Abstracts
Résumé
Fidèle à la tradition des Mémoires aristocratiques, le duc de Saint-Simon se montre dans son oeuvre attentif aux créances comme aux dettes de la monarchie, à la balance des bienfaits et du service qui définit dans un monde ordonné les rapports du souverain et de ses grands vassaux. Du cardinal de Bouillon, dont il est question dans ces pages, le mémorialiste condamne avec énergie les intrigues et la trahison ; et il trouve une source à ses félonies dans une récompense accordée jadis par Henri IV à l’aïeul du cardinal, fait prince souverain de Sedan. Aux yeux de Saint-Simon, cette transaction est inouïe. Une telle « princerie » crée des monstres : des souverains régnicoles ; et de cette impossibilité ontologique découle la félonie, un prince souverain ne pouvant demeurer simple et loyal sujet du Roi. Les crimes du cardinal sont ainsi commis en vertu d’un nom et d’un titre que la sanction royale consistera à éradiquer. Or la stratégie de Saint-Simon est tout autre : faute de pouvoir lui-même abolir le rang de prince étranger et réduire les Bouillons à leur rang de pairie, Saint-Simon a sans relâche écrit des centaines, voire des milliers de pages en faveur de cette abolition, convoquant les ressources de la critique la mieux informée en matière de titulature afin d’accomplir son oeuvre de justice et de vérité, et de rendre à chacun scrupuleusement son dû.
Abstract
True to the tradition of aristocratic Memoirs, the Duke of Saint Simon’s work is attentive to the debts owed to the monarchy as they are to those owed by it, to the balance of favours rendered and services due which in an ordered world define the relationships of the sovereign and his principle vassals. The Cardinal of Bouillon, who will be the focus of the following pages, is vigorously condemned by Saint Simon for his intrigues and for his treason ; the memorialist finds a source of his disloyalty to lie in a reward formerly accorded by Henri IV to the Cardinal’s grandfather, making him the sovereign prince of Sedan. In the eyes of Saint Simon, this transaction is unprecedented. Such a princeship creates monsters : regnicole sovereigns ; and from this ontological impossibility disloyalty ensues, a sovereign prince not being able to remain a mere or loyal subject of the King. The crimes of the Cardinal are thus committed in accordance with a name and a title that royal sanction will consist in eradicating. The strategy of Saint Simon is however quite different : unable to abolish the rank of foreign prince himself and reduce the Bouillons to their rank in the peerage, Saint Simon unceasingly wrote hundreds, even thousands of pages in favour of this abolition, using as his resource the most informed writings in titular matters to accomplish his work of justice and of truth, and to scrupulously give unto each his due.
Article body
Les Mémoires aristocratiques ont conservé depuis leur apparition au xvie siècle quelque chose du livre de comptes ou de raison[2] : en un moment crucial — qui peut coïncider avec la fin pressentie de sa vie —, le seigneur dresse à l’intention de son roi, comme Montluc, ou de ses descendants, comme Aubigné, un bilan de ses exploits, le plus souvent en regard des ingratitudes de la cour[3]. Dans certains cas cependant, le mémorialiste ne se contente pas d’établir pour lui-même cette comptabilité en partie double, mais le fait également pour autrui. Le duc de Saint-Simon se montre ainsi fort attentif aux créances comme aux dettes de la monarchie, à la balance des bienfaits et du service qui définit dans un monde ordonné les rapports du souverain et de ses grands vassaux — équilibre sans cesse menacé selon lui par les « nouveautés », les « entreprises » et les usurpations[4]. Comme La Bruyère, qu’il a connu et admiré[5], Saint-Simon réprouve chez ses contemporains l’ambition qui fait se mouvoir hors de son rang et se répandre « dans le monde, tel un volume en expansion[6] ». Du cardinal de Bouillon, dont il sera question dans ces pages, il a écrit qu’il « ne pouvait tenir dans sa peau » (M, VIII, 245) et qu’il « croyait reculer quand il n’avançait pas » (M, V, 175), une attitude qu’il condamne avec énergie, non seulement du point de vue moral, mais du point de vue politique. Le cardinal apparaît en effet dans les Mémoires comme une figure d’intrigant entièrement négative, que son orgueil mène jusqu’aux crimes de lèse-majesté et de trahison ; pourtant, si sa culpabilité ne fait aucun doute, sa responsabilité semble partagée, car elle englobe avec lui d’un côté sa famille — Saint-Simon parle à ce propos de « félonie héréditaire » (M, I, 679) —, et de l’autre le pouvoir royal, dans le sillage d’une transaction monstrueuse et originaire que l’auteur désigne, à de nombreuses reprises, comme la source des maux ultérieurs. Ce sont ces antécédents qu’il faut donc rappeler en premier lieu.
Désireux de récompenser son fidèle serviteur Henri de La Tour, vicomte de Turenne (1555-1623), le roi Henri IV l’avait fait maréchal de France, « pour l’élever par cet office de la Couronne à pouvoir épouser [Charlotte de La Marck] l’héritière de Sedan et de Bouillon[7] », deux terres sises sur la frontière « jalouse » (M, II, 828) des Pays-Bas, ce qui leur conférait une importance stratégique. Saint-Simon retrace longuement la mouvance de ces deux fiefs, l’un relevant de Mouzon et l’autre de Liège, afin de bien prouver qu’elles étaient simples seigneuries, et point du tout « principautés, duchés, encore moins souverainetés » (M, II, 837), quoiqu’en ait prétendu le père de l’héritière, qui avait changé « de son autorité privée le titre de seigneur de Sedan, que ses prédécesseurs avaient toujours pris, en celui de prince » (M, II, 832). Le vicomte de Turenne, devenu maréchal de Bouillon, entra donc en possession de ces deux domaines au statut contesté. Resté veuf et sans enfants en 1594,
la même protection de Henri IV qui l’avait fait arriver à ce mariage, lui conserva encore la succession […] au préjudice des héritiers naturels de la femme, sur le fondement d’un testament que le Maréchal prétendit qu’elle avait fait en sa faveur et qu’il ne montra jamais, parce qu’en effet il n’exista jamais[8].
