Abstracts
Résumé
Cet article propose de réfléchir à la manière de lire le Journal de deuil de Roland Barthes, paru en 2009 aux Éditions du Seuil. S’agit-il simplement d’un journal intime et d’un travail biographique ou bien s’agit-il d’une oeuvre littéraire fragmentaire, seule manière possible pour Barthes d’écrire un « monument » de reconnaissance à sa mère ? S’agit-il des notes préparatoires pour La chambre claire (1980) ou bien d’une partie importante d’un roman à venir ayant le titre de Vita Nova ? Ces questions sont essentielles dans la mesure où elles sont censées répondre à l’usage que l’on doit faire de ce texte. Elles déterminent la manière par laquelle on peut le lire et le comprendre, voire apprécier la valeur du Journal de deuil de Barthes. Dans ce contexte, nous avons essayé de défendre l’idée que le Journal de deuil est un « événement littéraire » singulier, un cas riche en éléments pour une lecture critique qui cherche les traces d’écriture d’un événement indéfini qui est en train de se produire. Il s’agit donc d’une lecture qui est attentive à la manière dans laquelle la rupture et la transformation réelles à la suite de la mort de la mère reçoivent une configuration imaginaire dans l’écriture du journal en tant que promesse absolue de la « seule région de la noblesse » qu’est la littérature.
Abstract
This article suggests a critical reading of Roland Barthes’ Journal de deuil (Paris, Éditions du Seuil, 2009). It raises the question whether this text is just a personal diary or should it be considered a fragmentary conception of literary oeuvre which may have been Barthes’ only way of writing a “Monument” to his mother. Is the value of this text that it can be considered as collected notes leading to the writing of La chambre claire (1980) or is it really part of a future novel, Vita nova, which Barthes eventually never wrote? These questions are crucial to the understanding and appreciation of this text. I have tried to argue that Barthes’ Journal de deuil constitutes a singular “literary event,” a specific case rich in elements for a criticism that observes the written traces of an undefined event which is in the process of occurring. Thus, my reading offers a close examination of the manner in which the moment of rupture and transformation, following the death of Barthes’ mother receives an imaginative configuration in the writing of the journal by way of an absolute promise of the “only region of nobility” which is literature.
Article body
Comment lire le Journal de deuil de Roland Barthes[1] ? Comment entrer dans ce texte ? Faudrait-il partir de l’année 1977 ou bien de l’année 2009 ? Faudrait-il revenir, plus précisément, au 25 octobre 1977, date de la mort d’Henriette Barthes, mère de Roland Barthes, ou bien privilégier un autre commencement, celui du 5 février 2009, date de la parution de ce « monument » de reconnaissance à la mère de Barthes, mis au jour presque trente ans après sa mort à la suite d’un accident de voiture[2] ?
Où se trouve le moment catalyseur de l’écriture de cette mort ? Est-ce dans le fait biographique ou dans la présence symbolique du texte ? Partons donc pour commencer de l’histoire de l’auteur et de la vie empirique de la personne de Barthes ; suivons « comme il faut » le journal que Barthes entame au lendemain de la mort de sa mère ; lisons de façon naïve la ligne diachronique jour après jour, à partir du moment où Barthes note curieusement, le 26 octobre 1977 : « Première nuit de noces. Mais première nuit de deuil ? » (JD, 13), comme s’il signait ainsi le contrat de mariage d’une noce énigmatique et pour ainsi dire suspendue, cette noce-deuil entre le fils et la mère, célébrée dans la chambre de la mourante, à la fois liaison et séparation, et qui nous renvoie à l’amour intime entre deux êtres qui habitaient le même appartement, comme le commente Éric Marty, pour citer ses propres souvenirs de Barthes : « Au fond, la Mère, c’était Barthes. Au sens le plus profond du mot “être”[3]. »
Or, dès la première note du journal, la faiblesse d’une lecture diachronique s’impose. Faudrait-il revenir sur nos pas pour choisir un autre point de départ ? Sans doute, car le temps du deuil est par essence hors de ses gonds, la mort trouble la trace empirique en introduisant l’énoncé écrit dans le temps immensurable de l’imaginaire. Dès le départ on peut constater que le Journal de deuil est plus qu’un journal intime, il est littérature en soi, il touche la littérarité par excellence, il témoigne des symptômes et des efforts de la création elle-même, il fait avancer un langage à venir, nécessairement lié à l’endurance de la mort (un langage qui assume l’oubli « absolu », l’oubli « définitif » de la mort), lié à la durée impossible du mourir, pour reprendre le terme si crucial de Blanchot, et l’on dirait du mourir non pas comme un événement parmi d’autres, mais comme l’essence de ce qu’est un événement (« Chaque événement est comme la mort », écrit Deleuze en lisant Blanchot[4]). Très vite, on perçoit qu’à travers ces mots de deuil, Barthes met en jeu le drame de l’écriture tout entière : la menace absolue de la fin de la littérature, la fin de toute possibilité de l’oeuvre et la promesse absolue d’une nouvelle source, d’une nouvelle oeuvre. Parmi les écrits de Barthes, il nous semble que ce texte oscille entre ces deux pôles de la manière la plus directe, de la manière la plus crue. D’une part, l’écrivain est face à une dépression qui « du fond du chagrin » efface toute tentative d’écriture, tout pouvoir « de raccrocher à l’écriture » (JD, 72). De l’autre, il éprouve l’injonction d’une vie nouvelle exigée par la réapparition de la mère, par la venue du spectre de la mère portant avec lui le propre de la littérature. Ainsi, l’image de la mère comparée à la Béatrice de Dante s’épure pour guider Barthes vers « la seule région de la Noblesse » : quitter le discours théorique pour la préparation d’un roman : « Depuis la mort de mam. plus envie de rien “construire” — sauf en écriture. Pourquoi ? Littérature = seule région de la Noblesse (comme l’était mam.) » (JD, 237).
