. Le compteur intelligent, quant à lui, pourrait être qualifié de conte urbain oscillant entre récit réaliste et apocalyptique. Sis dans le quartier Villeray, il met en scène le double textuel de l’auteur, la conjointe de celui-ci et un compteur particulièrement intelligent. Dans ce récit qui revêt la forme d’un journal intime, rédigé entre le 7 mai 2012 et le 21 septembre 2017, Villeray devient le lieu d’une expérimentation menée par la compagnie Québec Volt. Des milliers de compteurs intelligents sont installés dans les immeubles du quartier, et en viennent à avoir des effets plus que délétères sur la vie de ses habitants. Vers la fin du récit, Villeray est littéralement transformé en zone sinistrée, lieu insulaire où l’ordre social a été rompu.

Les trois oeuvres graphiques de la collection « Les doigts ont soif » subvertissent, chacune à leur manière, les rapports entretenus entre le sujet et son environnement quotidien, laissant affleurer une sorte d’inquiétante étrangeté qui transforme à des degrés divers les lieux les plus familiers. Dès le début de Martine à la plage, l’adolescente apparemment normale du titre – enfin si ce dernier qualificatif a un sens – « cour[t] dans la maison, le couteau dans une main et le plateau [de melon d’eau] dans l’autre », « poignard[ant] une couple de fantômes avant de sortir sur le patio » (MP, 13), ce qui n’est pas sans annoncer la suite et la fin du récit. Les fous et les folles de Daniel Sylvestre sont esquissés en quelques traits et phrases anecdotiques qui montrent bien que la frontière entre les sains d’esprit et les autres est toujours poreuse. Les fous et les folles sont des amis (FF, 11, 25, 35), des membres de la famille (FF, 19), des proches (FF, 73), des collègues (FF, 27) et composent une communauté à l’image de « l’étrangeté du monde » (FF, 109). Enfin, de manière sans doute plus appuyée, Le compteur intelligent met en scène le devenir uchronique de Villeray qui, au fil du récit, en vient à se transformer en « une île au milieu de nulle part » (CI, p. 96). Ajoutons que les trois textes ont connu des modes de diffusion antérieurs par l’entremise des représentations théâtrales dans le cas de Martine à la plage et par celle du blogue « Carnets libres » en ce qui concerne Fous, folles et Le compteur intelligent.

Du carré rouge, de l’indignation et du fascisme ordinaire

Curieusement, les romans non graphiques du corpus étudié partagent plusieurs traits : tous écrits au je dans une langue sobre où domine parfois une certaine oralité – littéralement intégrée au tissu discursif chez Sophie Bienvenu et Éric McComber –, ils semblent reposer à première vue sur un schéma commun : un sujet en rupture de ban, isolé de sa communauté d’origine, se dévoile à travers le récit des événements souvent banals de sa vie récente. Les bouleversements qui ont conduit à son exclusion, volontaire au non, varient d’un texte à l’autre. Dans Et au pire, on se mariera[17] de Sophie Bienvenu, roman reçu plus que favorablement par la critique, la narratrice Aïcha, 13 ans, relate en un long monologue à une interlocutrice anonyme, travailleuse sociale ou psychologue, son histoire d’amour avec Baz, un homme qui a plus de deux fois son âge. La diégèse de ce roman, notons-le, rappelle à bien des égards celle de Martine à la plage. Dans La solde[18] d’Éric McComber, le narrateur Émile Duncan tente de survivre à une rupture amoureuse, à la perte de son emploi et à la publication de son premier roman Groenland – jugé scandaleux par de nombreux lecteurs. Comme des sentinelles[19] de Jean-Philippe Martel met en scène Vincent Sylvestre, jeune chargé de cours en littérature française à l’Université de Sherbrooke, qui décide de fréquenter les Narcotiques Anonymes à la suite de sa rupture amoureuse avec Evelyn. Terre des cons de Patrick Nicol[20], enfin, s’interroge sur la postérité de la grève étudiante du printemps 2012 à travers les réflexions d’un professeur de cégep désenchanté.

