PrésentationÉthique, Littérature, Expérience[Record]

  • Maïté Snauwaert and
  • Anne Caumartin

Dans La pensée du roman en 2003, Thomas Pavel suggérait que « l’objet séculaire » de l’intérêt du roman est « l’homme individuel saisi dans sa difficulté d’habiter le monde ». Walter Benjamin de son côté faisait du roman « la forme que les hommes se procurèrent, lorsqu’ils ne furent plus capables de considérer que du seul point de vue des affaires privées les questions majeures de leur existence ». L’intérêt de la philosophie contemporaine pour la littérature est à rapporter à de telles propositions. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Éthique, littérature, vie humaine, en 2006, Sandra Laugier remarque que « la littérature nous donne […] à voir et à vivre la difficulté d’accès au monde, au réel », en sa qualité d’« expérience indissolublement intellectuelle et sensible ». Daniel Schwarz écrit pour sa part dans un article intitulé « A Humanistic Ethics of Reading » : « Literature provides surrogate experiences for the reader, experiences that, because they are embodied within artistically shaped ontologies, heighten our awareness of moral discriminations. » L’aspect moral dans ces approches n’est donc pas nécessairement contenu dans le texte, sous la forme d’un message ou d’une conduite à suivre, mais plutôt, parce qu’il met en jeu des représentations de l’agir et du penser humains, dans le dialogue qui se noue entre le lecteur et le texte, espace où peut s’exercer librement son discernement. Ce qu’on entend par éthique dans le présent dossier se rapproche alors de la définition qu’en donne Charles Taylor à la suite de Bernard Williams dans son étude de l’identité moderne : « l’ensemble des moyens que nous mettons en oeuvre pour répondre à la question “comment devrions-nous vivre ?” » Ce lien de la littérature à l’éthique est pérenne. Comme le rappelle Michael Eskin dans son article « On Literature and Ethics » : « Since its appearance as a philosophical discipline on the scene of the Western intellectual and cultural tradition in ancient Greece, ethics has been, not surprisingly, enmeshed with literature. » Mais si les travaux de la philosophie morale s’intéressent particulièrement à la littérature actuellement, c’est qu’ils relèvent « une transformation profonde de l’objet de l’éthique », dont l’attention se porte sur la notion de vie humaine. La littérature fournit alors à la fois un réservoir d’exemples et un terrain exploratoire privilégié, puisque à travers elle le lecteur éprouve des possibles qu’il ne pourrait tous expérimenter dans sa vie. De nouveau, la valeur modélisante du littéraire n’est pas issue ici d’un projet d’édification morale, mais de la formation au sens fort qu’elle dispense, qui rejoint le postulat de Suzanne Jacob selon lequel dans le roman « tout est encore à vivre ». Or la littérature occidentale contemporaine, significativement biographique et autobiographique dans les dernières années, avec une tendance à l’exemplaire et un intérêt marqué pour les romans familiaux et les récits de filiation, semble promouvoir, elle aussi, un intérêt pour les formes de vie et raviver ainsi la notion d’expérience, soixante-dix ans après que Walter Benjamin en a enregistré la chute. Parler d’« éthique » et de « responsabilité » à propos de la littérature aujourd’hui, ce n’est donc pas rejouer la question de l’engagement telle qu’elle a pu être débattue par les écrivains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; mais plutôt, après « l’ère du soupçon » qui a conditionné la relation de la littérature au réel jusqu’aux années 1970, tenter de fédérer le type de questionnement qui apparaît lorsque la littérature se donne pour enjeu ce qu’on pourrait appeler, en référence aux remarques précédentes, le problème de vivre. …

Appendices