Abstracts
Résumé
Guillaume Apollinaire apparaît comme un passeur entre deux siècles, mais aussi entre deux âges de la poésie. Son lyrisme offre un versant ludique à registres multiples (humour, ironie, comique), qui interroge la relation entre poésie et rire dans le contexte moderniste du jeune xxe siècle, entre tradition de l’esprit fumiste et essor du surréalisme. On propose quelques repères dans son parcours sous l’angle des formes poétiques, et plus particulièrement de la rime, lieu d’élection de l’équivoque. Ses textes manifestent des tensions entre héritage et subversion à travers diverses figures littéraires : la réception contrastée des Parnassiens Banville et Coppée, mais aussi la veine ironique d’Allais et Jarry, qu’Apollinaire oriente vers l’autodérision dans le conte « Le poète assassiné ». Sa création poétique oscille entre « l’Ordre » et « l’Aventure », du souvenir de la rime équivoque au déploiement du calembour comme principe dynamique du vers libre. Le choix des trois pièces poétiques mineures retenues par Breton dans son Anthologie de l’humour noir apporte un éclairage sur l’ambivalence de la postérité d’Apollinaire.
Abstract
Guillaume Apollinaire stands as a ferryman between two centuries and two periods of French poetry. His lyricism reveals playful sides based on different registers (humour, irony, comedy), which question the relationship between poetry and laughter in the modernist context of the new Twentieth Century, from the tradition of l’esprit fumiste to the rise of Surrealism. This paper offers some reference points in Apollinaire’s works through poetic devices, and especially the rhyme as a mark of ambiguity. His texts show tensions between heritage and subversion in connection with outstanding figures of French literature: from the contrasted reception of Parnassians Banville and Coppée to the ironic vein of Allais and Jarry that Apollinaire’s tale Le poète assassiné changes into self-mockery. His poetic creation wavers somewhere between “Order” and “Adventure.” While it is reminiscent of equivocal rhymes in the tradition of French poetry, it further extends the use of pun that turns out to be a dynamic principle of his free verse. Finally, three minor poetic texts kept by Breton in his Anthologie de l’humour noir shed a new light on the ambivalence of Apollinaire’s posterity.
Article body
La postérité a fait de Guillaume Apollinaire un passeur entre deux siècles, mais aussi entre deux âges de la poésie. Cette représentation tiendrait en une formule : « Le dernier élégiaque. Le présurréaliste », dont Henri Meschonnic a souligné le « manichéisme littéraire[1] ». Le lyrisme apollinarien, alliance singulière de tradition et de modernité, repose sur une ambiguïté inhérente à la poésie. A-t-elle une affinité avec le jeu de mots, comme le veut une tradition exploitée par le romantisme allemand[2] ? Le rire est-il au contraire étranger à la poésie comme « haut langage » ? Depuis Aristote, il a longtemps été lié au bas ou au laid, cantonné à certains genres comme la comédie. La poésie lyrique est donc susceptible d’écarter le comique, comme le veut par exemple Jean Cohen sur la base d’une opposition entre « isopathie poétique » et « hétéropathie comique[3] ».
À l’hypothèse essentialisante d’un « langage poétique » fondé sur la congruence de critères formels et esthétiques, répond une diversité de pratiques illustrée en particulier par le déploiement au xixe siècle d’une « poésie drôle[4] ». Daniel Grojnowski a retracé l’avènement d’un « rire moderne », héritier de formes anciennes de comique mais empreint d’une ironie d’inspiration romantique. Aux postures critiques à l’égard des codes langagiers, littéraires, culturels, répond une disposition à l’autocritique que peuvent incarner Pierrots lunaires et saltimbanques[5].
La poésie s’ouvre ainsi à l’altérité, voire à la contradiction, selon une double postulation formulée par Baudelaire[6]. Face à la conception romantique de la poésie comme expression subjective, le rire fait valoir un dialogisme étendu à l’intertextualité du pastiche ou de la parodie. Il favorise des « variantes hybrides des genres, particulièrement courantes aux époques de “relève” des langages littéraires populaires[7] ». Le dialogisme engage aussi l’interaction pragmatique dont dépend la réussite du jeu de mots : selon la formule de Baudelaire, « la puissance du rire » serait « dans le rieur et nullement dans l’objet du rire[8] ».
À cet égard, le rire en poésie pose une question d’échelle : comment concilier le pouvoir déflagrant du jeu de mots avec la continuité et la visée globale du discours[9] ? Jakobson a défini au sens large l’ambiguïté comme « un corollaire obligé de la poésie[10] ». L’analyse textuelle doit articuler divers aspects de l’énoncé, dans une dialectique entre création et réception : structuration linguistique, fonction discursive, valeur pragmatique et esthétique des faits de langage, tenant compte de leur historicité.
La rime est un lieu d’élection du jeu sur les mots, où les rapports entre signifiants et signifiés sont surdéterminés par le code de versification. La terminologie indique le lien historique entre la rime équivoqu(é)e et l’équivoque, nom ancien de l’ambiguïté linguistique, en affinité avec les sujets tabous. L’interprétation des mots à la rime implique le sens et la valeur de l’énoncé poétique, mais aussi du code générique, entre célébration et dérision.
Le jeu verbal est au fondement du lyrisme apollinarien, dans une combinaison d’ambiguïtés sémantiques et énonciatives, engageant aussi l’appréciation esthétique. Il relève d’un ethos rieur conforme à la légende personnelle du poète. Il porte par ailleurs la marque d’un esprit d’époque, issu des expérimentations poétiques de la fin du xixe siècle[11]. Le rire d’Apollinaire entretient toutefois un rapport ambivalent à la « modernité » empreinte de pessimisme héritée de Baudelaire[12], mais aussi au « modernisme » supposé inspirer l’« Esprit nouveau[13] » dans les arts.
Le rire apollinarien est pluriel. Il se décline selon les genres (poésie, contes, chroniques, correspondance) et les formes (prose/vers, mais aussi « idéogrammes lyriques »), les sources d’inspiration (de la veine gauloise à l’esprit fumiste) et les registres (entre humour, ironie et comique). Il peut être cerné à travers les implications particulières de la rime, qu’éclairent certaines références désignées ou suggérées par le poète. Les rapports entre discours poétique, fiction et discours critique manifestent la puissante réflexivité d’un art défini comme art de conception, sur le modèle de la peinture cubiste (PR ii, 16).
Lectures et postures
Alcools a été perçu en 1913 comme un recueil d’inspiration essentiellement livresque[14], alors qu’Apollinaire était discret sur ses sources, réfractaire aux affiliations littéraires. En « réponse à une enquête », il déclarait en 1906 : « Je suis pour un art de fantaisie, de sentiment et de pensée, aussi éloigné que possible de la nature avec laquelle il ne doit avoir rien de commun. C’est, je crois, l’art de Racine, de Baudelaire, de Rimbaud[15]. » La filiation paraît curieuse. Il s’agissait surtout, dans une période de crise, d’affirmer les pouvoirs de la création qu’Apollinaire se plaît à rapporter à l’étymologie de poésie. Celle-ci peut le céder à la fantaisie, notion rendue « poreuse[16] » par sa vogue au xixe siècle. Cette qualité qu’Apollinaire salue volontiers chez les autres, reste étroitement liée pour lui à l’étymologie, aux « philtres de phantase[17] », même s’il s’agit toujours « d’interpréter la nature » (PO, 866).
Né en 1880, Apollinaire a forgé sa culture littéraire dans le xixe siècle finissant, fortement marqué par le symbolisme et les diverses voies de dépassement ou de détournement du romantisme et du Parnasse. Son propre parcours reflète différents moments de la création poétique, mais il tient à se démarquer des générations précédentes, se montrant plus proche de Villon que de l’esprit contestataire des Fumistes[18]. Ses relations avec la Muse parodique peuvent être cernées à travers quelques figures de référence, illustrant les tensions entre héritage et subversion : Théodore de Banville et François Coppée, Alphonse Allais et Alfred Jarry, avec lequel il s’était lié d’amitié.
Ambivalence de Banville
Apollinaire a une position contrastée à l’égard du « parfait Théodore de Banville » (PR ii, 1477), que Baudelaire lui-même jugeait « purement, naturellement et volontairement lyrique », mais par ailleurs « un parfait classique[19] ». La préface aux Odes funambulesques, parues anonymement en 1857, prône l’alliance de « la chanson bouffonne et la chanson lyrique », la « Caricature » au service de « la Poésie, cet art qui contient tous les arts et qui a les ressources de tous les arts ». Apollinaire pouvait se reconnaître dans la double tutelle d’Aristophane et de Heine[20]. L’avertissement de l’édition de 1859 expose la quête d’une « nouvelle langue comique versifiée », « cherchant dans la rime elle-même ses principaux moyens comiques », qui procéderait aussi de la « parodie » illustrée par ces « essais de raillerie[21] ».
