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J’ai vécu de leurs attentes tellement, que c’est moi

qui ai fini par essayer de crever de l’ongle

la peau de cette outre à songes.

Marguerite Duras, La vie tranquille

Les tout premiers textes publiés par Marguerite Duras au cours des années 1940 sont beaucoup moins étudiés que les tout derniers[1]. Il est vrai que ces premiers livres ne présentent pas le style qui aujourd’hui caractérise leur auteure : on n’y entend que par instants la musique durassienne. Ils offrent néanmoins des pistes de lecture intéressantes en ce qui a trait au rapport que le sujet entretient, chez Duras, avec l’image de soi. Une oeuvre aussi tardive que L’amant gagne à être lue en parallèle avec ces premiers textes, notamment avec La vie tranquille, parce qu’il s’y pose la question de l’image de soi[2]. Nous proposons de cibler dans ces deux textes un mode particulier d’identification, qui se présente comme une ouverture à l’altérité rendue possible par la défaillance de l’image de soi, et de le distinguer du mode d’identification plus couramment rencontré chez Duras, c’est-à-dire la relation fusionnelle ou rapport en miroir, qui entraîne l’abolition du sujet dans le désir de l’autre.

Jacques Lacan a montré que le sujet advient de l’image. À la base du sujet se trouve une constitution primaire, le moi, qui s’élabore à partir d’une série d’identifications permettant au sujet de se reconnaître comme un tout distinct du monde dans lequel il est plongé. Or, cette distinction à l’origine d’une identité considérée comme singulière repose sur l’intériorisation de ce qui est perçu comme provenant de l’extérieur du sujet[3]. Parmi les représentations essentielles à l’élaboration du moi, il y a l’image du corps, d’abord celle de l’autre, puis la projection mentale de l’image de son propre corps, tel que l’indiquait déjà Sigmund Freud : « [Le moi] peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps […][4]. » Jacques Lacan développe cette théorie freudienne dans « le stade du miroir » qui renvoie au processus par lequel le jeune enfant se reconnaît dans son reflet que, généralement, un parent lui désigne. Cette identification de l’enfant à l’image pointée par l’autre « lui apparaît dans un relief de stature qui la fige[5] », ce qui implique une rupture par rapport au réel. En effet, l’unité et la permanence du soi sont à l’origine posées dans « une ligne de fiction » :

Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, — ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité[6].

Très tôt dans la vie du sujet, l’écart s’amorce entre le corps réel et un corps imaginaire : non seulement l’image du corps est vue dans son unité alors que le corps est perçu de l’intérieur morcelé, mais le corps que le sujet voit dans le miroir est une surface close, ce que n’est pas le corps réel, plein et poreux, et l’image que le sujet conserve de lui-même lorsqu’il n’est plus devant le miroir est une image fixe, alors que son corps est en perpétuel changement.

L’image de soi est donc nécessairement illusoire et c’est à partir de cette fiction que se constitue le moi comme structure psychique. À cette représentation psychique investie libidinalement, d’autres représentations vont être associées : d’autres identifications (aux parents surtout, à l’un d’eux en particulier) vont se lier à l’identification primordiale et former ainsi l’organisation primaire du sujet. Ces traits déterminants sont psychiquement liés à l’image dans laquelle le sujet se reconnaît, ce qui implique que toute modification du degré d’adhésion du sujet à cette image peut entraîner un remaniement des investissements de plusieurs représentations structurant le sujet. Ce remaniement peut certes fragiliser le sujet, mais peut aussi, parfois, le sauver. Aussi, plusieurs psychanalystes s’efforcent-ils de cerner, dans l’identification, ce qui mortifie le sujet et de le distinguer de ce qui le soutient (nous pensons aux études portant sur l’incorporation et l’introjection dans le travail de deuil[7] et surtout à celles portant sur le moi idéal et l’idéal du moi[8]). Parce que les livres de Marguerite Duras mettent en scène deux modes d’inscription dans l’autre, ils nous offrent une saisie particulière de cette ambivalence de l’identification.

En effet, nous observons dans l’oeuvre de Duras un phénomène récurrent : un changement dans le rapport à l’image de soi provoque un bouleversement majeur chez un personnage, alors que l’image destituée emporte dans sa chute ce qui, aux yeux du personnage, y était attaché. Or, d’un livre à l’autre, les effets de cette catastrophe psychique sur le personnage ne sont pas systématiquement néfastes. Nous allons nous attarder sur trois scènes faisant intervenir un rapport problématique à l’image de soi et provenant des trois premiers livres de Duras. Puis, nous allons ressaisir son chef-d’oeuvre L’amant à l’aide des distinctions posées à partir de l’analyse de ces trois scènes.