Cette injustice du roi ne devait pas tarder à se retourner contre lui : à portée des plus grandes alliances, le maréchal « ne songea plus qu’à se rendre redoutable à son maître par ses propres bienfaits[9] » ; il épousa l’année suivante Isabelle de Nassau, fille de Guillaume le Taciturne, fondateur des Provinces-Unies, devenant du même coup beau-frère de l’électeur palatin et oncle du roi de Bohème et de l’électrice de Brandebourg ; puis,
tranchant par voies de fait de souverain de Sedan et de Bouillon par l’argent, la faveur et toute la protection d’Henri IV, bientôt après par ceux de ses ennemis […] parmi des entreprises et des abolitions continuelles, il voulut essayer de se procurer un rang qui répondît à tant de grandes choses.
M, II, 838
mais il n’en obtint jamais d’autre en France que celui de maréchal. Le brigandage, la faction et la félonie devinrent ses instruments ; et ce « tissu de crimes, d’ingratitudes, de révoltes, de séductions, d’attentats, dont la date ne se trouve fixée qu’au moment qu’il se compta prince étranger[10] », passa à son héritier : Frédéric Maurice, duc de Bouillon (1605-1652). Celui-ci, « parvenu au commandement de l’armée du Roi en Italie[11] », fut accusé d’avoir pris part au complot de Cinq-Mars (1642) ; il fut arrêté à Casal et ramené prisonnier à Pierre-Encise. « Sa criminelle tête en allait répondre, lorsqu’à force d’argent, d’amis, d’adresses, il changea son juste échafaud en un fondement solide de biens, d’honneurs et de gloire[12]. » Par un « énorme traité[13] », qui ne devait du reste être ratifié qu’en 1651, en pleine Fronde, Bouillon cédait au roi sa principauté de Sedan — « une souveraineté grande comme la main […], [un] pot à moineaux […] qui n’avait d’appui ni de fonction que les révoltes[14] » — contre une récompense par laquelle Mazarin comptait se l’attacher avec son frère Turenne, tous deux dans le parti du prince de Condé.
Il fit donc faire un échange de Sedan et de Bouillon, dont M. de Bouillon se réserva l’utile, et ne céda que la souveraineté, qui n’exista jamais que de fait, et depuis si peu, et qu’il n’était plus en situation de soutenir, au lieu de laquelle il eut le comté d’Évreux avec les bois et les dépendances, qui valaient plus de trois cent mille livres de rente, et les duchés d’Albret et de Château-Thierry avec la dignité de duc et pair, et le rang nouveau des princes étrangers en France. Il eut ainsi les apanages de deux fils de France, et celui qu’avait Henri IV avant d’être roi de France.
M, II, 839-840
Le Parlement de Paris, qui enregistra l’échange, le fit sous réserve du rang de prince étranger, « insolite en France » et qu’il ne reconnaissait pas[15]. Qu’à cela ne tienne : princes de facto sinon de jure, les Bouillons-La Tour se trouvaient dès lors solidement établis. Mais cette prospérité, loin de les satisfaire, ne fit qu’aiguiser leur appétit.
Aux yeux de Saint-Simon, cette transaction est inouïe. Même en sa forme initiale soixante ans plus tôt, elle péchait par sa démesure, car le service du roi, si grand soit-il, ne saurait être récompensé par la souveraineté : ce sont des grandeurs radicalement incommensurables ; le rapport qu’elles entretiennent est asymptotique.
Il n’est pas donné à l’homme ce qui n’appartient qu’à Dieu. Quelque puissants, quelque absolus que puissent être les monarques, ils ne peuvent faire que ce qui est ne soit pas, ni que ce qui n’est pas soit. Ils peuvent assimiler, élever, donner des rangs, des distinctions ; mais leur pouvoir ne va pas jusqu’à faire qu’un homme soit ce qu’il n’est pas. […] Ainsi les rois, qui ont peu à peu laissé usurper, pendant la Ligue, le rang et les distinctions connues, et jusqu’alors inconnues, sous le nom de prince étranger, n’ont pu faire que les maisons de pure noblesse française qui les ont obtenues devinssent princes étrangers[16].
La « princerie » des Bouillons et des Rohans crée des monstres : des souverains régnicoles ; et de cette impossibilité ontologique — « [d]evenir par être ce que par être on ne peut devenir » (M, IV, 832) — découle la félonie, un prince souverain ne pouvant demeurer simple et loyal sujet du roi[17].