Comment donc entrer dans ce texte ? Comme la tentative la plus réussie de Barthes d’écrire un journal ; comme un journal personnel en temps de crise où celui qui sent un besoin acharné de rétablir son monde affectif inscrit des signes au bord du gouffre. Ou bien, comme l’exercice d’une écriture intime qui se consacre à appeler et à fonder une oeuvre à venir, une parole inconnue, mais qui, en fin de compte, se déploie comme cette parole et cette oeuvre elle-même ?
Il se peut que choisir entre ces deux possibilités ne soit pas nécessaire, mais offre plutôt la possibilité de voir une tension créative qui présente un texte incomparable dans l’oeuvre de Barthes, du jamais-lu dans l’oeuvre de Barthes, un texte qui témoigne de ce que nous nommons une écriture événementielle, à savoir un moment vide où des forces diverses à la fois réelles et imaginaires sont en cours de création dans et par le texte, se heurtent et convergent dans un champ de forces et laissent voir le déroulement immanent d’un événement littéraire singulier. En effet, nous allons essayer de défendre l’idée que la richesse et l’intensité de ces courts fragments du Journal se créent du fait même de leur situation à la lisière entre le moment biographique de 1977 et le moment fictionnel de la publication posthume de 2009, entre le journal de la personne et l’invention d’une écriture littéraire, entre les suffocations de chagrin qui enserrent le corps de Barthes dans un présent intransmissible et le corps de la mère qui annonce la promesse de la littérature comme langage de transmission au-delà de l’expérience vécue.
Ces notes rassemblées dans ce texte sont d’une grande rigueur, car elles sont écrites, d’une part, au bord du non-lieu des « crises de chagrin » et, d’autre part, à travers le souci de « faire reconnaître mam. » (JD, 144-145). Voilà ce qu’il faut entendre dans ce « testament » de Barthes. Lire son Journal de deuil non pas comme « n’importe quel livre de plus » (ibid.), mais comme un livre qui est fait paradoxalement d’une parole souveraine du « non-langage » (JD, 222), c’est-à-dire un livre qui témoigne de l’échec de l’écriture comme symbole d’un langage de vérité, et par là destiné à un acte de publication douteuse, à une publication sous un voile d’absence, comme une sorte d’apparence imprégnée de disparition. Un texte dont l’auteur est déjà mort, un texte posthume au pied de la lettre, une vie qui est postérieure à la mort, qui fait naître la mère après la mort de son fils[5]. Les notes de Barthes confirment peut-être notre thèse : « Depuis la mort de mam., malgré — ou à travers — effort acharné pour mettre en oeuvre un grand projet d’écriture, altération progressive de la confiance en moi — en ce que j’écris » (JD, 213) ; « J’écris de moins en moins mon chagrin mais en un sens il est plus fort, passé au rang de l’éternel, depuis que je ne l’écris plus » (JD, 227).
Vita Nova
En octobre 1978, l’année pendant laquelle il a tenu un journal, Barthes donne une conférence au Collège de France intitulée « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », où il évoque clairement la crise qui le torture et l’idée d’une oeuvre nouvelle à faire. Deux sources importantes soutiennent son discours : la Divine comédie de Dante, et sa célèbre phrase d’ouverture : « au milieu du chemin de notre vie ». Barthes interprète ce premier vers de L’enfer, ce commencement au milieu, non pas évidemment comme une question de calcul arithmétique d’âge (Dante a 35 ans quand il commence à écrire L’enfer), mais comme un « événement » qui survient et qui marque un certain âge par la détermination d’une mutation. C’est
un point sémantique, l’instant, peut-être tardif, où survient dans ma vie l’appel d’un nouveau sens, le désir d’une mutation : changer la vie, rompre et inaugurer, me soumettre à une initiation […]. [R]egarder son âge, si cet âge est un certain âge, n’est donc pas une coquetterie qui doive entraîner des protestations bienveillantes ; c’est plutôt une tâche active : quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? Telle est la question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait du moment présent le « milieu du chemin de ma vie[6] ».
Mais Barthes n’en reste pas là, il rapproche ensuite ce « milieu de la vie » à Proust. Il dit que Proust est son initiateur comme Virgile était celui de Dante. Avec Proust il descend aux cercles ténébreux et irréversibles là où « tout d’un coup on se sent mortel[7] » au-delà de tout savoir, de toute conscience de la possibilité impossible de la mort. « Pour Proust, le “chemin de la vie” fut certainement la mort de sa mère (1905) […]. Un deuil cruel, un deuil unique et comme irréductible[8] » un deuil qui le fait se retirer du monde pour annoncer l’oeuvre nouvelle, pour commencer plus tard le travail de la Recherche.
En effet, à travers le fantasme de l’écrivain que Proust représentait pour lui, Barthes fait allusion aux ombres infernales qui le traversent, au temps présent qu’il endure depuis la mort de sa mère et par là, il ressent l’ouverture d’un mouvement affectif qui doit entraîner le travail d’écriture dans la tonalité d’une intimité qui n’a pas été encore éprouvée. Dans cette perspective, il dépasse les écrits personnels passés trop entachés encore de réflexions théoriques et de dissimulations comme Roland Barthes par lui-même (1975) et Fragments du discours amoureux (1977).