La non-reconnaissance dans l’image de soi chez les premières héroïnes

Dans Les impudents, Maud, enceinte, est abandonnée par sa mère qui l’envoie épouser un homme qu’elle n’aime pas, afin que celui-ci rembourse les dettes contractées par le fils aîné. Maud connaît alors un court moment de révolte, où elle est hantée par une idée qui prend forme, celle d’aller dénoncer son frère aîné aux huissiers. La possibilité de cet acte de trahison familiale habite l’esprit de la jeune femme à la façon d’un miroir dans lequel elle se regarderait sans se voir :

La chose qu’elle avait à faire prenait peu à peu plus de relief, sans grandir, se précisait de plus en plus, et tout devenait vague, flou autour d’elle, disparaissait, et c’était avec elle que Maud se retrouvait seule… Cette vision ne lui tenait pas compagnie. Gênante et tentante à la fois, elle n’était pas différente d’elle-même, Maud. Non tout à fait comme un miroir dans lequel elle n’aurait pu éviter de s’apercevoir, mais plutôt l’image même de sa solitude, un miroir où elle se penchait et où elle savait seulement qu’elle aurait dû se voir, qu’elle était là…, sans se voir[9].

La rupture envisagée pendant un instant n’aura pas lieu. Le personnage demeure pris dans l’amour fusionnel pour la mère et pour ce frère à qui elle demeure soudée même (surtout) dans la haine : « Elle le sentait serré contre elle, destinée contre destinée. Ils étaient aussi étroitement unis que deux victimes, enchevêtrés l’un dans l’autre » (IMP, 224). Le lecteur comprend que l’histoire familiale continue inchangée : chacun à sa place déterminée, tous unis dans un même renoncement au bonheur[10]. N’empêche, il y a eu ce moment, cette possibilité de changement ouverte sous la forme d’une non-reconnaissance dans l’image de soi. Et il nous apparaît que ce qui arrête à mi-parcours dans Les impudents est accompli dans le suivant.

Francine, la narratrice de La vie tranquille, se dévoue entièrement à sa famille. Elle n’a jamais eu d’autres préoccupations que de combler les désirs des siens, jamais d’autres attentes que les leurs : « Or, je m’aperçois que pour ma part je n’attendais rien d’autre que ce qu’ils attendaient […][11]. » Quand elle se tourne vers le passé à la recherche de son histoire, elle ne trouve que celles des autres (« tout autre passé que le mien m’appartient davantage » [VIE, 86]), notamment celle de son frère. Elle parle de son enfance en disant : « Elle, je l’ai vécue dans Nicolas. À ma place il a vécu mon enfance » (VIE, 89). Cet état de fait connaît une perturbation lorsque Francine prend l’initiative de dénoncer la relation adultère entre la femme de son frère Nicolas et Jérôme, le frère de sa mère, qui a causé la ruine de la famille. Cette dénonciation entraîne une série d’événements, dont la mort de Jérôme et de Nicolas. Francine s’attribue une part de responsabilité dans la mort de son frère, et alors, tout de sa personne paraît emporté par la perte du statut de soeur protectrice, par lequel elle se définissait, se valorisait. Le personnage traverse un passage à vide qui s’étend sur toute la seconde partie du livre, où elle ne reconnaît plus rien pour sien, pas même son reflet.

Le discours de la narratrice, qui jusque-là s’exprimait au « je » est envahi par un « elle » : « Là, dans ma chambre, c’est moi. On croirait qu’elle ne sait plus que c’est d’elle qu’il s’agit. Elle se voit dans l’armoire à glace ; c’est une grande fille […]. Dans la chambre, elle tient une place encombrante » (VIE, 84). Après deux courts paragraphes écrits au « elle », la narratrice reprend le « je ». Mais ce retour au « je » ne fait que creuser l’écart entre la voix et son image, entre le « je » et ce « elle » :

J’étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l’armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d’une façon à la fois engageante et timide. Dans ses yeux, deux flaques d’ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas reconnue. Je me suis levée et j’ai été rabattre la porte de l’armoire à glace. Ensuite, bien que fermée, j’ai eu l’impression que la glace contenait toujours dans son épaisseur je ne sais quel personnage, à la fois fraternel et haineux, qui contestait en silence mon identité. Je n’ai plus su ce qui se rapportait le plus à moi, ce personnage ou bien mon corps couché, là, bien connu. Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. Je flottais autour d’elle, très près, mais il existait entre nous une impossibilité de nous rassembler. Je me trouvais rattachée à elle par un souvenir ténu, un fil qui pouvait se briser d’une seconde à l’autre et alors j’allais me précipiter dans la folie.

VIE, 84-85

Un simple fil relie le reflet au corps réel et une rupture complète de ce fil entraînerait Francine dans la folie. Ce constat du texte fait écho aux travaux de Lacan qui démontrent qu’un sujet ne peut survivre sans moi, sans imaginaire, sans identification aucune. Or, dans La vie tranquille, la « disparition » de l’image de soi provoque l’arrivée de « compagnes », de « formes » que Francine essaie, ou plutôt qui s’essaient à elle[12] :