C’est à l’aune de la poésie de Banville qu’Apollinaire fait l’éloge d’André Salmon, ici à propos du poème « Cirque » (Les féeries, 1907)[22] :
Depuis Théodore de Banville, aucun poète n’a exprimé, avec plus d’intensité, cette fantaisie féerique qui sans jamais s’arrêter sur une idée, les résume toutes et présente leur excellence comme un bouquet assemble toutes les beautés du jardin. […] Mais lorsque André Salmon hausse la voix, il s’ensuit un chant plus harmonieux qu’aucun poème banvillesque.
« André Salmon », Vers et prose, juillet-août 1908, PR ii, 1008-1009
L’image du modèle lyrique est écornée par son Petit traité de poésie française[23], dont n’ont pas toujours été perçues la visée didactique et la liberté de ton paradoxale.
Se souvient-on encore de ces affirmations désolantes et déconcertantes que le plus délicieux poète du xixe siècle écrivait sérieusement dans son Petit traité de versification française ?
« La rime est l’unique harmonie du vers et elle est tout le vers… Le reste… ce que le poète doit rajouter pour boucher les trous avec sa main d’artiste et d’ouvrier est ce qu’on appelle les chevilles. »
Aussi ce poète ne s’efforça-t-il qu’à être un rimeur.
PR ii, 1010 ; c’est l’auteur qui souligne
La citation est approximative, comme le titre de l’ouvrage. La première phrase est inspirée des vers de Sainte-Beuve qu’elle commente[24]. La seconde est une version tronquée de la définition des « chevilles » poétiques[25]. Le Traité fait l’apologie de la rime contre les contraintes métriques classiques, comme moyen de libérer le rythme :
Les grands hommes du xviie siècle vivaient dans un temps où on avait perdu la science de la Rime, c’est-à-dire de ce qui permet au vers de rester libre, car, je le répète encore, la Rime suffit pour garder au vers son rhythme et son harmonie.
T, 81
À la critique du vers néoclassique « invertébré » (T, 93), Gustave Kahn avait opposé une conception de la poésie inspirée de la musique :
Le poète parle et écrit pour l’oreille et non pour les yeux, de là une des modifications que nous faisons subir à la rime, et un de nos principaux désaccords d’avec Banville, car notre conception du vers logiquement mais mobilement vertébré nous écarte tout de suite et sans discussion de cet axiome « qu’on n’entend dans le vers que le mot qui est la rime[26] ».
Suivant l’exemple de Hugo, Banville prône un assouplissement des combinaisons lexicales à la rime, dépassant la polarité classique entre synonymie et antonymie. Il s’agit d’introduire une différence capable d’« éveiller la surprise » (T, 67), jusqu’au jeu de mots. Les Odes funambulesques en offrent une illustration dès la mise en scène du poète saltimbanque, unissant à la rime « Érato » et « râteau » :
« La corde roide »Quittons nos lyres, Érato !
On n’entend plus que le râteau
De la roulette et de la banque ;
Viens devant ce peuple qui bout
Jouer du violon debout
Sur l’échelle du saltimbanque !
La veine parodique des Odes trouve un développement dans le conte d’Apollinaire « Le poète assassiné »[27], dont le personnage Croniamantal campe un double du poète. Le chapitre xiv, « Rencontres », met en scène « le burlesque merveilleux d’un échange avec une statue[28] » : celle de « M. François Coppée », qui donne lieu à un dialogue satirique.
Faux Coppée
L’académicien est croqué en quelques lignes jouant sur le titre de sa pièce, Le passant, qui reviendra en un insistant leitmotiv[29] :
« Allons, se dit Croniamantal, pour un passant c’est un passant, et l’auteur même du Passant. C’est un rimeur habile et spirituel, ayant le sentiment de la réalité. Parlons avec lui de la rime. »
PR i, 278
Les qualités exprimées sont autant de clichés fondant la renommée du poète des Humbles :
Cet être invraisemblable est François Coppée, et sa marque, c’est précisément d’être le plus populaire des versificateurs savants, à la fois subtil assembleur de rimes et peintre familier de la vie moderne, avec assez d’émotion et de drame pour plaire à la foule, assez de recherche et de mièvrerie pour plaire aux décadents, et, çà et là, un fond spleenétique et maladif qui est à lui[30].
L’éloge paradoxal au « plus adroit de nos ouvriers en rimes » (ibid.) impose le sujet de la discussion entre hommes de l’art. Le Parnassien réaliste, d’abord saisi dans la posture du créateur, est statufié à la faveur d’un calembour sur sombre :
Le poète du Passant fumait une cigarette noire. Il était vêtu de noir, son visage était noir ; il se tenait bizarrement sur une pierre de taille, et Croniamantal vit bien, à son air pensif, qu’il faisait des vers. Il l’aborda, et après l’avoir salué lui dit à brûle-pourpoint :
PR i, 278« Cher maître, comme vous voilà sombre. »
Il répondit courtoisement :
« C’est que ma statue est de bronze[31]. »
Selon un ressort caractéristique de l’équivoque, la fable sert de prétexte au jeu de mots, en l’occurrence sous forme d’exercices audacieux à la rime.
Elle [ma statue] m’expose constamment à des méprises. Ainsi, l’autre jour,
Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea
Voyant que j’ai [sic] plus noir que lui s’affligea
« Voyez comme ces vers sont adroits. Je suis en train de perfectionner la rime. Avez-vous remarqué comme le distique que je vous ai déclamé rime bien pour l’oeil.
– En effet, dit Croniamantal, car on prononce Sam Mac Vi, comme on dit Shekspire.
– Voici quelque chose qui fera mieux notre affaire, continua la statue :
Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea [32]
Sur le socle aussitôt ces trois noms écrivit
« Il y a là un raffinement qui doit vous séduire, c’est la rime riche pour l’oreille.
– Vous m’éclairez sur la rime, dit Croniamantal. Et je suis bien heureux, cher maître, de vous avoir rencontré en passant.
– C’est mon premier succès, répondit le poète métallique.
ibid., 278-279
Les débats sur l’évolution de la rime depuis Malherbe donnent lieu à une disjonction caricaturale des critères graphiques et phoniques, largement exploitée par les Fumistes (voir ci-dessous). L’autosatisfaction du Parnassien est confrontée à la faiblesse de ses trouvailles. Le second vers du premier distique est « sans doute voulu, ou accepté, faux », note Michel Décaudin (PR i, 1246[33]). L’observation malicieuse de Croniamantal sur la prononciation anglaise suscite une rime pour l’oreille, au prix d’une altérité linguistique et graphique dont Apollinaire lui-même avait joué dès ses premiers poèmes[34].
Il reprendra plaisamment les deux noms propres dans une lettre à André Billy en vers « pour l’oeil » :
PO, 765[35]Les listes les papiers me font défaut mon cher
En vain suis-je venu par chez vous les chercher
Et je vous dois encor crois-je une somme de ***
Venez venez chez moi ce sera plus commode
L’adresse de Cravan plus fort que Sam Mac Vea
Me manque fort Sa rue est-ce donc pas Bréa
Je griffonne pardon mais vous saurez me lire
Je signe Votre ami Guillaume Apollinaire
Ce Danois de Madsen vous voue un amour pur
Mais l’amour pur mon cher est-ce encor de l’amour
Le baron de Mollet qui ressemble à Shakespeare
Vous mande ses souhaits pour l’an qui se prépare
Le jeu sur le mot passant sert de transition à l’annonce d’une nouvelle oeuvre du même nom, confirmant la valeur emblématique de la pièce de 1869 dont est inspiré cet autre couple d’amoureux :
Toutefois je viens de composer un petit poème portant le même titre : c’est un monsieur qui passe, le Passant, à travers un couloir de wagon de chemin de fer ; il distingue une charmante personne avec laquelle, au lieu d’aller simplement jusqu’à Bruxelles, il s’arrête à la frontière hollandaise.
Ils passèrent au moins huit jours à Rosendael
II goûtait l’idéal elle aimait le réel
En toutes choses d’elle il était différent
Par conséquent ce fut bien l’amour qu’ils connurent
« Je vous signale ces deux derniers vers, bien que rimant richement, ils contiennent une dissonance qui fait contraster délicatement le son plein des rimes masculines avec la morbidesse des féminines.
