Présentation. Ekphraser[Record]

  • Ginette Michaud

À la jointure des beaux-arts et des belles-lettres, et peut-être aussi ancienne qu’eux, la question de l’ekphrasis loge au coeur de l’expérience esthétique. La description de l’oeuvre d’art se révèle en effet très rapidement indiscernable d’une certaine manière, qui en passe elle aussi par un toucher, sinon une touche, l’expérimentation de divers aspects sensibles de la matière mise à l’oeuvre par la chose de l’art. Nous avons souhaité, dans ce numéro de la revue Études françaises, rouvrir cette question à partir du « point de vue » de la déconstruction, et notamment des propositions philosophiques de Jacques Derrida telles qu’elles se donnent à lire dans le recueil de ses écrits sur les arts intitulé Penser à ne pas voir, selon le titre d’une de ses dernières conférences donnée à la Fondation du dessin de Valerio Adami en 2002 et qui condense peut-être l’essentiel de l’approche du philosophe à l’endroit des arts dits visuels, lui qui mettra au foyer de sa réflexion sur le voir la tache aveugle qui en est la condition. Cette livraison d’Études françaises est donc consacrée à la question des arts, plus particulièrement à celle de l’ekphrasis, figure traditionnellement définie comme la transposition verbale d’une représentation visuelle, et aux nouvelles poétiques que cette figure suscite dans les travaux de plusieurs philosophes et écrivains. Rappelons les traits le plus souvent liés à cette figure. Dans « Ekphrasis de mon coeur, ou l’argumentation par la description pathétique », Yves Le Bozec rappelle les différentes acceptions du terme « ekphrasis », parmi lesquelles on retrouve celles d’« image, peinture, tableau, image peinte, mise en scène, énergie ». Selon Barbara Cassin, le mot, étymologiquement formé de ek (« jusqu’au bout ») et phrazô (« faire comprendre, montrer, expliquer »), signifie « description ». Michel Constantini certifie également que « le mot signifie, en gros, “description”, ou, si l’on préfère, “discours détaillé sur quelque objet” ». Pierre Fontanier précise pour sa part le type de description dont il s’agit en introduisant le terme « tableau » : « On appelle du nom de tableau certaines descriptions vives et animées de passions, d’actions, d’événements ou de phénomènes physiques et moraux. » Se référant à la conception ancienne de l’ut pictura poesis, l’ekphrasis est donc une description qui « fait voir des vers, événements, moments, lieux, animaux, plantes, selon des règles précises concernant les aspects à examiner et l’ordre dans lequel les examiner. Le style sera adapté au sujet, et, surtout, on s’appliquera à mettre sous les yeux de l’auditeur ce dont on parle – les rhéteurs appellent cette qualité enargeia (evidentia en latin). » Enfin, la figure est aussi souvent confondue avec celle de l’hypotypose, comme c’est le cas dans le Gradus où l’ekphrasis n’est même pas mentionnée. Outre l’intérêt intrinsèque de ces questions pour la littérature, l’histoire de l’art et l’esthétique, plusieurs faits plus conjecturaux ont également motivé cette proposition : en 2010 paraissait en effet un recueil réunissant les textes sur les arts d’Hélène Cixous, Peinetures, alors que l’écrivain publiait par ailleurs Le Voyage de la racine alechinsky (Galilée, 2011), un texte consacré au peintre Luc Tuymans, Relevé de la mort (Éditions de la Différence, 2012) et encore tout récemment une correspondance avec l’artiste Adel Abdessemed, Insurrection de la poussière (Galilée, 2014), après avoir également écrit au sujet des oeuvres de Simon Hantaï, Ernest Pignon-Ernest, Roni Horn, Nancy Spero et Andres Serrano. Du côté de Derrida, la parution de Penser à ne pas voir a été l’occasion de mieux prendre la mesure de la cohérence de sa …

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