Cette nouvelle phase qui s’ouvre, cet appel à une mutation radicale, Barthes l’envisage sous le titre de Vita Nova, à nouveau par allusion à une oeuvre de Dante. Puisque, précise Barthes, « pour celui qui écrit, qui a choisi d’écrire, il ne peut y avoir de “vie nouvelle”, me semble-t-il, que la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture. […] [L]a recherche, la découverte, la pratique d’une forme nouvelle […] est à la mesure de cette Vita Nova[9]… » C’est ainsi qu’à la fin de cette conférence, Barthes avoue clairement son désir d’écrire un roman :
Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire. […] Je me mets en effet dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique […][10].
On sait qu’à partir de ce moment-là, Barthes consacre ses cours au Collège de France à « la préparation du roman[11] ».
Il faut ajouter que l’expression Vita Nova apparaît une seule fois dans le journal, le 30 novembre 1977, un mois après la mort de la mère et une année avant la conférence au Collège de France. Elle manifeste déjà une expression secrète, un mot de passe, un code étrange, suivi de phrases aussi énigmatiques : « Vita Nova, comme geste radical (discontinuer — nécessité de discontinuer ce qui marchait avant sur sa lancée) » (JD, 84). Or, cette note n’est pas tout à fait exceptionnelle dans l’ensemble du journal, elle s’accorde avec d’autres notes, dès le début même, qui témoignent d’une volonté de renaître ou de connaître une résurrection ; de rompre avec le désir d’avant la mort pour sentir une « toute première démobilisation », une nouvelle et « brève palpitation » de vie (JD, 23). Cette vie nouvelle se concrétise et s’accumule dans les notes qui affirment ouvertement l’effort même de créer un « texte sur mam. » ou un « projet » nouveau (JD, 217, 249 et passim) en rapport avec l’écriture de la Chambre claire (1980), mais aussi au-delà.
On sait enfin que Barthes a laissé dans ses archives des esquisses préparatoires d’un roman sous ce même nom de Vita Nova, datées de l’été à l’hiver de 1979 et publiées dans ses Oeuvres complètes[12]. Ce sont des schémas où il énumère les phases de formation qui construisent le parcours d’un « moi » narrateur-écrivain. Ce sont des notes qui commencent en effet par un épisode de deuil. Dans les premières esquisses, on lit la notation : « Prologue — Deuil », suivie de « perte du vrai guide, la Mère » ou « Prologue — Deuil — la perte du guide (la Mère) ». On lit encore, le 3 septembre 1979 : « quelle loi ? Celle, absolue, de Mam[13]. » Mais c’est seulement dans la dernière esquisse datée de 12 décembre 1979, au moment où il n’écrit plus le journal, qu’on trouve intégrée l’expression entière de « Journal de Deuil », comme un moment précis à l’intérieur d’un roman à faire :
VN 12 XII 79
Ou /- Deuil/
à la fin
- l’Acédie
- Hypothèse de vie [Virgile]
- Drague Bolge. Gig.
- Rencontre. Fête Le jh inconnu
- Lutte (politique H etc.) Militant
- Charité l’ami JL
- Le tas l’enfant marocain
- Musique Peinture Retraite
- Mam. Comme guide Journal de Deuil
- « Le cercle de mon possible » = La litt.
- Décision du 15 avril 78 : la littérature[14]
Comment lire le Journal de deuil ?
Il se peut que cette dernière remarque étaye notre hypothèse. Le fait même que l’expression « Journal de Deuil » fasse partie du projet d’un livre à écrire donne un appui formel ou générique à la nécessité de lire ces notes endeuillées non seulement comme on lit le journal intime d’un auteur important, mais aussi comme un texte qui peut former un épisode ou une partie essentielle d’une oeuvre littéraire. Dans ce sens, le Journal de deuil serait un « Roman de Deuil », ou bien plutôt ce que Barthes nomme « un moment de vérité » d’un roman à écrire, un moment de vérité qui « coïncide absolument avec un arrachement émotif, un “cri” » et qui doit être lu comme un sommet, comme un point de « plus-value » qui dépasse toute analyse formelle de la structure du livre[15].
On constate en effet que ces notes de deuil sont imprégnées d’une vocation et d’une annonciation, qu’elles constituent un lieu d’accueil et de capture sensible d’une conception artistique. Mais comment définir exactement cette conception artistique ? Et cette conception, fait-elle du journal une oeuvre ? S’agit-il d’une « conception » au sens littéral du terme : la génération et l’enfantement de l’écriture « à partir d’elle », un « texte sur mam. », que ce soit les premières impressions d’une photographie trouvée (15 décembre 1978 p. 228) qui devient éventuellement La chambre claire, écrite entre avril et juin 1979 ou qu’il s’agit d’un mouvement vers un autre livre, de « Mon Roman », de la « Préparation du Roman » ou de « Vita Nova » ? Cette question est essentielle dans la mesure où elle est censée répondre à l’usage qu’on doit faire de ce texte. Elle détermine la manière dont on peut lire et comprendre, voire apprécier la valeur de Journal de deuil de Barthes. Cependant, nous l’avons déjà dit, il semble préférable de ne pas voir ces différentes conceptions comme des possibilités opposées et qui se renient l’une l’autre. Il s’agit plutôt d’instances actives dans ce texte qui mobilisent le travail actuel de Barthes.