– Cher Maître, reprit Croniamantal, plus haut, parlez-moi du vers libre.
– Vive la liberté ! » cria la statue de bronze.
PR i, 279
Le commentaire paraît ignorer que la première combinaison n’est que pour l’oeil, selon la prononciation flamande conforme au mètre ([al]/[el]) – la contre-assonance étant compensée par une rime batelée (Rosendael/l’idéal). Le contraste entre finales masculine et féminine de la seconde combinaison s’inspire des clichés de genre hérités de la Renaissance, avec le sel d’un terme remis au goût du jour pour caractériser la poésie de Coppée[36]. Mais l’alternance entre finales masculine et féminine opère entre vers, non entre rimes. D’où l’effet de « dissonance » à la mesure du propos, malgré une certaine cohésion phonique (différent/Par conséquent ; l’amour/connurent).
Le byzantinisme de la discussion pourrait trouver une échappatoire dans la libération du vers. Mais Coppée n’est pas le bon guide[37], et le vers libre était devenu un nouveau sujet de polémique. D’où la pirouette qui clôt l’échange : « Vive la liberté ! » – peut-être inspirée de la statue du même nom, autre figure transatlantique. Le canular s’inspire de la pratique du « faux-Coppée », genre illustré d’abord secrètement par les parodies de l’Album zutique (1871-1872), puis par le recueil collectif des Dixains réalistes (1876), qui détourne sa forme poétique de prédilection[38]. Alphonse Allais assurera le relais à l’échelle du vers par les variations sarcastiques d’une Lyromanie à la manière de « maître François Coppée[39] ».
La veine Allais/Jarry
Le chapitre du « Poète assassiné » s’inspire d’un esprit d’époque tournant en dérision les controverses des générations précédentes : rime pour l’oeil ou pour l’oreille, rime riche, consonne d’appui… Cet esprit s’incarnait en Alphonse Allais, qui avait lui-même assuré sa « Postérité » comme poète capable « de véritables tours de force prosodiques, comme en se jouant, et toujours le Sourire sur les lèvres[40] ». Une « maboulite holorimeuse » le conduisit à retourner l’axiome selon lequel la rime « est tout le vers » (T, 41-42) : « Ainsi que dans le cochon où tout est bon depuis la queue jusqu’à la tête, dans mes vers, tout est rime, depuis la première syllabe jusqu’à la dernière[41]. » Selon le principe de la fable-express, l’exercice repose sur des contorsions discursives et linguistiques, mais aussi sur un appareil de gloses qui ajoute à l’humour. Dans l’« Exhortation au pauvre Dante », la pratique de la rime déjouée (« en mer, Dante »/« ennuyeuse ») se prolonge ainsi par un euphémisme technique (« pas très riche ») :
Ah ! vois au pont du Loing ! de là, vogue en mer, Dante !
Hâve oiseau, pondu loin de la vogue ennuyeuse.
La rime n’est pas très riche, mais j’aime mieux ça que la trivialité[42].
Le dernier des « Sept brefs poèmes » se présente comme un « Distique d’un genre différent des précédents pour démontrer l’inanité de la consonne d’appui » :
Les gens de la maison Dubois, à Bone, scient,
Dans la froide saison, du bois à bon escient.
(C’est vraiment triste, pour deux vers, d’avoir les vingt-deux dernières lettres pareilles, et de ne pas rimer[43].)
La visée démonstrative du titre détourne la contrainte de la « consonne d’appui[44] » en l’appliquant à la graphie. C’est tout le paradoxe d’une similitude ne faisant pas rime ; d’où la notion de « rime riche à l’oeil », illustrée par un long poème où la combinaison précédente figure parmi d’autres types d’homographies :
L’homme insulté qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l’homme à l’humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.
Moi, je n’agis qu’à bon escient ;
Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
[…]
Ces gens se croient des Shakespeares !
Ou rois des îles Baléares !
Qui, tels des condors, se soulèvent !
Mieux vaut le moindre engoulevent !
Par le diable, sans être un aigle,
Je vois clair et ne suis pas bigle.
Fi des idiots qui balbutient !
Gloire au savant qui m’entretient[45] !
D’Allais à Apollinaire, n’est pas Shakespeare qui veut. Cet esprit caractérise la deuxième époque des soirées de La plume, où Apollinaire pouvait s’entretenir avec Alfred Jarry « de blason, d’hérésies, de versification ». Il l’entend aussi réciter les « vers aux métalliques rimes en orde et arde[46] » du poème « Bardes et cordes », paru dans La revue blanche le 15 avril 1903 :
Le roi mort, les vingt et un coups de la bombarde
Tonnent, signal de deuil, place de la Concorde.
Silence, joyeux luth, et viole et guimbarde :
Tendons sur le cercueil la plus macabre corde
Pour accompagner l’hymne éructé par le barde :
Le ciel veut l’oraison funèbre pour exorde.
[…]
Les Suisses au pavé heurtent la hallebarde :
Seigneur, prend le défunt en ta miséricorde[47].
Les finales consacrent l’effet archaïsant du discours : ce sont des contre-assonances, en usage au Moyen Âge dans la poésie des troubadours, mais aussi dans le genre plaisant de la sotie, avant leur regain au xixe siècle[48]. La chute du poème suggère que Jarry a déjoué l’expression rimer comme hallebarde et miséricorde (« ne pas rimer du tout[49] »), en composant un long poème à rime alternée[50].
L’expression est liée à une anecdote connue au xixe siècle sous diverses variantes, que recense le Grand dictionnaire universel du xixe siècle :
On cite à ce propos l’histoire de cet honorable épicier des Halles qui, voulant faire une épitaphe en vers à son ami Mardoche, le suisse de sa paroisse, se renseigna discrètement sur le nombre de lettres nécessaires à la rime : « Il faut trois lettres », lui répondit-on. Notons que le donneur de conseil était dans le vrai, car trois lettres suffisent dans la plupart des cas, et Voltaire rime souvent à l’aide d’une seule lettre. Mais l’honorable épicier joua de malheur et choisit mal ses mots ; voici l’épitaphe qu’il composa, sur trois lettres à la rime :
Ci-gît mon bon ami Mardoche,
Qui fut suisse de Saint-Eustache ;
Il porta trente ans l’hallebarde :
Dieu lui fasse miséricorde.
C’est depuis ce temps-là que l’on dit : « Cela rime comme hallebarde et miséricorde », c’est-à-dire pas du tout[51].
Si la hallebarde appelle le stéréotype du suisse dans la fable, le mètre ne respecte pas l’initiale aspirée du mot. On a prêté une version de l’épitaphe à Hugo lui-même, défendant Musset contre Émile Deschamps qui exigeait au moins des rimes de trois lettres[52]. Le « Mardoche » de Musset manifestait sa liberté en faisant « rimer idée avec fâchée », comme Musset l’avait fait dans Les marrons du feu[53]. Mais les épitaphes au suisse Mardoche dégradent la rime faible en contre-assonance.
Apories poétiques
Le conte d’Apollinaire trouve son ressort comique dans les débats et pratiques critiques à l’égard de « l’ancien jeu des vers[54] », qui reste toutefois une référence. L’ironie à l’égard de la convention graphique participe d’un processus de rénovation de la rime fondée sur la diction moderne. Apollinaire a joué un rôle majeur dans son assouplissement et la promotion de combinaisons finales vocaliques et consonantiques, susceptibles de se superposer aux anciennes combinaisons de genre, avant de s’y substituer[55]. Mais « Le Poète assassiné » met en scène des aspirations plus radicales à la modernité, illustrant l’« élément de satire[56] » du conte. Le chapitre x, « Poésie », confronte Croniamantal aux apories de la création, à travers les trois dernières étapes de son parcours (PR i, 256-258) :
1. Un « dernier poème en vers réguliers » :
Luth
Zut !
Ce distique minimaliste révoque l’emblème du lyrisme traditionnel[57], exalté par exemple dans Le passant de Coppée : « Que toujours, à travers les campagnes vermeilles,/ Bourdonne votre luth comme un essaim d’abeilles ! » Sous la plume de Jarry, le motif paraissait justifié par les circonstances funèbres de « Bardes et cordes » : « Silence, joyeux luth ». Ici, l’interjection familière est un clin d’oeil à la posture et aux jeux langagiers du Zutisme. Germain Nouveau avait signé dans l’Album zutique un sonnet monosyllabique (licencieux) à chute en « Zut[58] ! ». On trouve le même couple lexical Luth/Zut à la rime de son « Dixain réaliste » évoquant l’Orphée aux enfers d’Offenbach :
On s’aimait, comme dans les romans sans nuage,
à Bobino, du temps de « Plaisirs au Village ».
