Les lecteurs de Clarissa s’étaient insurgés contre le refus de Samuel Richardson de marier le libertin Lovelace à sa victime. Ils avaient, à l’instar de Lady Bradshaigh, menacé de ne pas lire la fin qui verrait la jeune femme passer de vie à trépas. Richardson tint bon, justifiant le procédé dans son apostille : justice poétique avait été rendue. Les lecteurs de Clarissa ont ceci en commun avec ceux des Liaisons dangereuses, quand ce ne sont pas les mêmes, de s’aveugler aux desseins de leurs auteurs. Ainsi la justice poétique rendue dans la diégèse des Liaisons dangereuses, si l’on doit en croire Jean-Luc Seylaz, n’est pas sans soulever certaines objections : « [L]es lecteurs furent et sont encore aujourd’hui choqués par la “gratuité” des malheurs qui s’abattent sur les coupables. La petite vérole qui défigure Mme de Merteuil, la perte de son procès qui la ruine, n’ont aucun rapport avec ses fautes. » Seylaz reste muet sur l’identité de ces lecteurs. On croit cependant pouvoir reconnaître dans ses propos des échos des remarques de La Harpe dans une lettre adressée à l’Empereur de Russie. Ni La Harpe ni Seylaz n’ont vu une punition exemplaire dans la sanction rendue à l’encontre de Merteuil dans le roman. La dynamique toute particulière des Liaisons dangereuses, que Rousset qualifie d’anti-Héloïse , ne saurait seule expliquer leur réaction. La mort de l’oeil signe non seulement la faillite du libertinage, mais également, de manière indirecte, celle du roman épistolaire — dont le roman de Laclos constitue le chef-d’oeuvre et solde le genre. C’est sur la place de cet organe dans le code de la communication des Liaisons dangereuses, sur le fonctionnement de la communication non verbale et sur la mise en scène du corps communicant, que l’on va se pencher ici. Pourquoi la sanction infligée à Merteuil, loin d’être anecdotique, doit-elle être considérée comme exemplaire ? Quel rapport le roman de Laclos élabore-t-il entre voir, dire et écrire ? Les passages qui mettent en scène l’oeil et le regard sont souvent métacommunicationnels. Loin d’être accessoires, ils constituent une invitation à se saisir du commentaire sur la communication qu’ils autorisent. Évoquer le regard dans une lettre, c’est parler in absentia de ce qui fait l’une des particularités de la communication in praesentia. « Nommer le regard, c’est déjà le narrativiser. » En dépliant le récit du regard à l’oeuvre dans Les liaisons dangereuses, en mettant en évidence la manière dont le regard est constitué en objet littéraire par les discours de ses personnages, ce travail souhaite contribuer à l’étude des codes communicationnels que Donald Rosbottom appelle de ses voeux. Il entend montrer, ce qui ne semble pas avoir attiré l’attention des commentateurs jusqu’ici, que la justice poétique qui voit Merteuil devenir borgne repose sur un réseau sémiotique dense, qui thématise l’oeil et le regard comme instruments d’une discipline libertine et composants à part entière du système de la communication littéraire, à la jonction des communications interne et externe. L’oeil est un des instruments de la distinction entre les personnages du récit, qui subissent le regard ou l’instrumentalisent à leur avantage. Celui de la prude a tendance à manquer de discernement. Les propos de Mme de Tourvel dans une lettre à Mme de Volanges dans laquelle elle raconte la générosité dont Valmont a fait preuve à l’égard d’une famille dans le besoin témoignent de son aveuglement devant l’éclat de ce dernier. Valmont peut se permettre de se démasquer sans attirer les soupçons de Tourvel : « Eh ! peut-être l’action dont vous me louez aujourd’hui perdrait-elle tout son prix à vos …