Revenons à notre proposition initiale de lire ce texte à travers une autre catégorie, à savoir celle de l’événement littéraire ; de lire le texte comme à l’état vivant, pour trouver les traces de l’écriture d’un événement indéfini qui est en train de se produire. Il s’agit de retracer le chemin, un certain chemin parmi bien d’autres, que l’écriture de Barthes ouvre elle-même ; d’être attentif à la manière dont la rupture et la transformation réelles font l’objet d’une configuration imaginaire dans l’écriture du journal ; d’examiner ce qui forçait et faisait agir le langage de Barthes à ce moment précis de son oeuvre, comme si la lecture pouvait relancer la conception et la création du journal pour réécrire ses propres lois.
Qu’est-ce que l’événement du Journal ? Il serait trop évident et trop simple de le réduire à la mort réelle de la mère, à la perte désolante de ce qui lui est le plus proche. En même temps, l’événement ne se résumera pas non plus aux éléments narratifs et représentatifs que l’on peut extraire du travail écrit. Bien évidemment, avec la psychanalyse, le texte de Barthes peut être étudié comme un exemple concret du travail de deuil et du rapport psychique entre éros et thanatos qu’un fils entretient avec sa mère ; d’un point de vue biographique, le Journal pourra nous renseigner sur la construction de l’image mentale de la personne de Barthes ; ou du point de vue sémiologique ou mythologique, les notes de Barthes ne cessent de reprendre et de contester les clichés et les expressions figées que la société emploie en envisageant la mort.
Cependant, l’événement littéraire du Journal ne doit pas être défini en tant qu’un fait dans le monde, un complexe psychique ou une élaboration symbolique, mais au contraire, comme la puissance propre et l’ignorance même d’un mouvement littéraire qui n’est pas encore constitué comme un objet de savoir. À nos yeux, l’événement littéraire ouvre l’oeuvre comme un site dynamique où des forces vivantes et innommables se croisent avec la nécessité créative des mots. L’événement serait alors une instance impersonnelle qui n’est ni hors du texte ni à l’intérieur du texte et pourtant, relie ce qui advient à l’écrivain de façon singulièrement imprévue à une pulsion sémiotique qui jaillit comme en dépit de la conscience et de l’intention de l’écrivain. Il faudra donc chercher l’état brut, pourrait-on dire, de la création ; poursuivre le mouvement du devenir qui déclenche et affecte le texte en engageant le corporel dans la production des signes.
Plus précisément, le moment de rupture et de mutation dans lequel Barthes se trouve produit un effondrement du sens, un enchaînement des instants vides qui se traduisent dans l’écriture du Journal par une nécessité langagière nouvelle. En ce sens, se mettre au travail du journal consiste à se jeter dans l’inconnu d’un événement littéraire sans repères stables, ni horizons d’attente. La poursuite du journal devient donc le cours même de l’événement, le rythme de son déroulement et la puissance indicible de son inscription. Le titre du journal annonce déjà le conflit propre à l’événement qui y est en jeu : d’une part, la composition du journal simule le passage des jours, la continuité du journal dépend de l’expérience empirique et chronologique ; d’autre part, ce qui doit être enregistré dans ce journal, c’est précisément la discontinuité du deuil, la fissure qui écarte « l’avant » et « l’après », la trace et la répétition de la blessure indéfinie mais irréversible du deuil. Autrement dit, la lecture suit au plus près la manière avec laquelle la vie est percée de mort ; la vie survit à la mort et continue à mourir de jour en jour.
Cet effet qui domine le travail de Journal de deuil n’est pas ressenti seulement sur le plan du contenu. L’événement du Journal n’est pas simplement un synonyme de l’« histoire narrée de la situation vécue ». Il n’est pas suffisant de formuler l’événement en répondant à la question : qu’est-ce que Barthes choisit de raconter de sa mère ? Ou, comment la mort de la mère évoque-t-elle des thèmes précis ou des nouvelles images dans l’écriture de Barthes ? Car l’événement ici n’est pas le résultat d’une mémoire figurative et il ne forme pas une histoire racontable. Certes, le Journal n’est pas un livre de mémoire, mais une défaillance de mémoire, ce n’est pas une écriture de mémoire narrative ou anecdotique, comme Le livre de ma mère d’Albert Cohen ou La mort de ma mère du poète israélien Nathan Zach. (Et Barthes le dit clairement : « Je ne parle que de moi. Je ne puis parler d’elle, dire ce qu’elle était, faire un portrait bouleversant […] », JD, 208). C’est un livre d’absence où la mémoire s’inscrit en secret. L’image de la mère n’apparaît que comme un moment de coupure, d’éclipse invivable et de douleur non dite qui domine le geste même de l’écriture, le jet et l’abandon du stylo. C’est pourquoi nous proposons de suspendre la représentation du rapport entre les figures, entre Roland et Henriette, pour nous interroger plus abstraitement sur la nature de cette instance événementielle qui se concrétise dans ces moments de coupure, dans ces « brusques et fugitives vacillations, fadings très courts, prises poignantes » (JD, 127). Autant de « vacillations » qui deviennent simultanément une transformation créative, une exigence d’écrire autrement et une trace du langage imposé par le deuil. À travers une microlecture, on se demandera par la suite ce qui se passe entre la discontinuité du deuil et la continuité de l’écriture. Comment les symptômes du deuil s’inscrivent-ils dans et par l’écriture ? Comment le langage du deuil se crée-t-il comme une écriture corporelle, comme une écriture sans écriture, ou comme une écriture d’une autre écriture ? Bref, comment le journal de Barthes fait-il résonner la transmission de ce qui est intransmissible ?