Orphée alors chantait des blagues sur son luth ;
c’était l’époque où Chose inventait le mot « Zut ! »
où les lundis étaient tués par Sainte-Beuve.
Les Parnassiens charmés rêvaient la rime neuve[59] ;
2. Un « dernier poème en vers irréguliers » intitulé « Prospectus pour un nouveau médicament[60] ». Ce titre fait écho à la modernité revendiquée à l’ouverture de « Zone » :
Alcools, PO, 39Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Mais sa discordance est criante avec la forme et le contenu du poème. Le nom du héros permet d’identifier une parodie du « Coeur de Hialmar », « poème barbare » de Leconte de Lisle inspiré des sagas scandinaves[61]. Le poème développe des thèmes traditionnels, qui le lient au conte en préfigurant la mort du héros. Sa forme s’inspire de la versification allitérative des oeuvres des scaldes, alors que le refrain « Maï Maï ramaho nia nia », détonnant dans l’univers nordique, paraît faire transition avec l’expérience suivante.
3. Le projet d’« une poésie libre de toute entrave, serait-ce celle du langage », donnée à entendre à « l’oiseau du Bénin » (avatar fictionnel de Picasso), alors qu’elle impose visuellement la rigueur de sa mise en espace et de sa définition typographique :
MAHÉVIDANOMI RENANOCALIPNODITOC
EXTARTINAP + v. s.
A. Z.
Tél. : 33-122 Pan : Pan
OeaoiiiioKTin
iiiiiiiiiiii
Accusé d’avoir plagié « Fr. nc.s J. mm.s » dans son « dernier vers[62] », Croniamantal renonce aussitôt à cette « poésie pure », qui s’apparente plutôt à certaines expérimentations futuristes ou dadaïstes, même si le lecteur cherche un sens parmi ces formules entre A et Z.
Le poète se tourne alors vers le théâtre, avec un court projet de pièce, Iéximal Jélimite, dont les enchaînements hallucinants illustrent le « grand humour[63] » selon Breton. Dans son Anthologie, la séquence satirique des « Théâtres » du Poète assassiné (PR ii, 263-264) occupe la première place dans la notice, mitigée, consacrée à Apollinaire[64].
L’inspiration théâtrale d’Apollinaire porte l’empreinte d’Alfred Jarry, salué comme le pionnier d’« un lyrisme tout neuf » issu des « basses régions » où se tordait le rire (PR ii, 948). Mais Apollinaire réfute le statut de « dernier grand poète burlesque » qu’on lui a prêté :
Ce mot [burlesque] ne peut désigner les produits les plus rares de la culture humaniste. On ne possède pas de terme qui puisse s’appliquer à cette allégresse particulière où le lyrisme devient satirique, où la satire, s’exerçant sur la réalité, dépasse tellement son objet qu’elle le détruit, et monte si haut que la poésie ne l’atteint qu’avec peine, tandis que la trivialité ressortit ici au goût même, et, par un phénomène inconcevable, devient nécessaire. Ces débauches de l’intelligence où les sentiments n’ont pas de part, la Renaissance seule permit qu’il s’y livrât et Jarry, par un miracle, a été le dernier de ces débauchés sublimes.
« Feu Alfred Jarry », PR ii, 1042
« L’Ordre » et « l’Aventure »
Présenté comme un pionnier des avant-gardes du début du xxe siècle, Apollinaire a toujours marqué son attachement aux héritages littéraires. S’il a joué un rôle majeur dans l’émancipation moderne du vers, sa poétique fait coexister des pratiques de différents âges. C’est une clé de la diversité du recueil Alcools. C’est encore l’esprit de Calligrammes, alors que la guerre a favorisé un retour aux sources, parfois mal compris par la nouvelle génération : « Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention/ De l’Ordre et de l’Aventure » (« La jolie rousse », PO, 313).
Pour s’en tenir à la rime, le parcours d’Apollinaire manifeste une double disposition à la surdétermination ou à l’effacement. La surdétermination est soumise à une ambiguïté traditionnelle : accomplissement poétique ou soupçon de subversion ? L’effacement peut être compensé ou non par une motivation interne du vers qu’ont développée le romantisme et le symbolisme, jusqu’à certaines formes du vers libre.
Équivoques équivoques
Les Grands Rhétoriqueurs avaient fait de la rime un lieu de leur virtuosité, avant que la Pléiade n’impose la mesure. Les jeux de « consonance portant par l’organe de l’ouïe délectation à l’esprit[65] » se prêtent à des définitions et des dénominations instables : équivoques de l’équivoque, défini(e) comme fait de versification ou jeu sur les mots. Apollinaire connaissait les Bigarrures de Tabourot, qui illustre les « équivoques français » par le début de la fameuse épître de Marot à rimes en rime et formes dérivées ou combinées, avant de distinguer l’équivoque au sens moderne de calembour[66]. On connaît l’ambiguïté des visées pragmatiques et esthétiques des Grands Rhétoriqueurs, entre persuasion et dérision[67]. Elle renaît différemment sous la plume d’Apollinaire, dans le dialogue des voix et la variété des registres.
Au coeur du « Pont Mirabeau », la rime lente/violente, étendue à l’équivoque par paronomase à la faveur de la diérèse (« la vie est lente »), exprime la tonalité élégiaque d’une strophe placée sous tension par la répétition et la variation sémantique du verbe s’en aller :
Alcools, PO, 41L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Sous la fausse uniformité de comme, comparatif puis exclamatif, le discours unit le sujet lyrique, le monde et ses affects dans un présent oscillant entre actualité et vérité générale. Il déjoue toutefois doublement l’aphorisme Vita brevis ars longa, en appropriant à cet univers le trait de lenteur – peut-être rappelé au sens ancien de « mou, sans force », en affinité avec « l’onde si lasse » du quatrain précédent. La rime condense le tourment existentiel d’un temps qui n’en finit pas de passer, jusqu’au suspens final : « je demeure ».
La juste compréhension des ressorts poétiques de la plainte offrira à Raymond Queneau, auteur du « Quai Lembour », la matière d’un pastiche au titre antithétique, « Retour », peut-être inspiré de « la saponification des obligatoires métaphores[68] » de Lautréamont : « Lentement descend la Seine/ une péniche de savon ». Le texte déploie par différenciation lexicale la syllepse initiale sur le verbe s’en aller[69], substituant une assonance en [ɔ̃] à l’assonance en [ɑ̃] :
pourquoi péniche de savon ?
c’est un emblème
des jours qui vont et qui s’en vont
le long de la Seine
Le poème « Palais », dédié à Max Jacob, exploite à la rime la polysémie forte du mot orient, assimilable à une homonymie (« point où le soleil se lève » vs « reflet nacré d’une perle »).
Alcools, PO, 61Dame de mes pensées au cul de perle fine
Dont ni perle ni cul n’égale l’orient
Qui donc attendez-vous
De rêveuses pensées en marche à l’Orient
Mes plus belles voisines
La rime, perturbée par la fragmentation du deuxième vers, est formellement soutenue par la répétition de pensées à la césure, mais aussi par un chiasme lexical hétérogène : cul/perle <> perle/cul. Le conflit des registres prépare la dissimilation sémantique sur orient, marquée par la distinction minuscule/majuscule. Il est amplifié par celui des codes esthétiques, la trivialité composant avec la préciosité de l’image et un allégorisme d’inspiration baudelairienne. La veine érotique du poème a suggéré à Antoine Fongaro une lecture cryptique par segmentation (orient/o riant[70]). Ces dissonances sont à la mesure de l’esthétique burlesque de « Palais », qui unit esprit et matière en faisant rimer pentecôtes et entrecôtes, dans la satire d’un symbolisme rêvant de nouvelles « langues de feu[71] ».