Bien plus, celle du miroir une fois disparue à mes yeux, toute la chambre m’a semblé peuplée d’un cercle sans nombre de compagnes semblables à elle. Je les devinais qui me sollicitaient de tous côtés. Autour de moi c’était une fantasmagorie silencieuse qui s’était déchaînée. Avec une rapidité folle, — je n’osais pas regarder, mais je les devinais — une foule de formes devaient apparaître, s’essayer à moi, disparaître aussitôt, comme anéanties de ne pas m’aller. Il fallait que j’arrive à me saisir d’une, pas n’importe laquelle, une seule, de celle dont j’avais l’habitude à ce point que c’était ses bras qui m’avaient jusque-là servi à manger, ses jambes, à marcher, le bas de sa face, à sourire. Mais celle-ci aussi était mêlée aux autres. Elle disparaissait, réapparaissait, se jouait de moi. Moi cependant, j’existais toujours quelque part. Mais il m’était impossible de faire l’effort nécessaire pour me retrouver. J’avais beau me remémorer les derniers événements des Bugues, c’était une autre qui les avait vécus, une qui m’avait remplacée toujours, en attendant ce soir. Et sous peine de devenir folle il fallait que je la retrouve, elle, qui les avait vécus, ma soeur, et que je m’enlace à elle.

VIE85

La narratrice tente de maintenir un contact avec celle qu’elle a été, celle devenue personnage, devenue forme possible parmi d’autres formes. Elle veut s’enlacer à « elle » et non s’y fondre, c’est-à-dire conserver cette identité comme possible : non comme un « soi », mais comme une « soeur », non comme un « je », mais comme un « elle ». Dans son discours intérieur, Francine alterne le « je » et le « elle », dans ce qui apparaît comme un jeu vital, essentiel à ce qu’une énonciation persiste, à ce que le sujet de la parole survive : « J’ai eu envie de m’en aller, de laisser cette robe à ma place. Disparaître, m’enlever. (Elle a eu très chaud à la figure, elle a mis sa tête dans l’oreiller, elle a voulu mourir tout de suite) » (VIE, 90). Dans ce livre, c’est le « elle » qui veut mourir, le « je », lui, désire surtout fuir, se projeter vers l’ailleurs.

À l’oscillation du « je » et du « elle » répond un autre mouvement d’aller-retour, celui de Francine qui se détache des siens, puis revient vers eux, puis s’éloigne à nouveau. Emportée dans un élan de fuite et de rupture, la narratrice connaît des moments de recul devant cette solitude nouvelle et cherche alors à faire marche arrière. Par exemple, lorsqu’elle souhaite que l’identification au petit frère vienne à nouveau combler le vide et faire un tout de ses fragments, de ses formes éphémères :

Les premiers soirs je m’intimidais. Je rencontrais mes mains partout, ma figure dans les glaces, mon corps sur mon chemin. Je ne reconnaissais pas très bien ce qui m’appartenait, c’est pourquoi je repensais sans cesse à Nicolas pour me rappeler qui j’étais en fin de compte et rassembler mes morceaux qui traînaient dans la chambre.

VIE, 90

Or cet appel au souvenir du frère, afin qu’il rétablisse l’unité du moi, permet éventuellement à la narratrice de prendre conscience de l’altérité irréductible de son frère, et par le fait même, de son altérité propre : « Car mes yeux sont reliés à mon corps par mon cou et, il n’y a rien à faire, ils n’auraient pas pu voir à la place de ceux de Nicolas par exemple » (VIE93). Ainsi, le mouvement de retour vers les proches adorés, de retour vers les morts, a un effet différent dans cette seconde partie du récit. Il produit de l’inédit relativement à la dynamique familiale décrite dans la première partie. Il semble que d’associer sa personne à celles des autres, après un passage par la non-reconnaissance dans le miroir, permette au personnage non plus de s’abolir en tant que sujet, de disparaître dans l’amour de l’autre, mais de se rencontrer, de se ressaisir comme corps vivant au même titre que les autres : « Sous mon corps couché, le lit s’affaisse aussi, comme sous celui de Luce, de Tiène, de Nicolas » (VIE, 105). Francine s’accorde le droit d’exister au même titre que ses proches et au même titre que celles qui auraient pu exister à sa place, elle se donne le droit d’exister comme possibilité :

Entre mille autres c’est moi qui ai poussé dans le corps de ma mère et qui ai pris cette place qu’une autre aurait pu occuper. Je suis à la fois chacune de ces mille autres et ces mille autres en une seule personne. Puisque autant qu’on peut imaginer chacune d’elles, on peut imaginer que c’est justement moi. C’est comme indéfiniment remplaçable que je sais que je ne le suis pas. Puisque c’est toujours à partir de moi que j’imagine celles qui auraient pu être à ma place.

VIE, 112

Ce passage suggère néanmoins une hiérarchisation des possibilités ; elle aurait pu être toutes les autres mais est « moi », celle à partir de laquelle ces autres sont imaginées. Il y a donc, après un passage par le vide, puis par la fragmentation et la multiplicité, un retour vers soi comme unité, comme singularité, comme autre parmi les autres. On comprend que le personnage va désormais tâcher de s’aimer comme elle en aimerait une autre : « Je voudrais choisir de m’aimer. Et pouvoir sourire. Pourtant elle existe. Elle existe celle que j’aime et qui me plaît. Pour laquelle j’ai cette tendresse que j’ai pour tout le monde, le premier venu » (VIE, 127).