Discontinuité continue
L’édition du journal reste fidèle à la manière dont Barthes a composé son journal. Il préparait des fiches à l’avance « à partir de feuilles de papier standard coupées en quatre[16] » sur lesquelles il écrivait des notes qu’il datait. Cette présentation du texte permet d’emblée de réfléchir à la tension fondamentale du journal, à savoir à la « discontinuité continue » du journal, dans la mesure où plusieurs pages portent la même date. Ainsi, les dix premières pages du journal qui ne dépassent pas quelques lignes chacune sont toutes datées du 27 octobre. Cette présentation détermine d’avance l’effet de l’écriture et de la lecture, un peu comme les petits « incidents » barthésiens publiés en 1987, ou encore comme les haïkus que Barthes appréciait particulièrement. D’ordinaire, une date donnée permet d’organiser les événements de manière chronologique tout au long d’une journée. Ici, au contraire, le fait d’inscrire la même date sur différents feuillets multiplie ou décompose l’unité du jour. Cette impression est décisive, car elle désigne une expérience émotive chargée qui ne peut se résumer dans un seul jet d’écriture englobant la journée, mais manifeste une expérience de césure qui se dissémine dans des moments d’écriture. Ceux-ci n’ont pas de lien explicite entre eux et semblent exposer chaque fois un sujet d’écriture qui est occupé par un état de choses différent ou un aspect différent de la souffrance[17].
De manière plus concrète, la tension entre la continuité et la discontinuité devient explicite dans la manière dont Barthes cherche à définir le deuil : c’est une lourde et éternelle durée de malaise qui embrasse de brusques moments de chute et d’éclatements en sanglots. Parfois la mort lui semble active et le « tétanise », c’est une ad-venture d’un changement potentiel et parfois, c’est une durée morne, insignifiante, un « vrai deuil insusceptible d’aucune dialectique narrative » (JD, 60), tantôt il se plaint de « l’acédie », de l’ennui, de l’amertume du coeur, de la charge lourde à porter et tantôt ce sont des crises de chagrin brûlantes et déchirantes. Barthes poursuit : « Je sais maintenant que mon deuil sera chaotique » (JD, 41) ; « … mon chagrin est en même temps chaotique, erratique, ce en quoi il résiste à l’idée courante — d’un deuil soumis au temps, qui se dialectise, s’use, “s’arrange” » (JD, 81).
Mais dans quel sens le deuil « chaotique » affirme-t-il sa singularité dans l’écriture du journal ? Dans quelle mesure le deuil erratique, ce deuil « non soumis à un processus » (JD, 160) rejette-t-il sa nature anonyme et généralisée, déconstruit-il les idées reçues et les lieux communs de la consolation et se crée-t-il pour lui comme un signe d’authenticité ? L’impression de chaos provient essentiellement des effondrements instantanés qui l’assombrissent. Ce sont les crises violentes des « moments blancs » d’insensibilité (JD, 36) ou des « émotions atroces, jusqu’aux larmes » venant interrompre un état mental plat et sec (JD, 39) qui l’exposent sans masque et sans enveloppe, « sans cesse écorché » (JD, 95), comme dans cette note : « Après midi triste. Brève course. Chez le pâtissier (futilité) j’achète un financier. Servant une cliente, la petite serveuse dit Voilà. […] Ce mot de la serveuse me fait venir les larmes aux yeux. Je pleure longtemps (rentré dans l’appartement insonore) » (JD, 47).
Non dialectique, « non narré », le deuil ne « s’arrange » pas, il est immobile, car il ne s’apaise pas dans le temps, mais au contraire s’approfondit et s’enracine par des moments de prises de conscience bouleversantes qui le rendent encore plus aigu. Le choc récurrent de la douleur, « comme une bulle qui crève » (JD, 88) n’est jamais une répétition monotone, mais provoque une accentuation de la détresse. Autrement dit, chaque accentuation de la douleur réengendre la détresse qui enferme et qui se consolide comme l’unique et indéniable réalité. Dès lors, s’impose la nécessité de transformer l’immobilité du deuil en état fluide, « non pas supprimer le deuil […] mais le changer » (JD, 154), non pas dissiper le chaos, mais l’engager dans la formation d’un langage nouveau. Le 30 novembre 1977, Barthes note : « Ne pas dire Deuil. C’est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J’ai du chagrin » (JD, 83). Le choix de remplacer le mot deuil par le mot chagrin ouvre une série de notes qui engage une recherche de poétisation.