Modernités de la rime
À l’ouverture d’Alcools, « Zone » s’affiche comme une profession de foi moderniste, qui manifeste l’émancipation du mètre et de la rime tout en portant l’empreinte du « monde ancien » apparemment congédié par le premier vers. À l’élasticité métrique répondent des formes affaiblies de rimes (assonances, contre-assonances), voire des vers orphelins, mais aussi des combinaisons provocantes. La mise en page isole cette suite de quatre vers où le « coup de cymbale » semble soudain dicter la fable, ses commentaires ou ses gloses, à travers le choix des langues (latin) ou des toponymes (Leyde, Gouda)[72] :
PO, 42Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda
Le calembour s’impose plus largement comme un principe dynamique de l’écriture, dans le jeu des interactions verbales et conceptuelles. L’élan moderniste du xxe siècle suscite un tableau messianique liant ironiquement théologie et technologie dans le motif de l’Ascension, à partir d’une figure étymologique sur le nom avion :
PO, 40Pupille Christ de l’oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Malgré la libération du vers, le poème met en oeuvre une signifiance tabulaire dans cette dramaturgie satirique[73]. La dérivation déviante sur voler forme la rime lexicale interne d’un alexandrin presque parfait (élision de « crient » en diction courante), avec variation parallèle sur voltiger/voltigeur. Ce jeu sur les axes horizontal et vertical est renforcé par la rime sémantique entre « monte dans l’air » et « voleur », où l’argot (monte-en-l’air) sert d’interprétant liant allusivement le Christ aux larrons. Les diables sont ici les auxiliaires d’un sujet lyrique « inventeur de langages[74] ».
La poétique de la simultanéité radicalise les effets de polyphonie dans les « poèmes-conversation » qui, selon Apollinaire, enregistrent « en quelque sorte le lyrisme ambiant[75] ». Tel serait le ressort de « Lundi rue Christine », initialement paru en décembre 1913 dans les Soirées de Paris :
Calligrammes, PO, 180Trois becs de gaz allumés
La patronne est poitrinaire
Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet
Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge
Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief
Ça a l’air de rimer
Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier
Pim pam pim
La mise en page isole un commentaire plaisamment réflexif : « Ça a l’air de rimer ». La « rime » ne recouvre en fait qu’une assonance interne (Tunis/kief), mais elle est l’indice d’une attention poétique justifiée localement par l’allitération en [f] et l’assonance en [e] (« je te ferai fumer du kief »), plus largement par des effets de paronomase soulignant l’équilibre interne de l’énoncé (« La patronne est poitrinaire ») ou suggérant un principe d’engendrement par impulsion syllabique : « Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier » → « Pim pam pim ».
« Quelconqueries », etc.
La modernité donne un nouveau souffle à l’esthétique de la disparate, qui favorise l’interaction des genres, mais aussi les échos de la culture populaire, en particulier du café concert où se mêlent chanson, théâtre, danse, acrobatie. L’exemple des futuristes incite sans doute Apollinaire à s’affranchir de son souci de perfection pour faire valoir l’élan créatif[76]. C’est cette veine peu sérieuse que retient Breton pour son Anthologie, où le corpus poétique apollinarien se limite à trois pièces mineures que l’on peut savourer comme telles[77].
« Le phoque » et « Chapeau-tombeau » étaient parus en juin 1914 dans la revue futuriste Lacerba, parmi une série intitulée « Quelconqueries », qui faisait suite à une première série intitulée « Banalités » (avril 1914). Lors de leur reprise en 1919 dans la revue Littérature, Ardengo Soffici, directeur de Lacerba, dut défendre Apollinaire en assurant qu’il les avait lui-même choisies parmi ses « paperasses » :
La vérité est que ce poète génial n’attachait aucune importance à ces « drôleries » ou caprices écrits dans des moments de bonne humeur poétique – et souvent bien jolis, d’ailleurs.
Lettre du 31 mars 1920, PO, 1147-1148
Le premier poème, issu du manuscrit d’une opérette-bouffe grivoise écrite avec André Salmon, Le marchand d’anchois (1906), met en oeuvre l’esprit du « caf’conc’ », mêlant calembour facile (« l’Otarie »), langage enfantin et comptine. Cette caricature de l’homme de lettres, francisant à la rime un anglicisme en vogue (marin/meeting[78]), devait se chanter sur l’air du Pendu :
Poèmes retrouvés, PO, 660Le phoque
J’ai les yeux d’un vrai veau marin
Et de Madame Ygrec l’allure
On me voit dans tous nos meetings
Je fais de la littérature
Je suis phoque de mon état
Et comme il faut qu’on se marie
Un beau jour j’épouserai Lota
Du matin au soir l’Otarie
Papa Maman
Pipe et tabac crachoir caf’conc’
Laï Tou
Le second poème, aux allures d’odelette, glisse d’une inspiration fantaisiste vers le registre bas, suggérant un entraînement verbal de nature savante (terminologie ornithologique : cul-blanc, petit cul-jaune, paille-en-cul) ou populaire (aller/laisser pisser, expression du mépris ou de l’indifférence).
Poèmes retrouvés, PO, 663Chapeau-tombeau
On a niché
Dans son tombeau
L’oiseau perché
Sur ton chapeau
Il a vécu
En Amérique
Ce petit cul
Or
Nithologique
Or
J’en ai assez
Je vais pisser
La composition fait saillir une rime artificielle intercalée, par extraction de la syllabe Or qui se fait connecteur adversatif alors que la scène tourne court.
Le dernier poème, paru dans SIC (no 14, février 1917)[79], est une allusion à Pierre Albert-Birot, qui avait incité Apollinaire à s’engager dans « les Théâtres », comme son personnage Croniamantal, avec Les mamelles de Tirésias.
Il y a, PO, 360Un poème
Il est entré
Il s’est assis
Il ne regarde pas le pyrogène à cheveux rouges
L’allumette flambe
Il est parti
La même année, Apollinaire donne en préface aux 31 poèmes de poche d’Albert-Birot une suite de textes intitulée « Poèmepréfaceprophétie », présentant leur auteur comme « une sorte de pyrogène », modèle d’inspiration « dépouillé » (PO, 684 sq.). Sa « simplicité » caractérise aussi la courte pièce de SIC qui, dans la fugacité d’un événement déclencheur, « célèbre l’acte poétique par excellence[80] ».
*
La fantaisie répond à une disposition profonde du lyrisme apollinarien, qui accompagne l’évolution de sa poétique avec de sensibles inflexions. Après la parution d’Alcools, le poète est à la croisée des chemins alors que se multiplient les innovations futuristes. Les poèmes rassemblés dans la section « Ondes » de Calligrammes manifestent une diversité formelle et thématique à laquelle la guerre donnera un tour imprévu. La pratique du discontinu et de la discordance héritée des avant-gardes de la fin du xixe siècle trouve un nouvel essor dans le simultanéisme des « poèmes-conversation », alors que certains textes reprennent des motifs anciens. Ici, la « patronne poitrinaire » des instantanés de « Lundi rue Christine » ; là un « tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire », incarnation miraculeuse de « la musique des formes » dans le poème narratif « Un fantôme de nuées » (PO, 195). La grande nouveauté formelle est celle des calligrammes, lancée en juin 1914 par « Lettre-Océan ». Le « brékéké koax » des Grenouilles d’Aristophane (PR ii, 947) y fait place à l’onde graphique des « chaussures neuves du poète » (« cré cré cré… »), qui rivalise avec celles de la « TSF » (PO, 184-185). Depuis 1909, les manifestes futuristes avaient promu le rapport entre modernité technique et « mots en liberté ». Mais Apollinaire tenait à rappeler l’héritage « de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier » (« Nos amis les futuristes », PR ii, 970-972). À l’ouverture du recueil Calligrammes, le poème « Liens » met en scène une fantasmagorie moderne exploitant la polysémie du nom-titre (« Rails », « Cordes tissées », « Câbles sous-marins »). Mais contre la modernolâtrie parfois violente des futuristes, il unit dans le vers « Cordes et concorde », avant de relier « sens » et sentiments[81].
La poésie et la prose d’Apollinaire manifestaient depuis longtemps la tentation du théâtre. Marinetti, lui-même inspiré par Jarry et une relation entre littérature et cabaret remontant aux zutistes[82], avait ouvert le « théâtre de variétés » aux « acrobates, clowns et danseurs[83] ». Cet idéal est mis en oeuvre en 1917, après le ballet Parade de Jean Cocteau, avec le « drame sur-réaliste » Les mamelles de Tirésias. La préface précise l’intention esthétique, qui porte haut la bouffonnerie sur un fond sérieux (« le problème de la repopulation ») :
J’ai mieux aimé donner un libre cours à cette fantaisie qui est ma façon d’interpréter la nature, fantaisie qui, selon les jours, se manifeste avec plus ou moins de mélancolie, de satire et de lyrisme, mais toujours, et autant qu’il m’est possible, avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu’il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi.
PO, 866
Comme l’a relevé Peter Read,
la jubilation de la femme qui se libère déclenche un enchaînement joyeux de rimes calembours à connotations principalement viriles : « étalon… aux talons… n’étalons… taureau… torero… héros… ». Y répond plus loin […] une suite sonore qui exploite à la fois le « r » ubuesque et un champ sémantique principalement féminin : « merdecin… mère des seins… merdecine… mère des cygnes[84] ».