À la fin de La vie tranquille, Francine marche dans la nuit. C’est son corps qui s’obstine à avancer malgré la présence toute proche des morts dans le cimetière, malgré le fait que, dans l’immédiat, continuer d’avancer paraît dépourvu de sens, puisque cette marche ne répond plus à l’attente d’un autre : « Et moi je marche, je ne sais pas pourquoi, ce qu’on veut encore de moi » (VIE, 128). Le personnage a perdu ce qu’étaient ses raisons d’être (les traits déterminants ont été destitués, désinvestis) et pourtant ses jambes continuent de se mouvoir. Ce corps réel qu’elle a découvert distinct de l’image la porte en avant : « Et moi, de marcher, d’ajouter les jours aux jours depuis sa mort, sans le vouloir, sans pouvoir faire autrement. Parce que j’ai pas envie de mourir » (VIE128).

Voeu de mort et mort à soi

Il est important de distinguer le voeu de mort, que l’on retrouve chez presque toutes les héroïnes de Duras, de cette mort à soi liée à la destitution de l’image, à laquelle seulement quelques-unes accèdent. Chez plusieurs héroïnes des textes à contenu autobiographique, on retrouve un rejet de soi accompagné généralement d’un affect de dégoût qui va jusqu’au voeu de mort. Dans Les impudents, il est question, chez Maud, d’un dégoût de soi, notamment lorsqu’elle retourne auprès de son amant : « Elle était triste, plus triste que lui et ressentait pour elle-même du dégoût » (IMP, 199). À l’exception du moment que nous avons ciblé, où l’« idée » d’un acte transgressif tente de s’introduire dans sa pensée, Maud n’envisage de s’en prendre à personne sinon à elle-même. Dans son discours intérieur, la tentation du suicide domine le désir d’une altérité à soi, la fin envisagée est de l’ordre d’une néantisation et non d’un devenir autre. Il en va de même pour Suzanne dans Un barrage contre le Pacifique. Ce livre met à nouveau en scène une jeune femme dont le désir est entièrement déterminé par ceux de ses proches (sa mère, son frère) et qui tente de changer le cours de son destin, d’entrer en quelque sorte dans sa propre histoire en allant à la rencontre d’un amant, d’un étranger. C’est dans ce but que la jeune femme déambule dans un beau quartier de la ville, attifée de vêtements empruntés à son amie Carmen, la fille d’une prostituée. Suzanne va « se montrer » dans le monde, mais elle le fait sans assurance, sans rien de l’insolence et de la désinvolture que l’on verra chez la petite prostituée de L’amant. Elle ressent de la honte à être reconnue dans sa singularité, au point qu’elle désire tomber morte :

Plus on la remarquait, plus elle se persuadait qu’elle était scandaleuse, un objet de laideur et de bêtise intégrales. Il avait suffi qu’un seul commence à la remarquer, aussitôt cela s’était répandu comme la foudre. Tous ceux qu’elle croisait maintenant semblaient avertis, la ville entière était avertie et elle n’y pouvait rien, elle ne pouvait que continuer à avancer, complètement cernée, condamnée à aller au-devant de ces regards braqués sur elle, toujours relayés par de nouveaux regards, au-devant des rires qui grandissaient, lui passaient de côté, l’éclaboussaient encore par-derrière. Elle n’en tombait pas morte mais elle marchait au bord du trottoir et aurait voulu tomber morte et couler dans le caniveau. Sa honte se dépassait toujours. Elle se haïssait, haïssait tout, se fuyait, aurait voulu fuir tout, se défaire de tout. De la robe que Carmen lui avait prêtée, où de larges fleurs bleues s’étalaient, cette robe d’Hôtel Central, trop courte, trop étroite. De ce chapeau de paille, personne n’en avait un comme ça[13].

Détester sa personnalité est une chose, remettre en question l’idée même d’une personnalité en est une autre. Chez Francine de La vie tranquille, le problème posé par la représentation de soi n’implique pas tant un rejet de soi qu’une dissociation de l’image de soi. Francine fait le constat d’une absence, d’un « rien » là où elle pensait « se » trouver, ce qui lui fait penser qu’elle n’est « personne » : « Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage. En traversant l’août, j’étais : rien » (VIE, 55). Soit que l’identité apparaisse tout à fait absente, sans forme définie, soit qu’une identité reconnue soit mise à distance, frappée d’étrangeté : « La pensée de ma personne de même est froide et lointaine. Elle est quelque part hors de moi, paisible et engourdie comme l’une d’entre toutes ces choses qui sont sous le soleil » (VIE, 91). Il y a là une sorte de mort à soi qui n’est pas un voeu de mort. Cet engourdissement de « la pensée de [la] personne » est bien différent du dégoût (on pourrait parler d’un rapport d’abjection) qu’éprouve à son endroit la jeune Suzanne d’Un barrage contre le Pacifique.

Nous remarquons que le personnage dont le désir de mort s’ancre dans une haine de soi tend à s’identifier à une personne à travers laquelle il vit par procuration, dans une relation fusionnelle, en miroir. Quand il s’agit plutôt d’un constat d’une absence d’identité, quand ce qui semble désiré est le « rien » plutôt que la mort, alors ce vide identitaire se révèle salutaire pour le personnage durassien, qui accumule plusieurs identifications mouvantes au lieu d’une seule identification déterminante. L’absence d’identité définie permet au personnage d’échapper à un rapport fusionnel mortifère et de se réinventer à partir de nouvelles identifications qui le conduisent, dans un second temps, à appréhender sa propre altérité, une altérité à soi qui devient la base d’une nouvelle structure identitaire.