Le chagrin est une décision intentionnelle de l’écrivain qui investit son destin dans la valeur d’un mot : ce mot doit non seulement être juste pour répondre à son état d’âme, mais il doit aussi révéler ce qu’il ignore et l’inciter à tracer une autre parole[18]. Le chagrin désigne pour Barthes une douleur toujours nouvelle (JD, 88), un malaise indescriptible (JD, 94) d’intensité absolue (JD, 85) ; le chagrin donne l’impression que le deuil se réalise perpétuellement comme pour la première fois. Mais c’est aussi un mot qui impose des tâches à comprendre et à réaliser : c’est une situation de pure alerte et d’attente, « épiant la venue d’un “sens de vie” » (JD, 90). Le chagrin marque une séparation « terrible » entre l’émotivité passagère et ce qui reste, ce qui est[19] (JD, 113, 114), « quand le chagrin, écrit Barthes de manière énigmatique en omettant le verbe de la phrase, le deuil prend son régime de croisière… » (JD, 112). Cette accélération de la croisière du deuil, ce « cheminement pour arriver à la lettre » (JD, 121) tel que le définit Barthes, s’enchaîne par la préférence de mots nouveaux : pour Barthes, le terme de « désespoir » est trop théâtral, trop sensationnel, il préfère la sensation même : en bas d’une note, il écrit « Une pierre[20] » (JD, 122) et dans une autre note : une pierre qui pèse « à mon cou, au fond de moi » (JD, 117).
Il faut dépouiller l’émotion, l’intérioriser, atteindre la dureté et la solitude face à l’absolu de la mort. Il faut heurter la loi de l’irrémédiable : « Nausée de l’irrémédiable » (JD, 107). La brièveté condensée de ces notes accuse de plus en plus la loi infranchissable qui la domine : Barthes appelle cette loi, plus précisément, « la certitude du Définitif » (JD, 126) ; il en dit : « Parfois (comme hier, dans la cour de la Bibliothèque nationale) […] une sorte d’aile noire (du définitif) passe sur moi et me coupe le souffle » (JD, 192). Son minimalisme heurte le hors-mesure et le hors-catégorie : « Penser, savoir que mam. est morte à jamais, complètement (“complètement” qui ne peut se penser que par violence et sans qu’on puisse se tenir longtemps à cette pensée), c’est penser, lettre pour lettre (littéralement, et simultanément), que moi aussi je mourrai à jamais et complètement » (JD, 130). Il faut écrire puisque la mort s’avère absolue et que devant sa loi la vie apparaît comme une solitude pure, comme une stérilité corporelle qui est le propre de l’humain. Il faut écrire justement « pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le — bientôt — “plus aucune trace”, nulle part, en personne » (JD, 124).
Écrire sans écrire
C’est devant cette loi du définitif que Barthes assume le projet d’écrire un livre sur sa mère, certes déjà en cours, en trouvant le thème du « Monument » pour le désigner : la nécessité de créer un monument à sa mère, non pas pour éterniser sa mémoire, mais pour « combattre le déchirement de l’oubli » (JD, 124), pour avoir le droit de la « faire reconnaître », ce qui fait une différence pour lui (JD, 144-145). Ce n’est pas l’aspect pierreux et durable du monument qui l’intéresse, mais faire de la mère un acte, un « actif ». Il commence alors à sentir cette importance : lui rendre hommage précisément parce qu’elle n’a jamais écrit (JD, 246) ; écouter ses signes non langagiers, pour se sauver de l’isolation intellectuelle de l’écrivain (JD, 204). Désormais, Barthes est animé par cette idée : donner la reconnaissance à autrui parce qu’il dépend de l’écriture, et par ce fait épurer le langage pour atteindre une sorte d’affirmation nietzschéenne et une tonalité de « sainteté » (JD, 222).
Ce n’est pas un « tombeau » qu’il lui faut. Barthes se plaint par ailleurs devant la pierre tombale de sa mère que le cimetière à Urt ne lui apporte rien (JD, 221). Il attend plutôt et aspire à une nouvelle oeuvre, « en vue du jour où je pourrai enfin écrire » (JD, 132). La mort de la mère rend insignifiant ce qu’il a écrit jusqu’à présent et fait du Journal de deuil l’intersection entre la vraie vie et celle, fausse, de l’écrivain, entre ce qui n’est plus là et ce qui est encore à venir. Le journal est l’accumulation et la répétition de la peur et de l’envie d’un tel projet dont il commente les motivations et les hésitations. En ce sens, on peut admettre que le journal est l’écriture d’une autre écriture, le signifiant d’un autre processus de signifiance, les consignes d’une oeuvre qui ne peut se produire bien qu’elle doive se produire.
En effet, à partir du 11 juin 1978, le journal suit la découverte de la photo de la mère et l’idée d’intégrer l’expérience personnelle de la perception affective comme un foyer de la théorie de l’image. Mais les notes sur une oeuvre à venir continuent d’apparaître même après l’achèvement de la Chambre claire[21]. Cependant, d’une note à l’autre, il s’avère que la seule possibilité digne d’un tel projet est le renoncement à sa réalisation. De cette manière, Barthes referme et rouvre simultanément l’horizon d’attente. Au même moment qu’il écrit : « Tous les “sauvetages” du Projet échouent. Je me retrouve sans rien à faire, sans aucune oeuvre devant moi — […] “à quoi bon ?” » ; « C’est comme si advenait maintenant avec clarté […] le retentissement solennel du deuil sur la possibilité de faire une oeuvre » (JD, 249).
On aboutit à une conclusion paradoxale : le monument à la mère, l’oeuvre du deuil sera donc l’échec même du projet. Le renoncement à l’écriture, l’impossibilité d’enlever une fois pour toutes ce qui empêche d’écrire, la résignation banale aux « tâches répétées de la routine », tous ces aspects dé-négatifs créent à l’intérieur du journal une oeuvre sans oeuvre, une oeuvre évoquée hors de toute forme concrète du livre. Alors, le journal peut être considéré aussi bien comme une réussite : l’écriture s’efface et par là, fait don à la mère, à celle qui n’est là que sous un silence. L’écriture de Barthes rend l’instance non véritable du langage (l’impossible) à celle qui lui a transmis son héritage.