Ainsi en fut-il d’Emmanuel Théodose (1643-1715), troisième fils du duc de Bouillon mais véritable enfant de la chimère[18]. D’abord titré duc d’Albret, protégé par son oncle le grand Turenne, il fut destiné à l’Église, reçut l’abbaye de Tournus, fut élevé au cardinalat à vingt-six ans (1669) puis à la charge de grand aumônier de France (1671), qui emportait avec elle celle de commandeur de l’Ordre du Saint-Esprit. On lui donna les riches abbayes de Cluny, de Saint-Ouen de Rouen, de Saint-Waast d’Arras, de Saint-Martin de Pontoise et de Vicoigne ; il fut encore chanoine de Strasbourg et grand prévôt de Liège. Rapidement parvenu au comble de la faveur, « il ne put être surpassé en orgueil que par Lucifer » (M, V, 180) : « [n]ul homme si heureux pour ce monde, s’il avait bien voulu se contenter d’un bonheur aussi accompli » (M, V, 175), mais « toujours plein d’un monde de vues obliques[19] » (M, VIII, 245), il ne cessa d’entreprendre contre chacun, et contre le roi même. Ambassadeur à Rome, et ayant obtenu pour son neveu l’abbé d’Auvergne la coadjutorerie de Cluny, il tenta de le faire cardinal en manipulant à la fois le pape et le roi[20], puis de le faire nommer coadjuteur de Strasbourg contre la volonté de Louis XIV (1700), mettant « tous les obstacles qu’il [pouvait] aux bulles que le Roi demandait » (M, I, 714) pour l’abbé de Soubise, auquel on destinait cet évêché, et lui écrivant lettre sur lettre.
Pour réponse, il reçut ordre par un courrier de partir de Rome sur-le-champ, et de se rendre droit à Cluny ou à Tournus, à son choix, jusqu’à nouvel ordre. Le commandement de revenir parut si cruel au cardinal de Bouillon qu’il ne put se résoudre à obéir. Il était sous-doyen du sacré collège ; Cibo, doyen décrépit, ne sortait plus de son lit. Pour être doyen, il faut être à Rome lorsque le décanat vaque, et opter soi-même les évêchés unis d’Ostie et de Velletri au consistoire, affectés au doyen.
M, I, 714-715
Le cardinal fit mine de se soumettre, mais prétendit demander au pape un bref pour être élu in abstentia, temporisa tant qu’il le put, envoya au monarque force courriers dilatoires jusqu’à ce qu’enfin le doyen mourût. « Cela s’appelait se moquer du Roi et de ses ordres, et être doyen malgré lui » (M, I, 728). Louis XIV lui fit commander « de donner la démission de sa charge de grand aumônier, d’en quitter le cordon bleu et de faire ôter les armes de France de dessus son palais » (ibid.). Perdant alors toute mesure, le cardinal refusa sa démission et prétendit que la charge de grand aumônier étant office de la couronne, elle ne pouvait lui être ôtée sans qu’on lui fasse un procès dont la pourpre le mettait à l’abri. « On y suppléa par un arrêt du Conseil […] qui ordonna la saisie de tous [ses] biens laïques et ecclésiastiques » (M, I, 740) ; après quoi le roi fit donner les provisions de sa charge à l’évêque d’Orléans. Au désespoir, le cardinal revint en France où il erra d’une abbaye à l’autre, régentant ses moines et tâchant par tous les moyens de se remettre dans l’esprit du souverain. Enfin « languissant d’ennui et de rage dans son exil » (M, III, 951), il prit une étrange résolution, précipitée par la perte d’un procès : celle de s’évader du royaume et de passer à l’ennemi[21].
De toutes ses alliances il espéra assez de crédit dans les Provinces-Unies, dans les Pays-Bas, et à Vienne, pour procurer au prince d’Auvergne [son neveu] d’assez grands établissements qui […] le portassent au stathoudérat comme sorti du fameux prince d’Orange.
M, III, 953
Aussi, profitant d’un séjour à l’abbaye de Saint-Waast, le cardinal passa la frontière, retrouva à l’armée son neveu, le prince Eugène et le duc de Marlborough, qui « lui rendirent et lui firent rendre les plus grands honneurs » (M, III, 955). Il avait laissé en partant une lettre au roi, dont Saint-Simon a fait l’analyse et sur laquelle nous reviendrons. Le roi répliqua en donnant ordre au Parlement de Paris d’instruire son procès pour félonie : on saisit son temporel, on le décréta de prise de corps ; mais « quand il fallut aller plus loin, [on] se trouva arrêté par la difficulté des procédures, et cette immunité des cardinaux confirmée par tant d’exemples » (M, III, 969) ; ainsi la poursuite tomba[22]. Le coupable ne devait toutefois pas sortir grandi de cette ultime révolte : son neveu mourut peu après et avec lui les espoirs de stathoudérat. Après avoir vainement intrigué, il fallut retourner à Rome.
Tout ce qui n’était pas brouillé sans mesure avec le Roi n’osa le voir, ni avoir secrètement aucun commerce avec lui. […] On peut juger ce qu’un homme si prodigieusement et en même temps si bassement superbe, […] dut souffrir d’un contraste si accablant sur ce premier théâtre de l’univers, où il se trouvait si honteusement en spectacle. […] Alors il ne put plus se cacher à lui-même le mépris et l’aversion dans lesquels il était généralement tombé, lui qui jusqu’alors s’était toujours efforcé de se persuader le contraire. Il en tomba malade aussitôt de rage, et de rage il mourut en cinq ou six jours […]. Le Roi le méprisa au point de ne pas même nommer son nom.
M, V, 176-178
Les crimes du cardinal, qui font de lui le principal félon des Mémoires[23], sont commis en vertu d’un nom et d’un titre que la sanction royale consiste à taire : à l’excès de nomination qui manifeste l’orgueil rebelle répond un amuïssement symétrique, l’éradication du nom honni, sa suppression des lieux de mémoire[24]. La stratégie de Saint-Simon est tout autre : en effet, puisque c’est dans le domaine de l’écrit que l’échange « prodigieux » de Sedan traduit le mieux son vice essentiel, c’est là également qu’il sera rectifié, dans une transaction inverse et compensatoire qui paie les desservices à leur juste prix.