Se servir de l’autre : la réussite de La vie tranquille

Il est significatif que dans La vie tranquille, l’identification à l’autre se déplace de la fixation sur un seul, le petit frère qui a vécu la vie de l’héroïne à sa place, à une identification à plusieurs autres : « mille autres ». Francine construit un lien entre son corps et ceux des autres : celui de Nicolas, celui de Tiène, l’étranger dont elle s’éprend, et celui de Luce, l’amie d’enfance de Nicolas. Aucune haine ne se dégage des propos de Francine concernant sa « rivale » dans le coeur de Nicolas. Au contraire, la présentation que la narratrice fait du personnage de Luce est empreinte de tendresse et d’admiration pour cette « soeur » qui fait ce qu’elle n’oserait faire, qui se laisse emporter par son désir : « Elle bondissait là, tout de suite, sans honte. Elle venait dans un élan si fougueux qu’elle forçait la honte, à peine née, à se terrer, honteuse d’elle-même » (VIE, 47). Luce se désintéresse de Nicolas et tente de séduire Tiène, qui, lui, a manifesté un intérêt pour Francine. Encore là, la présence de cette autre femme renvoie Francine à son propre désir. Luce joue donc un rôle essentiel dans le fait que Francine assume son désir pour Tiène à mesure que le récit évolue. À la fin de La vie tranquille, alors que Francine revient chez elle et se place en retrait, hésitant à aller retrouver Tiène, le personnage de la « soeur » réapparaît. Francine entend les pas du cheval de Luce et imagine la jeune femme :

Je la vois : enchâssée sous un grand capuchon de pluie, toujours plus belle, qui vient chercher Tiène. Tiène malgré la pluie, le vent, la honte. Ce qu’elle doit avoir honte. Mille montagnes ne l’arrêteraient pas. Y crèverait sa jument, y vieillirait-elle, ne vieillirait-elle que pour y arriver, rien ne l’arrêterait sauf moi. Au pas balancé de sa jument, je me rendors. […] Je veux bien, moi, que la jument de Luce s’avance, portant une fille aussi belle. […] Il me plaît que le désir de Luce aille si loin qu’il ait raison de son courage. Qu’elle avance vers les Bugues avec la seule arme de ce désir, abandonnée par son lâche courage, ses lâches remords. Il me plaît bien que l’on ait ce désir de Tiène, que Tiène soit l’objet d’un tel désir.

VIE, 133-134

Le lendemain matin, Francine rejoint Tiène et lui déclare qu’ils vont se marier. L’héroïne de La vie tranquille s’est « enlacée » à la soeur sans s’y fusionner, elle s’est servi de l’autre sans s’y perdre.

Toutes les héroïnes durassiennes ne réussissent pas aussi bien à se servir de l’autre. Aucune des rencontres faites par Maud au cours des Impudents ne lui permet d’entamer son rapport fusionnel à la mère et au grand frère. Jean Pécresse, l’homme à qui sa famille veut la marier (la vendre), et Georges Durieux, dont elle s’éprend, partagent tous deux des traits du frère aîné. L’amie d’enfance qu’elle croise en chemin est éprise de ce frère aîné. Reste cette jeune fille aux longues tresses, qui traverse furtivement le récit, entourée de mystère. Le texte ne rapporte jamais son discours et son visage apparaît brouillé par l’ombre. Elle surgit devant Jean Pécresse telle une apparition. Dans cette « vision », le lecteur peut reconnaître des traits de l’héroïne des derniers tomes du cycle indochinois : les longues tresses, la gaieté, l’insolence :

Deux longues tresses noires pendaient le long de sa tête jusque dans les herbes. Sa robe d’un rouge passé se détachait sur le vert sombre de la rivière, avec l’éclatement coloré d’un fruit sur un feuillage. […] Elle se releva, se cambra et l’interpella familièrement avec une assurance un peu vulgaire. Il ne vit pas bien son visage dont l’ombre brouillait les traits, mais il en distingua l’expression quiète et d’une gaieté irraisonnée : quelqu’un qui n’a peur et qui a coutume de s’adresser à n’importe qui, de même que les vagabonds dont tous les passants sont les amis.

IMP, 50

Si Maud avait pu entrer en contact avec cette jeune fille, s’identifier à elle, son destin aurait pu s’en trouver grandement changé. Cependant, cette jeune fille aux longues tresses qui, tout comme la petite prostituée de L’amant, n’a pas honte de s’exposer aux regards, connaît une triste fin. Elle est séduite, puis abandonnée, enceinte d’un ami du frère aîné de Maud. Celui-ci aurait en quelque sorte tiré d’affaire son ami en poussant la jeune fille au suicide. C’est Maud qui découvre le corps de la noyée, tout près de leur terre : « Avant le coude que faisait la rivière à cet endroit, à la dernière lueur du jour Maud distingua les deux longues tresses noires qui traînaient le long de son corps » (IMP96). Elles ne se seront jamais parlé. Maud devient enceinte à son tour et n’a plus le choix d’accepter un mariage arrangé.