Le Journal de deuil devient effectivement cette oeuvre attendue qui s’approche à mesure qu’elle impose son éloignement ; il destine Barthes à un double mouvement d’obstination et de clandestinité ; à l’oscillation entre le déploiement obstiné et le repli clandestin. Le journal affirme que l’écriture d’un livre ne débutera qu’une fois qu’une véritable séparation s’établira entre le bruit social et le silence intime, entre l’exhibition de ses masques et la clandestinité du deuil singulier. Mais, en même temps, le journal s’écrit, il est fait de l’obstination d’écrire, il montre que l’acte d’écriture lui-même est toujours la destruction de toute séparation. « Moi seul connais mon chemin depuis un an et demi : l’économie de ce deuil immobile et non spectaculaire qui m’a tenu sans cesse séparé par des tâches ; séparation que j’ai au fond toujours projeté de faire cesser par un livre — Obstination, clandestinité » (JD, 243).
Enfin, ce sont la concision du style et la valeur langagière de la phrase du journal qui font du deuil un événement littéraire : c’est l’écriture d’une autre écriture, une oeuvre qui dépasse toute concrétisation d’un livre exactement comme la mère de Barthes, qui n’a plus de corps réel. Ou bien, une écriture sans écriture, une oeuvre qui ne renvoie qu’aux abîmes corporels de Barthes lui-même, au chagrin sans symbolisation qui expose le corps vivant dans son essence non historique car intransmissible : une écriture sans écriture, pour reprendre la formule de Blanchot, ou « une écriture blanche » déjà désirée par Barthes dans Le degré zéro de l’écriture.
D’un côté, le seul travail réel pour Barthes, c’est l’écriture (« Depuis la mort de mam. plus envie de rien “construire” — sauf en écriture », JD, 237), mais de l’autre, il n’arrive pas à accomplir l’écriture (JD, 143). Les notes du journal ne nous donnent pas le travail d’écriture en soi, mais pour ainsi dire ce qui devance et ce qui suit : la nécessité d’écrire, le passage à l’écriture, l’abandon de l’écriture, son commentaire et ses réflexions. Chemin faisant, on se trouve confronté à des phrases de forte conviction et d’émotion présentes, des phrases qui assument un effet étrange : les énoncés sont à la fois très décisifs et très élémentaires. Pourtant, ils font résonner une énigme indéfinie.
L’aspect littéral des énoncés du journal appelle à introduire ce qui est hors du texte. Mais le « hors-texte » du journal reste constamment absent, fuyant ou manquant. L’écriture semble donc immobile, coupée et insuffisante. C’est la raison pour laquelle on constate que le langage du journal est toujours en pleine construction : le texte s’élargit par variations répétées, il avance par des petits ajouts ou par des répétitions à la lettre, posant les mêmes problèmes perpétuellement : comment vivre maintenant ? Comment écrire maintenant ? Que dois-je faire ? Comment me supporter ? Ces variations répétées créent un tissage. On est devant un travail horizontal qui s’étend sur une surface par des mots littéralement évidents, mais cette impression de simplicité contient en soi un vide qui résonne de l’intérieur et qui fait que les mots retentissent dans leur netteté littérale. Autrement dit, l’aspect littéral des notes s’ouvre sur le silence qui les entoure en créant un effet d’ambiguïté explicite. On dirait que les mots du Journal de deuil sont comme des cloches sans battant suspendu à l’intérieur, des cloches qui battent dans le vide, des cloches creuses dont les parois font retentir néanmoins l’attente et l’échec, le recommencement et l’inéluctable fin. C’est ainsi précisément qu’on peut éprouver l’événement littéraire du journal. Il nous faudra entendre la résonance vide de ses cloches sans battant : le chagrin, la pierre, l’aile noire du définitif, le monument, l’écriture sans écriture.
Appendices
Note biographique
Ilai Rowner vient de terminer une thèse de doctorat intitulée « Écriture corporelle. Théorie des événements littéraires » sous la direction de Julia Kristeva et de Rachel Albeck Gidron. Depuis 2010, il a publié des articles académiques en français et en hébreu dans les revues Appareils, Maphteah et Ot. Il écrit régulièrement des essais critiques dans la page littéraire du quotidien Haaretz en Israël.
Notes
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[1]
Roland Barthes, Journal de deuil (éd. Nathalie Léger), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Essais », 2012 [2009]. Dorénavant désigné à l’aide des lettres JD, suivies du numéro de la page.
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[2]
Rappelons que la publication du journal de Barthes a suscité une forte polémique entre François Wahl et Éric Marty, quant à savoir si la publication de ces notes intimes respecte la mémoire de Barthes. Cette polémique ne renvoie pas seulement à la question de la volonté posthume de l’auteur, mais plus largement à la question des conditions de « publiabilité » d’un journal intime. À la fin de sa vie, au cours des mêmes années de l’écriture du journal, Barthes consacre à cette question un essai important intitulé « Délibération » dans Roland Barthes, Oeuvres complètes (éd. Éric Marty), Paris, Éditions du Seuil, 1995, t. III, p. 1004-1014 : « dois-je tenir un journal en vue de le publier ? Puis-je faire du journal une “oeuvre” ? […] Je puis admettre qu’il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m’apparaissait d’abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage. […] Me voici en face d’un problème qui me dépasse : celui de la “publiabilité” ; non pas : “est-ce bon, est-ce mauvais ?” (forme que tout auteur donne à sa question), mais : “Est-ce publiable ou non ?” […] Le doute est déplacé, glisse de la qualité du texte à son image. Je me pose la question du texte du point de vue de l'autre ; l'autre ce n'est pas ici le public, ou un public (cette question est celle de l’éditeur) ; l’autre, pris dans une relation duelle et comme personnelle, c’est tel qui me lira. Bref, j’imagine que mes pages de Journal sont placées sous le regard de “vers qui je regarde”, ou sous le silence de “à qui je parle” » (p. 1005 et p. 1012).