La première représentation de cette « manifestation SIC » était annoncée avec une « conférence contradictoire » de Pierre Albert-Birot intitulée : « L’esprit d’avant-garde (à propos du cubisme, futurisme et nunisme)[85] ». La pièce « aristophanesque » sera à la fois un accomplissement et un chant du cygne pour le chef de file de l’avant-garde. Le patronage d’Albert-Birot en 1917 est fragile : le nunisme qu’il promeut peine à s’imposer, alors que l’écart s’est creusé entre cubisme et futurisme[86].
Quant au terme « surréaliste », qui prend cette forme graphiquement liée dans la préface, il a favorisé l’image d’Apollinaire précurseur du surréalisme au prix de sérieux paradoxes. La filiation est fondée sur une sélection de textes comme les trois pièces mineures retenues par Breton pour illustrer l’humour (noir ?) d’Apollinaire. Elles révèlent une facette de sa création, dont l’ambition était tout autre. Celui qui ne se reconnaissait ni dans la tonalité familière des nouveaux Fantaisistes (Derème, Toulet, Carco), ni dans les « surenchères futuristes » (PR ii, 945), aurait défendu face aux postulats surréalistes l’exigence d’une attention sensible au réel, d’une maîtrise assumée du geste créateur. Le jugement de Jacques Vaché, plus dadaïste que Dada, fut sans appel :
Nous ne connaissons plus Apollinaire ni Cocteau – Car – Nous les soupçonnons de faire de l’art trop sciemment, de rafistoler du romantisme avec du fil téléphonique et de ne pas savoir les dynamos[87].
La distance marquée par les futurs surréalistes allait s’accentuer avec la conférence sur l’Esprit nouveau, dont on a surtout retenu la formule : « La surprise est le grand ressort nouveau » (PR ii, 949). Le rire issu de Jarry y ouvre la voie d’« un lyrisme tout neuf » qui soit « tout ardeur pour la vérité » (PR ii, 948-949).
C’est aux poètes à décider s’ils ne veulent point entrer résolument dans l’esprit nouveau, hors duquel il ne reste d’ouvertes que trois portes : celle des pastiches, celle de la satire et celle de la lamentation, si sublime soit-elle.
PR ii, 954
Mais ce programme se réclame aussi « de l’ordre et du devoir », qualités de l’« esprit français ». Il paraît en affinité avec certains appels au « retour à l’ordre » idéologique et esthétique, alors que le terme fantaisie se répand dans la critique avec une valeur péjorative[88]. Les fidèles d’Apollinaire voient pâlir l’image de celui qui avait conduit leur « cortège » lyrique. Sa situation singulière entre deux siècles et deux générations, son goût pour l’alliance des genres et des registres, « mélange de gravité, de fantaisie et de verve gaillarde[89] », exigent un sens de l’équilibre que la critique ne lui a pas toujours reconnu. Les « Cordes faites de cris » tendues à l’ouverture de Calligrammes (PO, 167) transposaient dans la modernité une image de funambule se risquant, dans le dialogue des formes et des valeurs, à l’aventure d’un lyrisme renouvelé. Mais la roue a tourné. Celui qu’Alberto Savinio a défini comme un « homme-époque[90] » cherche désormais dans le dialogue des arts et des médias une voie qu’il reviendra à d’autres d’explorer.
Appendices
Note biographique
Philippe Wahl est maître de conférences en Langue et Stylistique françaises à l’Université Lyon 2, où il anime le groupe de recherche Textes & Langue (ea 4160 Passages xx-xxi). Ses travaux portent sur les rapports entre langue et style (énonciation littéraire, sémantique discursive, modes de textualisation) dans des corpus contemporains de prose et de poésie. Il a publié plusieurs articles sur les problématiques du « double sens » et sur l’oeuvre d’Apollinaire. Dernier ouvrage paru, codirigé avec Julien Piat : La prose de Samuel Beckett. Configuration et progression discursives (Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Textes & Langue », 2013).
Notes
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[1]
Henri Meschonnic, « Apollinaire illuminé au milieu d’ombres », Europe, no 451-452, 1966, p. 141-169. La première expression est empruntée à André Billy, dans sa préface aux Oeuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. xlvi. Désormais abrégé en (PO), suivi du numéro de la page.
-
[2]
Selon Friedrich Schlegel, la poésie romantique doit « poétiser le Witz » et « animer les formes de l’art par les pulsations de l’humour » (Athenäums Fragment, no 116, Kritische Schriften, Munich, 1964, p. 38-39).
-
[3]
Jean Cohen, « Comique et poétique », Poétique, no 61, 1985, p. 58.
-
[4]
Voir Daniel Grojnowski, « La poésie drôle : deux ou trois choses que je sais d’elle », Jean-François Louette et Michel Viegnes (dir.), Humoresques : Poésie et comique, no 13, 2001, p. 71-84.
-
[5]
D. Grojnowski, Aux commencements du rire moderne. L’esprit fumiste, Paris, José Corti, 1997.
-
[6]
Le comique paraît corrélé à la définition de l’artiste, « qui n’est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature » (« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Oeuvres complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 543).
-
[7]
Mikhaïl Bakhtine, « Du discours romanesque », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994, p. 109-110.
-
[8]
Ch. Baudelaire, op. cit., p. 532.
-
[9]
Henri Meschonnic distingue le langage poétique « comme système » et le « jeu de mots, qui n’est pas constitutif d’un système, ce qui ne semble nulle part marqué dans Freud – ni chez Jakobson qui, au niveau rhétorique, peut les considérer comme un même fonctionnement » (Pour la poétique ii, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973, p. 32).
-
[10]
Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, t. i, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 238-239.
-
[11]
Voir Claude Debon (dir.), Apollinaire et les rires 1900, Clamart, Éditions Calliopées, 2011.
-
[12]
« Baudelaire n’a pas pénétré cet esprit nouveau dont il était lui-même pénétré, et dont il découvrit les germes en quelques autres venus avant lui. » Introduction à L’oeuvre poétique de Charles Baudelaire, « Les Maîtres de l’amour » ; Oeuvres en prose complètes, t. iii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 874. Désormais abrégé en (PR iii), suivi du numéro de la page.
-
[13]
Conférence « L’Esprit nouveau et les poètes » [26 novembre 1917], Oeuvres en prose complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 943-954. Désormais abrégé en (PR ii), suivi du numéro de la page. La notion d’esprit nouveau s’était imposée à la fin du xixe siècle, à travers Edgard Quinet, Léon Bazalgette ou encore Havelock Ellis pour la version américaine du New Spirit, mentionné par Apollinaire dans une chronique de 1913 (ibid., p. 573). Mais celui-ci lui donne en 1917 un contenu spécifique, au coeur des débats contemporains.
-
[14]
Le jugement de Georges Duhamel est resté fameux : « Rien ne fait plus penser à une boutique de brocanteur que ce recueil de vers publié par M. Guillaume Apollinaire sous un titre à la fois simple et mystérieux : Alcools. » (Mercure de France, 16 juin 1913).
-
[15]
Revue littéraire de Paris et de Champagne, dans Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 958-959.
-
[16]
Voir Philippe Andrès, Théodore de Banville. Un passeur dans le siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 12. L’auteur note que « les dernières poésies de Banville sont une transition vers le symbolisme et les temps modernes qui verront émerger une poétique de la surprise comme celle d’un Apollinaire et celle, plus cérébrale, d’un Audiberti qui n’eut de cesse de reconnaître l’influence de la poésie du xixe siècle » (ibid., p. 13).
-
[17]
Dédicace à Thadée Natanson de L’hérésiarque et Cie. (Oeuvres en prose complètes, t. i, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 81. Désormais abrégé en (PR i), suivi du numéro de la page.)
-
[18]
Voir Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points-Essais », 2006, p. 185 sq.
-
[19]
Ch. Baudelaire, « Sur mes contemporains », op. cit., p. 167-169.
-
[20]
Théodore de Banville, Préface aux Odes funambulesques, Alençon, Poulet-Malassis et De Broise, 1857, p. vi, ix et xvi. Sur cette double tutelle – à laquelle pourrait être joint Shakespeare – au regard de l’idéal romantique de synthèse des registres, mais aussi des genres, voir Bertrand Degott, « La tradition “aristophanesque” chez Banville, Tailhade et Rostand », dans Pierre Nobel (dir.), Textes et cultures : réception, modèles, interférences, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 136-138. Il faudrait ajouter la référence ultérieure au legs du « grand aïeul Villon » : « cette Poésie de veine bien française, vive, ironique, précise, lyrique aussi », que Banville veut marier avec le Journal (Avant-propos de Nous tous (1884) ; ibid., p. 145).