Dans Un barrage contre le Pacifique, Suzanne devient la protégée de Carmen qui souhaite que la jeune femme rencontre des gens à l’extérieur de sa famille. Vêtue de la robe de Carmen, Suzanne tente de quitter le lieu de la mère, mais le costume emprunté à une autre ne la soutient pas dans le monde. Elle fuit les regards et se réfugie dans une salle de cinéma. Sur l’écran du cinéma, il y a une femme « jeune et belle. Elle est en costume de cour » (BAR, 261). Cette femme riche et adulée, qui survient dans le récit tout de suite après la désastreuse promenade dans la rue, n’apparaît pas comme une possibilité parmi d’autres pour Suzanne, mais bien plutôt comme une impossibilité, un inatteignable. De même pour la maîtresse de Joseph, cette autre femme belle et riche avec qui Suzanne ne forme aucun lien. La présence de ces femmes libres et désirantes n’éveille chez elle que des fantasmes d’union sexuelle menant à la mort, à la disparition des amants s’absorbant l’un l’autre :

[…] on voit ce qu’on ne saurait voir, leurs lèvres les unes en face des autres s’entrouvrir, s’entrouvrir encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s’écraser, essayer dans un délire d’affamés de manger, de se faire disparaître jusqu’à l’absorption réciproque et totale.

BAR, 261

Dans Un barrage contre le Pacifique, comme dans Les impudents, le regard posé sur l’autre femme ne permet pas de se ressaisir hors de l’identification à la mère ou au frère. Que l’autre soit la différence radicale, inatteignable, ou le lieu trop familier où le « je » disparaît, il n’offre pas au sujet de porte de sortie. Il nous apparaît que le personnage échoue à se servir de l’autre en tant que différence capable de générer de l’inédit, alors qu’il réussit à le faire dans La vie tranquille et dans L’amant.

L’amant comme héritier de La vie tranquille

L’amant n’offre pas de scène de non-reconnaissance par le sujet de son reflet dans le miroir, au contraire, il est question d’une image dans laquelle la narratrice se reconnaît : « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante[14]. » Cette image est celle de la traversée du Mékong, celle où l’enfant rencontre le Chinois pour la première fois. Ce n’est ni une photographie ni un reflet dans un miroir, ce n’est même pas une image que la narratrice a pu voir de ses yeux : seul Dieu aurait pu capter la scène. Cette image a donc ceci de particulier qu’elle « aurait pu exister », mais n’existe pas comme telle, pas sous une forme fixe et saisissable. Elle n’a pas été prise et ne figure donc pas parmi les photographies de famille que la voix a toujours en sa possession :

C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait en être autrement, elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée. Elle n’a pas été détachée, enlevée à la somme. C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur.

A, 17

La voix de L’amant ne peut que construire cette image de l’enfant sur le bac, créer elle-même le reflet dans lequel elle pourra se reconnaître. La fille de l’image a quinze ans et demi, elle porte une robe ayant appartenu à sa mère, avec une ceinture, de ses frères peut-être, et des talons hauts en lamé or ; c’est ainsi que la voix se veut, c’est l’image de soi qu’elle désire : « encore maintenant je me veux comme ça […] (A19) ». La voix explique que « [l]’ambiguïté déterminante de l’image » (A19) réside dans le chapeau d’homme que porte la jeune fille. Ce chapeau a ceci de particulier qu’il permet de se voir comme une autre : « Soudain je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous, mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des villes, des routes, du désir » (A20). Dans cette image fantasmée de la traversée du Mékong, la jeune fille est dans la circulation du désir, elle est vue dans ce dehors, offerte au monde, partie prenant de ce monde extérieur.

Cette construction de L’amant nous paraît poser l’envers de ce qu’Un barrage contre le Pacifique propose, dans la scène où la jeune fille, marchant seule dans la ville dans des vêtements empruntés, se hait d’attirer les regards. Elle se dégoûte en raison, notamment, du chapeau qu’elle porte et qui ne lui permet pas de se voir comme une autre, « comme une autre serait vue », mais comme aucune autre, comme personne : « personne n’en avait un comme ça » (BAR, 260). Cette différence que le chapeau affiche et qui est un objet de honte dans Un barrage contre le Pacifique devient un trait du désirable dans L’amant où elle permet d’accéder à la multiplicité. La voix de L’amant se désire femme parmi les autres femmes : « Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes, confondue » (A, 53-54). Dans la garçonnière, l’enfant veut que le Chinois « fasse comme d’habitude il fait avec les femmes qu’il emmène dans sa garçonnière » (A, 49). Elle souhaite ensuite que son amant fasse à son amie Hélène ce qu’il lui fait à elle, comme s’il lui était nécessaire de passer par une autre pour s’atteindre :

Je veux emmener avec moi Hélène Lagonelle, là où chaque soir, les yeux clos, je me fais donner la jouissance qui fait crier. Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle. Ceci en ma présence, qu’elle le fasse selon mon désir, qu’elle se donne là où moi je me donne. Ce serait par le détour du corps de Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance m’arriverait de lui, alors définitive.