L’opposition de l’individu révolté à sa communauté est le plus souvent radicale, fondée sur de profondes désillusions. L’amour, le travail, la révolution sont frappés d’inanité, vidés de leur substance, lettre morte ne fournissant plus au sujet l’occasion d’un épanouissement véritable. Le rapport qu’entretient le sujet avec le temps est également symptomatique d’un certain désenchantement : si la narratrice de Et au pire, on se mariera avoue être « nulle pour les dates et ce genre d’affaires-là » (EP, 19), les narrateurs des trois autres romans s’attachent aux moindres mouvements temporels, à la fuite des jours et des heures, s’accrochant parfois, comme chez McComber, de manière maniaque au passage des minutes. Plus généralement, c’est la société entière et ses usages qui sont pris à partie, comme si ceux-ci ne pouvaient désormais offrir que des réponses artificielles et insuffisantes au désoeuvrement contemporain. Pour la jeune Aïcha, « Y a personne qui vient te sauver au dernier moment, le gouvernement, la police, ou je ne sais pas quoi » (EP, 55). Émile Duncan s’en prend, quant à lui, aux « fascistes ordinaires » (S, 41). Vincent Sylvestre ne semble avoir foi en rien, surtout pas en lui-même. S’il a foi en quelque chose, ce serait peut-être en la littérature qui est pour lui une manière de lire le monde, d’y habiter à contretemps. Dans sa salle de cours, il arrive à jouer un rôle, à se mettre en scène en s’inspirant des parcours et des fictions d’autrui :

Oui, je me suis bien vu leur dire que je n’en pouvais plus de me tenir là, gesticulant au milieu de rien, et que j’aurais donné n’importe quoi pour sentir que ma vie pouvait encore basculer dans l’ivresse ou dans l’extase, capoter dans les cataclysmes et la mort.

CS, 102

Refuge aux frontières poreuses, lieu d’un éphémère ressourcement, la littérature est aussi ce qui le lie au monde extérieur. Le professeur de Terre des cons a, quant à lui, perdu la foi en l’art et en la beauté, les ayant remplacés par le luxe, le divertissement et la bonne chère, cédant de plus en plus à la paresse qui semble venir avec l’âge. Ses réflexions, ses interrogations, son autoanalyse qui prend parfois la forme d’une autocritique, sont traversées par la peur de ce qu’il appelle le « chancre grimpant », maladie invisible qui a atteint le Chroniqueur – avatar fictif de Richard Martineau : « C’est à ce moment, en voyant poindre la peur de la mort dans son regard porcin, que j’ai compris : le Chroniqueur s’était mis à pourrir » (TC, 42). Dans la vie sans histoires du professeur de littérature de Terre des cons, la grève de 2012 constitue un moment de basculement qui a permis le dévoilement des véritables conflits et affrontements idéologiques. Sa fulgurance même a cependant frappé d’irréalité ce qu’elle a pu dévoiler. Sorte de brèche inattendue, elle a divisé le temps en un avant et un après. Elle a aussi brusquement renvoyé au silence les idéaux qu’elle avait réveillés, d’où sans doute le sentiment de vertige qui s’empare du narrateur près d’un an après la conclusion de la grève.

Tout se passe comme si les sujets de ces romans se retrouvaient impuissants face aux contingences sociales, au dépérissement des idéaux et à la fuite du temps. À 13 ans comme à 50, il leur serait « devenu tout à fait impossible d’habiter[21] » ce monde, pour reprendre les mots d’Adorno, enfin sans éprouver l’incommensurable distance qui les sépare de leurs contemporains. Une analyse plus exhaustive révélerait certes des divergences entre les quatre premiers romans publiés par La Mèche. Néanmoins, force est de constater la prégnance d’un certain schéma oppositionnel, non pas inédit mais toujours d’actualité, qui voue l’individu à l’exil, à la solitude et à l’incertitude identitaire. Les héroïsmes anciens, les emportements collectifs, les discours positivistes sont absents de ces textes qui font écho à certaines des hypothèses développées par Michel Biron dans son recueil La conscience du désert. Dans ces romans en effet, « l’impossibilité d’affronter le monde devient la condition même de l’individu[22] », d’où « le sentiment de n’être jamais vraiment engagé dans la réalité sociale, voire dans la réalité elle-même[23] ». Et c’est bien le rapport au réel qui semble le plus problématique dans les quatre romans évoqués ici, mais aussi dans les autres oeuvres publiées par La Mèche. Le réel fuit, il est de plus en plus insaisissable, subverti par la multiplication des images, des reflets, des doubles, semblent dire en choeur les différents personnages des fictions de La Mèche.