-
[21]
Th. de Banville, Avertissement aux Odes funambulesques, Paris, Michel Lévy Frères, 1859, p. 2.
-
[22]
Sur quelques « dettes probables ou possibles d’Apollinaire envers Banville », voir Antoine Fongaro, « Apollinaire et Banville », Que Vlo-Ve ?, Série 2, no 17, 1986, p. 11-17 ; repris dans Apollinaire poète. Exégèses et discussions, 1957-1987, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1988, p. 143-154.
-
[23]
Th. de Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Bibliothèque de L’Écho de la Sorbonne, 1872. Désormais abrégé en (T), suivi du numéro de la page.
-
[24]
« Rime, l’unique harmonie/ Du vers, qui, sans tes accents/ Frémissants,/ Serait muet au génie ». Sainte-Beuve, « À la Rime », reproduit dans Petit traité de poésie française, p. 40 ; reformulation de Banville : p. 41-42.
-
[25]
« Le reste, ce qui n’a pas été révélé, trouvé ainsi, les soudures, ce que le poëte doit rajouter pour boucher les trous avec sa main d’artiste et d’ouvrier, est ce qu’on appelle les Chevilles. » (Petit traité de poésie française, p. 54). D’où la leçon : « Nous avons vu qu’on ne saurait sacrifier la Raison à la Rime, puisqu’on les sacrifie ensemble et par la même occasion, ou qu’on ne les sacrifie pas, et nous voyons maintenant qu’il y a toujours des chevilles dans tous les poëmes. » (idem).
-
[26]
Gustave Kahn, Premiers poèmes. Avec une préface sur le vers libre, Paris, Mercure de France, 1897, p. 31-32.
-
[27]
Dans Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 223-302.
-
[28]
Daniel Delbreil, Apollinaire et ses récits, préface de Giovanni Dotoli et Sergio Zoppi, Fasano-Paris, Schena - Didier Érudition, 1999, p. 181. La scène est reprise par André Breton dans l’Anthologie de l’humour noir (« Guillaume Apollinaire. 1880-1918 », Oeuvres complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 1084-1086).
-
[29]
La première représentation, le 14 janvier 1869, fut à l’origine de la formation du groupe des « Vilains Bonshommes ». L’allusion était double dans une première version du texte parue dans la revue belge du même nom (Le passant, no 4, 18 novembre 1911, reproduit dans Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 1244) – le « journal fantaisiste qui manquait au pays de Tyl l’Espiègle » (« Le passant », La vie anecdotique, dans Oeuvres en prose complètes, t. iii, p. 95).
-
[30]
Jules Lemaitre, « François Coppée », Les contemporains : études et portraits littéraires, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1898, p. 83-84.
-
[31]
Une statue en bronze de François Coppée avait été inaugurée à Paris en 1910.
-
[32]
Le boxeur américain Sam McVea avait connu le succès à Paris pendant la saison 1908-1909 (Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1245). Le rapport entre le poète et le « Napoléon noir du ring » pourrait être lié à l’anglomanie contemporaine : on délaissait la lutte à main plate pour la boxe, appelée « le noble art » par emprunt à l’anglais (1911). Voir la chronique « Marges et marches » du 6 janvier 1912 : « Que l’art aujourd’hui ne soit pas très noble, c’est une de ces vérités contre lesquelles il n’y a rien à dire. » (Ibid., p. 1248). Un article de L’opinion avait répliqué ironiquement au manifeste de Marinetti par l’annonce de l’Énerguménisme, dont le premier ouvrage serait « Le Swing aux étoiles, par Sam Mac Vea » (Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1245-1246).
-
[33]
Dans la version pré-originale, ponctuée, le syllabisme est respecté, sinon la structuration métrique : « Passant auprès de moi, le nègre Sam Mac Vea/ Voyant que j’étais plus noir que lui s’affligea… » (Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1244).
-
[34]
« Mille regrets » fait rimer « blonds wie du » avec « blonde aux yeux doux », « Rhénanes (1901-1902) », Le guetteur mélancolique dans Oeuvres poétiques, p. 531. Voir Paul Martin, « Sur deux épisodes du Poète assassiné », Que Vlo-Ve ?, Série 2, no 28, octobre-décembre 1988, p. 3-7.
-
[35]
Voir Alain Chevrier, « Un jeu de rimes dans une épître d’Apollinaire à André Billy », Que Vlo-Ve ?, Série 4, no 19, juillet-septembre 2002, p. 81-86.
-
[36]
« Je crois bien qu’après tout on ne saurait mieux trouver, pour caractériser ce charme, que le mot de morbidesse, devenu malheureusement aussi banal que celui de mélancolie et plus ridicule encore ». (J. Lemaitre, op. cit., p. 94).
-
[37]
Lors de la réécriture de la chronique du Passant, Apollinaire avait noté : « et pas le moindre vers libre ».
-
[38]
Sur les implications esthétiques et politiques de la satire collective, voir Denis Saint-Amand, « François Coppée ou les inimitiés électives », COnTEXTES [En ligne], Varia, mis en ligne le 26 mai 2009, consulté le 10 mai 2014. URL : http://contextes.revues.org/4328 ; DOI : 10.4000/contextes.4328. Dès ses premiers exercices poétiques, Apollinaire avait pris pour cible l’illustre Parnassien. La chanson écrite à Stavelot en 1999, raillant avec force apocopes le cercle littéraire de « La Fougère », porte une double atteinte à son prénom et à son nom : « Puis c’est un sieur Albert Auguste/ Qui dit des vers de Frans Cop-/ pée des vers beaux mais bien plus/ Que la cascade de Coo ». « Le cercle “La Fougère”, littéraire et stavelotain ». Air : À Ménilmontant, dans Oeuvres poétiques, p. 524-525.
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[39]
La parodie se manifeste sous forme de glose (« dirait Coppée dans un vers immortel ») ou d’alexandrin intégré à un distique, avec un effet de scie : « Comme dirait si bien maître François Coppée » (Par les bois du Djinn / Parle et bois du gin. Poésies complètes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 274 sq.).
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[40]
Alphonse Allais, « Postérité », op. cit., p. 55. Le jeu sur le titre du journal où paraissait le texte, Le sourire, annonce celui d’Apollinaire sur Le passant.
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[41]
A. Allais, préambule aux « Sept brefs poèmes », Vers holorimes, op. cit., p. 50.
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[42]
Ibid., p. 51.
-
[43]
Ibid., p. 52-53.
-
[44]
Voir la leçon de Banville : « Mais vous devez n’employer jamais que des rimes absolument brillantes, exactes, solides et riches, dans lesquelles on trouve toujours la consonne d’appui, et qui soient d’autant plus vigoureuses que vous aurez choisi une consonnance [sic] qui termine dans le dictionnaire un plus grand nombre de mots. » (Petit traité de poésie française, p. 66).
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[45]
« Rimes riches à l’oeil ou Question d’oreille », Effets nouveaux, op. cit., p. 19-20.
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[46]
G. Apollinaire, « Feu Alfred Jarry », Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 1039.
-
[47]
Alfred Jarry, Oeuvres complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 546.
-
[48]
Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 1996, s.v. Contre-assonance. La diction ancienne des finales féminines permettait de fonder la rime sur la seule consonne.
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[49]
« On dit proverbialement d’une chose fausse, qu’elle est vraye comme les Suisses portent la halebarde par dessus l’espaule. Les Poëtes disent aussi en blasmant une mauvaise rime, que ces mots riment comme halebarde & miséricorde » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, t. ii, 1690, s.v. Halebarde).
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[50]
Voir François Caradec, « Notes et documents. Bardes et cordes », L’étoile-absinthe, Société des amis d’Alfred Jarry, no 39-40, 1988, p. 32-33 et Alain Chevrier, art. cit.
-
[51]
Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. xiii, 1875, s.v. Rime. L’entrée Hallebarde propose une variante, qui s’autorise d’autres libertés à l’égard du mètre : « Ci-gît mon ami Mardoche ;/ Il a voulu être enterré à Saint-Eustache ;/ Il a porté trente-deux ans sa hallebarde ; Dieu lui fasse miséricorde. » (op. cit., t. ix, 1872).
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[52]
« Ici gît le nommé Mardoche/ Qui fut suisse de Saint-Eustache/ Et qui porta la hallebarde,/ Dieu lui fasse miséricorde » (La presse, Paris, 1836) ; voir Paul Martin, art. cit.