Deux fois au moins le cardinal luciférien pèche textuellement contre la vérité : dans la lettre au roi écrite lors de sa désertion et dans le cartulaire de Brioude. L’esprit de fausseté s’y produit avec un éclat qui appelle de la part du mémorialiste une réaction qui l’annule. Citée in extenso dans la chronique de 1710, la lettre est commentée au cours d’une « analyse » (M, III, 957) près de sept fois plus longue[25], où chaque mensonge est décortiqué, exposé dans son « tuf ». Le mémorialiste, par un double rappel des faits et des principes, combat les impudentes sottises dont elle n’est qu’un « tissu » (M, III, 965). Au cardinal qui écrit par exemple :
En conséquence de ces deux démissions [de grand aumônier et de commandeur de l’ordre du Saint-Esprit] que j’envoie aujourd’hui à Votre Majesté, je reprends par ce moyen la liberté que ma naissance de prince étranger fils de souverain me donne, ne dépendant que de Dieu et de ma dignité de cardinal-évêque de la sainte Église romaine, et doyen du Sacré collège, évêque d’Ostie, premier suffragant de l’Église romaine, me donne naturellement [sic].
M, III, 956
Saint-Simon rétorque en débusquant à la fois l’audacieuse chimère et l’orgueil multiplicateur :
En conséquence de ces démissions de la charge et de l’Ordre, qu’il veut toujours séparer pour amplifier vainement, il reprend, écrit-il au Roi, la liberté que lui donne sa naissance de prince étranger, fils de souverain, ne dépendant que de Dieu et de sa dignité de cardinal, etc. : c’est-à-dire que c’est un manifeste adressé au Roi sous la forme d’une lettre, par lequel il lui dénonce son indépendance prétendue, et sa très parfaite ingratitude ; il attente à la majesté de son souverain en abdiquant sa qualité innée de sujet, et encourt ainsi le crime de lèse-majesté en plein. […] Peu content d’un si monstrueux orgueil, il revient au dédoublement de son cardinalat, pour en multiplier la grandeur, avec une fatuité la plus misérable. Doyen du Sacré collège, n’est-ce pas être cardinal, n’est-ce pas être évêque d’Ostie, n’est-ce pas être premier suffragant de Rome, et rien de tout cela peut-il être distinct ou séparé ?
M, III, 961, 963
Il fallait citer un peu longuement — nous avons pourtant beaucoup retranché — cette rectification méthodique des verba : dans un geste de critique savante, dont nous verrons qu’il n’est pas isolé ou improvisé, Saint-Simon convoque le texte fautif, en reprend systématiquement les termes et par une sorte de dégraissage sémantique les réduit à leur valeur réelle. Or les titres qui demeurent au cardinal, passée cette chirurgicale opération — même douteux comme celui de prince étranger —, sont autant de dettes à l’égard du roi ; et leur réitération incessante devrait être une continuelle action de grâce, comme celle que Saint-Simon lui-même rendait à Louis XIII, dont il tenait sa dignité de duc et pair. Ainsi par une analyse d’inspiration grammaticale et philologique, par une glose réformatrice écrite en regard de la lettre — tout comme en regard du Journal de Dangeau il avait consigné ses Additions —, l’auteur énonce la vérité factuelle mais aussi morale de l’histoire en son lieu propre, qui est le document, ou sa marge[26]. Saint-Simon ne s’arrête pas là : il produit sous les yeux du lecteur un projet de réforme en quinze articles proposés au roi, sans doute par le chancelier de Pontchartrain mais dont l’inspiration ne fait guère de doute[27], « qui allaient tous à l’entière destruction de la chimère d’indépendance, de souveraineté, de principauté » (M, III, 978).
Cette prolifération correctrice s’accompagne chez Saint-Simon d’un souci de la pièce officielle, du registre, du diplôme, d’autant plus remarquable que l’érudition historique, brièvement triomphante à l’époque de sa jeunesse en la personne de Mabillon, avait été battue en brèche d’abord par Rancé, le propre maître à penser du mémorialiste, puis par Fénelon et quelques bons esprits laïcs, avant de se réfugier à l’Académie des Inscriptions. Il n’est pas temps ici d’examiner dans le détail ce que la conception de l’histoire de Saint-Simon doit aux uns et aux autres : ce serait dépasser de beaucoup le cadre de cet article. On peut noter cependant que notre auteur avait collectionné aussi bien les ouvrages des mauristes que ceux de l’abbé de la Trappe[28] ; et qu’en dépit d’une allégeance à Rancé qui touchait à la vénération et qui l’incitait à prendre son parti dans la querelle de la diplomatique[29], son oeuvre porte la marque d’une ascendance moins tranchée, où la critique érudite figure en bonne place[30].