A, 91-92

Plus loin dans le récit, la voix imaginera l’amant en train de pénétrer son épouse de son désir pour la petite Blanche (A, 140).

Plusieurs femmes se voient reliées ainsi par la voix de L’amant qui semble vouloir tisser une chaîne de femmes, ou plutôt une chaîne de noms, de signifiants : Hélène Lagonelle, la Dame (Anne-Marie Stretter), Betty Fernandez, la folle de Vinhlong. L’enfant avait eu peur que cette mendiante folle ne la touche et qu’elle devienne folle à son tour. La voix évoque ce souvenir d’enfance, puis enchaîne avec le souvenir d’un surgissement de la folie de la mère, puis il est question de la folie de la voix elle-même : « Je suis devenue folle en pleine raison » (A, 105). Le texte fait ensuite alterner l’histoire de la Dame et celle de la jeune fille de l’image, deux histoires scandaleuses qui ont alimenté les ragots de l’époque. Le rapport d’équivalence instauré par la voix est d’autant plus évident que l’alternance se fait généralement d’un paragraphe à l’autre :

Quinze ans et demi. La chose se sait très vite dans le poste de Sadec. Rien que cette tenue dirait le déshonneur. La mère n’a aucun sens de rien, ni celui de la façon d’élever une petite fille. La pauvre enfant. […]

La Dame on l’appelait, elle venait de Savannakhet. Son mari nommé à Vinhlong. Pendant un an on ne l’avait pas vue à Vinhlong. À cause de ce jeune homme […].

Cela se passe dans le quartier mal famé de Cholen, chaque soir. Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire.

A, 108-110

La voix emprunte d’abord le ton du ragot pour parler de cette femme adultère et de la petite prostituée blanche, puis elle pointe ce qui unit ces deux femmes au-delà du scandale, en les plaçant dans une même solitude, offertes au mouvement de la rue :

À la récréation, elle regarde vers la rue, toute seule, adossée à un pilier du préau. Elle ne dit rien de ça à sa mère. Elle continue à venir en classe dans la limousine noire du Chinois de Cholen. Elles la regardent partir. Il n’y aura aucune exception. Aucune ne lui adressera plus la parole. Cet isolement fait se lever le pur souvenir de la dame de Vinhlong. Elle venait, à ce moment-là, d’avoir trente-huit ans. Et dix ans alors l’enfant. Et puis maintenant seize ans tandis qu’elle se souvient. La dame est sur la terrasse de sa chambre, elle regarde les avenues le long du Mékong, je la vois quand je viens du catéchisme avec mon petit frère. […] La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu’elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l’infamie d’une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour.

A, 110-111

Toutes deux se voient isolées en raison de leur jouissance, de cette jouissance qui distingue la Dame de la mère et qui rend cette identification d’autant plus significative.

La jeune fille de L’amant jouit, et jouit « à en mourir ». Chez elle, comme chez Francine, un certain jeu avec la mort paraît garant de la survie du sujet. Lorsque, dans la seconde partie de La vie tranquille, Francine s’appréhende comme corps vivant, il lui apparaît essentiel de garder en tête l’idée de sa mortalité :

Ma mort à moi ; il ne faut pas boucher ce trou par lequel la tête se soulage de tout ce qui l’occupe, jusqu’à sa lie. À la sortie, un vent violent souffle et vous emporte toute. À condition de se laisser fuir tout entière avec bonne volonté sans être avare du plus petit détail, on se retrouve vite bien plus loin, distraite, refaite, sauvée […].

VIE94

Francine se trouve d’avoir pu se quitter. Elle se sauve d’avoir pu entrer dans l’ignorance de soi : « Il faudrait oser se regarder soi-même jusqu’à danser une danse pour soi seul, me quitter moi-même jusqu’à me danser, danser devant moi le triomphe de mon ignorance absolue de moi et de mon ignorance de tout » (VIE, 104). Le personnage joue avec sa mort, il apprend à s’en servir comme il se sert de la représentation de l’autre femme : pour déborder de soi, pour se laisser emporter au loin dans la jouissance ; tout comme le fait le corps de l’enfant de L’amant :

[…] celui-ci n’est pas comme les autres, il n’est pas fini, dans la chambre il grandit encore, il est encore sans formes arrêtées, à tout instant en train de se faire, il n’est pas seulement là où il le voit, il est ailleurs aussi, il s’étend au-delà de la vue, vers le jeu, la mort, il est souple, il part tout entier dans la jouissance comme s’il était grand, en âge, il est sans malice, d’une intelligence effrayante.