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[3]
Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2006, p. 62. Dans ce contexte, on trouve dans le Journal de deuil des expressions surprenantes : « désormais et à jamais je suis moi-même ma propre mère » (4 novembre 1977, p. 46).
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[4]
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 178 : « Chaque événement est comme la mort, double et impersonnel en son double. “Elle est l’abîme du présent, le temps sans présent avec lequel je n’ai pas de rapport, ce vers quoi je ne puis m’élancer, car en elle je ne meurs pas, je suis déchu du pouvoir de mourir, en elle on meurt, on ne cesse pas et on n’en finit pas de mourir” » (Gilles Deleuze citant Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1955, p. 160).
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[5]
Dans Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort (Paris, Éditions du Seuil, 2010), Éric Marty développe la pensée de l’oeuvre posthume de Barthes sous le signe du « droit à la mort » que propose Blanchot : la parole muette de Journal de deuil, écrit Marty, « n’a d’avenir que posthume, qui n’a de chance d’être lue qu’après la mort de celui qui en est le dépositaire » (p. 26). Le sens propre du posthume est celui « qui est né après la mort de son père » ; en effet, Marty ne manque pas d’observer comment la mère de Barthes devient « la fille du fils », autrement dit, celle qui est destinée à naître, par l’écriture, après la mort du fils. Il cite ce passage de La chambre claire : « Pendant sa maladie, je la soignais […] elle était devenue ma petite fille […] » (ibid., p. 41).
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[6]
Roland Barthes, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », dans Oeuvres complètes (éd. Éric Marty), t. III, p. 832.
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[7]
Ibid.
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[8]
Ibid., p. 833.
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[9]
Ibid.
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[10]
Ibid., p. 835.
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[11]
Voir Roland Barthes, La préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980 (éd. Nathalie Léger et Éric Marty), Paris, Éditions du Seuil et Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec), coll. « Traces écrites », 2003.
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[12]
Roland Barthes, Oeuvres complètes (éd. Éric Marty), t. III, p. 1287-1286 et p. 1299-1307.
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[13]
Ibid., p. 1306.
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[14]
Ibid., p. 1307. Nous soulignons.
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[15]
Ibid., p. 834.
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[16]
Préface de Nathalie Léger dans Roland Barthes, Journal de deuil, p. 7.
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[17]
Une autre donnée typographique qui témoigne d’une confusion temporelle est le « désordre » de la datation des fiches. La première édition du journal (Seuil/Imec, 2009) laisse cette anomalie telle qu’elle était dans les archives de l’écrivain. La note du 22 mars 1978 apparaît entre les 23 et 24 mars ; celles du 12 et du 18 avril 1978 entre le 21 et le 24 avril. Sur l’aspect discontinu du genre du journal intime et le moi qui se diversifie entre sujet et objet de l’écriture, entre moi-réel, moi-écrivain, moi-lecteur, voir Béatrice Didier, Le journal intime, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Littératures modernes », no 12, 1976.
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[18]
Ajoutons que Barthes reconnaît dans les derniers mots de sa mère, dans la voix de sa mère (« Mon Roland, mon Roland »), ce qui le travaille incessamment, comme si la parole du deuil lui était déléguée par sa mère : « foyer abstrait et infernal de la douleur qui me submerge » (JD, 50).
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[19]
La chute du chagrin est le symptôme signalant la présence imaginaire de la mère, ce n’est pas une émotion passagère ni la mémoire figurative de la mère. Dans la Chambre claire, on trouve un passage similaire : « On dit que le deuil, par son travail progressif, efface lentement la douleur ; je ne pouvais, je ne puis le croire ; car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte (je ne pleure pas), c’est tout. Pour le reste, tout est resté immobile. Car ce que j’ai perdu, ce n’est pas une Figure (la Mère), mais un être ; et pas un être, mais une qualité (une âme) : non pas l’indispensable, mais l’irremplaçable. Je pouvais vivre sans la Mère (nous le faisons tous, plus ou moins tard) ; mais la vie qui me restait serait à coup sûr et jusqu’à la fin inqualifiable (sans qualité) » (Oeuvres complètes [éd. Éric Marty], t. III, p. 1163).
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[20]
« La pierre prend la place du mot », écrit Éric Marty dans Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort, p. 49 ; « C’est la région pétrifiée, monde des choses, des signes bruts, monde de la lettre, trace d’aucun passage, d’aucune présence : la pierre » (ibid., p. 52).
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[21]
On trouve encore ces mots dans La chambre claire : « je voulais, selon le voeu de Valéry à la mort de sa mère, écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul (peut-être l’écrirai-je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins le temps de ma propre notoriété) » (Oeuvres complètes [éd. Éric Marty], t. III, p. 1155).