En fait foi l’affaire du cartulaire de Brioude. Elle était pour Saint-Simon d’une telle importance que, dans la table alphabétique générale des Mémoires, dressée en 1750, elle figure en tête de l’entrée consacrée au cardinal de Bouillon, alors que les items s’y suivent normalement dans l’ordre de leur apparition ; en position symétrique se trouve à la fin le « personnel » du cardinal, c’est-à-dire son portrait, lui aussi hors de sa place : ce sont l’alpha et l’omega de sa longue vie[31]. Toujours dans l’idée de sa « princerie », le cardinal avait prétendu que sa maison de La Tour, originaire d’Auvergne, descendait des anciens comtes d’Auvergne, et avait fait changer dans cette vue leur nom en « La Tour d’Auvergne, jouant sur le mot, et se garder surtout de l’expression trop claire de La Tour en Auvergne, qui ne se pardonnait point » (M, II, 846). C’est là qu’une « fortune inespérable les vint trouver » :
Un vieux cartulaire de l’église de Brioude enterré dans l’obscurité de plusieurs siècles fut présenté au cardinal de Bouillon ; ce titre avait les plus grandes marques de vétusté, et contenait une preuve triomphante de la descendance masculine de la maison de La Tour des anciens comtes d’Auvergne cadets des ducs de Guyenne. […] De longue main, pour sa réputation d’abord, après pour sa chimère, il s’était attiré tout ce qu’il avait pu de savants en antiquités. […] [Il] avait eu grand soin de ménager les savants des trois congrégations françaises de l’ordre de Saint-Benoît. Baluze, qui avait formé la belle et immense bibliothèque de M. Colbert, […] s’était fait un grand nom en ce genre […]. Son fort était de démêler l’antiquité historique et généalogique, et ses découvertes et sa critique étaient estimées.
M, II, 847-848
Saint-Simon parle en connaisseur : d’Étienne Baluze, fameux « antiquaire » et professeur de droit canon au Collège royal, il possédait les Capitularia regum Francorum en deux volumes publiés chez Muguet, mais aussi l’Histoire généalogique de la maison d’Auvergne qui le « déshonora » (M, II, 848)[32]. Celle-ci, en effet, coïncidait en tout avec le cartulaire providentiel, que le cardinal avait du reste fait examiner par divers savants de son entourage. Ceux-ci en avaient confirmé à l’envi l’authenticité,
soit [qu’ils] y fussent trompés, soit qu’ils se fussent laissé séduire, soit, comme il y a plus d’apparence, qu’ils vissent bien ce qui en était, mais qu’ils ne voulussent pas se faire un cruel ennemi du Cardinal et de toute sa maison pour chose qui, au sens de ces gens obscurs qui ne connaissent que leurs livres, ne blessait personne et n’importait à personne[33].
M, II, 849
Saint-Simon, qui prise véritablement la science diplomatique, recourt à la faiblesse humaine plutôt que de la mettre en doute : ainsi « le P. Mabillon, ce bénédictin si connu dans toute l’Europe par sa science et par sa candeur, laissa entraîner son opinion par les autres » (M, II, 849). Du reste les savants ne sont pas incorruptibles[34]. En l’occurrence, le faux fut finalement découvert et deux d’entre eux, De Bar et Chassebras, furent mis sur leurs aveux à la Bastille (1704) où ils restèrent jusqu’à leur mort. Quant à Baluze, qui eut l’audace de publier tout de même son Histoire de la maison d’Auvergne[35], il fut exilé trois ans en représailles.
L’importance de cet épisode, sur lequel Saint-Simon revient à trois reprises (M, II, 847-851 ; III, 168-169, 970-971), vient précisément, nous semble-t-il, de ce qu’il ne met pas en jeu de simples mensonges, si éhontés fussent-ils, mais la fabrication d’un faux historique ayant valeur de preuve. La condamnation des fabricateurs par la Chambre de l’Arsenal, l’arrêt du Conseil révoquant le privilège accordé à Baluze et ordonnant la mise au pilon de l’ouvrage, la destitution de l’historien de sa chaire au Collège royal n’apparaissent au mémorialiste que comme des représailles impuissantes puisqu’elles n’ont pas attaqué la racine du mal. Faute de pouvoir lui-même abolir le rang de prince étranger et réduire les Bouillons à leur rang de pairie, Saint-Simon a écrit sans relâche des centaines, voire des milliers de pages en faveur de cette abolition. Les additions, les corrections, les projets de rétablissement se sont succédé et ont nourri les Mémoires de leurs inlassables rectifications, convoquant les ressources de la critique la mieux informée en matière de titulature afin d’accomplir son oeuvre de justice et de vérité, et de rendre à chacun scrupuleusement son dû. Cette histoire à la fois rigoureuse et charitable, au sens que lui donne l’Avant-propos de 1743[36], est peut-être l’unique moyen de rétablir une mesure perdue dans des transactions aberrantes, car il ne suffit pas de faire taire l’imposture, d’arracher les marques de l’usurpation et de condamner le félon à l’oubli, il faut au contraire publier urbi et orbi la sentence et faire une fois pour toutes coïncider les res et les verba. Ainsi donc la littérature, sous les espèces judiciaires de l’histoire, a-t-elle aux yeux de Saint-Simon le privilège régalien d’annuler, dans la sphère même du droit dont elle prétend relever, l’érection d’une souveraineté vicieuse parce qu’incommensurable avec le service qu’elle récompense ; l’histoire fonde par là un espace idéal, réglé, définitif, appelé à se substituer pour la raison à l’espace politique défaillant : celui d’une hiérarchie dont les grandeurs parfaitement ordonnées traduiraient limpidement un dessein providentiel.
Appendices
Collaborateur
Frédéric Charbonneau
Les travaux de Frédéric Charbonneau, professeur à l’Université McGill et titulaire de la Chaire William Dawson en littérature du xviiie siècle, portent principalement sur le genre des Mémoires et sur les rapports entre littérature et sciences. Il a notamment publié L’école de la gourmandise : de Louis XIV à la Révolution, Paris, Desjonquères, coll. « L’esprit des lettres », 2008 ; Histoire et conflits : actes du colloque du Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des lettres (CIERL) tenu dans le cadre du 74e congrès de l’ACFAS, le 16 mai 2006, à l’Université McGill, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Cahiers du CIERL », 2007 ; Portraits d’hommes et de femmes remarquables de Commynes à Chateaubriand, Paris, Klincksieck, coll. « Cadratin », 2006 ; L’art d’écrire la science : anthologie de textes savants du xviiie siècle français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Textes rares », 2005 et Les silences de l’Histoire : les mémoires français du xviie siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, coll. « République des Lettres ; Études », 2001.