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[53]
Alfred de Musset, « Mardoche », Premières poésies 1829-1835, Paris, Charpentier, 1885, p. 121-150. « Tu verras des rimes faibles ; […] il était important de se distinguer de cette école rimeuse, qui a voulu reconstruire et ne s’est adressée qu’à la forme, croyant rebâtir en replâtrant » (Lettre à Stephen Guyot-Desherbiers, 7 janvier 1830, Correspondance, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 35).
-
[54]
« Les fiançailles », Alcools, Oeuvres poétiques, p. 132.
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[55]
Apollinaire se félicitait, selon Aragon, d’avoir le premier « rebaptisé les rimes, faisant joie masculine, fer féminin, par exemple » (Henri Behar, « La jambe et la roue. Apollinaire et le surréalisme », Que Vlo-Ve ?, Série 4, no 21, janvier-mars 2003, p. 20) ; voir l’analyse systématique de Gérald Purnelle, « Apollinaire et la rime (première partie) », Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, no 12, 2012, p. 15-54.
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[56]
Lettre à Madeleine, 23 février 1916, dans Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1158.
-
[57]
Agglutination de deux éléments z- et -ut, dont la première attestation est donnée en 1833 sous la forme zuth : « zuth et bran pour les Prussiens » (Pétrus Borel, Champavert, p. 177 ; Trésor de la langue française, s.v. Zut). Dans le « vocabulaire théâtral » satirique du « Poète assassiné », « Zut » est accompagné de cette glose : « Ce mot déjà vieilli remplaçait avantageusement, il y a vingt ans, le mot de Cambronne. » (Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 262.) Parmi les bribes de l’idéogramme « Lettre-Océan », on lit « Zut pour M. Zun », allusion à la polémique sur la simultanéité avec Henri-Martin Barzun (Jean-Pierre Goldenstein, « Anomo/Anora : tu connaîtras un peu mieux les Mayas. “Lettre-Océan” : mise au point et hypothèses », Que Vlo-Ve ?, Série 4, no 11, juillet-septembre 2000, p. 77-100).
-
[58]
« Autre causerie (au lit, le matin.) », D. Grojnowski, La muse parodique, Paris, José Corti, 2009, p. 143.
-
[59]
Ibid., p. 226. M. Décaudin a établi que « “Chose” désigne souvent Rimbaud sous la plume de Nouveau » (Varia, Que Vlo-Ve ?, Série 4, no 8, octobre-décembre 1999, p. 165-166).
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[60]
Apollinaire se prête lui-même à l’exercice en prose (« Santonine des poètes »), exploitant le nom d’un vermifuge pour un calembour facile : « Prenez un peu de santonine et vous ferez des vers » (« Petites recettes de magie moderne », Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 366).
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[61]
Leconte de Lisle, Poèmes barbares. Voir notice (ibid., p. 1214-1215).
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[62]
« Le poète et l’oiseau » [1900] de Francis Jammes comporte un vers comparable (« T i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i i ») (Le deuil des primevères, Oeuvres poétiques complètes, Biarritz, Atlantica, 2006, p. 301), qu’Apollinaire commente dans la conférence sur l’Esprit nouveau : « Le brékéké koax [sic] des Grenouilles d’Aristophane n’est rien si on le sépare d’une oeuvre où il prend tout son sens comique et satirique. Les i i i i prolongés, durant toute une ligne, de l’oiseau de Francis Jammes sont d’une piètre harmonie imitative si on les détache d’un poème dont ils précisent toute la fantaisie. » (Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 947). Apollinaire est coutumier du cryptage graphique des noms propres, mais le procédé peut être lié ici à la recommandation d’un critique du chapitre suivant, « Dramaturgie » : « Aujourd’hui, pour qu’une pièce réussisse, il est important qu’elle ne soit pas signée par son auteur. » Quelques lignes plus bas, une didascalie mentionne « R.D..RD K.PL.NG » parmi les locuteurs d’une réplique « aux spectateurs » : « Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! », inspirée du refrain d’un chant de Rudyard Kipling en soutien aux troupes d’Afrique du Sud, « The Absent-Minded Beggar », devenu très populaire (« Le Poète assassiné », Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 260 et 1218).
-
[63]
A. Breton, op. cit., p. 1082.
-
[64]
Voir D. Delbreil, « Apollinaire conteur et les humours 1900 », dans Claude Debon (dir.), Apollinaire et les rires 1900, Clamart, Éditions Calliopées, 2011, p. 81-100.
-
[65]
Thomas Sébillet, Art poétique français. Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance (éd. Francis Goyet), Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 56.
-
[66]
Étienne Tabourot, Les bigarrures du Seigneur des Accords [1583], Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 39 sq. Dans l’Art poétique de Sébillet, la même épître illustrait la rime « en équivoque » présentée comme « la plus élégante », alors même que la vogue en était presque passée en 1548 (op. cit., p. 78 et 163).
-
[67]
Voir Paul Zumthor, Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1978 ; François Cornilliat, « Or ne mens ». Couleurs de l’éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Honoré Champion, 1994.
-
[68]
Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, chant vi, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1973 [1868], p. 243.
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[69]
Raymond Queneau, Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1996, p. 293-294. Voir Philippe Wahl, « Les liens du sens dans la poésie d’Apollinaire. Trois états de la syllepse », dans Yannick Chevalier et Ph. Wahl (dir.), La syllepse, figure stylistique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Textes & Langue », 2006, p. 299-320.
-
[70]
« Car “l’orient” d’un cul n’est pas seulement une métaphore analogue aux lis et aux roses des écrivains du xviiie siècle », mais un calembour qui « évoque toutes les fossettes de l’art cochon du xviiie siècle » (A. Fongaro, « L’Orient, Zacinthe et les Cyclades », Guillaume Apollinaire, no 11, 1972 ; repris dans Apollinaire poète, p. 159-161).
-
[71]
Selon Marie-Jeanne Durry, la tonalité est moins celle du sarcasme que d’une « bouffonnerie » qui « n’épargne pas le bouffon » (Guillaume Apollinaire. Alcools, t. ii, Paris, sedes, 1964, p. 46).
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[72]
La rime laide/Leyde se trouve dans l’Albertus de Théophile Gautier (1833, xxviii) (voir G. Purnelle, « Apollinaire et la rime (seconde partie) », Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, no 13, 2013, p. 35).
-
[73]
Jésus était « aviateur » chez Jarry (« La Passion considérée comme course de côte », Spéculations, A. Breton, Anthologie de l’humour noir, p. 1064-1066). Les anges ont une « vocation pour l’aviation » dans la satire des Mormons de La femme assise (G. Apollinaire, Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 471).
-
[74]
Voir M. Décaudin (dir.), Apollinaire inventeur de langages, Actes du colloque de Stavelot (1970), Bibliothèque Apollinaire, no 7, Paris, Lettres modernes, Minard, 1973.
-
[75]
« Simultanisme-librettisme », Théories et polémiques, dans Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 976.
-
[76]
Voir Anna Boschetti, La poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 2001, p. 153 sq.
-
[77]
A. Breton, op. cit, p. 1086-1087.
-
[78]
Les premiers vers du manuscrit mentionnaient « Monsieur Jean Lorrain », auteur de Monsieur de Phocas, et « Monsieur Pressencé » (Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1459), dans cette variation d’époque sur les phoques (voir ibid., p. 1001 et 1004).
-
[79]
« La revue SIC (initiales de Sons-Idées-Couleurs, mais aussi affirmation latine signifiant “oui”), fondée par Pierre Albert-Birot, a paru du 1er janvier 1916 au 30 décembre 1919. » Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 1706.
-
[80]
Willard Bohn, « Le pyrogène à cheveux rouges », Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, no 12, 2012, p. 77-80.
-
[81]
Voir A. Boschetti, op. cit., p. 161 sq.
-
[82]
Ibid., p. 267.
-
[83]
Voir la référence d’Apollinaire au manifeste Le Music-Hall daté du 29 septembre 1913 dans Oeuvres en prose complètes, t. ii, p. 969.
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[84]
Peter Read, Apollinaire et les Mamelles de Tirésias. La revanche d’Eros, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2000, p. 105. Voir Oeuvres poétiques, p. 886 et 894.
-
[85]
Voir le fac-similé de l’invitation dans P. Read, ibid., p. 112.
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[86]
Voir A. Boschetti, op. cit., p. 212-213.
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[87]
Lettre à André Breton, 18 août 1917, citée par Peter Read, op. cit., p. 144.
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[88]
Ibid., p. 214.
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[89]
M. Décaudin dans G. Apollinaire, Oeuvres en prose complètes, t. i, p. 1150.
-
[90]
Voir A. Boschetti, op. cit., p. 16.