Histoire littéraire du contemporain

À la fin de ce parcours, l’on pourrait s’amuser à exhumer les contradictions, pourtant nettement affichées, entre le discours éditorial accompagnant le catalogue de La Mèche et le contenu des oeuvres mêmes. Entre la foi en l’imaginaire culturel contemporain qu’affichaient naguère le site, le blogue et la page Facebook de la maison d’édition et les constats dysphoriques qui traversent les huit premiers textes publiés, un fossé semble se creuser. Mais ce reproche, s’il en est un, serait injuste, et ne respecterait pas la nature propre des différents univers discursifs. Il me semble plus intéressant d’insister sur deux aspects de l’analyse. D’une part, l’éditrice de La Mèche disait faire « de la petite édition » et miser sur la facture soignée, la qualité plastique et graphique de ses livres. Pleinement réalisées, ces ambitions vont de pair avec le discours sur l’effervescence nouvelle, le dynamisme retrouvé du milieu de l’édition au Québec. Les petites maisons d’édition fleurissent, et réussissent à publier des textes bien faits, bien pensés et bien écrits qui peuvent tout à fait rivaliser avec les productions des maisons mieux établies. En témoigne d’ailleurs la distribution des nominations aux prix littéraires des dernières années, qui a le plus souvent favorisé Héliotrope, Le Quartanier, Marchand de feuilles, La Mèche (Prix littéraire des collégiens), et j’en passe.

D’autre part, si l’on se replace dans la perspective d’une histoire littéraire du contemporain, force est de reconnaître aussi les liens de continuité, voire de contiguïté, qui s’esquissent entre les catalogues des différentes maisons d’édition, mais aussi entre le passé et le présent de la littérature québécoise. Les romans non graphiques du catalogue sont loin de rompre avec la tradition littéraire québécoise des années 1960 à nos jours, bien au contraire. En lisant ces textes, me sont souvent revenus en tête les constats préliminaires du Roman à l’imparfait de Gilles Marcotte : les romans publiés par La Mèche sont eux aussi « roman[s] de l’imperfection, de l’inachèvement, de ce qui se donne, dans son projet même, comme expérience de langage jamais terminée, interminable[24] ». La survivance de filiations esthétiques et thématiques, souvent éludées dans les études sur le contemporain au profit d’une vulgate célébrant la rupture et la nouveauté, permet de renouer avec le passé récent de la littérature québécoise et de contredire les constats catastrophistes sur l’état de la culture depuis les années 1980. Elles offrent par ailleurs une lecture plus souple de la littérature contemporaine qui est loin de se réduire à une condition précise ou à un ethos facilement descriptible. Comme le souligne Vincent Descombes,

Mais il y a de tout sur la scène : du traditionnel, du moderne, du très ancien, voire de l’archaïque, du très nouveau, et surtout beaucoup de mélangé. Le contemporain est plutôt une relation entre tous les ingrédients de l’actualité. […] La relation de contemporanéité est une relation entre des procès, entre des changements, entre des activités[25]

L’examen des premiers titres du catalogue de la maison La Mèche nous aura donné une vue partielle de ces relations de contemporanéité, lesquelles ne sont pas exemptes de tensions et de contradictions. Si des nouveautés sont projetées dans les textes de La Mèche, pour reprendre l’une des questions posées par le présent dossier, elles n’en demeurent pas moins indissociables d’une histoire, d’un contexte esthétique et culturel donné.