Notes
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[1]
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires (éd. Yves Coirault), t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 955. Toutes les références ultérieures à cette édition seront désignées à l’aide de la lettre M, suivie du tome et du numéro de la page.
-
[2]
Voir Bernard Beugnot, « Livre de raison, livre de retraite : interférence des points de vue chez le mémorialiste », dans Jacques Hennequin et Noémi Hepp (dir.), Les valeurs chez les mémorialistes français du xviie siècle avant la Fronde, Paris, Klincksieck, coll. « Université des sciences humaines de Strasbourg. Centre de philologie et de littératures romanes. Actes et colloques », 1979, p. 47-64. Intériorisé, ce bilan devient celui des actions elles-mêmes, le liber vitae que le croyant présente à Dieu, comme dans le préambule fameux des Confessions : « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. […] Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même », Jean-Jacques Rousseau, Confessions, dans Oeuvres complètes (éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond), t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 5.
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[3]
Marc Fumaroli, « Les Mémoires du xviie siècle au carrefour des genres en prose », dans La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, coll. « Savoir. Lettres », 1994, p. 191-192 : « Montluc a donc jeté tout son prestige de guerrier dans la balance : aux comptes truqués qu’établissent les historiographes royaux, il oppose sa vérité, fondée sur le décompte exact de ses actes et de ses revenus. […] Il semble dire au roi : “J’ai versé telle goutte de sang pour toi, j’ai reçu en récompense tel honneur, tel commandement, telle somme.” »
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[4]
Cette attention portée aux comptes de la monarchie s’accompagne chez Saint-Simon, et en dépit de ses dénégations répétées, d’une certaine compétence en matière de finances : certes, il avait refusé la présidence du conseil des finances que lui avait offert le Régent en 1715 ; mais en commerce régulier avec Law qui avait pour mandat de le former, il a fait partie du comité spécial des finances en 1717. On peut consulter à ce sujet Jean-Jacques Gauny, « Saint-Simon et les finances », Cahiers Saint-Simon, no 5, 1977, p. 31-36.
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[5]
Voir M, I, 284.
-
[6]
Jules Brody, « Structures de personnalités et vision du monde dans les “Mémoires” de Saint-Simon », Cahiers Saint-Simon, no 4, 1976, p. 18. Sur la portée du conservatisme de Saint-Simon, voir également, et parmi d’autres, Jean-Pierre Brancourt, Le Duc de Saint-Simon et la monarchie, Paris, Cujas, 1971 et Roland Mousnier, « Saint-Simon et les équilibres sociaux », Cahiers Saint-Simon, no 3, 1975, p. 11-16.
-
[7]
Saint-Simon, « Mémoire sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour » (1721), dans Traités politiques et autres écrits (éd. Yves Coirault), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 44.
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[8]
Idem.
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[9]
Saint-Simon, « Parallèle des trois premiers rois Bourbons » (1746), dans Traités politiques et autres écrits, op. cit., p. 1111.
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[10]
Saint-Simon, « Mémoire sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour », art. cit., p. 47 ; l’auteur a donné de ces turpitudes, p. 45-47, une liste chronologique fondée sur les lettres du cardinal d’Ossat, les Mémoires de Sully et d’Estrées, et l’Histoire de Henri IV de Mgr de Péréfixe, ouvrages qu’il pouvait citer d’après les exemplaires de sa riche bibliothèque historique (nos716, 719-721, 722 au Catalogue de 1755), à l’exception des Mémoires du maréchal d’Estrées, peut-être disparus, avec bien d’autres titres, lors de la mise sous scellés de sa succession. À ce sujet, voir particulièrement Dirk Van der Cruysse, « La bibliothèque du duc de Saint-Simon », xviie siècle, nos94-95, 1971, p. 153-168 et Hélène Himelfarb, « Culture historique et création littéraire. Saint-Simon lecteur d’histoire et de mémoires », xviie siècle, nos94-95, 1971, p. 119-137.
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[11]
Saint-Simon, « Mémoire sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour », art. cit., p. 48.
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[12]
Ibid., p. 49. Voir Mémoires, II, 839. La duchesse de Bouillon avait menacé de livrer Sedan aux Espagnols. Voir M. De Hoefer (dir.), Nouvelle biographie générale, Paris, Firmin-Didot, 1855, vol. 6, col. 928.
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[13]
Saint-Simon, « Mémoire sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour », art. cit., p. 49.
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[14]
Idem.
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[15]
Ibid. Le Parlement ne reconnaissait pas d’autres princes que ceux du sang royal. Voir II, 233, 840. « [La hiérarchie] s’incarne dans des échelles de rang nationales assez variées, qui ne doivent pas être confondues les unes avec les autres ; chacune a son originalité propre. Un duc anglais n’a pas de rang aristocratique en France, et vice versa. […] S’agissant d’une hiérarchie nationale, les points de friction sont inévitables dès lors qu’on est obligé d’accueillir, en certains cas, les rangs étrangers à l’intérieur de la cour française. Les cardinaux, de ce point de vue, posent maint problème, puisqu’ils sont princes de la cour romaine ; néanmoins, on les admet avec honneur aux cours de France et d’Espagne, notamment quand ils sont régnicoles. […] Les princes étrangers, qui sont laïques et non pas d’Église, créent aussi des difficultés. Ils sont par définition hétérogènes à la hiérarchie nationale. Ils ont tendance néanmoins à s’insérer entre les princes du sang, qui correspondent à l’échelon le plus bas de la maison royale, et les ducs et pairs, qui siègent au niveau le plus élevé des aristocrates. La répulsion de Saint-Simon à cet égard s’explique aisément : partisan d’un nationalisme hiérarchique, il ne saurait faire de place aux magnats non français dans son système », Emmanuel Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard, 1997, p. 54-55. Voir également Jean Duquesne, « Le point de vue de Saint-Simon sur les rangs », Cahiers Saint-Simon, no27, 1999, p. 71-78.