A121

Conclusion : une identité en noir couleur

Nous voyons dans La vie tranquille et dans L’amant deux versions du même phénomène. Dans la non-reconnaissance dans l’image existante (La vie tranquille) tout comme dans la reconnaissance dans l’image inexistante (L’amant), il y a une destitution du moi comme image fixe et complète. Cette destitution semble avoir pour conséquence le désamorçage d’une identification trop forte ayant enfermé le sujet dans un rapport fusionnel. En effet, la remise en cause du moi implique un lâcher-prise sur certaines identifications à la base de la représentation de soi : l’identification à la mère, victime privée de jouissance, et au frère, éternel enfant de la mère. Se constituer uniquement comme enfant de la mère ou comme mère de l’enfant (avec le petit frère) soumet le personnage durassien à une seule jouissance[15], et il semble que les identifications à plusieurs formes possibles interviennent dans le texte lorsque le désir du sujet n’est plus comblé par le premier objet d’amour. L’absence d’identité figée, cette vacance au niveau du moi, permet au « je » d’accéder à une multiplicité dans laquelle il se ressaisit comme autre parmi les autres et dans laquelle son désir se trouve mis « à la disposition de tous […] dans la circulation » (A, 20). Nous dirons alors que rompre une identification qui était recouvrante, qui comblait le moi, pour s’ouvrir à la possibilité d’une pluralité d’identifications, permet de survivre comme sujet désirant.

Pour avoir la possibilité d’être autre, mieux vaut n’être personne, être sans être quelqu’un : « Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne » (A, 14). La liberté du sujet se trouve liée à une faille sur le plan de l’identité, à une déclaration de non-existence, puisque la liberté chez Duras implique une potentialité illimitée d’être, non limitée par l’existence : être personne pour se rendre totalement disponible à l’altérité, pour conserver une possibilité illimitée d’altération. Dans cette destitution du moi, il ne s’agit pas de ne plus avoir d’identifications, mais de les accumuler. De L’amant et de La vie tranquille, on peut dégager une certaine conception de la subjectivité selon laquelle rien ne s’annule, tout s’additionne. Des personnages tels que Hélène Lagonelle ou Luce Barragues[16], ces différentes possibilités de moi, ne sont pas rejetés les uns après les autres parce qu’inadéquats au je, parce que ne comblant pas la voix (comme c’est le cas, par exemple, dans L’innommable de Samuel Beckett). Ils sont accumulés, tels des signifiants désignant un sujet irreprésentable.

L’addition des images possibles n’aboutit pas à un tout, à une complétude : la voix demeure sans visage ou, s’il est question d’un visage, celui-ci est « détruit »(A, 20) et ne comble pas l’identité. D’ailleurs, si Marguerite Duras apprécie le travail du photographe Édouard Boubat, c’est parce que celui-ci capte, dit-elle, « la singularité inéluctable d’un visage » au moment même où « le visage quitte son identité pour se perdre dans ce qui existe en même temps que lui, près ou loin de lui, ailleurs, ou à côté, ou perdu, ou mort[17] ». Il est encore question ici de cette altérité à soi-même qui ne doit pas être confondue avec la mort dans l’autre du rapport fusionnel. Il s’agit non d’une fin, mais d’un état dynamique tributaire d’un acte du sujet de la parole[18], il s’agit non d’une mort, mais d’un mourir qui garantit le renouvellement de la jouissance.

Aliette Armel a relevé que lorsque Duras parle de son écriture, le mot « noir » revient fréquemment :

L’écriture, pour Marguerite Duras, part du noir, du gouffre, sans vouloir à tout prix en sortir. En 1964, dans un entretien télévisé avec Pierre Dumayet, elle déclare à propos du Ravissement de Lol V. Stein : « C’est un livre obscur, une obscurité limite. » À l’image de l’« ombre interne » (1966) succède celle de l’« image noire » (Navire night, 1978), de la « chambre noire » (L’été 80, 1980), du « bloc noir » [19].

La vie matérielle, 1987

Ces métaphores liées à l’obscurité visent peut-être chez Duras le sujet de l’écriture : elles imagent la voix du texte, l’imagent par la négative, c’est-à-dire que ce qui est donné à voir est un invisible intérieur. À propos de son film L’homme atlantique, qui contient un long moment sans image autre que le noir, Duras parle d’une « pellicule de noir ». Par cette expression, Duras ne renvoie pas à la pellicule vierge, non utilisée, mais à une matière, le noir couleur :

C’est la première fois que je filme du noir couleur, je veux dire que j’écris des textes entiers sur du noir couleur. L’image du noir et blanc est plus éclatante que le noir du noir et blanc. Le noir couleur, inversement, est plus vaste, plus profond que l’image de la couleur. On le regarde davantage. Il défile tout entier comme un fleuve. Il ne s’agit pas d’une matière arrêtée, mais d’une matière en mouvement […][20].

Ce noir couleur défile sur l’écran, non pas comme une image fixe, mais comme une matière en mouvement. On le regarde, c’est donc qu’il y a quelque chose à voir. C’est une image où tout peut être vu. C’est le noir des forêts, celui qui fourmille de possibilités, c’est un noir plein.

Dans cette plénitude du noir, de l’image absente et, donc, absolument présente, le sujet échapperait à l’effet sclérosant que peut avoir le moi en laissant ouverte la possibilité de l’autre en soi, en conservant la liberté de se transformer, de s’affecter soi-même. Dans le cadre particulier du dire, l’histoire peut constamment être réécrite, le sujet demeure potentiel, inépuisable, telle une pellicule impressionnable à l’infini.