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[16]
Saint-Simon, « Matériaux pour servir […] à un mémoire sur les qualités prises par M. de Soubise de prince et d’altesse sérénissime » (1753), dans Traités politiques et autres écrits, op. cit., p. 1335. Voir III, 980 : « Quelque puissant qu’il [le Roi] soit, il n’est maître des noms ni des descendances ; il ne l’est ni des titres antérieurs à lui des terres, ni de la spoliation de sa couronne, ni de son domaine, moins, s’il se peut, encore de son suprême domaine, ni des effets que le droit attache à ces choses. Par conséquent il n’a pu et ne peut jamais faire don à personne d’aucune de ces choses. »
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[17]
Voir III, 965 et « Mémoire sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour », art. cit., p. 55-56. Les Bouillons, même après l’échange de Sedan, continuèrent à prendre la qualité de princes souverains. Voir II, 841. Sur cet « oxymore » des princes étrangers, voir Malina Stefanovska, Saint-Simon, un historien dans les marges, Paris, Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 1998, p. 50, 56-57.
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[18]
Saint-Simon avait rédigé un abrégé de la vie du cardinal de Bouillon dès 1721 pour son mémoire sur les Maisons de Rohan et de Bouillon. Voir Traités politiques et autres écrits, op. cit., p. 863-865. Voir dans les Mémoires le précis de sa vie, V, 173-178, et son portrait, V, 178-180. Rappelons que par sa femme, Gabrielle de Lorges, petite-nièce de Turenne, Saint-Simon était apparenté d’assez près au cardinal de Bouillon.
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[19]
Il y a un discret humour dans ce mot de Saint-Simon, car le cardinal louchait : le fameux portrait peint par Rigaud vers 1708-1709, et qui représente le cardinal ouvrant les Portes saintes lors du jubilé de 1700, ne dissimule pas entièrement cet oeil à la Montmorency.
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[20]
Voir I, 474-476.
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[21]
On est alors en pleine guerre de Succession d’Espagne (1701-1713).
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[22]
Saint-Simon n’a pas de mots assez durs contre les cardinaux français, ultramontains par vocation, dont l’allégeance est au mieux partagée entre deux souverains — le roi et le pape —, susceptibles par conséquent de traîtrise et protégés de toute poursuite par leur dignité étrangère. Voir inter alia I, 741 ; III, 969 ; VI, 380.
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[23]
L’épithète félon, qui n’apparaît qu’une fois dans les Mémoires, désigne l’aïeul haï du cardinal, Henri de La Tour, maréchal de Bouillon ; mais le substantif félonie, qui revient à seize reprises, concerne deux fois le duc et la duchesse du Maine lors de la conspiration de Cellamare, trois fois d’autres cardinaux (Mazarin, Alberoni, Mailly), cinq fois la famille de Bouillon en ses différents membres et six fois le seul cardinal de Bouillon.
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[24]
III, 972 : « Le Parlement rendit, le 2 janvier 1711, arrêt portant commission au lieutenant général de Lyon de visiter cette abbaye [Cluny], et d’y faire entièrement biffer et effacer tout ce qui, en quelque façon que ce pût être, en monuments ou en écritures, était de cette nature [à appuyer la descendance princière des Bouillons] ; et cela fut pleinement exécuté. Le Roi fit rapporter de Paris, de Fontainebleau, de Saint-Germain et de Versailles tous les registres des curés, où la qualité de prince fut rayée, biffée et annotée en marge, que le cardinal de Bouillon y avait prise aux baptêmes et aux mariages qu’il avait fait à la cour comme grand aumônier. Le 15 juillet de cette année 1710, il fut envoyé une lettre de cachet à l’abbaye de Saint-Denis […] pour ôter les armes des Bouillons partout où ils les avaient mises à la chapelle où M. de Turenne est enterré ». On se souviendra de cet autre rebelle, le cardinal de Retz, inhumé à Saint-Denis sans monument ni inscription en conséquence de l’ire du roi.
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[25]
La lettre du cardinal compte 55 lignes dans l’édition de la Pléiade (dont 5 de souscription) et l’analyse, 359.
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[26]
Cette marginalité de la rectification manifeste nous semble-t-il chez Saint-Simon la prégnance d’un modèle juridique de l’érudition, au sens où l’entendait Blandine Kriegel dans L’histoire à l’Âge classique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1988, t. II, p. 75-132. Voir par exemple III, 980, à propos des registres du Parlement à la date de l’échange de Sedan : « les noms de prétendue souveraineté et principauté de Sedan, Bouillon, etc., se trouvant dans la partie de l’échange qui est enregistrée, le mot de prétendue y est rayé. Or, cette rature, qui est un attentat, et qui a été souffert, ne prouve que l’attentat, le crédit pour la tolérance, et une hardiesse inouïe et sans exemple, comme sans effet, parce qu’il ne se fait ni ne se peut jamais faire de radiation d’un seul mot sur les registres du Parlement qu’en vertu d’un arrêt du Conseil ou du Parlement qui l’ordonne, et d’une note marginale à côté, qui exprime la date et l’arrêt qui l’a ordonné ; et comme il n’y a ni note marginale, ni arrêt qui ait ordonné la radiation de ce mot prétendue, il résulte qu’elle est un pur attentat, et que cette radiation est nulle de tout droit. » Voir Malina Stefanovska, op. cit., p. 67 : « [Plus] il y a de dérèglements, plus les annotations prolifèrent. Elles se multiplient, se prolongent, se répètent, pour enfin devenir les Mémoires. […] Cet envahissement par la marge, cette prolifération infinie du texte […] “réforme” la réalité plutôt qu’il ne la narre. »
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[27]
Yves Coirault note dans son édition que le chancelier avait dû « s’informer auprès de Saint-Simon et prendre connaissance de quelques écrits de sa main » (III, 976, n. 1). Celui-ci en effet avait composé quatre « projets de déclaration du roi, tendant à la réduction des La Tour et à l’effacement en tous lieux de la qualité de prince par eux-mêmes à eux-mêmes octroyée » (III, 972, n. 3).
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[28]
Outre Mabillon lui-même, dont il avait le Traité des études monastiques (Davidts no 139) et le De re diplomatica (no1023), Saint-Simon possédait les travaux historiques de Dom Jacques Bouillart (no548), Dom Martin Bouquet (no 642), Dom Michel Félibien (no 549), Dom Gabriel Gerberon (no 75), Dom Guy-Alexis Lobineau (no 823), Dom Jean Martianay (no 565), Dom Bernard de Montfaucon (nos644, 1008, 1026), Dom Antoine Rivet (no 552), Dom Denis de Sainte-Marthe (no 638), Dom Joseph Vaissette et Dom Claude Vic (no 834), sans compter les oeuvres de cet autre fameux bénédictin, de la congrégation de Saint-Vannes, Dom Augustin Calmet (nos11, 840, 1064 et Baschet no 78).
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[29]
Blandine Kriegel, op. cit., t. I, p. 128, 150-152.
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[30]
On consultera avec profit la mise au point de Hélène Himelfarb, « Saint-Simon et les nouveaux savants de la Régence », dans La Régence, Centre Aixois d’Études et de Recherches sur le xviiie siècle, Paris, Colin, 1970, p. 105-124.
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[31]
On peut consulter cette « Table alphabétique générale, rédigée par l’auteur lui-même », au 18e et dernier volume de l’édition des Mémoires procurée par Georges Poisson, Paris, Ramsay, 1977-1979. L’article du cardinal de Bouillon se trouve aux pages 67 à 69.
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[32]
Capitularia regum Francorum, Paris, Muguet, 1677 (Davidts no 128) ; Histoire généalogique de la maison d’Auvergne, Paris, Dezallier, 1708 (no 995). Saint-Simon possédait aussi l’édition par Baluze du traité De Concordia Sacerdotii & Imperii de Pierre de Marca, Paris, s. n., 1669 (no 129).
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[33]
Outre Baluze, auquel il devait plus tard verser une pension, le cardinal exerça selon Yves Coirault « des pressions sur d’autres généalogistes : David Blondel, Nicolas Chorier, l’Auvergnat Jean Du Bouchet, le marquis de Rouillac, Jean-Pierre de Bar » (II, 848, n. 6) et même d’Hozier (II, 849, n. 7).
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[34]
Dans son beau livre sur les faussaires, Anthony Grafton semble donner raison à notre duc : les critiques les plus éminents peuvent être à l’occasion les imposteurs les plus doués ; Érasme lui-même, célèbre entre autres pour avoir repéré les apocryphes attribués à Sénèque et condamné les écrits du pseudo Denys l’Aéropagite, avait publié dans sa quatrième édition des oeuvres de saint Cyprien (1530) un traité De duplici martyrio, qui est un faux : « Le plus grand des spécialistes de la patristique au xvie s[iècle] a forgé de toutes pièces un ouvrage patristique majeur. Érasme n’est pas le seul humaniste austère et érudit qui ait dupé le monde intellectuel par une imposture caractérisée », Anthony Grafton, Faussaires et critiques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire (Belles Lettres) », 1993 [1990], p. 54.
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[35]
Étienne Baluze, Histoire généalogique de la maison d’Auvergne justifiée par chartes, titres, histoires anciennes et autres preuves authentiques, Paris, A. Dezallier, 1708, 2 vol. in-fol.
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[36]
« Nous nous devons pour le moins autant de charité qu’aux autres : nous devons donc nous instruire pour n’être pas des hébétés, des stupides, des dupes continuelles […]. Connaissons donc tant que nous pourrons la valeur des gens et le prix des choses » (I, 11-12). Sur ce texte abondamment discuté et sur l’accommodement qu’il propose entre la raison historique et la charité chrétienne, voir entre autres Margarete Zimmermann, « Saint-Simon et les problèmes de l’historiographie », Cahiers Saint-Simon, no 9, 1981, p. 3-16 et Craig Moyes, « La production, le recyclage, la charité. Saint-Simon et les valeurs historiographiques », dans Claude Dionne, Silvestra Mariniello et Walter Moser (dir.), Recyclages. Économies de l’appropriation culturelle, Montréal, Éditions Balzac, coll. « L’Univers des discours », 1996, p. 145. Craig Moyes rappelle que le terme latin caritas, « qui signifie proprement “cherté” (dans les deux sens d’une estimation économique et personnelle — son antonyme est vilitas), a conservé sa capacité d’évoquer la valeur économique ».